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Le communisme, une médiation ? - Temps critiques

Le communisme, une médiation ?
À partir d’un commentaire d’Yves Coleman

par Temps critiques

Dans son commentaire* de la préface à la seconde édition du livre de Jacques Wajnsztejn, Individu, révolte et terrorisme (L’Harmattan, 2010), Yves Coleman présente sommairement au lecteur les principales thèses de la revue Temps critiques. Il souligne la « lucidité » des auteurs pour tenter d’analyser les caractéristiques du capitalisme contemporain autrement qu’en référence au programme communiste classique, mais il « regrette » que ceux-ci versent soit dans un anarchisme anti-étatique qui n’exprime rien d’autre que le « désespoir » ou le nihilisme de « l’action directe », soit dans la vieille alternative du « Socialisme ou Barbarie ? », qui, dans la version Temps critiques, deviendrait « Communisation ou Barbarie ? ». Cette dernière tendance semble d’ailleurs la plus critiquable aux yeux d’Yves Coleman puisqu’il titre son texte « Temps critiques ou le communisme-tout-de-suite ».

Voyons tout d’abord le premier point :

I. Sur la question de la lutte armée et plus généralement du niveau de violence des luttes

Dans De la violence politique, compilation de textes de sa revue Ni patrie, ni frontières, nº 4, 2009, Yves Coleman (YC pas la suite) semble distinguer le niveau de légitimité de la violence principalement en fonction du caractère de masse ou non de celle-ci, une distinction qui est justement celle établie par toutes les organisations « de masse » dont on sait (domination sans partage du stalinisme et du syndicalisme aidant) quel rôle elles ont joué dans l’écrasement des tentatives de subvertir ce monde. La critique de l’« l’idéologie du petit groupe révolutionnaire » (p. 143, article de Combat communiste de 1977, auquel YC a participé) se fait au nom d’une violence « vraie » à attendre de la classe ouvrière organisée1. Cette critique ne pose pas la question de savoir pourquoi cette dernière ne s’est par exemple pas manifestée dans l’Italie des années 60-70 alors que certaines conditions objectives et subjectives étaient réunies, en tout cas plus qu’ailleurs. La critique des petits groupes de lutte armée devient alors purement formelle ou principielle puisqu’il n’y a pas eu d’alternative et la faute semble en incomber au PCI. Cela n’a pas été un mauvais choix de la part de ces groupes mais un choix. Le simple fait de relever cela et d’essayer de l’expliquer, comme le fait Jacques Wajnsztejn (JW) dans sa préface à la seconde édition d’Individu, révolte et terrorisme, devient alors pour YC un soutien ou une apologie de ces groupes. Dans cette mesure et en défendant ses arguments, JW semblerait alors effectivement soutenir ces groupes. Il faut sortir de ce genre de polémique dans laquelle on juge tout avec les yeux d’aujourd’hui. Ainsi, dans Combat Communiste des années 70, revue à laquelle participe YC, il n’est pas du tout fait état des liens entre la RAF et la Stasi. La critique doit-elle se baser sur des révélations postérieures des archives de la Stasi dont certaines contiennent des éléments de contre-information et de contre-espionnage ? Nous disons non, d’autant que, la plupart du temps, ces documents concernent la deuxième ou troisième « génération » de l’organisation alors que les éléments de la première sont déjà tous morts ou en prison (c’est le cas pour la RAF de Baader-Meinhof) et pour les BR de Curcio-Franceschini). Si on continue de lire Combat Communiste de l’époque on s’aperçoit que le nº 31 accorde quasiment son soutien à la RAF face aux arguments débiles des groupes gauchistes en relevant les caractères particulièrement formels de la démocratie allemande. Le titre est explicite : « Le vrai terrorisme c’est celui de l’État2 ».

Or aujourd’hui, YC reproche à Temps critiques une analyse en termes de démocratie autoritaire, laquelle empêcherait d’utiliser toutes les médiations possibles laissées par les libertés bourgeoises3 ! Et Combat Communiste de demander en fin de texte la libération de tous les prisonniers et la levée de la mesure d’extradition contre l’avocat Klaus Croissant (convaincu aujourd’hui d’être un agent de la Stasi !). Ah, Yves, si à l’époque tu avais été un auditeur de la radio « libre » Free Europe que d’erreurs auraient été évitées ! De la même façon nous demandons aujourd’hui les libérations de Persichetti et des deux Allemands arrêtés dernièrement en France comme celle de Battisti que le dissocié (non repenti pour toi) Sergio Segio continue de poursuivre de sa vindicte dans tous les journaux « bourgeois » parce qu’il n’aurait pas payé sa dette !

Quelle évolution Yves, au regard de ce que nous étions il y a trente ans ! Nous n’allons pas faire dans la psychologie, mais il nous semble qu’il y a un problème avec toute cette période. De fait, tu nies son importance ou pour le moins tu te refuses à en faire un événement. Ta méfiance vis-à-vis de tout ce qui touche à Mai 68 en est une première manifestation. Ensuite, il y a, comme JW te l’a déjà dit dans sa réponse à ton intervention sur opéraïsme et stalinisme, un problème avec l’Italie. Il semble que dans les deux cas, ces événements ont brouillé tes repères théoriques et que tu ne t’y retrouves pas. À partir de là, tu les minimises. À l’inverse, nous les considérons comme un élément central de notre réflexion d’aujourd’hui. En fait, les positions se sont inversées : à l’époque, en France nous étions, par exemple, très peu enthousiastes par rapport à ce qui se passait en RFA parce que nous avions fait la critique de l’anti-impérialisme et que nous n’étions pas encore coupés de la classe et donc peu disposés à nous lancer à couper le fil historique des luttes prolétariennes et à chercher un nouveau sujet4 de la révolution (ce sont surtout les « autonomes » qui ont soutenu « la bande à Baader et non les anarchistes et l’ultra-gauche et encore moins les situationnistes), peu enthousiastes par rapport à ce qui se passait en Italie parce que cela nous semblait participer des luttes du passé et que nous ne comprenions pas vraiment les luttes pour le salaire politique. Ce n’est qu’avec 1977 que nous avons fait une première réinterprétation de la situation.

