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Notes de lecture sur le livre Le capital comme pouvoir

par Jacques Wajnsztejn

Certaines des thèses du livre de Nitzan et Bichler se rapprochent de celles de Temps critiques et il me semble qu’on s’en aperçoit en lisant mon dernier article « La communisation n’est pas un long fleuve tranquille » dans lequel ils sont d’ailleurs cités.

Tout d’abord une critique de la loi de la valeur…

C’est assez logique puisque comme moi, ils s’appuient sur le Castoriadis de la période « Cardan » pour critiquer l’économisme de Marx et sa théorie de la valeur. Donc je ne reviendrai pas ici sur cette critique puisque les références en question sont connues, qu’elles proviennent de Castoriadis, de Nitzan-Bichler ou encore de Temps critiques. Toutefois, un point me pose problème à la lecture du Capital comme pouvoir et qui est en lien avec la question de la valeur, c’est l’approche de la question du travail.

… qui n’éclaire pourtant pas la question du travail et la nécessité de sa critique…

Nos deux auteurs développent une position qui serait celle de Castoriadis, à savoir l’autonomie possible des formes de travail concret par rapport au travail abstrait. Le premier permettrait une marge de manœuvre nécessaire à la fois à la bonne marche de l’entreprise et à la bonne santé psychologique et intellectuelle du travailleur2, alors que le second ne serait que pure activité sociale indifférenciée dans le capitalisme moderne. Mais qu’en est-il réellement ? La vision dominante en sociologie du travail, en France du moins, reconnaît une tendance à réduire progressivement ou massivement tout travail complexe à du travail non qualifié ou déqualifié. C’est aussi ce que montrent, par exemple, les études de Braverman aux États-Unis sur la question ; études largement reprises en France par des chercheurs « de gauche » comme Freyssenet et Coriat.

Face à cette position, que disent Nitzan et Bichler :

 – premièrement, le « système » ne peut fonctionner avec des individus automates purs (contradiction entre passivité et activité, cf. à nouveau Chatel, p. 26-30) ;

 – deuxièmement, le travail qualifié, donc différencié, résiste avec l’artisanat et se développe dans le secteur des NTIC ;

 – troisièmement, la plupart des produits fabriqués contiennent du travail qualifié3. Cela justifierait, au niveau théorique leur critique de la loi de la valeur parce que toutes les formes de travail concret ne sont pas assimilables à du travail abstrait, tout le travail n’est pas non plus déqualifié, ce qui fait qu’on ne peut quantifier des valeurs qui n’ont pas d’unité de mesure. Mais cela justifierait aussi, au niveau politique, le maintien d’une perspective castoridienne de « gestion ouvrière », à condition que ce terme soit étendu à l’ensemble du salariat, surtout si cela est combiné avec la vision gorzienne d’un résidu incompressible de travail hétéronome à se partager entre tous.

Cette perspective ne me convient pas car elle ne tient pas compte de plusieurs choses :

 – tout d’abord, que la révolution du capital induit de par sa dynamique propre, une révolution anthropologique. Ce bouleversement de l’homme comme être générique avait déjà été signalé par Pasolini en 19754, mais aussi antérieurement, par Castoriadis lui-même, certes sous d’autres mots, quand il dit que la dynamique du capital a liquidé les anciennes figures archétypales (Weber) qui ont conduit à la maturité capitaliste. Elles sont donc périmées ces figures du fonctionnaire weberien, de l’entrepreneur schumpeterien… et du « bon travailleur » sur lequel on peut compter… pour après la révolution5. Ce travailleur conçu sur le modèle de l’ouvrier-artisan est désormais devenu introuvable autrement que sous la figure dégradée mais populaire du « plombier polonais » ;

