Après la révolution du capital
Notes de présentation
(version courte)

par Jacques Wajnsztejn

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Le pourquoi d’une formule

Par-delà son titre un peu provocateur, cette expression rend compte du moment historique à partir duquel nous nous plaçons. C’est celui de la défaite du dernier assaut révolutionnaire mondial des années 60-70. Cet assaut indiquait la limite extrême de son caractère classiste et prolétarien surtout à partir de l’exemple de « l’automne chaud italien » (1969) et en même temps le fait qu’il comprenait déjà l’exigence de la révolution à titre humain, la critique du travail et le dépassement des classes apparent en France en Mai 1968 et dans le mouvement de 1977 en Italie1].

Mais cette défaite n’a pas entraîné un véritable phénomène de contre-révolution puisqu’il n’y avait pas vraiment eu révolution. Ce qui s’en est suivi, c’est un double mouvement de restructuration des entreprises et de « libération » des pratiques sociales et inter-individuelles comme si tout à coup c’était toutes les barrières au développement de la société du capital qui se trouvaient balayées. Ce sont tous les verrous de la vieille société bourgeoise qui ont explosé, non pas que la société fut restée bourgeoise. Elle ne l’était déjà plus depuis les deux guerres mondiales, le fordisme, la domination réelle du capital, mais les valeurs conservatrices subsistaient comme autant de limites à la révolution, quelle qu’elle soit.

Ce que certains présentaient alors comme une « récupération » du mouvement de 1968 représentait en fait un dernier bond en avant du capital à travers une dialectique des luttes de classes exprimant encore l’opérationnalité de la loi de la valeur et la centralité du travail et des luttes autour du travail (Cf. Lip et quelques autres luttes autour de l’autogestion, la révolte des OS, les résistances des derniers sidérurgistes et mineurs).

C’est ce qui change dès la fin des années 1980 où la dynamique du capital ne repose justement plus sur cette dialectique des rapports de classes. La contradiction des classes a été englobée en perdant son caractère antagonique. S’il existe encore des classes, elles n’existent plus qu’en tant que catégories sociologiques ou comme fractions en dehors de toute possibilité de recomposition de classe (l’hypothèse originelle de l’autonomie ouvrière italienne est caduque).

La crise des années 1970 rappelle à tous que les conflits entre capital et travail se situent à l’intérieur d’un rapport social capitaliste qui se définit par la dépendance réciproque entre les deux pôles du rapport social, quel que soit le rapport de force conjoncturel. La dynamique du capital ne naît plus, à partir de ces années-là, de cette conflictualité antagonique, mais de la place prépondérante prise à la fois par le travail mort (les machines surtout) sur le travail vivant (la force de travail) et par l’intégration de la techno-science dans le procès de production. L’ouvrier productif tend à ne plus être le producteur de la valeur mais bien plutôt un obstacle ou une limite de ce processus dans ce que nous appelons « l’inessentialisation de la force de travail ». La précarisation accrue de la force de travail ne peut donc se lire comme une reconstitution de l’armée industrielle du travail théorisée par Marx, c’est-à-dire comme un phénomène de pure prolétarisation, car cette force de travail est potentiellement « en trop ». Le fait qu’il y ait transfert de force de travail du centre vers la périphérie, via les pays émergents n’infirme pas cette analyse. D’abord, si on prend l’exemple emblématique de la Chine, pour quelques millions d’emplois ouvriers crées combien de dizaines de millions de paysans chinois vont s’entasser dans la bordure des grandes villes ? Ensuite et très rapidement quand on voit l’exemple de la Corée et de l’Inde, les industries de main d’œuvre laissent la place à des entreprises high tech et à des installations très modernes où joue le même processus de substitution capital/travail.

