Capitalisation et reproduction rétrécie

par Jacques Wajnsztejn

Ce texte n’était à l’origine qu’une réponse à un correspondant après quelques échanges autour d’articles de presse récents1. Mais comme j’avais aussi idée d’éclaircir les notions plus abstraites de capitalisation et de reproduction rétrécie, j’ai finalement préféré répondre par un article plus général qui puisse être discuté par tout le monde.

L’idéologie du bon capitalisme

Ces articles de presse lancent un cri d’alarme à la crise parce que l’économie actuelle (prise comme une entité totalement autonomisée (disembedded) dirait Karl Polanyi) n’assurerait plus une croissance digne de ce nom, le modèle étant toujours, plus ou moins explicitement, celui de la période des Trente glorieuses avec sa marche parallèle du progrès économique et du progrès social sous l’aile d’un État protecteur. En lieu et place, on assisterait à l’émergence d’une sorte de caste kleptocrate et sans vergogne s’arrogeant des dividendes au détriment, d’une part, de l’investissement et d’autre part, de la rétribution des salariés. Le capitalisme aurait perdu ses magnifiques chevaliers d’industrie et vu renaître de sinistres rentiers et des « patrons-voyous ». Par ailleurs, l’État dont ils ne disent pas un mot aurait semble-t-il disparu sous prétexte qu’il ne prend plus la forme de l’État-nation et providence et qu’il laisserait dominer la finance, une puissance devenue aussi puissante que mystérieuse et absurde (la phynance du père Ubu de Jarry). À les en croire, ce serait « le monde à l’envers », la crise avec petit c ou grand C, c’est selon.

Dans le premier article, les auteurs du rapport quittent quand même le ton moralisateur du début pour donner une explication qui se veut plus objective, plus « économique ». En effet, ce qui est sous-jacent à leur argumentation, c’est qu’ils posent ce qu’ils décrivent (l’accroissement de la part des dividendes dans le produit national) comme le signe d’une surproduction industrielle ou d’une anticipation de marchés peu porteurs rendant inutile un haut niveau d’investissement. Mais est-ce bien sûr ? Est-ce qu’il n’y a pas ici, dans cette fictivisation plus ou moins généralisée dont Marx analysait déjà les débuts2, un phénomène particulier, une autre possibilité du capital. C’est une question que Marx se posait déjà3 sans trancher, à savoir est-ce que cette fictivisation (mais ici, on peut mettre capitalisation, j’y reviendrais) est corrélée à la « réalité (« l’économie réelle ») ou bien est-ce qu’elle est la réalité ? Pour lui, l’avantage du capital fictif tenait dans sa capacité à flexibiliser la production (fluidifier serait peut être plus adapté), à la rendre plus continue et l’inconvénient aurait consisté dans le fait que cela conduisait à donner de mauvais signaux de prix (à l’époque de Marx, ceux-ci n’étaient pas encore essentiellement des prix de monopoles ou des prix administrés, donc il croyait à la vérité des prix comme tout bon économiste classique confiant en une loi de la valeur qui ne supporte pas une grande distorsion entre valeur et prix). C’est cette impasse des théories de l’équilibre qui a amené Hyman Minsky à son hypothèse d’instabilité financière qu’il repère bien avant le processus de globalisation pourtant accusé de tous les maux.

Dans ce que j’ai appelé la « reproduction rétrécie4 », la capitalisation prime sur la valorisation et rend caduque l’analyse marxiste en termes de rapport valorisation/dévalorisation à partir du moment où le capital domine la valeur5 à travers le niveau i de l’hyper-capitalisme du sommet.

Cette capitalisation comprend des aspects extensifs parce que toute activité devient sujette à capitalisation à partir du moment où, comme nous l’avons dit, le capital domine la valeur en atteignant un haut niveau de représentation et peut imposer un prix à quelque chose qui n’a pas de valeur marchande immédiate parce qu’elle n’est pas produite. Or, dans la capitalisation, tout prix désigne une marchandise et non l’inverse. Mais elle est aussi différentielle6 (tout le monde n’est pas gagnant ou perdant) or, pour qu’il y ait crise au sens fort de 1930 par exemple, il faudrait que tout le monde ou presque soit perdant au même moment (par exemple, les prêteurs et les emprunteurs, les patrons et les salariés), ce à quoi nous sommes loin d’assister puisque justement nos auteurs se réfèrent tous à la croissance des inégalités, avec parfois d’ailleurs, des affirmations à l’emporte-pièce, infirmées, par exemple, par « l’expert » Patrick Artus qui intervient dans l’article pour dire que les résultats du rapport sur le cac 40 sont biaisés par le fait qu’ils mêlent des chiffres qui n’interviennent pas au même niveau d’articulation de la puissance du capital (le niveau international des entreprises qui sont cotées et le niveau national de la progression des salaires français dans la répartition de la va). Une articulation entre niveau i et niveau ii que nous avons mise en évidence dans le no 15 de Temps critiques7.

Artus fait aussi remarquer que c’est ici le modèle anglo-saxon qui domine, mais que la France ne l’a qu’en partie adopté, par l’intermédiaire du cac 40, du fait d’une vision demeurée plus industrielle que financière. En effet, pour acheter des actifs il faut aussi savoir parfois en céder sans que cela soit perçu comme un échec. Or les réactions à la Bourse de Paris ne sont pas les mêmes qu’à celle de Londres ou de New York, les premières réagissant plutôt négativement à des cessions, les secondes positivement. Mais au-delà d’une distinction industrie/finance privilégiant la première forme, qui ne nous semble pas très pertinente pour la France, n’en déplaise à Artus, c’est bien plutôt une question de dynamique qui est en jeu. Le modèle anglo-saxon est plus fluidique et plus tourné vers la capitalisation que vers l’accumulation (considérée souvent comme essentiellement matérielle).