 – ensuite, qu’il ne s’agit pas de restaurer une primauté du travail concret qui ne serait pas capitaliste parce que comprenant une part irréductible à la domination. Une telle tentative serait vouée à l’échec — même s’il y a aujourd’hui, par la force des choses, plus de vols que de perruque et que les statistiques montrent que la part de « travail prescrit » sur l’ensemble du temps de travail augmente, sauf pour la minorité des emplois très qualifiés — car ces pratiques singulières de travail ne changent rien à la nature du travail, c’est-à-dire une forme aliénée de l’activité générique des femmes et des hommes. En privilégiant l’aliénation du travailleur dans la division dirigeants/exécutants par rapport à l’exploitation et la loi de la valeur, Castoriadis a voulu remettre de la politique dans une théorie par trop déterministe et objectiviste, mais cette « avancée » critique est bloquée par une vision anthropologique du travail Castoriadis critique la loi de la valeur, la « valeur-travail », mais pas le travail comme valeur6. Comme ce travail s’effectue dans l’entreprise, celle-ci devient une sorte de sanctuaire qui s’autonomise du capital à partir du moment où on se centre sur le travail et l’expérience de la collectivité. Cela l’amène à isoler le procès de travail du procès de production et à séparer le pôle travail du pôle capital comme si ce dernier était un extérieur, quelque chose de surajouté dont on pourrait se passer. Le lieu de travail est le lieu de « l’expérience ouvrière » liée à la fois à la professionnalité au travail (c’est donc une vision extrêmement datée puisque le procès de production n’a arrêté depuis de supprimer les métiers et les qualifications pour tout recouvrir par la notion vague de compétence7) et aux luttes communes dans l’usine. À cette aune il devient difficile de comprendre la dynamique de la capitalisation qui pousse à substituer toujours plus de capital fixe (machines) au travail ou alors il faut reconnaître que le procès de travail est inclus dans quelque chose qui le dépasse, c’est-à-dire un procès de production avec ce qui en découle du point de vue des perspectives : la gestion ouvrière (entendue au sens large car la composition ouvrière s’est transformée et la perspective d’ensemble est celle d’une révolution à titre humain et non plus celle de la révolution prolétarienne) ne ferait que se substituer à une gestion capitaliste, mais n’apporterait pas de changement de nature du « système8 ». Le travail resterait prescrit par sa position dominée face à la position dominante du capital fixe et à une production imposée et inchangée qu’il ne s’agit vraiment pas de « gérer », L’usine est perçue comme un territoire neutre à conquérir9. Cette perspective me paraît faible par rapport à celle que tracent les opéraïstes italiens des Quaderni rossi à la même époque avec les thèses de Panzieri sur la nature capitaliste de la révolution technologique en cours. Pourtant les deux groupes entretenaient des rapports via D. Montaldi qui anime Unità Proletaria à Cremone.

… car « l’expérience ouvrière » est devenue négative.

C’est que la perspective de SoB est encore celle de l’affirmation du travail même si ce n’est plus celle de l’affirmation d’une classe, le prolétariat. L’expérience ouvrière est largement positivée comme base et contenu du socialisme à venir.

C’est ce que je récuse. Le lieu de travail peut bien rester un lieu de lutte, cela n’en fait pas une communauté de lutte. C’est à la limite une communauté du travail qui lie d’ailleurs dirigeants et dirigés, mais quand une communauté de lutte s’exprime à un haut niveau d’antagonisme elle ne peut être confondue avec la communauté du travail ou alors quand cette unité se réalise, c’est qu’elle est aussi la limite de la lutte.

C’est ce qui est arrivé je pense pendant la grande grève chez Lip. Cette grève est remarquable parce qu’elle correspond justement à la fin d’une époque où pouvait encore être pensée et réalisée cette unité. La formule « les Lip », mélange d’auto-appellation et d’imposition médiatique résume à la fois l’intensité de la lutte d’usine centrée sur le travail et un terrain (l’entreprise) qui se dérobe à elle. Ce mouvement n’a fait que s’amplifier depuis avec la restructuration des lieux de production, le démantèlement des « forteresses ouvrières », la mise en réseau des entreprises, les délocalisations et la mondialisation.

L’expérience ouvrière est devenue négative dès la fin des années 1960 et pendant les années 1970, comme on a pu le voir, par exemple dans les luttes de la jeunesse ouvrière en France et en Italie particulièrement. On y trouvait déjà une véritable aversion pour cette expérience d’usine et pour le travail en général, celle qui habite encore plus aujourd’hui les jeunes générations issues des couches populaires parce qu’ils ne peuvent même plus servir à une armée industrielle de réserve et ils ont donc tôt fait d’endosser les habits des anciennes « classes dangereuses10 ».

Cette expérience négative est plutôt confirmée par les communautés de lutte qui continuent à se former de façon sporadique ici et là. Les grèves desperados du tournant des années 2000 (Cellatex, Kronenbourg, Bertrand-Faure) ou plus récemment chez Continental prennent des formes violentes ou de rupture avec la tradition ouvrière parce qu’elles rendent compte non pas du refus de mauvaises conditions de travail, de l’exploitation au travail par les cadences infernales, de mauvaises conditions de salaires, mais d’une expulsion de force de travail du procès de production.