Dès lors, il nous faut distinguer plusieurs choses :

 Premièrement, il faut distinguer le livre de JW et la revue Temps critiques. Si son livre a été l’un des points de regroupement pour créer la revue, cette dernière n’a jamais eu de position univoque sur la question. Si on veut faire simple, on peut y distinguer au moins trois positions. Celle de JW et de JG sur le lien entre révolte et lutte armée et sur la nécessité de comprendre ce phénomène en rapport avec une analyse commune de la crise des antagonismes en termes de classes ; ensuite une position de soutien critique à la lutte armée chez Loïc Debray et Anne Steiner qui venaient d’écrire leur ouvrage sur la Fraction armée rouge5 et une position de critique absolue de la lutte armée de la part des « Allemands » de la revue, dans la lignée de la critique de l’activisme par Adorno et Horkheimer. Cela allait se retrouver tout au long des quatre premiers numéros de la revue avec des articles assez polémiques entre Debray-D’Eaubonne d’un côté, Joachim Brühn de l’autre.

 Deuxièmement, la distinction que nous faisons entre deux types de lutte armée ne repose pas essentiellement sur une éthique de l’action qui ferait que le premier (ETA, IRA, OLP) n’hésiterait pas à tuer des « civils » et pas le second. En effet, à partir du moment où l’on ne conçoit plus les autres que comme des ennemis, les stratégies se rapprochent comme les méthodes se rapprochent et il ne s’agit plus que de degrés différents de violence. Toutefois dans le premier cas, les ennemis sont assimilés à l’ensemble de la population « étrangère » ce qui rend légitime de la terroriser alors que dans le second (RAF, BR, PL, AD, MIL), cela ne concerne que quelques ennemis de classe qu’il faut soigneusement trier, un peu dans la tradition des révolutionnaires russes à l’époque du tzar.

Notre distinction repose surtout sur le rapport entre révolte sociale et lutte contre le pouvoir. Dans la première forme, la lutte prend immédiatement la dimension d’une guerre au profit d’une Cause (la nation en devenir) qui est isolée du reste et particulièrement des rapports sociaux. Ainsi, le patron basque est appelé à payer l’impôt « révolutionnaire » à l’organisation « socialiste » basque que représente l’ETA. Une Cause circonscrite donc mais suffisamment globale pour qu’on doive s’y sacrifier alors que dans la seconde forme, la lutte est avant tout sociale et le produit d’une révolte d’abord individualisée qui, en se faisant collective, devient « guerre sociale » — d’ailleurs plus métaphorique que réellement militaire. Ce passage à une forme plus militaire que sociale n’est jamais joué à l’avance dans cette perspective puisque vont être essayées toutes les possibilités de l’action, légale puis illégale, au grand jour puis clandestine. Mais le passage à la lutte armée proprement dite n’est presque jamais volontaire. C’est la criminalisation des luttes qui pousse souvent à la clandestinité puis à l’usage des armes. Qui pouvait penser que Fritz Teufel, leader fantaisiste du mouvement extra-parlementaire berlinois, pourrait passer à la lutte armée et tel ou tel ouvrier de Fiat à Turin ou technicien de Siemens à Milan ?

Ce qui distingue aussi ces deux formes, c’est un rapport différent à l’histoire. Les luttes de libération nationale s’inscrivent dans un combat de près de deux siècles mais sur des bases inchangées, excepté le fait que ce combat représente des aspirations à des « nationalités » toujours plus petites. Il s’agit toujours de bâtir un nouvel État et donc de mettre en place les éléments d’un contre État. La dimension armée y est donc présente dès le début et l’importance de la branche militaire de l’organisation est bien marquée. À l’inverse, les luttes sociales violentes prennent des formes diverses en fonction des conditions spécifiques de chaque époque : grève générale insurrectionnelle, révolution type coup d’État, commune de Kronstadt ou de Bavière, grand conseil de Budapest, cortèges ouvriers dans les usines, blocage du fonctionnement normal des institutions comme en France en mai 68, lutte contre la police pour défendre des piquets de grève, lutte physique contre les « jaunes », séquestrations et actions diverses contre les chefs et plus généralement la hiérarchie, luttes de rue contre la police.

Or à l’époque de la crise de toutes les institutions (famille, églises, État, syndicats et partis politiques), la révolte devient un élément essentiel de l’insubordination sociale. Il ne s’agit pas « d’admirer » la révolte mais de la reconnaître sans la condamner à l’avance pour ses manques de perspective et de sens stratégique. Cette révolte a pris effectivement, au contour des années 60-70, une tonalité et une importance de contestation du capitalisme et non pas seulement de lutte de classes entre protagonistes grosso modo d’accord sur le type de société progressiste de croissance et de consommation. YC ne voit pas dans cette période le dernier assaut révolutionnaire prolétarien, mais qu’y voit-il alors ? Apparemment rien puisqu’il n’y aurait eu ni pouvoir ouvrier ni conseils ouvriers, ni situation de « double pouvoir6 ». Là où YC cherche les traces d’une lutte pour le pouvoir, la gestion ouvrière etc., le mai 68 français lui renvoie l’image d’un mouvement qui ne se situe pas sur ce terrain et qui ne va justement pas profiter de ce que beaucoup d’observateurs ont considéré comme une période de vacance du pouvoir gaulliste. Lorsqu’il est tenté d’y penser ou plutôt conduit à valoriser certaines de ses franges plus politistes (JCR, MAU), il ne sait pas quoi en faire (voir l’épisode de la Bourse de Paris le 24).