Mais revenons à l’article. Alors que les auteurs du rapport insistent sur le fait que c’est la France qui est le pays qui rémunère le mieux les actionnaires, du moins en leur réservant le plus gros pourcentage de dividendes (environ 65 %), peu de monde fait remarquer que ce fait provient en grande partie de l’absence de fonds de pension en France du fait de la loi actuelle. On aboutit donc parfois, chez les « économistes atterrés » ou attac, à la mauvaise foi de critiquer les projets de création de fonds de pension et la forte rémunération des dividendes, alors que cette dernière caractéristique s’explique justement par l’absence de ces fonds, puisqu’il faut attirer par tous les moyens financiers les capitaux qui ne peuvent venir « naturellement ». Ce phénomène est amplifié par l’existence d’une surtaxation différentielle du capital entre la France et l’Allemagne : environ 40 % en France contre 22 % en Allemagne, qui amène les entreprises françaises à augmenter les dividendes, ce qui se retourne contre l’investissement à partir de capitaux propres et donc favorise le passage obligé par le crédit.

Le processus croissant d’opérations de fusions/acquisitions est le signe d’une « reproduction rétrécie8 »

Dans le processus croissant de fusions/acquisitions depuis plus de 20 ans, ce qui compte ici ce n’est pas l’effet de synergie qu’on apprenait dans les séries es des lycées (1+1 = + de 2) ou que les marxistes continuent à expliquer par la recherche des gains de productivité, car la plupart du temps cette opération se solde par une réduction globale de taille par suppression des doublons (downsizing), donc non pas un gain de productivité différentiel (tous les experts signalent le côté décevant des fusions du point de vue des résultats économiques ; « déséconomies d’échelle », etc.), mais un gain de pouvoir différentiel et à terme une survaleur des capitaux propres (goodwill9) pour des capitalistes (pas forcément des entrepreneurs, cf. l’organisation en holdings) qui, de toute façon, ne font guère de différence entre capitaux propres et dette, entre finance et économie, etc.

Dit autrement, en prenant le contrôle d’autres sociétés, l’entreprise qui mène à bien l’opération accroît ses revenus propres par rapport à la moyenne des autres entreprises restées en dehors de l’opération et donc dans une situation de « toutes choses égales par ailleurs » comme disent les économistes mainstream. Le but n’est pas de faire baisser les prix, mais de baisser les coûts de production (efficacité plus grande, baisse du prix des intrants) de façon à en tirer un effet de pouvoir indépendamment du taux de rendement de l’opération. Il s’agit de redistribuer le contrôle. Mais il est évident que ces stratégies incluent d’autres institutions de pouvoir que les firmes et y compris les États, même si, comme on l’a déjà dit, dans ce mouvement les capitaux dominants ont tendance à briser leur enveloppe nationale (le processus de fusions/acquisitions a d’abord été national avant de s’étendre avec la globalisation).

Les explications traditionnelles ne peuvent employer les mêmes arguments pour des faits contraires et dire à la fois que les restructurations des années 80 sont des cures d’amaigrissement réussies (small is beautiful, abaisser le point mort, reengering, etc.) et dire en même temps qu’il faut que chaque grande entreprise atteigne la taille mondiale. D’autre part, ces « explications » n’expliquent justement pas pourquoi un nombre croissant de fusions ne fusionnent que les titres et pas les lignes de production, ni pourquoi existent encore (ou plutôt à nouveau) des fusions conglomérales qui ont été dénoncées il y a vingt ou trente ans comme des non-sens économiques et même une absurdité à l’heure des recentrages sur le « cœur de métier » (cf. le déclin des Zaibatsus en Corée du Sud).

Ceux qui cherchent aujourd’hui à justifier ce retournement emploient là encore des arguments à géométrie variable en passant de l’argument du recentrage pour être leader mondial dans sa spécialité hier à la nécessité d’une diversification des risques aujourd’hui ! Des arguments qui, de toute façon, ne tiennent pas compte d’un capitalisme collectif actionnarial qui peut se permettre de diversifier des portefeuilles sans passer par une unité de son capital matériel.

Ceux qui parlent de crise se réfèrent à l’interprétation marxiste classique qui mesure le ratio de réinvestissement par rapport à la formation de capital (on vient encore d’en avoir des exemples avec les articles de ces derniers jours qui lancent l’alerte à la crise). Mais une baisse de ce ratio n’empêche pas les revenus du capital d’augmenter par rapport à l’ensemble du revenu national (=capitalisation : pas de capacité nouvelle créée, mais augmentation de revenu des entreprises qui contrôlent le « rétrécissement »). En fusionnant des flux de revenus jusque-là distincts, la fusion contribue au pouvoir des fractions dominantes du capital et cela, indépendamment d’un taux de rendement dont on nous rebat les oreilles, de façon à faire porter le chapeau moral aux actionnaires et à la « finance ».

Pourquoi cela ? Parce que l’accumulation est toujours considérée comme une accumulation matérielle et que la crise se trouve analysée à cette aune. Donc, pour les marxistes elle ne peut conduire qu’à une augmentation de la composition organique du capital et donc à la tendance à la baisse du taux de profit ; aux rendements décroissants et à l’état stationnaire pour les classiques et parfois néo-classiques). Or l’accumulation/capitalisation est un processus de pouvoir qui soumet la production à une stratégie plus vaste que celle de sa simple progression matérielle. Flexibilité de la production, fluidité de la circulation, capital fictif et recherche-développement (rd), stratégie commerciale assurant l’équilibre o/d au niveau des grandes firmes et des États correspondent à une « révolution du capital » qui ne laisse pas tout le monde dans la course. La dynamique du capital entraîne son lot de « destruction créatrice » comme disait Schumpeter (« Un grand cimetière sous la lune » pour les japonais) et la tendance à l’inessentialisation de la force de travail (l’ancienne « armée industrielle de réserve » se transforme en une masse de surnuméraires absolus).

Dans ce processus, le but n’est pas de produire plus pour plus de profits, mais de produire pour plus de revenus ce qui passe souvent aujourd’hui par une restriction de la production. Les entreprises les plus fortes n’ont pas besoin de tourner à pleine capacité à partir du moment où elles peuvent déterminer les prix en fonction de leurs positions monopolistiques10.