Ces conditions de travail peuvent bien sûr encore représenter des conditions réelles, mais ce n’est plus cela qui est en question. Les salariés vivent directement le processus d’inessentialisation de la force de travail dans la valorisation, la perte de centralité du travail dans la capitalisation, la perte de centralité du lieu strictement productif au sens traditionnel du terme quand ils s’étonnent qu’une entreprise qui fait des bénéfices puisse fermer.

 

[J’ouvre ici une parenthèse sur la question de « l’expérience ouvrière ». La notion a quand même une drôle d’histoire et s’il est logique d’en parler comme une des thèses de SoB, elle n’en a pas moins été une source de conflit à l’intérieur de la revue. En effet, son origine vient de Claude Lefort pour qui la classe ne peut pas être définie de façon objective (la « classe en soi » de Marx, une catégorie sociale pour les sociologues) et encore moins de façon essentialiste (la mission révolutionnaire de la classe : « le prolétariat est révolutionnaire ou il n’est rien »). Pour Lefort, elle ne peut l’être que par sa pratique au travail et plus largement son rapport au monde. La classe est donc un véritable sujet qui n’a besoin ni de programme à définir à l’avance ni d’organisation d’avant-garde. Tout partira donc de « l’expérience ouvrière ».

Castoriadis (Chaulieu) oppose à la thèse de Lefort, les thèses de 1949 sur la nécessité du parti révolutionnaire11. Position qu’il continuera à défendre en 1954 dans sa polémique avec Pannekoek autour de la question des conseils ouvriers. Mais à l’époque, la position de Lefort sur l’expérience ouvrière est encore forte parce que son subjectivisme trouve son objectivité dans le développement de la classe ouvrière en tant que catégorie du capital — si ce n’est en tant que force révolutionnaire — et que le procès de production reste encore classique, caractérisé essentiellement par l’extension progressive de l’OST et du fordisme des années 1920-1930 ; par contre la position de Chaulieu est toute théorique et reste au niveau de la pétition de principe. Il n’y a pas de parti révolutionnaire et d’ailleurs son heure n’a pas encore sonné. L’arrivée de D. Mothé ouvrier chez Renault et qui participe au journal d’usine Tribune ouvrière avec d’autres oppositionnels à la ligne syndicale cégétiste et stalinienne (Bois lié au groupe Barta de Voix ouvrière qui deviendra plus tard Lutte ouvrière), donne de la vigueur à l’idée d’expérience ouvrière, mais elle ne satisfait pas complètement le groupe qui juge bon de créer le mensuel Pouvoir ouvrier (1958), sorte de synthèse entre un journal d’usine et une revue politique.

Si l’idée d’expérience ouvrière persiste au moins jusqu’à la scission de 1958 et au départ de la tendance Lefort-Simon, elle semble disparaître ensuite… jusqu’à ce que Castoriadis (Cardan) la reprenne à son compte à partir du no 31 de 1961 et son article « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne » (p. 52-53). Il y énonce que la contradiction n’est pas entre capital et travail, mais entre production et travail, comme si la production ce n’était pas le capital. En fait sa position nouvelle provient de son abandon de la théorie de la valeur en tant qu’analyse quantitativiste de répartition de la richesse. La contradiction capital/travail peut donc être surmontée par l’avènement d’une société de consommation qui permet de surmonter les crises capitalistes sans qu’il y ait de crise finale. Par contre la contradiction entre domination capitaliste et nécessité pour cette dernière d’actionner le travail pour son propre compte, ne peut être levée autrement que par une révolution menant à la gestion ouvrière, ce dernier terme devant être élargi aux techniciens et employés comme le montrent les articles de S. Chatel dans les derniers numéros de la revue.

Le problème, c’est que la redécouverte par Castoriadis d’une idée ancienne peut sembler assurer une continuité théorique, mais dans des conditions qui ont changé. Le procès de production s’est en partie transformé, les catégories ouvrières et le salariat aussi. L’intégration de la techno-science au procès de production pose la question de la possibilité de sa « récupérabilité ». Le discours de Castoriadis reste encore industrialiste et progressiste]

Il n’existe plus de travail et d’utilité que pour le capital

Revenons maintenant à nos deux auteurs et au livre Le capital comme pouvoir, ce qui m’oblige à faire un peu de « théorie ». Il me semble que leur position est liée à leur définition unilatérale du travail abstrait comme travail physiologique ou travail en général qui produirait de la valeur d’échange (charge négative) par opposition à un travail concret (qu’il soit qualifié ou non qualifié) qui produirait de la valeur d’usage (charge positive), oubliant alors le second aspect de la définition du travail abstrait chez Marx, à savoir son caractère socialisé spécifique dans le travailleur collectif du capitalisme.