C’est justement cette tendance générale qui explique, au moins pour les pays riches, que l’idée d’un revenu garanti fait son chemin, lentement car l’idéologie du travail perdure non comme valeur mais comme discipline. À partir de là, il devient impossible d’affirmer la moindre identité ouvrière qui reposait sur l’idée d’une participation essentielle de cette classe à la transformation du monde. C’est au sens propre l’effondrement de tout un monde et de ses valeurs, celles de la communauté ouvrière. On en perçoit des traces dans les dernières luttes d’usines (2009), comme à Continental où il s’agit, pour les travailleurs, non pas d’occuper l’usine pour la faire marcher autrement (on n’est plus dans le cycle de luttes des années 1970). Les luttes à l’époque de la fin de l’affirmation de l’identité ouvrière ne passent plus par des revendications concernant la condition d’ouvrier dans l’usine. Elles sont portées au niveau de la reproduction d’ensemble du rapport salarial. Mais paradoxalement, ce qui exprime la crise générale de ce rapport salarial ne permet pas son attaque frontale par les salariés. Ainsi, dans les luttes récentes, les salariés, qui emploient pourtant des formes parfois violentes, ne contestent pas le système du salariat, mais cherchent à monnayer leur exclusion du procès de production à partir d’actions qui rompent avec les stratégies des grandes centrales syndicales (séquestrations de patrons ou cadres, menaces sur l’appareil de production). Au nihilisme du capital qui licencie quand les profits augmentent, les salariés ne répondent, pour l’instant, au mieux, que par la résistance et une sorte de droit de retrait. Ces pratiques ne sont certes pas radicales au sens où elles entraîneraient une subversion directe et immédiate des rapports de domination. Cela leur demanderait de lier radicalité de la forme (recours à l’illégalité, y compris à la violence) et radicalité de contenu (la critique du travail et du salariat) ; c’est-à-dire finalement de donner une positivité à la révolte. Mais elles sont radicales dans ce qu’elles expriment négativement : elles sont le contre-feu défensif des salariés face à leur inessentialisation dans la restructuration actuelle. Au nihilisme du capitalisme néo-moderne, ce n’est plus la perspective d’un socialisme qu’ils opposent (quelle positivité pouvaient-ils d’ailleurs y trouver ?), mais celle de la fin de toute affirmation d’une identité ouvrière et de son programme.

Nous sommes dans la situation ubuesque de gouvernants qui ne cessent de vouloir prolonger l’âge de départ à la retraite légale alors que les chefs d’entreprise ne cessent de licencier leurs travailleurs âgés ! La contradiction que représente l’inessentialisation du travail dans une société où prédomine encore l’imaginaire social du travail est tout bonnement niée de façon à ne pas reconnaître la crise du salariat. Tout est alors reporté au niveau des grands équilibres qu’il faut rétablir ou maintenir (rigueur budgétaire, contrainte de la dette, ratio actifs/inactifs, etc.).

Mais cet effondrement touche aussi ce que certains appellent « l’économie réelle » au profit non pas d’une « économie de casino » mais d’une totalisation du capital qui permet des stratégies de puissance consistant à faire circuler partout des capitaux et particulièrement dans les endroits de meilleur rapport. On retrouve ici F. Braudel, pour qui le capitalisme n’était pas un système mais un processus de maîtrise des circuits et de la temporalité de l’argent. 

Le capital repousse ses limites (la limite, c’est le capital lui-même)

Par :

– La socialisation de la propriété (les grandes sociétés par actions), de la production et de la connaissance (importance prise par le General Intellect) ;

– La socialisation du revenu (une part importante de revenu indirect entre dans le revenu global des salariés) et des prix (de plus en plus artificiels ou administrés comme nous croyons l’avoir montré dans notre Crise financière et capital fictif. L’Harmattan. 2009).

Ces deux premiers points sont le fruit d’un processus continu amorcé dans le passage de la domination formelle à la domination réelle du capital même si cette périodisation ne nous satisfait plus pleinement.

– L’englobement de la contradiction entre développement des forces productives et étroitesse des rapports de production n’a pas conduit à une « décadence » du capitalisme par limitation de la croissance des forces productives mais au contraire à une fuite en avant dans l’innovation technologique. Le capitalisme ne freine pas les forces productives contrairement à ce que croyaient les théoriciens marxistes de la « décadence » obnubilés qu’ils étaient par la contradiction entre croissance des forces productives et limites des rapports de production, mais il les exalte. Si à ses débuts il le faisait au nom du Progrès c’est aujourd’hui au nom de la puissance qu’il se lance dans la dynamique des innovations sans fins. Le capital a soif de richesses et il lui est bien difficile de prendre et maintenir le cap idéologique mais aussi reproductif du « développement durable » (cf. à ce sujet, la question la question du gaz de schiste).