C’est pour trouver une explication à ce processus de croissance interne des entreprises que les néo-classiques ont théorisé les « coûts de transaction » (Coase), la « taille optimale » (Williamson), mais sans revenir sur le présupposé selon lequel la question du pouvoir est hors économie et ne peut être explicative des processus économiques proprement dits. À ce niveau, on peut dire que Keynes et Schumpeter étaient plus clairvoyants, mais ils ont été oubliés ou pire, on a sélectionné chez eux ce qui était compatible avec le courant dominant.

Si ce mouvement de fusions/acquisitions représente un élément majeur de la « reproduction rétrécie », c’est qu’à moyen terme ce mouvement se produit au détriment d’investissements nets. La privatisation des actifs d’État dans de nombreux pays a participé à cette reproduction rétrécie dans la mesure où elle a fonctionné de manière identique à des investissements nouveaux… mais sur des actifs anciens. Cela a aussi contribué à l’augmentation du mouvement de fusions/acquisitions, les nouvelles entreprises privatisées ne sont pas restées les bras croisés, mais ont cherché à quitter leur carcan national. Elles sont donc entrées dans la bataille, avec, par exemple, des combats fratricides entre européens. Pour des coûts élevés de rachat d’actions (opa) qui ont, à leur tour, participé de cette reproduction rétrécie.

La tendance à la stagnation chronique en est la conséquence et ce n’est pas pour rien que certains reparlent de « l’état stationnaire » de Ricardo11 et que l’on parle de moins en moins d’une tendance à la baisse du taux de profit proprement indiscernable, mais qui n’était peut être qu’une version communiste de la pensée classique. Dans les deux cas, il y avait l’idée sous-jacente que le capital était sa propre limite.

Ce qui est un inconvénient à moyen terme représente néanmoins un avantage de court terme qui est de stabiliser les cycles à une époque où les phases de cycles courts ont remplacé les cycles longs12. Cela évite les soubresauts entre suraccumulation/surcapacité d’un côté et sous accumulation de l’autre ; et un avantage à long terme qui est une plus grande maîtrise stratégique (la gestion13 des cycles courts « développement à la limite », titrisation, fonctionnement en sous optimalité, rente différentielle14). La Chine joue un grand rôle dans la gestion de cette stagnation et contrairement à ce que disent certains augures, elle ne constitue pas la base d’un nouveau régime d’accumulation. Les investissements chinois se font à 66 % par le biais de fusions/acquisitions et cela s’accélère puisque ce chiffre n’était que de 32 % en 2010. Elles concernent des secteurs de plus en plus variés et des entreprises de taille diverse. Le but : se placer plus en amont de la chaîne de production de valeur, selon le vocabulaire consacré du capital. Cela n’empêche pas la Chine de prendre sa part dans la reproduction rétrécie, avec des achats de terre dans le monde, qui ne constituent pas tant une nouvelle forme d’impérialisme (elle pratique en général un donnant-donnant sans condition politique, prêts à taux très bas, programmes de formation et dons d’équipements sanitaires), qu’une façon de lutter contre la suraccumulation puisqu’elle a l’envergure financière pour le faire. Sa complémentarité avec les États-Unis est d’ailleurs évidente comme le montre l’entrée du yuan dans le panier des devises du fmi. Mais c’est un signe plus politique qu’économique puisqu’il n’y représente encore que 10 % du panier contre 42 % pour le dollar, 31 % pour l’euro, 8 % chacun pour le yen et la livre ; en outre, le yuan ne pèse que 1 % des réserves des banques centrales contre 64 % pour le dollar et ne représente la monnaie d’à peine 2 % des échanges internationaux, une part d’ailleurs en baisse, contre 42 % pour le dollar et 30 % pour l’euro. La Chine ne propose donc pas une nouvelle hégémonie succédant à celle de l’Angleterre puis des États-Unis, comme cela finalement s’est passé dans toutes les grandes phases de changement de domination, toutes marquées par une extension financière, d’après Braudel (aujourd’hui, la globalisation financière ou dit autrement, la préférence pour la liquidité de la part des investisseurs). Si on veut reprendre la notion d’hégémonie que développe Giovanni Arrighi15, à partir de Gramsci et pour rendre compte des nouvelles situations dans l’après-impérialisme, il me semble qu’il faut lui enlever toute caractéristique territoriale et la situer simplement dans la forme de domination exercée au niveau i, celui de l’hyper-capitalisme.

La pratique des fusions/acquisitions ne peut que renforcer cette tendance à la déterritorialisation, à la mondialisation, au nomadisme du capital. Pour que la capitalisation prenne le pas sur la production il faut que le capital brise toutes ces enveloppes et se rapproche de sa forme la plus simple. Le changement de politique de la Deutsch Bank nous en fournit un exemple. De banque allemande traditionnelle qui est au centre des réseaux de participations croisées des grands groupes allemands, elle s’internationalise en proposant des produits financiers et se spécialise dans les conseils en fusions/acquisitions, ce qui n’a pas été sans prise de risque inconsidérée sur le mode Crédit Lyonnais ou Société Générale.

Ce qui compte finalement pour le capital, c’est le passage A-A’ avec un incrément de valeur et tout est bon pour y arriver. Mais, pour Braudel16, seule une vision long-termiste peut avoir cette largeur de vue, d’où le rôle des États dès le début du capital (par exemple, les Cités-États italiennes) et leur recherche pour s’adosser à une puissance financière. Or aujourd’hui, une politique similaire est le plus souvent taxée d’être court-termiste avec, en plus, chez les marxistes (Jappe), une tendance à développer une critique moralisante renvoyant à la critique aristotélicienne de la chrématistique17.