Ce qui m’apparaît ici mal dégagé c’est ce que Marx voulait dire par travail physiologique, à savoir un moment humain — malgré tout — dans l’aliénation… qui peut permettre de dépasser et même d’abolir le travail comme séparation de l’activité humaine et de la domination. En restant bloqué sur les valeurs d’usage on va dans l’impasse car la domination réelle du capital12 a rendu caduque la distinction valeur d’usage/valeur d’échange et vaine les discussions autour de l’utilité de tel ou tel travail13.

Si l’erreur des marxistes — même des « meilleurs » — est de réduire le travail concret au travail abstrait, il ne s’agit pas de faire l’inverse. Le travail socialisé par le capital est du travail abstrait/concret et c’est cette double nature proprement capitaliste du travail qui permet de comprendre le procès d’abstraïsation du travail, c’est-à-dire une forme de socialisation supérieure — par exemple dans le general intellect — mais qui échappe encore plus aux travailleurs parce que cette intelligence collective se réfugie dans le capital fixe14.

Contrairement à ce que pensent les néo-opéraïstes autour de Negri, il ne suffira pas de s’emparer du commandement du general intellect. Cette intelligence collective n’est pas utilisable telle quelle. Elle n’est pas que le produit d’une séparation entre dirigeants et exécutants, elle est aussi le produit de la domination d’un rapport social et politique.

Un procès de totalisation du capital…

Nitzan et Bichler affirment aussi un procès de totalisation du capital rendant inadéquate la division ancienne entre des fractions du capital qui s’opposeraient. Une banque ou un marché financier peuvent retirer leur confiance à une entreprise, mais comment une holding peut-elle retirer sa confiance aux unités de production qu’elle chapeaute ? Totalisation qui rend caduque aussi les distinctions entre capital nominal et capital fictif, entre capital productif/travail productif d’un côté et capital improductif/travail improductif de l’autre.

Nitzan-Bichler critiquent aussi Braudel et Castoriadis pour leur distinction stricte entre économie de marché et capitalisme comme si les deux étaient antithétiques. Leur critique de Braudel (p. 564) recoupe exactement la notre (cf. Temps critiques, no 15, p. 15). Si l’erreur de Braudel paraît compréhensible puisque ses efforts pour synthétiser les moments de la dynamique originelle du capitalisme selon trois niveaux l’amènent à cloisonner ces niveaux parce que la période historique étudiée est caractérisée par un développement très inégal des différentes zones, il est surprenant de lire sous la plume de Castoriadis : « Là où il y a le capitalisme, il n’y a pas de marché ; et là où il y a marché, il ne peut pas y avoir capitalisme » (Quelle démocratie ?, Seuil, 1998, vol. VI des Carrefours du labyrinthe) alors que Castoriadis parle du « capitalisme moderne » (le titre de son article du no 31 l’indique très clairement).

Je n’ai pas le texte sous les yeux, mais je ne serais pas étonné que l’interprétation qu’en donnent Nitzan-Bichler soit fausse car dans la citation en question, Castoriadis peut très bien avoir voulu dire que dans le capitalisme il n’y a pas d’économie de marché… contrairement à ce qu’on nous dit, mais seulement un marché qui ne fonctionne pas essentiellement sur les principes de la concurrence parfaite. Il aurait voulu signifier par là qu’il s’oppose à une conception libérale du marché qui exclut les rapports de force et de pouvoir pour privilégier l’harmonie des intérêts à travers la « main invisible du commissaire priseur15 ».

… qui a pour but la capitalisation et la puissance

Un concept important est également développé dans ce livre, celui de « capitalisation » ; concept qui se soucie moins d’une origine du capital nichée dans le travail, la valeur ou le profit, mais bien plus d’un résultat et d’un but : les flux financiers. La capitalisation, c’est la capacité d’un « système » à tout transformer en flux financiers ou monétaires16. « Cette capitalisation n’est pas connectée à la réalité, elle est la réalité » (p. 313), écrivent les deux auteurs. Cela recoupe notre notion de « société capitalisée ». Toutefois, j’aperçois une différence d’approche dans le fait qu’ils font partir la capitalisation, définie comme capacité du capital à tout transformer en flux financiers, d’une technique comptable qui est celle de « l’actualisation » et répond au principe selon lequel la capitalisation doit être fondée sur la recherche de revenus potentiels nouveaux plutôt que sur un calcul de coûts « réels17 ». Cela permet ensuite de réaliser le processus de captation de richesses. En effet, dans ma tentative pour saisir la dynamique actuelle du capital, je pars plutôt du processus de domination qui permet le captage et trouve tout au long de l’histoire du capital ses techniques appropriées : hier la lettre de crédit et l’emprunt royal, le capital fictif des premières sociétés par actions, aujourd’hui, les effets de levier du crédit, les hedge funds, les sociétés de capital-risque et les produits dérivés.