– La fictivisation rend caduque la division traditionnelle entre ses différentes formes (financière, commerciale, industrielle) et caduque aussi l’idée qu’il y aurait eu une progression de ces formes vers une forme achevée, la forme industrielle qui serait typique du capitalisme... et du communisme. Ce développement du capital fictif n’est plus quelque chose de conjoncturel comme le croyait Marx à son époque et encore moins une dérive « contre-nature » du capital comme l’énoncent aujourd’hui tous les tenants d’une moralisation du capitalisme qui dénoncent pêle-mêle, l’économie de casino, la finance spéculative, l’appétit de traders. C’est devenu une composante structurelle du capital dans ce qu’on pourrait appeler sa marche vers la totalité. Dans l’accroissement du capital fictif, le capital total tend à s’auto-présupposer en dehors d’une valorisation par le travail2. Il tend aussi à s’émanciper de la croissance démesurée du capital fixe (l’accumulation) qui constitue un élément de dévalorisation par obsolescence accélérée des machines et un facteur qui inhibe le mouvement de fluidité nécessaire à sa dynamique d’ensemble, aujourd’hui marquée par les stratégies de captage de la richesse pour la puissance à travers la circulation de la valeur.

– Une nouvelle dimension de la valorisation dans un processus de « globalisation » qui réalise, outre la fusion de toutes les fonctions de l’argent, une mise en réseau de l’espace et une territorialisation en trois niveaux. Un niveau I ou niveau supérieur dans la mesure où il contrôle et oriente l’ensemble. Il comprend les États dominants (ceux qui participent aux Grands sommets) et certaines puissances émergentes comme la Chine, les banques centrales et les institutions financières, les firmes multinationales et les sphères informationnelles au sens large (informatique, communications, médias, culture). C’est le niveau de la puissance ou la valeur n’est plus appréhendée que comme représentation3. C’est aussi le secteur de captage de la richesse et du drainage des flux financiers. Le capital y domine la valeur ce qui lui permet de développer la fictivisation et de se reproduire sur cette base. Une reproduction qu’on peut appeler « rétrécie » dans la mesure où si les fins restent dynamiques, elles se conjuguent avec une vision statique des ressources économiques globales du monde. Le niveau II ou intermédiaire est celui où prédomine encore la production matérielle et le rapport capital/travail mais avec une autonomisation de plus en plus grande de la valeur par rapport à ce qui était appelé traditionnellement le travail productif censé créer la valeur. Ce secteur produit certes toujours des richesses mais il est aussi un frein à la dynamique d’ensemble comme l’agriculture semblait l’avoir été pendant la première révolution industrielle. Soit parce que le capital immobilisé est devenu une charge trop lourde par rapport aux espoirs de profit et à l’adaptation aux fluctuations quantitatives et qualitatives de la demande ; soit parce que la multitude de PME qui le compose perd de sa dynamique propre réduite qu’elle est au rôle de sous-traitance des gigantesques réseaux tissés par les firmes transnationales dont les buts principaux sont tout autres. C’est aussi sur ce secteur que pèsent les fluctuations de l’emploi au sein d’une concurrence rendue sauvage par la mondialisation certes mais aussi par un nouveau mode d’organisation qui fait toujours plus exporter les problèmes du centre vers la périphérie selon la figure de la toile d’araignée. L’entreprise-mère et certaines de ses filiales qui évoluent au sein du niveau I y externalisent leurs problèmes et les font prendre en charge par les cercles suivants de la toile qui évoluent dans le niveau II et à l’extrême, dans le niveau III (économie souterraine, usines délocalisées). Chaque cercle a tendance à durcir les conditions du cercle suivant de façon à se garantir quelques marges de manœuvre en perspective de situations à venir encore moins favorables. Le lien entre les différents niveaux apparaît bien dans la crise « financière » avec d’une part des banques du niveau I renflouées par les puissances dominantes et d’autre part le chômage qui touche le niveau II avec de nouvelles délocalisations ou fermetures définitives. Le niveau III ou inférieur est celui des producteurs de la périphérie et des États dominés qui subissent les prix mondiaux pour leurs exportations. C’est aussi à ce niveau qu’on retrouve les pays de la rente qui tirent profit de la raréfaction des ressources naturelles. Ce niveau III est celui qui subit le pillage de ses ressources naturelles et cela alimente les possibilités de fictivisation dans le niveau I non seulement parce qu’il produit ses richesses à bas prix (en dessous de leur valeur disent les métaphysiciens du marxisme) mais aussi parce qu’il alimente les flux de capitaux sur les marchés financiers. L’ancienne distinction entre le « bon » profit capitaliste et la « mauvaise » rente précapitaliste ne tient plus car les anciennes formes de rente, comme la rente pétrolière sont source, depuis longtemps déjà, de gigantesques transferts de capitaux, relayés aujourd’hui par les mafias des différentes républiques de l’ancienne URSS. Elles côtoient de nouvelles formes de rente qui se situent pleinement dans le niveau I et particulièrement au sein de « l’oligopole mondial » qui contrôle le capital cognitif et les innovations majeures.