Quant aux luttes italiennes, à aucun moment elles n’ont affirmé de perspectives gestionnaires mais bien plutôt la révolte contre le travail et la hiérarchie de l’usine. Dans cette mesure, elles exprimaient un véritable « travail du négatif » et non pas encore, comme aujourd’hui, l’impossible affirmation d’une identité prolétarienne, mais son refus. Dans cette sorte de nihilisme surtout dû à la présence nombreuse de prolétaires venus du sud et non encore soumis à l’idéologie ouvrière du respect de l’outil de travail et des progrès dus au capitalisme, il est sûr que les conditions subjectives d’un passage à la lutte armée se sont progressivement faites jour. Elles ont rencontré leurs conditions objectives quand, dès 1974, il est devenu clair pour beaucoup de jeunes ouvriers que la lutte interne à l’usine avait atteint ses limites. Cela a d’ailleurs été moins clair pour les groupes politiques comme Potere operaio ou Lotta Continua, les plus proches de ces jeunes prolétaires, mais pour qui le slogan de « pouvoir ouvrier » gardait encore un sens. Potere operaio ne s’en est d’ailleurs jamais relevé.

Il faut dissiper un malentendu. Quand nous parlons de dernier assaut révolutionnaire, nous le concevons chronologiquement et théoriquement, ce que ne font justement pas les groupes d’extrême gauche qui attendent le prochain assaut. Nous entendons « dernier » parce qu’il est encore relié aux précédents assauts prolétariens du début du siècle et même à 36 en Espagne dans la continuité d’un fil rouge reliant les luttes de classes, mais il est aussi « le dernier », et c’est ça qui est important aujourd’hui pour nous, au sens où il ne se reproduira plus. Il y aura bien des luttes, des révoltes, mais le fil est rompu avec l’histoire de la dialectique des classes.

Ce qui a fait la qualité de ces années-là, ce n’est pas d’avoir plus ou moins repris ou négligé des formes anciennes et par exemple les conseils7, mais d’avoir été à la charnière entre deux époques. Il ne sert à rien, dès lors, d’opposer en distribuant des bons ou mauvais points des formes de lutte armée dont les contextes étaient différents en fonction de l’état de la restructuration du capital dans ces zones : en « avance » pour la RAF, en « retard » pour les BR. Le rapport avec le passé était dans tous les cas ambigu, non pas comme le croit YC parce que les groupes de lutte armée n’étaient pas assez anti-staliniens8, pas assez conseillistes, mais justement parce qu’ils souffraient d’être encore à cheval sur deux périodes : celle de la révolution classiste et celle de la révolution à titre humain9. Ce qui faisait leur force d’un côté : l’assimilation et l’utilisation des thèses de Marcuse sur les nouveaux sujets pour la RAF (quoi qu’en dise YC qui les traite d’illettrés), le bouillon de culture que représentaient les grandes firmes du nord de l’Italie avec leurs prolétaires encore à demi paysans pour les groupes italiens étaient aussi leur faiblesse : isolement au sein d’une population de RFA où la classe salariée était « riche » et collaborationniste, croyance en une extension du pouvoir ouvrier d’usine en Italie alors que les restructurations de la Fiat, comme des autres entreprises automobiles mondiales, annonçaient déjà la fin de l’époque des « forteresses ouvrières ».

Nous sommes donc bien d’accord pour dire qu’il y a un rapport entre déclin des luttes ouvrières ou sociales et émergence d’une violence plus directement politique, voire militaire, que sociale à partir du moment où les voies traditionnelles semblent bouchées. À l’époque, il est patent que cette voie est bien plus bouchée en RFA et en France qu’en Italie. Les risques sont alors bien plus grands et expliquent, sans les légitimer, la recherche de sujets de substitution et le retour progressif de certains groupes vers l’anti-impérialisme, via le combat palestinien par exemple. Et même si c’est l’une des raisons possibles, ce n’est pas parce que la critique de l’URSS et du stalinisme a été insuffisante mais parce qu’à partir d’une position de plus en plus difficile et disons-le faible, tous les moyens deviennent bons pour réaliser des fins de moins en moins questionnées. Les dérives des « Cellules révolutionnaires » allemandes sont là pour le prouver.

Ce qui manquait à ces groupes... et à nous tous à l’époque, ce n’est pas une vision politique, une absence de naïveté ou on ne sait quelle vertu militante, mais une claire compréhension de la dynamique du capital qui se met alors en place et du fait que le capital est un rapport social de dépendance réciproque et non un extérieur qui nous fait face. C’est de là que vient la fixation sur l’État comme ennemi, alors même que ces mouvements extra-parlementaires en RFA comme en France et en Italie développent une critique de la totalité de ce qu’ils voient à l’époque comme un « système ».

Aujourd’hui, la révolte est toujours présente, en particulier chez les jeunes, mais pas uniquement, comme le montrent les actions « desperados » des salariés de certaines entreprises en liquidation ou des entrées en dissidence comme dans l’Éducation nationale. Mais ces individus en révolte ne constituent effectivement plus une nouvelle composition de classe du prolétariat (comme les opéraïstes italiens l’imaginaient avec les figures de l’ouvrier-masse d’abord puis celle de l’ouvrier social) sur laquelle s’appuyer.

Nous avons plutôt affaire à une décomposition sans recomposition, et donc sans véritables « sujets », de la révolte ou de l’insubordination sociale. La tendance est alors forte de compenser par une sorte de décisionnisme tel que celui qui anime actuellement les courants dits insurrectionnalistes10, ce qui les amène à ne concevoir l’État que comme État du ministère de l’intérieur ou comme État pénal, en négligeant toutes ses fonctions sociales, son organisation en réseau et sa symbiose avec le capital. C’est en cela que nous disons que l’État se fait total comme le capital s’est fait total. Cet État-là — YC n’en parle pas, mais il ne peut pas faire tenir tout Temps critiques en quelques pages — n’est plus l’État-nation que l’on pouvait effectivement analyser encore dans les termes de la démocratie autoritaire, mais un État-réseau dont nous analysons les formes achevées dans le numéro 15 de la revue.