… à travers le nouveau rôle de l’État

La position de Nitzan-Bichler sur les rapports entre capital et État est également proche de la mienne puisqu’ils avancent l’idée d’un « État de capital » qui s’oppose aussi bien à la vision libérale d’une opposition entre capital et État qu’à la vision marxiste d’une complémentarité et in fine, de soumission de l’État par rapport au capital (l’État du capital). Mais je préfère parler d’une « inhérence » entre capital et État moderne ou encore d’une symbiose. Une nuance toutefois, quand nos deux critiques parlent de l’État on a un peu l’impression qu’il s’agit d’un État intemporel. Ces formes et son rôle ne sont pas spécifiées et distinguées. Certes on peut penser qu’ils parlent de l’État dans sa forme moderne à partir du XVIe-XVIIe siècle, donc celui qu’analyse aussi Braudel, mais il y a de fortes différences entre les cités-États de l’époque ouvertes vers l’extérieur et la captation puis les grands États-nations qui vont développer une production en direction de marchés intérieurs et une idéologie nationale qui n’empêche toutefois pas l’impérialisme et enfin les États actuels structurés au sein de réseaux globalisés. Si toutes ces formes ont accompagné le développement du capital, elles ne sont pas toutes dans le même rapport avec lui.

 

Mais il y a aussi, entre eux et nous, des interprétations différentes et des oppositions.

Ils ont tendance à ne voir le capital que sous deux angles : une représentation symbolique du pouvoir d’un côté, une mégamachine sociale de l’autre alors qu’il opère aussi comme une accumulation de marchandises, qu’il constitue une forme de rapport social entre capital et travail comme il est coutume de l’admettre, mais aussi qu’il se déploie en tant que « civilisation matérielle » (Braudel) des individus de la société capitalisée.

S’il y a représentation symbolique, elle semble pour eux être davantage centrée sur la notion de « valeur » que sur celle de « capital », grâce à la polysémie du premier terme. L’oubli du rapport social me paraît d’autant plus gênant qu’on distingue mal, alors, comment s’exerce cette dynamique du capital et comment opèrent les rapports de force qui agissent en son sein. Le capital apparaît comme pur pouvoir de domination et non comme rapport de dépendance réciproque entre les classes, groupes, individus. Les individus ne sont pas actifs/passifs qu’au travail, ils le sont dans tous leurs actes au sein de la société capitalisée. C’est ce qui permet de comprendre la domination autrement que comme soumission disciplinaire ou bien soumission volontaire.

… sans que l’on perçoive leur positionnement politique.

Les auteurs parlent de « logique politique » du capital en se référant à Marx, mais on ne voit pas de quel point de vue politique ils parlent, eux. Ce problème surgit fréquemment quand on insiste sur la notion de classe dirigeante… et qu’on ne dit rien sur les rapports entre dirigeants et dirigés… ni sur les luttes. Il y a peut être du Castoriadis là-dessous, mais un Castoradis démilitantisé18.

Cette notion de « classe dirigeante » n’est pas non plus clairement distinguée d’une autre notion utilisée par eux, celle de « capital dominant ». Celui-ci est perçu comme constitué par les grandes firmes, les gouvernements, certaines institutions internationales, ce que certains auteurs appellent l’hyper-capitalisme (Dockès, Attali) ou le capitalisme du sommet (Braudel) et que nous avons caractérisé comme le niveau 1 de la société capitalisée. Mais justement, ce niveau ne correspond pas à une classe ni à une vision unifiée et stratégique, même s’il s’y expriment des concepts communs comme ceux de « gouvernance » et autres. Il est quand même très difficile de faire entrer un oligarque russe, un haut membre du PC chinois, un dirigeant de la FED ou du FMI, le baron Seillères, Bill Gates, la Bundesbank, F. Chérèque et N. Notat et les grandes ONG pour ne citer que ces exemples, dans la même « classe19 ». 

Leur critique (souvent à juste titre) de certaines bases de la critique marxiste de l’économie politique sous prétexte qu’elles ne sont pas « réfutables » (au sens de Popper) me semble très discutable20 et amène nos auteurs à privilégier ce qui est quantifiable (le prix) alors qu’ils font pourtant la critique des conceptions quantitatives et substantielles de la valeur. Il me semble qu’il y a là une influence non assumée de l’école néo-classique et surtout de tout le fonctionnement actuel de la science économique anglo-saxonne dominante21.