Le fait de privilégier A-A’ n’est pas une négation de la production et du passage par la marchandise, mais l’affirmation que la capitalisation (c’est-à-dire l’actualisation des revenus futurs espérés) est le principe organisateur après la « révolution du capital » et un principe qui n’a rien d’abstrait. L’incrément de valeur dont nous parlions plus haut est produit par la capitalisation de toutes les activités humaines qui crée de la « plus-valeur » (à ne pas confondre avec la plus-value de la théorie de la valeur-travail). Ce n’est pas un « capital automate » qui préside à tout cela, mais des forces, des pouvoirs comme le déclare franchement Warren Buffet (« Tout va très bien pour les riches dans ce pays, nous n’avons jamais été aussi prospères. C’est une guerre de classes, et c’est ma classe qui est en train de gagner »). Là apparaît le but ultime qui n’est pas le profit, mais la puissance (le profit n’en constitue qu’un élément) et la reproduction sociale.

Dans cette optique, le capital fictif n’est pas essentiellement spéculation ou même crédit, c’est une façon de contribuer à « l’allocation optimale des ressources » pour parler comme les néo-classiques (cf. l’argument d’un patron cité dans Le Monde du 14 mai 2018 à propos du rachat des actions et de la redistribution des flux financiers). Au niveau comptable cela correspond à une opération d’actualisation qui avait déjà été mise à jour par Irving Fischer il y a près de cent ans. Les prêts des banques (ou autres) sont mis en actif (actualisation du revenu futur) alors qu’ils devraient figurer au passif18. C’est la base du captage. De ce fait, le pays le plus endetté est le plus puissant, ce qu’on vérifie aujourd’hui avec les États-Unis.

Cette capitalisation différentielle qui ne peut produire que des inégalités : entre « gros » et « petits », entre « propriétaires absents » (Bichler et Nitzan reprennent la distinction faite par Veblen) et patrons/ managers et entre salariés, n’est toutefois pas sans contre-tendances au niveau de l’hyper-capitalisme, comme l’indiquent depuis quelques années, les politiques d’assouplissement quantitatif (quantitative easing) de la part des banques centrales consistant à injecter des liquidités supplémentaires dans l’économie, racheter de la dette douteuse, un ensemble de politique dite dont conventionnelle, mais lire non néo-classique.

Les insuffisances de la théorie économique « standard » sont amplifiées par l’inadéquation des outils statistiques et comptables. J’en ai abondamment parlé ailleurs en ce qui concerne les calculs de productivité19, mais pour ce qui nous intéresse ici, on peut remarquer que les investissements immatériels ne figurent pas dans la formation brute de capital fixe (fbcf) ce qui fausse toutes les comparaisons, par exemple entre General Motors et ibm puisque la seconde semble ne pas investir alors qu’elle a une capitalisation boursière vingt fois supérieure à celle de gm ! Le décalage entre capitalisation et actifs réels est alors décrété par beaucoup comme signe de la fictivité, faisant fi de toute l’économie de la connaissance, c’est-à-dire des actifs immatériels20 (savoir-faire propre, image de marque et fidélisation de la clientèle, etc.). Tous les économistes sont à peu près d’accord pour dire que ces actifs immatériels sont « réels », mais comme ils n’ont pas de prix objectifs c’est comme s’ils n’existaient pas. Les comptables vont donc les faire apparaître comme des consommations (techniquement : des dépenses dans le compte de résultat des entreprises21). Cette situation de décalage entre capitalisation et valeur comptable n’a fait que s’accroître avec les nouvelles technologies et l’intégration de la techno-science au procès de production22. Elle atteint parfois des dimensions « irrationnelles » comme avec la crise du nasdaq, mais cela n’empêche pas que la croissance « irrationnelle » de la richesse jugée fictive va dans le même sens que la croissance de la richesse « réelle ». Et la relation est la même quand le mouvement se renverse. Où est la « déconnexion » tant annoncée et décriée ? Les économistes libéraux et marxistes commettent la même erreur qui est de chercher à savoir si la capitalisation est connectée à la réalité ou non, sans s’apercevoir que c’est cette capitalisation qui est la réalité23 dans le processus de la révolution du capital et qu’elle inclut une part d’indétermination à travers la notion de risque (le pari de l’entrepreneur déjà présent chez Schumpeter et d’une autre façon chez Weber avec l’éthique protestante) avec, en conséquence la création de produits financiers spécifiques pour couvrir ces risques. C’est la spéculation sur ces produits et non la croissance du capital fictif en elle-même qui a été à la base de la crise de 200824.

Même souci statistique avec les investissements directs à l’étranger. En effet, ils peuvent être classés soit en investissements véritables (sous le nom d’ide) s’ils représentent plus de 10 % des fonds propres de l’entreprise cible, soit, dans le cas contraire, en « investissements de portefeuille » qui sont comptabilisés comme placements financiers.

Ces ide sont un élément essentiel de la globalisation générale en ce qu’ils représentent une nouvelle forme de domination ou de pouvoir des États et entreprises dominantes, qui vient supplanter l’ancienne stratégie des exportations. Dans cette mesure, tout le discours sur les balances commerciales tombe à plat et particulièrement celui qui vise une supposée faiblesse, de ce fait, de la part des États-Unis et de la France, puisqu’en termes simples, plus vous réalisez d’ide, moins vous exportez25. Bien que les deux mouvements ne soient pas incompatibles, ils n’ont pas les mêmes effets, un point que Trump ou du moins ses conseillers semblent avoir compris puisque la croissance par les exportations profite quand même plus directement aux salariés du pays d’origine que la croissance par les ide. D’où encore son idée de rapatrier cette source de revenus par diverses incitations fiscales26.

Et comme tout s’enchaîne, 75 % des ide se font aujourd’hui sous forme de fusions/acquisitions, toujours pour éviter la tendance à la surproduction et comme ce sont des opérations au niveau mondial, cela indique une mondialisation du contrôle stratégique du pouvoir au niveau 1 de l’hyper-capitalisme du sommet (cf. Temps critiques no 15).

Or la concurrence pour le captage des richesses accroît justement cette capitalisation dans un sens différentiel. La politique de Trump, par exemple est en train de l’accentuer comme le laissent sous-entendre des articles récents. Son cadeau fiscal pour les firmes américaines qui rapatrieraient leurs liquidités en excédent dans le monde vers les États-Unis ne n’infirmera probablement pas cette tendance, puisque cela risque d’entraîner le rachat d’actions de firmes sous-cotées en Bourse.