II. Sur le communisme tout de suite

Nous allons maintenant répondre à la critique principale sur ce qui constitue, aux yeux d’YC, une dérive de Temps critiques vers « une illusion très ancienne : celle du communisme-tout-de-suite ».

1) La médiation des classes n’est plus opératoire

Nous ne dirons rien ici sur les remarques et les objections portées par Y.C. sur les questions du terrorisme dans les années 65-8011, mais nous répondons d’abord à sa critique principale sur ce qui constitue à ses yeux une dérive de Temps critiques vers « une illusion très ancienne : celle du communisme-tout-de-suite ».

Désigner Marx comme étant à l’origine de « l’éternelle alternative entre communisme immédiat ou barbarie » constitue une méprise. Marx n’est pas immédiatiste ; il attribue à la classe sociale une puissance décisive d’intervention dans l’histoire, une fonction majeure de médiation. Marx est classiste. Dès ses écrits de 1848, il assigne à la classe pour soi, la classe négative, la classe du travail vivant c’est-à-dire le prolétariat, une mission historique : la révolution communiste. Cette révolution n’est pas « sociale » comme le pensèrent les courants gauchistes et les anarchistes et comme Y.C. semble le penser aujourd’hui ; cette révolution marxienne opère « à titre humain », au titre de la communauté humaine, puisque « l’être humain est la véritable communauté des hommes ».

Si le Manifeste communiste de 1848 contient un programme de mesures politiques immédiates pour rendre irréversible la révolution (notamment l’abolition de la propriété privée), la lutte et la victoire doivent être conduites par la classe qui va établir « le pouvoir organisé de la classe », puis « détruire sa propre domination de classe ». La médiation historique est celle de la classe. Il y a donc toujours eu chez Marx coexistence entre ces deux aspects : la vision d’anticipation vers le communisme et le programme prolétarien. C’est pour cette raison que nous ne reprenons pas à notre compte les idées de rupture entre un Marx jeune et un Marx mûr (Althusser), un Marx ésotérique et un Marx exotérique (Postone, Jappe et Krisis), un Marx économiste et un Marx éthique (Rubel), etc.

Si la couverture du numéro 13 de Temps critiques 12 porte en titre « Une révolution à titre humain ? », on constatera la présence d’un point d’interrogation. Ce questionnement n’est pas un effet de style, il porte sur ce qui a constitué l’opérateur central des révolutions de l’époque moderne à savoir un bouleversement des rapports entre l’individu et la communauté humaine.

Que l’État-nation bourgeois, une fois établi, ait plutôt servi les intérêts de telle ou telle fraction politique de la classe bourgeoise ne peut que confirmer le rôle déterminant de cette médiation fondamentale que constitue la classe sociale dans le déroulement des révolutions (et contre-révolutions) de la période moderne. Mais nous ne sommes plus dans cette dynamique historique ; nous ne sommes plus dans ce cycle des luttes de classes où l’enjeu des affrontements était de savoir qui, de l’État-bourgeois ou de l’État-ouvrier, allait diriger le développement des forces productives... période qui, selon la Tradition, semblait nécessaire et progressiste, et devait conduire à l’émancipation de l’humanité (définie par l’expression politique : « le programme de transition »).

Dès l’instant où il ne semble pas abandonner la référence communiste — notamment celle du communisme des conseils ouvriers — au nom de quoi Y.C. énonce-t-il sa critique d’un « communisme-immédiat » envers Temps critiques  ? Malgré ses démarcations avec toutes idéologies de gauche, gauchistes et anarchistes, c’est la médiation de la classe qui reste toutefois chez lui l’intervenant historique. Bien que voilée, la référence à la classe n’est pas absente des propos d’Yves Coleman. Il partage l’idée, selon lui « prémonitoire », d’une classe ouvrière « en expansion permanente » comme en témoigne sa référence à Simon Rubak et il en trouve la preuve dans la situation « des pays comme la Chine, l’Inde, le Pakistan ou le Brésil ».

La lutte des classes se poursuivrait-elle là-bas sur le modèle qui a prévalu en Europe de 1848 à 1923 ? Certainement pas. L’histoire ne repasse pas les plats. YC reprend cette antienne de la croissance numérique de la classe ouvrière mondiale comme si on était encore à l’époque de la révolution industrielle, comme si c’était la même classe ouvrière, comme s’il était encore possible de suivre le cheminement d’une classe en soi vers une classe pour soi à travers le long processus de maturation qui allait faire passer les paysans des pays européens à une pure condition ouvrière, comme si le nombre croissant des ouvriers au niveau mondial n’était pas à rapporter à celui du nombre total de populations actives incluses dans le procès de globalisation du capital. Bien sûr que les luttes séculaires des ouvriers du textile de Bombay font partie du fil rouge des luttes ouvrières, mais plutôt que l’émergence de quelque chose de nouveau, elles sont une survivance de l’ancien. La dynamique de restructuration-délocalisations est telle que même en Asie, là où le regard de tous les nostalgiques d’une nouvelle classe ouvrière se tournent, l’État chinois n’arrive pas à fixer la masse de migrants (il ne le veut d’ailleurs pas pour des raisons que nous expliquons dans notre article sur la Chine dans le nº 15 de la revue) et qu’en Afrique et en Amérique du sud, pour quelques millions de nouveaux ouvriers ou employés, ce sont des dizaines de millions de prolétaires qui viennent s’agréger dans les bidonvilles des capitales ; prolétaires inemployables qui ne constituent en rien une nouvelle « armée industrielle de réserve » qui serait nécessaire à une croissance extensive d’une production qui ne correspond plus aux exigences de la phase actuelle.