Si nous privilégions aujourd’hui une analyse par les prix, ce n’est pas principalement parce qu’ils sont calculables et « vrais », mais parce qu’ils sont un moyen d’enlever le voile de la valeur et donc d’être une arme pour les luttes.

 

Cette absence de positionnement politique clair me semble induite par une confusion.

Alors qu’ils parlent pourtant d’unification du capital et de l’impossibilité à maintenir des champs étanches de pouvoir entre fractions du capital, leur insistance sur la notion de « propriété absente », reprise de T. Veblen, les amène à concevoir une opposition entre ces propriétaires absents (fonds de pension, actionnaires, investisseurs institutionnels, bénéficiaires de stocks options) et les managers, les premiers organisant finalement un sabotage industriel — là encore l’idée est reprise de Veblen… et donc relève d’une toute autre époque, ce que semble parfois oublier nos auteurs — pour accroître non pas une accumulation et une croissance générale, mais une capitalisation différentielle (cf. p. 394). On est alors pas très loin de retrouver une opposition entre producteurs de richesses d’un côté et un pouvoir réduit à la puissance de captation de la finance de l’autre, ce qui ne semble pas pourtant correspondre à la position globale des auteurs. En tout cas c’est beaucoup moins net que chez quelqu’un comme Paul Jorion qui développe à peu près le même argument dans son dernier livre L’agonie du capital (Odile Jacob, 2011), mais en soutenant une position politique clairement anti-libérale et non pas une position anti-capitaliste qu’on peut supposer être celle de Nitzan et Bichler. Toutefois et pour terminer encore par Castoriadis, n’y a-il pas dans cette dernière idée de nos deux critiques, une réminiscence des positions de Castoriadis sur la communauté du travail, la production, le « contenu du socialisme », pour nous aujourd’hui caduques ?

 

Jacques Wajnsztejn

Octobre 2012

 

Notes


1 – Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler, Le capital comme pouvoir. Une étude de l’ordre et du créordre, Max Milo, 2012.

2 – Ce point est d’importance dans la nouvelle orientation de la revue à partir de la scission avec Pouvoir Ouvrier. On peut ainsi se reporter à l’article de S. Chatel : « Hiérarchie et gestion collective », no 38, p. 26-43 (1964).

3 – J’ai déjà eu cette passe d’armes avec Claude O. et Daniel S-J au sein du réseau Soubis. La difficulté réside dans la méthode : est-ce qu’on tient compte des proportions ou non, est-ce qu’on parle en termes de tendance, etc. ?

4 – Cf. Écrits Corsaires et Lettres luthériennes, Champs-Flammarion.

5 – Il n’est pas question de nier le plaisir que peuvent provoquer la passion de l’activité pour les travaux très qualifiés ou le plaisir du travail bien fait en général. Mais la recherche d’un « bon travailleur » pour les temps futurs d’après la révolution résonne comme une idéologie, ouvriériste certes, mais idéologie quand même. Et de toute façon, elle réserve bien des déboires à ses partisans. Un exemple frappant nous en est donné par Michael Seidman dans sa brochure Pour une histoire de la résistance ouvrière au travail, Paris et Barcelone pendant le Front populaire français et la révolution espagnole (1936-1938), Échanges et Mouvement, 2001.

6 – Cette position est bien synthétisée dans l’article cité de Chatel, p. 37.

7 – Je ne nie pas qu’il existe encore des métiers et qualifications « pointus » ; je cherche juste à dégager le sens général (cf. ma remarque à la fin de la note 3).

8 – Daniel Mothé poussera à bout cette logique : d’abord en tant qu’ouvrier chez Renault, puis en tant que responsable de la CFDT, enfin en tant que conseil d’entreprise.

9 – Est-ce une influence lointaine de Trotsky qui croyait que l’armée blanche pouvait devenir rouge ?

10 – Sur cette expérience ouvrière négative, cf. Après la révolution du capital, p. 224-225 et la note 125. Cf. aussi « Jeunes en rébellion » dans le no 13 de Temps critiques. Cette jeunesse en rébellion dont justement SoB et l’IS avait bien su percevoir dès le début des années 1960, le contenu subversif potentiel.