Il s’agit toujours d’une priorité accordée à la fluidité sur l’accumulation. Est-ce que, par ailleurs, cette concurrence pour le captage n’entraine pas un processus de fusions/acquisitions qui bénéficie mécaniquement aux actionnaires sans que la question d’une redistribution aux salariés n’ait à intervenir de façon directe ?27

Qu’est-ce donc que cette capitalisation ?

Ce phénomène est apparu dans des villes italiennes à partir du xive siècle et l’emprunt d’État a représenté une des premières formes de capitalisation avec son pouvoir d’imposition (ce n’est pas le marché qui pose le capital, cf. Braudel et Polanyi). La dette publique actionne l’accumulation et est au fondement de la finance moderne qui pré-existe à la production28. Le capital est le point de départ et la propriété des moyens de production est une forme de pouvoir (Marx, Le Capital, Gallimard, p. 761-764-765).

« Constituer du capital fictif s’appelle capitaliser », disait déjà Marx (ibidem, p. 1755). La dette publique est, pour Marx, à la base de l’accumulation : « le crédit public, voilà le credo du capital » (ibidem, p. 761).

Historiquement, les trajectoires entre accumulation matérielle et capitalisation monétaire ont subi des évolutions opposées compréhensibles que les libéraux comme les marxistes ont niées en en faisant des résultantes de distorsions irrationnelles pour les premiers et de crise systémique pour les seconds (opposition économie réelle/capital fictif). Dans les deux cas l’économie est coupée des rapports de force et raisonne en termes statiques et non dynamiques en donnant la priorité aux actifs matériels, c’est-à-dire en se tournant vers le passé, alors que la capitalisation est tournée vers le futur.

Il y a une tendance, à la capitalisation de toutes les activités humaines, y compris celles qui y échappaient auparavant (exemple des « nounous » maintenant salariés, de tout le développement de l’assistance aux personnes âgées, l’uberisation des activités de livraison pour les personnes qui travaillent trop ou ont un niveau de vie suffisant pour se permettre de fainéanter, etc.), c’est-à-dire à les intégrer, avant tout, à sa forme financière (tout est transformé en prix) sans forcément passer par la forme salariale (intermittents du spectacle, auto-entrepreneurs). C’est ainsi qu’aujourd’hui, les gafa ont tendance à vouloir « actualiser » la vie humaine, y compris son code génétique. Si quelque chose génère des perspectives de revenus, cela doit avoir un prix et l’algorithme qui donne un prix à des revenus futurs, c’est ça la capitalisation. Par exemple, dans le monde, l’éducation est de moins en moins le fruit d’une institution, comme l’était l’Éducation nationale (en) en France, mais le fruit de la capitalisation à travers l’industrie des manuels scolaires, mise à disposition de bases de données par des opérateurs privés, l’organisation des cours privés et des préparations aux concours, des emprunts étudiants, etc. Il en est de même dans le secteur des loisirs, et celui de la religion (banque islamique).

La « révolution du capital » met au premier plan la capitalisation en ce qu’elle actualise constamment le revenu escompté par rapport à la valeur nominale d’origine qui est à la base de la comptabilité, une valeur censée représenter « l’économie réelle ». Elle remet en cause la dichotomie classique dans laquelle Marx est resté englué parce que pour les libéraux comme pour lui, le capital est plus une entité économique matérielle et donc quantifiable et productive qu’un rapport social de pouvoir (le capital comme pouvoir).

C’est la flexibilité de ces prix qui fait la dynamique de l’ensemble. Dans le schéma néo-classique, il faut partir du prix qui est comme une donnée (c’est logique puisque dans la théorie de la firme en hypothèse de concurrence parfaite, l’entreprise est trop minuscule par rapport à l’ensemble du marché pour imposer un prix, donc elle est « preneuse de prix ») et à partir de là adopter des stratégies d’optimisation des coûts afin de réaliser le meilleur profit vu comme un résultat (mesuré ex-post). Or, et depuis longtemps, mais cela s’est accéléré avec la globalisation, la situation n’est pas celle, théorique, de la concurrence parfaite, mais celle de la tendance à l’oligopole dans laquelle la grande firme se veut « faiseuse de prix ». Le nerf de la guerre économique est donc de gérer activement les prix de façon à anticiper des profits (calculés ex-ante) qui sont comme auto-présupposés.

Dans cette perspective, la politique micro-économique de réduction des coûts est moins importante que celle de hausse des prix. En effet, la baisse des coûts permet seulement de ne pas perdre de terrain, alors que la hausse des prix permet de prendre de l’avance. Soit elle passe par l’inflation qui est un système de redistribution différée qui actuellement profite aux plus grosses entreprises, y compris à leurs salariés qualifiés comme c’est une pratique courante depuis les Trente Glorieuses et aux États-Unis particulièrement ; soit cela passe par une politique de marques reposant sur une compétitivité différentielle, dite hors coût, permettant à la fois des prix et profits élevés et un ruissellement vers la force de travail (cf. les revendications du syndicat allemand de la métallurgie sur les 32 heures).

Les risques de tension inflationniste par hausse des prix ont été comprimés et contrôlés à la fois par la croissance des pays émergents et par les privatisations des services publics dans les pays à capitaux dominants, particulièrement en Europe. Ces dernières ont abouti à des baisses de prix dans certains secteurs par une concurrence accrue dans un premier temps (téléphonie). Privatisations qui ont elles-mêmes accéléré le processus de fusions/acquisitions, par exemple dans le secteur banque/assurance.

La crise de 2008 a fait réapparaître des tendances déflationnistes avec l’endettement qui redevient un problème typique dans ce cas de figure. Le mouvement de fusions/acquisitions s’est alors fortement réduit jusqu’à reprendre de la vigueur aujourd’hui avec une croissance qui semble avoir redémarré.