Ces trois derniers points ne constituent pas tant une seconde phase ou un parachèvement de la domination réelle du capital qu’une nouvelle étape du processus de totalisation du capital rendue possible par la cassure qu’a représenté la révolution du capital.

Les contradictions n’ont pas disparu, mais elles sont portées au niveau de la reproduction d’ensemble

L’hypothèse de Marx d’un dépassement de la loi de la valeur dans le « Fragment sur les machines » grâce au développement du General Intellect s’est réalisée... en dehors de toute perspective d’émancipation des travailleurs. C’est finalement le programme socialiste de la phase de transition vers le communisme qui a été réalisé par le capital. Le capital domine la valeur qui devient évanescente4 quand c’est justement ce capital qui détermine ce qui est valeur ou ne l’est pas. La valeur devient représentation et elle n’est plus mesurable par une substance (temps de travail en baisse ou machine potentiellement obsolète) qui se dévalorise constamment alors que pourtant la richesse produite augmente. On touche ici un point fondamental de l’économie politique et même de sa critique qui est la confusion entre richesse et valeur. En toute logique de loi de la valeur, la valeur doit décroître quand augmente la richesse... mais la « création de valeur » actuelle montre que la valeur peut augmenter en dehors de toute augmentation de richesse. C’est sur cette base que se produit la capitalisation de la société qui fait, en tendance, de toute activité un objet de valorisation.

Mais attention, ces transformations ne sont pas interprétables en termes de plan pré conçu, organisé par une classe capitaliste toute puissante, ni d’ailleurs en termes de processus inconscient sans sujet ni réflexivité, pure manifestation d’un capital devenu automate. Si on a parfois l’impression que la domination s’exerce à travers des processus objectivés non reconnus comme tels (c’est patent dans le rapport au travail), les processus de domination continuent à prendre des formes directes comme on peut le voir dans le recentrage de ce qui reste de l’État-nation, sur ses fonctions régaliennes. C’est pour cela qu’il donne l’impression de se raidir, de n’être plus qu’une sorte de ministère de l’intérieur chargé d’assurer la sécurité à un point tel que beaucoup en oublient son redéploiement en réseau.

La difficulté à y voir clair provient du fait que la « révolution du capital » donne l’illusion d’un capital se désintéressant de la reproduction d’ensemble en ce qu’il semble se concentrer sur des objectifs de gestion à court terme plus que sur une stratégie de reproduction de long terme. La société capitalisée n’a pas de grand projet, ne fait pas « système ». Toutefois toute la réflexion sur le « développement durable » (ou plutôt « soutenable ») montre qu’il n’en est rien.

C’est pourquoi nous parlons d’une domination non systémique et que nous préférons parler de capital et de société capitalisée que de système capitaliste.

Le rôle de l’État-réseau dans la révolution du capital est celui d’une infrastructure du capital et non plus d’une superstructure au profit de la classe dominante. L’État n’est plus l’État de la classe dominante chargé d’occulter et endiguer « la question sociale » dans sa forme bourgeoise d’État-gendarme. Il ne peut plus non plus, comme dans sa forme proprement capitaliste d’État-providence, fonctionner comme médiation de médiations en réalisant un compromis entre les classes ou comme supermédiation dans l’idéologie de l’État-nation et des valeurs républicaines.