Certes, nous n’utilisons pas de façon forcenée, à l’inverse de groupes comme Mouvement Communiste ou Échanges et Mouvement, les statistiques de l’OCDE et autres officines du capital, mais qui croira que nous ne les connaissons pas ? Nous préférons dégager des tendances plutôt que d’aligner des courbes de taux de profit comme viennent encore de le faire certains experts marxistes anglo-saxons pour condamner les thèses hétérodoxes de Bihr et Husson sur ce point. Il semble que c’était d’ailleurs la démarche de Marx et, quand il l’a oubliée pour se lancer dans des calculs mathématiques qu’il ne maîtrisait d’ailleurs pas, il en a résulté une véritable catastrophe pour des épigones qui se sont escrimés deux siècles durant sur ces erreurs (cf. les schémas de la reproduction).

Parler de substitution capital/travail signale, pour nous, un fait objectif qui ne nous paraît pas discutable et nous n’en sommes d’ailleurs ni les initiateurs ni les seuls tenants. Il n’en est pas de même de notre notion fondamentale « d’inessentialisation de la force de travail » qui, si elle découle de ce même processus objectif, est une interprétation de notre part (donc en grande partie subjective) des transformations en cours. En tant que telle, elle est parfaitement discutable et critiquable. Toutefois, la discuter ne signifie pas l’interpréter comme si elle signifiait la « fin du travail », une confusion trop souvent entretenue en raison de sa proximité avec certaines thèses à la mode sur la fin du travail (Méda, Rifkin). Nous ne parlons d’ailleurs jamais « d’inessentialisation du travail » (des termes employés par le groupe Théorie Communiste), mais « d’inessentialisation de la force de travail ». Nous n’avons donc jamais soutenu qu’il n’y avait plus de travail ni de travailleurs, mais seulement que ce travail vivant devenait, tout d’abord de plus en plus secondaire pour la valorisation (une sorte de résidu ) et, ensuite, que sa fonction tendait à être de plus en plus une fonction de reproduction des rapports sociaux plutôt qu’une fonction de production. C’est d’ailleurs pour cela que nous considérons que le maintien du système du salariat comme le cadre de l’imposition d’une obligation à travailler est le seul accès légal possible au revenu primaire, en dehors donc de tout travail concret effectué. Les notions d’emplois et d’employabilité ont donc remplacé la notion de travail au sens « noble » du terme : le travail qui permettait d’affirmer l’identité ouvrière, le travail censé transformer le monde, même à travers une condition subordonnée.

Si notre analyse se développe principalement à partir de celle des capitaux et des États dominants, elle ne nie pas ce qui se passe ailleurs.

Ainsi, nous ne nions pas l’importance des luttes sociales en Chine. Toutefois leur existence ne traduit pas à notre avis la résurgence d’un mouvement ouvrier massif, mais plutôt l’incapacité de l’État chinois, pas encore totalement débarrassé des stigmates du « mode de production asiatique », à traiter la question paysanne.

Temps critiques, loin de « passer sous silence ce qui se passe dans ces pays », a montré, aussi bien dans son nº 10 sur globalisation et mondialisation que dans son nº 15 13, que la Chine « n’est pas l’atelier du monde » et que la dynamique du capital qui s’y déploie n’est pas celle d’une « accumulation primitive » avec constitution d’une vaste classe du travail et d’un antagonisme entre classes. On voit que dans ces pays abusivement nommés « émergents » sont à l’œuvre les mêmes processus de totalisation du capital que partout ailleurs, à condition de faire la différence entre ce processus et ses formes politiques (la Chine n’est pas une société capitaliste mais le capital y prospère). Avec la globalisation, la vision que nous a léguée la Tradition — en particulier celle des anciens découpages du monde héritée des théories marxistes de l’impérialisme — ne tient plus.

Temps critiques a proposé un modèle de compréhension en trois « niveaux14 » qui s’appuie à la fois sur les recherches de Braudel au sujet des diverses formes du capital, sur l’analyse de la notion de capital fictif chez Loren Goldner et sur ses propres développements à propos de ce que cette revue nomme révolution du capital. Sans méconnaître les actuelles déterminations géopolitiques mondiales, Temps critiques s’efforce d’analyser les effets de puissance du capital et les résistances à sa domination dans les différentes régions de la planète.

Sur cette question du communisme immédiat ou de la classe comme médiation de la révolution (prolétarienne ), il est quelque peu étonnant qu’Yves Coleman, qui pourtant utilise le mot « communisation » et qui est toujours très attentif à fournir aux lecteurs des références et des conseils bibliographiques, ne cite pas l’une des composantes — et pour tout dire le moteur — de ce qu’il est convenu de nommer « le courant communisateur », à savoir la revue Théorie communiste. Il y trouverait pourtant une conception de la révolution qui prend acte de la disparition de l’identité ouvrière dans les « restructurations » des années 1975-90, mais qui maintient l’existence d’une dialectique des classes et perçoit l’ouverture d’un « nouveau cycle de luttes » prolétariennes15. Il se peut qu’YC n’apprécie pas l’idée que la communisation de Théorie communiste, comme celle, pourtant différente, de Temps critiques, ne puisse être en accord qu’avec des conceptions qui ont rompu avec l’ouvriérisme, sous quelque forme que ce soit, et avec la théorie conseilliste.

2) Le communisme n’émergera pas d’une « décadence du capitalisme » ni d’une peur de la grande catastrophe.

Temps critiques, depuis ses débuts, n’a jamais été décadentiste. On trouvera dans ses articles de nombreuses critiques des divers courants marxistes théorisant l’effondrement du capitalisme sous l’effet de la contradiction entre les forces productives et les rapports de production ou à cause de la baisse tendancielle du taux de profit.