L’article d’Alternatives économiques, décrit le processus de capitalisation sans toutefois employer le terme. La transformation de la structure des grandes firmes dans le sens d’une financiarisation (le holding), la tendance au monopole, l’imbrication des rapports avec l’État, c’est-à-dire une situation où s’instaure ce que nous appelons « l’État de capital29 » et non pas l’État du capital des analyses en termes de classes.

Le capital domine la valeur par les prix. Si on veut faire plus classique qu’Invariance et Temps critiques, on trouvait déjà chez M. Kalecki et son essai en anglais sur coûts et prix (Essays on the Dynamics of the Capitalist Economy), l’idée que le capital domine la valeur par les prix. En effet, il y démontre que les marges des firmes sont des indicateurs de puissance et donc elles sont tributaires des situations d’oligopolisation (cf. sa notion de « degré de monopole »30). Pour prendre un exemple en France, le holding psa chapeaute les usines Peugeot et Citroën pour des raisons finalement techniques de meilleure coordination ou d’activités en Bourse, sans mentionner qu’il s’agit là d’un contrôle politique ou plus exactement d’un pouvoir de contrôle stratégique. De ce processus il ressort une incapacité absolue à imputer une fraction de capital plutôt qu’une autre dans la réalisation du profit total de la société Peugeot

Command and control est la devise des grandes firmes

La croissance des ntic a encore accru cette tendance à la capitalisation puisque le savoir immatériel n’est pas mesurable suivant les canons habituels des différentes lois de la valeur. La capitalisation de ces entreprises s’avère donc exorbitante par rapport à la valeur de marché. Or, comment oser dire, comme le font par exemple les « économistes atterrants », que les investissements (sous-entendus productifs) sont actuellement insuffisants, quand on sait que les investissements immatériels ne sont majoritairement pas comptabilisés comme investissements productifs ! La puissance de Microsoft ou autres gafa est aussi capitaliste que celle de gm, mais son pouvoir est supérieur dans la mesure où son niveau de capitalisation lui permet de regarder devant, d’être dans la dynamique prospective, dans la voiture sans chauffeur ou dans le cyborg.

Ainsi, par exemple, la voiture électrique, innovation de 1990 a vu son exploitation retardée par l’industrie pétrolière et les États-Unis. Le contrôle par le pouvoir de cet hyper-capitalisme du sommet permet de freiner la croissance de la production et de gagner sur les prix, ce que n’a pas compris le Japon avec sa politique consistant à inonder le marché. L’industrie la plus performante, la plus automatisée a tout à coup bu la tasse en tant que puissance, même si ces entreprises tirent encore leur épingle du jeu au niveau de l’oligopole mondial31. C’est à un point tel qu’on ne parle même plus du Japon dans les journaux alors qu’Édith Cresson en avait fait notre ennemi principal dans les années 80 (les « petites fourmis »). Pourtant là il y avait de « l’économie réelle », mais la politique d’hyper compétitivité par les prix et la priorité donnée aux exportations s’est heurtée à la réévaluation du yen en 1995. Tout cela a engendré un long cycle déflationniste dont le pays n’est pas encore sorti.

Bien sûr, cette politique de maîtrise de la production est fortement productrice de chômage, mais l’hyper-capitalisme ne s’en préoccupe pas et laisse ça au niveau ii de la domination en charge de la reproduction du rapport social sur un territoire national ou régional. Le terrain auquel s’attache aujourd’hui la politique populiste de Trump, une politique qui fait pousser des cris d’orfraie au parti démocrate représentant patenté de cet hyper-capitalisme du sommet. Il peut y avoir des populistes fous, mais le populisme n’est pas une folie. Partout, il resurgit comme l’expression de la contradiction entre les différents niveaux de la domination et ses formes les plus dures sont le signe d’une articulation déficiente des différents niveaux de la puissance du capital.

Jacques Wajnsztejn

Notes

1 – Cf. les articles du journal Le Monde datés du 14 mai 2018 : Profits du cac 40, la priorité aux actionnaires de plus en plus contestée (rapport de l’ong Oxfam) ; et « Aux États-Unis, la folie des rachats d’action ». Voir aussi Romaric Godin, « Le cac 40, machine à dividendes… et à inégalités », Médiapart, 14 mai 2018 et Yann Moulier-Boutang, « La stupéfiante hypothèse du “general intellect” », Alternatives économiques, Les dossiers, no 013, mars 2018.

2Le Capital, ii, Gallimard (Pléiade), p. 1755. Pour Marx, elle était fondamentale pour le processus d’accumulation primitive.

3Ibidem, p. 1761 : « Dans quelle mesure est-elle [l’accumulation du capital monétaire] ou n’est-elle pas un indice d’une accumulation réelle du capital, c’est-à-dire la reproduction sur une base élargie ? Quand on parle de pléthore du capital — expression employée seulement pour désigner le capital productif d’intérêt ou le capital argent — est-ce seulement une manière particulière de signifier la surproduction industrielle ou s’agit-il, à côté de celle-ci, d’un phénomène particulier ? ». Cf. aussi les pages 1765, 1773-74.

4 – Cf. J. Wajnsztejn : « Le cours chaotique du capital », in Temps critiques no 15, p. 75 et sq. Mais elle n’est qu’une expression « intuitive » sur le modèle et en relation avec la notion de reproduction élargie qui, d’ailleurs, elle aussi, en dehors de sa formule A-A’ où A’ > A, ne peut être délimitée empiriquement et cela encore moins aujourd’hui que la difficulté d’imputation est bien supérieure.
Cette notion de reproduction rétrécie n’est pas très éloignée de celle de « sabotage » chez Veblen qui ne réfère pas ici à Émile Pouget et au sabotage ouvrier, mais au pouvoir qu’ont les patrons de soustraire une part des forces productives à la production en ne tournant pas à pleine capacité, dans la mesure où ce qui compte est la capitalisation, par hausse des prix ici. Veblen emploie aussi la notion de « droit naturel à l’investissement » par cette faculté que possède le propriétaire d’investir ou non. C’est un pouvoir et d’ailleurs l’investissement, au sens économique du terme, tire son origine de l’investiture féodale du pouvoir. À remarquer aussi que Veblen anticipait par sa notion de « propriétaire absent », le capitaliste investisseur par rapport à l’entrepreneur, une distinction reprise aujourd’hui par des auteurs comme Jorion et Lordon.