11 – Le débat a lieu dans le no 10 de Socialisme ou Barbarie en 1952 sous le titre : « Le prolétariat et le problème de la direction révolutionnaire ». Il faut remarquer que ce débat est biaisé par le fait qu’il ne porte pas sur ce point précis de l’expérience ouvrière, mais sur la question de l’organisation et accessoirement sur celle de la conscience.

12 – Pour une définition de domination formelle et domination réelle du capital, cf. Marx, Le VIe chapitre inédit du capital et pour notre interprétation simplifiée et résumée, cf. Temps critiques no 15, note 71, p. 49. Disponible sur le site de la revue : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article206

13 – Cette discussion autour de l’utilité est non seulement une tarte à la crème des libertaires et de certains courants alternatifs, mais elle est devenue un sujet de discussion du style « café du commerce » dans lequel s’expriment toutes sortes de jugements sur la réalité du travail des autres et son « utilité ». C’est un vieux reste de l’idéologie du travail et plus particulièrement du travail productif, mais aujourd’hui il n’y a d’utilité que celle du capital, qu’elle s’exprime du point de vue de l’offre (puissance de capitalisation) ou de la demande (puissance de consommation et de distinction).

14 – C’est moins simple pour les NTIC car il y est difficile de distinguer entre travail mort et travail vivant, entre producteur et consommateur. Qu’est-ce qu’un logiciel par exemple ? C’est une combinatoire entre les deux : du hard et du soft.

15 – Sur les rapports entre « économie de marché » et capitalisme on peut se reporter à mon article « L’économie de marché ne représente pas une nouvelle formation sociale » (Noir et Rouge, no 30, 1993) et pour une version plus complète à L’individu et la communauté humaine, vol I des anthologies de Temps critiques, L’Harmattan, 1998, p. 320-331. Ce texte n’est pas sur le site et à vrai dire il faudrait que je le reprenne en l’intégrant à mes derniers développements publiés dans Après la révolution du capital (L’Harmattan, 2007) et dans les numéros 15 et 16 de la revue.

16 – Marx disait déjà : « Constituer du capital fictif s’appelle capitaliser. On capitalise toute recette juridique, en la calculant selon le taux d’intérêt moyen, comme un revenu que rapporterait un capital prêté à ce taux » (Œuvres, Gallimard, vol. II, p. 1755). Nitzan et Bichler montrent bien comment à partir de là, Marx se pose la question d’une possibilité d’un capital qui fructifie tout seul (ibid., p. 1965 et 1973/74) et finalement comment il se pose une question fondamentale aujourd’hui pour comprendre la crise actuelle : est-ce que cette pléthore de capital (capital porteur d’intérêt et capital-argent) est une manière particulière de poser la crise de surproduction industrielle (il me semble que c’est actuellement la position défendue par l’économiste marxiste F. Chesnais avec qui j’entretiens quelques rapports croisés indirects) où bien s’agit-il à côté de celle-ci, d’un phénomène particulier ? (ibid., p. 1761).
Marx ne donne pas de réponse. Nitzan, Bichler et moi-même penchons pour la deuxième possibilité, mais sans la mettre en alternative avec la première puisque la notion même de surproduction au sens classique ne nous paraît plus valable aussi bien dans le cadre de ce que nos auteurs appellent la « capitalisation différentielle » qui amène les grandes firmes à s’auto-contrôler en n’exploitant pas toutes leurs capacités ; que dans le cadre de ce que j’appelle pour ma part, une situation de « reproduction rétrécie ».
Deux exemples de cette « reproduction rétrécie » : en premier lieu, le mode de croissance par fusions/acquisitions qui est devenu dominant par rapport à celui de la croissance par investissements et capitaux nouveaux ; en second lieu, le côté — certes fondamental à court terme, mais périphérique à long terme — des nouvelles innovations, particulièrement dans les NTIC. Les gains de productivité qui en résultent sont négligeables par rapport à ceux de la seconde révolution industrielle. Le premier point est largement développé par Nitzan-Bichler, le second par l’article « Quelque chose : quelques thèses sur la société capitaliste néo-moderne » de Riccardo d’Este dans le no 8 de Temps critiques (1995) et repris dans le vol 1 de l’anthologie de la revue : L’individu et la communauté humaine, article consultable sur notre site.
Un autre obstacle à la tendance à la surproduction est le développement plus important du secteur des moyens de consommation par rapport au secteur des biens de production. C’est là un point développé par Loren Goldner ; cf. dans notre no 15 le dialogue avec lui sur la crise et le capital fictif, p. 65-74).
Un dernier phénomène qui lui aussi contrarie la reproduction élargie c’est le flux puissant de liquidités en provenance des pays émergents (cf. mon article du no 15 : « Le cours chaotique du capital » p. 94-95 du numéro 15) qui correspond bien à la pléthore (ou suraccumulation) de capital porteur d’intérêt et de capital-argent dont parlait Marx. La reproduction élargie nécessiterait que ces sommes se transforment en investissements traditionnels alors qu’ils servent à éponger des dettes (américaines par exemple) ou à financer des projets somptuaires. Reproduction rétrécie disons-nous encore.