De la même manière, nous avons critiqué tous les catastrophismes, qu’ils soient écologiques, techno-scientifiques ou « industriels ». Les derniers articles16 à ce sujet, ceux d’André Dréan et de Jacques Wajnsztejn, décrivent les inadéquations des analyses qui accordent une importance excessive aux technologies dans les conditions présentes 17 ; ils montrent également pourquoi la nostalgie du temps de l’artisanat (ou de la cueillette !) ne nous aide pas à comprendre notre situation actuelle simplement en la comparant avec ce que nous aurions perdu. Notre critique de l’intégration de la techno-science dans le procès du capital ne contient, de notre part, aucune nostalgie pour d’autres époques.

3) Le communisme n’est pas une « idée », « une hypothèse » (Badiou) ni une « mobilisation pour de justes causes » (Coleman)

Ne serait-ce que pour des raisons heuristiques, afin de lever de lourdes confusions qui traversent aujourd’hui les débats sur le communisme et la communisation, il n’est pas vain de réfuter les discours qui font du communisme « une idée » ou pire encore « une hypothèse ». C’est, par exemple, le cas d’Alain Badiou dans un de ses exercices médiatiques récents18. Pour le philosophe antisarkozyste, l’idée communiste doit conduire les pauvres et les opprimés à exercer leur propre discipline et ne pas s’en tenir à la spontanéité des masses. En régime-communiste-Badiou, voici ce que cela donne : » Les opprimés n’ont pas d’autre ressource que leur discipline. Quand vous n’avez rien, pas l’argent, pas d’armes, pas de pouvoir, vous n’avez pas grand-chose d’autre que votre unité. Notre question centrale est donc : quelle forme peut prendre une nouvelle discipline ? Du point de vue philosophique, je pense que c’est nécessairement une discipline de la vérité, une discipline du processus lui-même ». Autrement dit, lorsque les opprimés seront capables de penser la vérité... ils seront prêts à réaliser « l’idée communiste » ! Et c’est évidemment Badiou qui va leur indiquer le chemin de la vérité.

Marx avait déjà répondu à ces inepties dans les termes suivants :

« Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés οu découverts par tel οu tel réformateur du monde. Elles ne sont que l’expression générale des conditions réelles d’une lutte de classes existante, d’un mouvement historique qui s’opère sous nos yeux. » (Manifeste du Parti communiste, p. 38). Dans cette acception stricte, eh bien ! nous ne sommes tout simplement plus communistes car nous pensons que les conditions posées par Marx ne sont plus présentes (« réelles ») aujourd’hui.

Pourtant très éloigné de Badiou, Y. Coleman ne reste-t-il pas toutefois sur le terrain de l’idéologue gauchiste lorsqu’il achève sa diatribe contre les « révolutionnaires » qui croient encore à l’alternative « communisme immédiat ou barbarie » en réduisant leur activité à de la propagande pour « convaincre les gens de se mobiliser pour de justes causes... ou pour s’en convaincre eux-mêmes » ?

Pour ce qui est de la première proposition, nous pouvons dire que dès l’instant où la perspective politique se réduit à la défense « de justes causes », on est prisonnier d’une conception humaniste qui sépare les individus vus comme des monades isolées et les « causes » conçues comme des facteurs extérieurs sur lesquels il faudrait se pencher. C’est d’ailleurs en flattant cet « humanisme » que s’est élaborée progressivement la conception léniniste puis stalinienne des rapports entre le Parti représentant des ouvriers et les intellectuels « compagnons de route ». Cette conception perdure aujourd’hui au sein du milieu altermondialiste.

En ce qui concerne la seconde, il semble qu’YC ignore les rapports entre critique et mouvement. L’activité critique en période de faible intensité des luttes ne peut être renvoyée sans discussion et de manière univoque à une activité vaine, à « une croyance ». Pour nous, elle est un élément de la pratique et, sous différentes formes, elle s’applique aux luttes quotidiennes sans pour cela avoir besoin de plaquer la première sur les secondes.

Il n’y a d’ailleurs pas lieu d’attribuer le titre de « révolutionnaires » à des individus qui n’ont, pour l’instant, accompli aucune révolution19.

4) L’activisme et le militantisme ne peuvent remplir le vide laissé par la rupture du fil historique des grandes luttes prolétariennes. Leurs partisans se reclassent dans l’humanitaire et les nouvelles « causes ».

Nous ne méprisons pas les « militants de base » et ne refusons pas l’intervention politique. À en croire YC, nous aurions une position de principe sur les questions du militantisme et de l’activisme alors que si nous avons bien une position, c’est une position située historiquement. C’est d’ailleurs aussi le cas de la position dite ultra-gauche qui ne s’est pas exercée abstraitement mais après les défaites des révolutions allemandes de 1918 à 1923 et la prise du pouvoir par Mussolini en Italie. Ces positions se sont en effet distinguées des positions prises par les organisations trotskistes qui, en période globalement contre-révolutionnaire, ont choisi l’entrisme pour ne pas être contraintes justement à un repli de type avant-gardiste. En toute période, ces positions critiques vis-à-vis de l’activisme ont été accompagnées aussi d’intéressants développements sur la distinction entre « parti formel » et « parti historique » — particulièrement au sein de la gauche italienne en exil et plus généralement sur la question de l’organisation dans la gauche germano-hollandaise (remise en cause des organisations de masse institutionnalisées comme les syndicats et des partis de type léniniste). Que ces positions aient pu parfois pousser à des extrêmes discutables (la position du groupe Bilan déqualifiant la révolution espagnole) est possible, mais il est dur de ne pas faillir à un moment ou un autre (sur la même question voir les divergences entre le POUM et les trotskistes orthodoxes).

Cette critique de l’activisme au sein de Temps critiques reposait aussi sur la présence d’Allemands dans la revue se revendiquant de l’École de Francfort, et particulièrement d’Adorno et encore plus précisément de son article de 1968 consacré au mouvement extra-parlementaire, article qui critiquait l’activisme érigé en position politique20. Mais si certains reprenaient cela au sein de la revue, ils cohabitaient néanmoins avec les positions de L. Debray, A. Steiner et F. d’Eaubonne plus liés au mouvement autonome et proches des milieux de la lutte armée et de ce qu’on peut appeler l’activisme.