5 – Cf. la revue Invariance et notre article : « Quarante ans après, retour sur la revue Invariance », disponible sur le site de la revue.

6 – Les revenus du capital ne dépendent pas tant de la croissance de la production, mais de son contrôle stratégique, un point qui a été négligé par les économistes de l’école de la régulation dans leur explication de la crise américaine de la fin des années soixante. En effet, le fait d’envisager la crise en termes de baisse de la productivité du travail et de l’investissement leur permettait difficilement d’expliquer que la part du capital dans le revenu national ait continué à augmenter, ce qui est pourtant l’indicateur du rapport de forces sociales à un moment t.

7 – Pour actualiser la question, on peut prendre l’exemple de la gestion récente du cas Alsthom. Posons-le dans notre cadre théorique où le niveau i est celui de l’État actionnaire auprès d’une firme qui est multinationale, d’origine française néanmoins. Le niveau ii est celui de l’État interventionniste social qui doit gérer la question de l’emploi avec 480 salariés à prendre en compte, mais avec un coût très élevé estimé à un million d’euros d’investissement par poste sauvé. Depuis les années 90, l’État contrôlait la compatibilité entre les deux niveaux par le biais de sa stratégie actionnariale avec l’ape (agence de participation de l’État) dans des entreprises comme edf, Renault, Areva, Peugeot, Thalès. Cela était supposé suffire pour gérer la tension entre les deux niveaux, or plus la globalisation progresse plus les deux logiques divergent avec à la clé un risque bien plus politique qu’économique (cf. l’article de P.-Y. Gomez dans le journal Le Monde du 7 octobre 2016).
Alsthom nous donne aussi un exemple de négociation au niveau i. En plein scandale des Panama papers l’État français a rayé le Panama des paradis fiscaux… et a signé un contrat de construction de métro pour Alsthom au Panama !

8 – Cf. l’article du journal Le Monde du 17 mai 2018.

9 – D’après Paul Jorion (Le Monde du 5 juin 2018), le goodwill au xixe siècle était comptabilisé au passif de l’entreprise, car considéré comme une simple aubaine, un gain aléatoire, alors que le xxie siècle le considère comme un actif au bilan, donnant droit à d’éventuels dividendes. Ce n’est scandaleux, du point de vue capitaliste, que pour Jorion qui ne prend pas en compte les actifs immatériels du capital. Or, le goodwill mesure l’écart entre le montant de l’actif figurant au bilan d’une entreprise et la valeur marchande de son capital matériel et immatériel. Cet écart est ce qui intéresse investisseurs souhaitant acquérir une entreprise, par exemple via une fusion. En comparant l’actif et la valeur marchande, on met en avant la présence ou non de cet écart. On est notamment en présence d’une « survaleur » importante dans le cadre de l’achat d’une start-up. En effet, la valeur des actifs immobilisés est faible (ordinateurs, capital humain...) par rapport aux entreprises très capitalistiques (incluant beaucoup de capital fixe), mais son prix est élevé quand elle est prometteuse, ce qui donne une différence importante. D’ailleurs, Microsoft, lassé de faire une vaine guerre aux logiciels libres, vient de changer de tactique en rachetant un des géants du logiciel libre, Git Hub de manière à attirer le plus de « développeurs » dans son éco-système (cf. Libération, du 6 juin 2018).

10 – Aux États-Unis, le secteur de l’armement tournerait à 10 % de ses capacités ! On comprend pourquoi la crise de surproduction marxiste peut être évitée ou reportée. Des simulations montrent que la production de grands secteurs comme l’automobile pourrait doubler en très peu de temps.

11 – Cf. Robert Brenner et la notion de « contraction systémique ». Cf. aussi, Gopal Balakrihnan : « Spéculations sur l’état stationnaire » in Agone/New Left Revue, no 49, Crise financière globale ou triomphe du capitalisme, 2012, p. 169 et sq et enfin, Larry Summers et sa notion de « stagnation séculaire ». À noter toutefois que toutes ces théories conçoivent la stagnation comme quelque chose de subi par les mécanismes et déséquilibres du capitalisme sans envisager qu’elle puisse être organisée et contrôlée dans le cadre de la capitalisation différentielle.

12 – Cf. Guigou et Wajnsztejn, Crise financière et capital fictif, L’Harmattan, 2008, p. 60 et sq.

13 – Cette gestion de et par la crise implique une transformation de l’action de l’État au niveau ii : celui-ci doit renforcer ces dispositifs de pouvoir et accroître sa dimension répressive (hors terrorisme), même en l’absence d’une contestation significative de ce pouvoir.

14 – Pour plus de développements, cf. l’article « Le cours chaotique de la révolution du capital » in Temps critiques no 15, disponible sur le site de la revue.

15 – G. Arrighi : Le long vingtième siècle. Le risque de la démarche de Braudel et de toute histoire de longue durée est de faire passer le travail au second plan et de subordonner la dialectique des luttes de classes par la dynamique historique du capital. Sur le très long terme, c’est vrai, parce qu’il n’y a pas de forme spécifique capitaliste qui serait la forme industrielle, mais il fait remarquer que, en ce qui concerne le dernier cycle, c’est la lutte des classes initiée à la fin des années soixante qui a mis en crise le capital et produit par contre coup, les restructurations industrielles et une nouvelle phase de financiarisation (cf. Agone/New Left Revue, op. cit., p. 211). Pour lui, elle a joué le même rôle que les deux guerres mondiales dans le passage de la domination formelle à la domination réelle du capital, le rôle de la violence comme accoucheuse de l’histoire.