En synthétisant et représentant la dépendance réciproque entre les deux classes du rapport social capitaliste, il a réalisé la prédiction de Marx sur le dépérissement politique de l’État et le passage à une simple « administration des choses », mais en dehors de tout caractère émancipateur. À l’opposé de l’État-nation d’origine qui prenait des décisions politiques, l’État-réseau réduit la politique à la gestion et se contente d’effets d’annonce et de contrôler efficacement les rapports sociaux en les pénétrant dans les moindres détails. Avec la fin des classes en tant que sujets antagonistes, l’État n’a plus à représenter des forces ; il n’a même plus besoin de représenter l’intérêt général car il le matérialise directement face à ce qui n’apparaît plus que comme des intérêts particuliers à qui l’on concède des droits particuliers. D’où l’impression d’une inflation de règles et lois qui contrôlent5, sécurisent, gèrent alors que les grandes institutions liées au modèle de l’État-nation sont résorbées ou s’autonomisent et que l’universalité du Droit et de la Loi régresse. À l’inverse des droits libertés qui étaient censés fonder l’autonomie de la société civile par rapport à l’État démocratique, les droits actuels sont des droits-créance que l’on peut « tirer » sur un État dont les prérogatives sont totales puisque les lois peuvent s’insérer dans le moindre recoin de ce qui constituait auparavant des « vies privées ». Le PACS, par exemple, mais on pourrait prendre tout ce qu’on nous concocte autour du futur mariage homosexuel et l’adoption conséquente, illustre cette cristallisation provisoire d’un intermédiaire sexualo-financier entre l’ancienne institution du mariage bourgeois démocratisé et la pure combinatoire sexuelle des petites annonces et du cybersexe. Les potentialités de la société capitalisée s’expriment alors comme besoins sociaux des individus. On a affaire à une caricature de l’ancienne société civile dans la mesure où s’exprime seulement le choc des intérêts contre des intérêts. Ce n’est pas seulement une formule journalistico-sociologique que de parler de retour des corporatismes, même s’ils empruntent de nouvelles formes et débordent le cadre des lieux de travail. N’importe qui aujourd’hui peut faire sa petite manifestation, bloquer le péage de l’autoroute, attaquer sa préfecture ou son Mac Do, faire sa grève de la faim, puis être reçu par des officiels. Tout cela est saturé d’un discours sur « le social » mené aussi bien par les médias que par l’État qui parle souvent à travers les membres de ce qu’il appelle encore la société civile. Il en appelle ainsi lui-même à des « conférences citoyennes » ou à des « concertations citoyennes » car il veut rendre la parole aux citoyens. Et les « mouvements citoyens » sont posés et vont se poser comme les nouvelles médiations pour solutionner les « problèmes de société » alors qu’ils ne sont plus que des intermédiaires. Le citoyenniste se veut médiateur en puissance et les mouvements citoyens cherchent à donner "un nouveau sens au social". C’est leur côté moral qui doit leur permettre à la fois de dépasser l’éclatement des intérêts particuliers et de pratiquer la politique autrement. Il y a ainsi une interaction entre l’État et les citoyennistes dans le but d’assurer une reproduction et une gestion des rapports sociaux rendues difficiles par le mouvement de globalisation du capital. La société capitalisée a besoin de produire sa propre contestation pour trouver les points d’appui moraux qui lui manquent.

La crise des médiations traditionnelles et l’institution résorbée6

Tout d’abord une crise du travail qui devient « en trop » » même s’il n’y a pas fin du travail mais élargissement de l’employabilité... du chômage et de la précarité. La contrainte au travail perdure ne serait-ce que dans sa capacité à demeurer à l’origine de droits et bien entendu du revenu principal. Mais le travail a perdu de sa valeur intrinsèque au profit d’une valeur extrinsèque (source de la survie et de lien social). Le travail n’est plus ce que fait le travailleur (du travail concret), mais du travail abstrait, base d’un rapport social de domination plus que d’exploitation (la question du « travail productif » est dépassée).

Ensuite, une crise de l’État-providence et de sa « démocratie sociale ». Ce qui est ici difficile à comprendre c’est que l’État se recentre sur ses fonctions régaliennes sans revenir à sa forme antérieure d’État-gendarme. Ce n’est donc pas « la police qui est partout et la justice nulle part » comme le clament les gauchistes modernes, mais l’État qui est partout sous de multiples formes En effet, il étend ses fonctions de socialisation, autrefois sur le modèle d’une intervention centralisée, tout le long de réseaux de protection et de contrôle en liaison avec de multiples associations collaboratrices et des « forces de terrain (agents de sécurité des entreprises de transports municipaux, médiateurs de quartiers, animateurs sportifs, etc.).

Enfin et cela découle du point précédent, les grandes institutions entrent en crise dans la mesure où elles constituaient les piliers de l’ancienne forme étatique. Ces institutions sont alors animées d’un double mouvement. D’une part, elles tendent à s’autonomiser du pouvoir central pour continuer à exister quand l’autorité de l’État semble affaiblie. Le meilleur exemple nous est fourni par l’Italie pendant la phase dite des années de plomb puis avec l’opération mani pulite. D’autre part, le pouvoir exécutif tend à résorber cette indépendance en essayant d’intégrer directement l’institution au sein du pouvoir exécutif (cf. en France et en Italie, les rapports entre pouvoir politique et Justice). L’accomplissement des règles internationales et particulièrement européennes, de subsidiarité des pouvoirs font le reste dans la mesure où ces institutions nationales déjà en crise sur leur territoire national (exemple en France des « valeurs de la République ») doivent céder le pas aux institutions internationales et à des accords transnationaux (cf. les directives de Bologne pour un nouveau type d’école et d’enseignement ou les accords de Schengen pour les polices).