17 – Un exemple de technique d’actualisation se manifeste dans le bilan comptable des banques. Quand la banque prête de l’argent à une entreprise, elle inscrit le montant du prêt en actif alors qu’en toute logique économique la somme devrait figurer à son passif. Ce dont tient compte la banque ici, c’est uniquement de son revenu futur. Tout cela a été théorisé par Irving Fisher au début du XXe siècle, mais une telle hérésie bousculait trop les dogmes économiques en vigueur à l’époque pour qu’elle soit reconnue immédiatement comme une des bases de la nouvelle dynamique de la domination réelle du capital.

18 – En tout cas rapports de force, conflits et luttes sont absents de ce livre d’une facture qui reste très universitaire.

19 – Ce que nous appelons le niveau 1 regroupe un ensemble de centres de pouvoir aux intérêts parfois fortement divergents même si nombre de leurs dirigeants sont formés à partir d’un même moule. Paul Jorion, dans sa dernière rubrique du journal Le Monde du 9/10/12, signale trois exemples récents de ces intérêts divergents : un tribunal de Washington a invalidé une mesure prise par la commission américaine de surveillance du marché des produits dérivés afin d’éviter une trop grande exposition aux risques ; l’organisme mondial fédérant les régulateurs nationaux du prix des matières premières a dû reculer devant l’alliance de l’OPEP et des grandes compagnies pétrolières ; enfin, le régulateur des marchés boursiers américain n’a pu prendre des mesures visant à empêcher un effondrement du marché des capitaux à court terme, un membre de son comité directeur lié à la finance s’y étant opposé. À l’inverse, des alliances entre ces centres de pouvoir se tissent aussi sans cesse, comme ceux qui lient les États occidentaux à leurs « banques systémiques », lesquelles sont assurées de leur solvabilité en cas de coup dur car il s’agit alors « d’intérêt général » !

20 – Je renvoie là-dessus à la polémique entre Adorno et Popper sur la « méthode » dans T. Adorno, K. Popper, La querelle allemande des sciences sociales, Complexe, Bruxelles, 1979.

21 – Cela perce parfois dans quelques remarques. Ainsi, à la note 1, p. 153-154, Nitzan-Buchler évoquent la critique faite à Marx par K. Polanyi à propos de la caractérisation de la force de travail comme marchandise. Pour rappel, la force de travail n’est pas une marchandise pour Polanyi car elle n’est pas produite spécifiquement pour être vendue sur un marché. Ce n’est qu’une marchandise virtuelle ou une « quasi-marchandise ». J’ai d’ailleurs repris cela pour comprendre la dynamique du capital, le développement de l’État-providence, des revenus sociaux, bref, de la « société de consommation » ; et parallèlement pour dénoncer le caractère absurde des « croyances » marxistes en une tendance à la paupérisation absolue ou à la loi d’airain des salaires. Or que lit-on dans cette note ? Que l’argument de Polanyi ne tiendrait pas parce qu’aujourd’hui beaucoup de parents calculeraient la rentabilité future de leur enfant sur le marché du travail. Certes, on ne peut pas empêcher des parents d’y penser, mais cet argument provient en droite ligne des modélisations socio-économiques anglo-saxonnes réduisant tous les comportements sociologiques à des calculs d’intérêt économique.
Ceci n’est qu’un petit détail, mais il a son importance, je crois, pour comprendre le contexte d’écriture des auteurs, leur cadre théorique. Mais ce n’est pas le plus important. Le plus important, pour moi en tout cas, c’est qu’ils sont capables en une phrase de s’élever bien au-dessus de cela, par exemple en énonçant que le processus de capitalisation est bien plus large et donc qu’il englobe le processus de marchandisation. Je suis entièrement d’accord avec cette affirmation… qui, du coup, résout la question de la véritable caractérisation de la force de travail. L’essentiel devient qu’elle est aujourd’hui capitalisée ; elle n’a donc pas besoin d’être rabaissée au niveau des autres marchandises, quand globalement, ce qui est capitalisée ce n’est plus exactement de la force de travail, mais de la « ressource humaine ».

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