16 – Cf. Braudel et son analyse historique de longue durée du capitalisme. Mais son opposition entre capitalisme (le mauvais de l’économie quand il domine trop) et économie de marché (le bon car le « naturel ») nous semble une erreur théorique. Il faut corriger Braudel par du Polanyi !

17 – Cf. l’article de JW : « Une énième diatribe contre la chrématistique », in La société capitalisée, vol iv de l’anthologie des textes de la revue Temps critiques, L’Harmattan, 2014, p. 129 et sq, disponible sur le site de la revue.

18 – Dit autrement, ce sont les crédits qui font les dépôts, alors qu’en bonne logique financière ce devrait être l’inverse. Il est d’ailleurs piquant de remarquer que ce sont les grands économistes libéraux comme Fischer, Milton Friedmann et Allais qui sont pour l’orthodoxie financière des dépôts qui font les crédits, alors que les keynésiens y ont dérogé. Tout aussi piquant, le journal Le Monde du 29 mai 2018, signale un référendum en Suisse à propos d’un projet de « monnaie pleine » visant à obliger les banques commerciales à cesser cette pratique des crédits qui font les dépôts en les obligeant à avoir l’équivalent de ce qui est prêté (pleine monnaie) dans les caisses de la banque centrale (la pratique habituelle est d’y avoir environ 30 %, pour la France en tout cas). Un projet qui méconnaît complètement le fonctionnement d’un marché financier qui n’a plus rien de l’ancien marché bancaire d’avant le processus de globalisation.

19 – L’impossibilité des imputations respectives de chaque fraction de la force de travail dans le calcul de la productivité du travail et la part prise par le progrès technique dans la productivité globale conduisent à une conclusion évidente : ce n’est pas la productivité qui est importante, mais son contrôle. Et c’est par exemple ce contrôle qui n’a pas été efficient au Japon, avec une action volontariste cherchant à combattre la tendance à la surproduction par une politique commerciale agressive (dumping sur les exportations) où par un emploi inconsidéré des innovations technologiques dans des secteurs sans rentabilité de long terme (l’obsolescence accélérée n’a pas touché seulement les produits eux-mêmes en tant que marchandises, mais aussi des innovations qui n’ont pas eu le temps d’être marchandisées.

20 – Cf. la « supériorité » des produits allemands, particulièrement dans l’automobile. Mais les actifs immatériels ne sont pas vraiment possession d’une entreprise, car au carrefour de tout un processus de connaissance, de « commun » disent Negri, Dardot et Laval et c’est seulement la protection des actifs qui est le critère de capitalisation. Ainsi en est-il des protections de Microsoft ou de Monsanto.

21 – Cela souffre deux exceptions : la première quand les actifs immatériels sont achetés sur le marché (brevets, franchise, copyright), puisqu’ils ont un prix ; la seconde quand, lors d’une fusion, une entreprise achète l’autre à un prix supérieur à sa valeur comptable, il est alors supposé que la différence de valeur est causée par des actifs immatériels dont le prix peut être estimé au montant de cette différence.

22 – La part des actifs immatériels serait passée de 17 % à 80 % du total des actifs en trente ans et leur part dans la capitalisation boursière de 15 à 65 %. Ils constituent une part du General intellect de Marx et Negri, de l’héritage technologique de Veblen.

23 – Cf. Nitzan et Bichler : Le capital comme pouvoir, Milo, 2012, p. 313.

24 – Cf. Guigou et Wajnsztejn : Crise financière et capital fictif, L’Harmattan, 2008.

25 – Même problème pour ce qui est de la balance des paiements. Cf. l’article du journal Le Monde du 1er juin 2018 indiquant des écarts x4 entre les chiffres statistiques officiels de l’insee et les chiffres de la Banque de France, ces derniers tenant mieux compte des évolutions et se révélant moins alarmants du point de vue du « déficit courant ». L’une des raisons de cet écart, récurrente dans la statistique française, malgré l’unification des comptabilités nationales, réside dans la sous-estimation des activités de services. Dans un autre ordre d’idée, les profits des entreprises enregistrant moins de 30 M d’euros de transactions avec l’étranger n’étaient pas comptabilisés… ni les dépenses des touristes des pays émergents. Il faut dire que la base des critères d’évaluation de l’insee est restée la même de 1949 à 2014 malgré la globalisation !

26 – Trump fait plus peur à l’hyper-capitalisme du sommet que n’importe quel autre dirigeant au monde, même s’il peut rallier certaines fractions de celui-ci sur quelques mesures ponctuelles.

27 – On voit réapparaître ici, la tendance décrite par Arrighi où la dynamique de long terme du capitalisme secondarise la lutte entre le capital et le travail

28 – Le sens premier de capital vers le xiie-xiiie siècle est-il d’être un stock de marchandises ou d’argent portant intérêt. La notion de capital productif ne viendra qu’après avec le physiocrate Turgot, celle de capital comme moyen de production encore plus tard avec Marx. Jusqu’au xviie siècle le terme de capitaliste a un sens péjoratif qui désigne ceux qui ont de l’argent et veulent en faire toujours plus (la chrématistique que vise Aristote). Cet aspect est particulièrement vif dans les diatribes lancées contre eux pendant la Révolution française (Marat, Cambon, mais aussi Rivarol).

29 – Cf. Nitzan et Bichler, op. cit., p. 476).

30 – Côté marxiste, Baran et Sweezy, dans leur analyse du capitalisme monopoliste, ont poussé le plus loin les apories de l’accumulation capitaliste en remettant en question certains dogmes marxistes comme l’augmentation de la composition organique du capital, la baisse tendancielle du taux de profit et l’égalisation des taux de profit. Leur livre n’a pas eu en France le succès qu’il aurait dû avoir car il a, malencontreusement et malgré lui, rencontré la ligne politique du pcf sur les « grands monopoles » qui représentaient pour ce parti les ennemis principaux, avant que cela ne devienne la finance.

31 – Les entreprises automobiles et certaines d’autres secteurs ont rapidement essayé de pallier à cette stratégie du tout export par des ide et surtout une implantation sur place dans le cadre de firmes transnationales.

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