Une révolution anthropologique

La révolution du capital n’est pas seulement restructuration et globalisation dans le rapport à « la nature extérieure » (ce que les bonnes âmes appellent l’économie), elle est aussi révolution de la « nature intérieure ». C’est ça la société capitalisée. Elle tend à supprimer toutes les figures anthropologiques qui avaient été nécessaires à la marche vers la maturité du capitalisme : l’entrepreneur prêt à prendre un risque, le fonctionnaire œuvrant pour une organisation rationnelle et impersonnelle, le bon ouvrier, la famille et le couple stabilisateurs, l’instruction professionnelle, etc. Toutes s’effacent devant les processus d’artificialisation de la vie (virtualisation) qui forment le pendant de la fictivisation dont nous avons parlé. La société capitalisée s’est incorporée le système technique comme le capital s’est incorporé la techno-science, rendant vaine toute tentative de réappropriation sur ces bases.

La société capitalisée, c’est la tendance du capital à devenir un milieu, une culture, une forme spécifique de société dans lequel il réalise une symbiose entre l’État sous sa forme réseau, les réseaux plus généraux de la puissance (grandes entreprises, secteur de l’information, de la communication, de la culture) et les réseaux de la socialité. La subjectivité des individus tend maintenant à être intérieurement déterminée. Les besoins sont aujourd’hui produits ce que le jeune Marx, dans sa vision émancipatrice, ne pouvait anticiper avec son idée de besoins potentiellement illimités, devenue idéologie de la « société de consommation » actuelle. La société capitalisée est incapable de penser ses besoins en dehors d’une activité techno-scientifique qui semble pourtant n’avoir pour but que sa reproduction accélérée. Sur cette base, elle ne fait que tenter de résoudre les problèmes qu’elle crée, mais sans s’interroger sur le sens ou la finalité de son développement. Le nouvel imaginaire social qui se dégage de cela semble sans consistance quand il ne fait appel qu’à une mobilisation totale de la ressource humaine pour des fins toujours plus floues. Ce qui apparaissait auparavant aux travailleurs comme une discipline au travail et pour le travail, même à travers l’exploitation, apparaît de plus en plus aujourd’hui aux différentes couches de salariés comme un harcèlement au travail et une pure domination.

Aujourd’hui, on assiste à un effondrement de l’imaginaire qu’on déguisera selon les cas, en crise climatique, financière, énergétique, écologique, sociale. Cela ouvre le champ à de nouvelles significations sociales et à un nouveau faire collectif. Mais il n’y a pas de société à refaire. C’est la tension individu/communauté qui doit résoudre l’aporie d’une multiséculaire opposition entre individu et société et l’impasse que représente l’opposition entre d’un côté une universalité abstraite rattachée aux Lumières et à la Révolution française et de l’autre le développement actuel des particularismes et du relativisme culturel présentés comme des universels concrets.

 

Notes

1 – Sur cette période, on peut se reporter à J. Guigou et J. Wajnsztejn, Mai 68 et le mai rampant italien, L’Harmattan. 2008.

2 – Cf. La valeur sans le travail. Vol 2 de l’anthologie de la revue Temps critiques. L’Harmattan, 1999.

3 – Cf. la nouvelle formule médiatique et entrepreneuriale de « création de valeur ».

4 – Cf. notre L’évanescence de la valeur, L’Harmattan, 2004.

5 – Le mouvement des particularités ne fait qu’épouser le mouvement du capital en le transférant de la sphère économique à son propre secteur, celui de la gestion des subjectivités. Là réside la source d’une tendance générale à la contractualisation des rapports sociaux. Si on considère la loi sur le harcèlement sexuel, on s’aperçoit qu’on n’a pas essentiellement affaire à une mesure de protection particulière en faveur des femmes, mais à l’édiction d’une règle qui doit mettre fin à des rapports humains « naturellement » inégaux, afin de les organiser selon la loi économique et juridique de la propriété privée, ici appliquée sur nos propres corps.

Pour de plus amples développements sur la question on se reportera à J. Wajnsztejn : Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût, L’Harmattan. 2002 et plus récemment, du même auteur : Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme, Acratie, 2013).

6 – Cf. l’article de J. Guigou : « L’institution résorbée », Temps critiques no 12, disponible sur le site de la revue http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article103.

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