D’autre part, même si la revue n’a pas toujours défini clairement son mode d’intervention politique, cette question s’est posée dès notre nº 8 et cela n’empêchait d’ailleurs pas des membres d’avoir des interventions pratiques et même de les mener (au sens de « meneurs » des actions sur leur lieu de travail ou/et dans la rue). Oublier cela, c’est confondre activisme et activité. L’activisme est forcément soutenu par l’adhésion à une organisation politique qui transforme aussi les individus de cette organisation en militants (quasi-professionnels), tu en sais quelque chose, Yves, avec LO. Sinon, si cela reste individuel, c’est de l’ordre du compulsionnel plutôt que du politique. Mais refuser l’activisme, ce n’est pas refuser toute activité. Il peut d’ailleurs y avoir dissociation au sein du même individu d’une participation active à une lutte sur son propre terrain, avec l’immédiateté qui en résulte, et un refus de l’immédiatisme qui consisterait à se trouver a-critique par rapport à cette lutte.

Passons maintenant au militantisme. Sa critique a été posée à la fin des années 60 quand les événements de l’époque ont bouleversé les conditions et les modes de luttes. Des dizaines de milliers d’individus se sont alors lancés dans l’action sans avoir eu un parcours d’assimilation de l’histoire des luttes de classes et des divergences qui en sont nées. Les protagonistes de Mai 68 se sont certes jetés sur les livres et particulièrement sur des classiques du marxisme ou de l’anarchisme ou sur quelques auteurs ou revues oubliées, mais c’était plus une soif de connaissance qu’une recherche de la vérité historique ou théorique. C’est ce que ne semble pas comprendre YC qui voudrait que chacun parcoure à nouveau toute l’histoire des conflits et débats qui ont émaillé l’histoire des luttes de classes 21. Ils ont alors procédé par collage avec un zest de spontanéité de R. Luxembourg, un zest d’anarchisme non formalisé, quelques slogans situationnistes, un brin de révolution culturelle chinoise comprise dans sa dimension anti-hiérarchique et anti-bureaucratique, un brin de conseillisme ou même de camattisme, mais en aucun cas ils n’ont fait de chacune de ces composantes un phare unique à suivre. Ainsi, pour être plus précis, les membres du 22 mars nanterrois ne cherchaient pas avant tout à produire une critique des limites de l’anarchisme, mais s’ouvraient aussi à certains textes de Marx et à la Gauche communiste germano-hollandaise.

Seul le gauchisme organisé a engendré ce genre de comportement quand il transformait la révolte et la critique en simple militance. Le militant étant alors celui qui se sacrifie à la cause parce qu’il n’existe plus qu’à travers son organisation. Qu’on le veuille ou non, 68 a mis fin à cela et la défaite a évidemment entraîné que ce mouvement de critique du militantisme, majoritaire dans les forces vives du mai français surtout, se transforme en cynisme critique, en individualisme passif, en désenchantement et même en désespoir.

Pour maintenir le cap, la tension est donc permanente entre les bases théoriques classiques qu’il faut maintenir et les perspectives critiques à tracer.

5) Il est désormais impossible d’affirmer une quelconque médiation communiste.

C’est donc une immédiateté qu’il convient de penser et d’agir, mais une immédiateté qui implique une autre connaissance et une autre pratique du rapport individu communauté humaine ; une autre représentation du rapport à la nature extérieure que celle du travail22 défini par les marxismes comme l’activité générique d’Homo sapiens.

Quels seraient les opérateurs à activer pour qu’émerge un procès de connaissance s’écartant de celui qui fut initié par le logos occidental (mésopotamien, gréco-latin) puis poursuivi et amplifié par le rationalisme cartésien, le scientisme des Lumières et les productivismes marxistes ? Parmi les plus efficients, il en est un qui semble décisif : sortir de la pensée dualiste du sujet et de l’objet. Il est vrai que plusieurs ruptures majeures dans l’histoire des sciences du XXe siècle ont déjà ébranlé le dogme de la séparation du sujet et de l’objet et ceci autant dans les sciences de la matière que dans celle de la vie et de la société23.

Un autre opérateur d’immédiateté relève d’un abandon de la relation historique établie par le mouvement ouvrier révolutionnaire entre luttes contingentes et débouché révolutionnaire (prolétarien) des luttes — cela fut nommé « transcroissance des luttes » — une première étape de ce processus consistant à socialiser la sphère de la production. Examinons de plus près cette question.

La question de l’objectif politique, dans la Tradition-imitation, a généralement une condition implicite : celle que la sphère de production doit être socialisée, autogérée (ou collectivisée, dans la visée traditionnelle marxiste léniniste). Mais on ne sait pas trop ce que va devenir cette sphère de production. Va-t-on l’écologiser ? La traiter dans une perspective décroissante ? Va-t-on tous rouler à vélo et plus en voiture ? L’image du gentil consommateur final décroissant qui pourra enfin rouler « propre » la fleur entre les dents ne nous dit pas qui, dans ce cas, aura envie de devenir un mineur « conseilliste » ou un sidérurgiste « décroissant » pour extraire et fabriquer l’acier indispensable au vélo. Les penseurs révolutionnaires, communisateurs ou décroissants rêvent-ils secrètement que leurs progénitures auront de la matière grise à échanger contre le travail de ceux qui, dans les pays pauvres, croiront encore au développement et descendront vaillamment dans les mines pour nous livrer ensuite le minerai en traversant les mers sur leurs conques ?

Plaçons-nous dans une optique plus radicale : on abandonne la production d’acier, l’industrie et l’importation de minerai, et on devient tous agriculteurs indépendants ou organisés en communes. On dissout l’armée, l’État, on ne fabrique plus d’armes et on se laisse pousser la barbe. En gros, on se néolithise et on attend patiemment de se faire piller ou détruire par des hordes d’envahisseurs qui, moins écolos et moins pacifistes que nous, n’ont pas honte de fabriquer des armes et de venir piller nos champs de carottes bio.

En résumé, la question de la perspectivation des luttes semble insoluble aujourd’hui. Insoluble parce que l’histoire est — Cornélius Castoriadis avait raison de le dire — une création. Le modèle révolutionnaire24 auquel reste accrochée la Tradition-imitation ne s’est produit qu’une seule fois dans l’histoire : quand la bourgeoisie, après sept siècles de développement de l’échange, de la connaissance rationnelle, des moyens de communication, des techniques, des réseaux et des territoires, n’a plus eu qu’à cueillir comme une pomme mûre un appareil d’État déjà largement transformé selon ses besoins, et donc à effectuer une révolution conclusive et nullement anticipative. Depuis lors, cette classe n’a cessé de faire la révolution jusqu’à se dissoudre elle-même — son avatar capitaliste-connexionniste continue bien sûr à la faire en suivant une logique purement prédatrice et destructrice.

Le schéma révolutionnaire proprement dit est caduque et cet accident historique ne se reproduira pas. La métaphore du prolétariat comme nouvelle classe révolutionnaire a montré qu’elle est une illusion dangereuse (illusion qui ne s’est pas encore totalement dissoute apparemment). Ce qui ne veut pas dire que les luttes prolétariennes n’étaient que cela, mais, contrairement à ce que pense YC, c’est sous l’aspect de la révolte qu’elles sont le plus intéressantes et non à cause de leur intégration à une quelconque stratégie révolutionnaire.

L’histoire est création. Le schéma capitaliste-connexionniste est basé sur des flux d’énergie concentrés et une réticulation de plus en plus poussée et polymorphe, à la fois physique et symbolique. Ce schéma a une ambition et une portée planétaires. Il a unifié des populations d’une importance considérable et il a géré leurs pulsions au moyen de systèmes très coûteux en énergie. En cas d’affaiblissement du système connexionniste, que deviendront ces pulsions ? S’attend-on à une pacifique « période de transition » vers on ne sait trop quoi ? Non, il est plus probable que la société va se morceler, que la période unitaire réticulaire coûteuse en énergie et canalisant les pulsions de milliards d’êtres humains par le sport, le travail, le sexe, la drogue, la hiérarchie ou autre va donner lieu, lorsqu’elle s’achèvera, à une multitude de petites sociétés plus ou moins pacifiques dont les objectifs sont imprévisibles. Imprévisible aussi l’état du monde physique à ce moment-là : quels territoires seront encore habitables malgré les pollutions, les épidémies, etc.

Même si l’on se contente de réfléchir à l’évolution souhaitable de « notre » ou « des » société/s, et même dans une optique largement utopiste, il faut, si l’on propose des solutions, penser la technique comme un tout et ne pas croire qu’on puisse abandonner le capitalisme en bannissant une partie de sa technique (les centrales nucléaires, les nanos, les pesticides...) et en gardant tout le reste, selon la vision éco-naturaliste humaniste. Ni qu’on puisse encore avoir des stratégies « nationales » comme le veut la Tradition-imitation. Réfléchissons plutôt à des stratégies locales et pragmatiques : orienter l’action vers la récupération des territoires, tout simplement parce qu’en cas d’effondrement du commerce international, les biens alimentaires seront hors de prix. Il ne s’agit donc pas d’anticiper de possibles catastrophes en souhaitant qu’elles ne se produisent pas, ni de se moquer des catastrophistes officiels ou des catastrophistes humanistes ou libertaires. La catastrophe a déjà eu lieu : dépossession de la majeure partie des communautés humaines de leurs territoires en à peine deux siècles, c’est-à-dire, à l’échelle de l’histoire humaine, en l’espace d’un éclair. Tout le reste n’est que gestion de crise. Mais rien ne garantit qu’il pourra y avoir retour en arrière, en tout cas selon une logique programmatique et ordonnée. Voilà pourquoi résumer en un mot l’action que l’on se propose d’accomplir (révolution) ou l’objectif (communisme ou conseillisme ou autonomie, etc.) paraît un réflexe appartenant à la Tradition-imitation. Se contenter de parler de reterritorialiser les collectifs dans une perspective assembléiste, serait-ce incompatible avec le devenir-autre immédiat de la communauté humaine ?

juillet 2010

Notes

* – disponible à : http://www.mondialisme.org/spip.php?article1488

1 – « Il est particulièrement vain d’opposer une “mauvaise” violence minoritaire à une “bonne violence” de masse car le plus souvent les groupes ou individus qui procèdent ainsi entendent par masse non pas un nombre important d’ouvriers, mais ceux qui sont censés les représenter, c’est-à-dire les grands partis et syndicats ouvriers qui ont condamné depuis longtemps tout usage de la violence de masse » (J.W., Préface à la seconde édition d’Individu, révolte et terrorisme. L’Harmattan. 2010).

2 – C’est dans la continuité que le nº 36 à propos de l’enlèvement de Moro ne dit pas un mot de critique des BR dans sa première page mais s’attaque à tous ceux qui, de la droite jusqu’au PCI en passant par Lotta Continua, défendent la démocratie. Le numéro fait toutefois état de la sorte de guerre privée que mènent les BR contre l’État et nous sommes parfaitement d’accord là-dessus. Dans le nº 37, la mort de Moro est même assimilée à « un accident du travail d’un homme d’État bourgeois ».

3 – Les anciennes médiations des « libertés bourgeoises » n’existent plus aujourd’hui. Les médiations de l’État-nation, celles qui permettaient l’existence de la « société civile » dans l’État républicain ont été résorbées dans une gestion des intermédiaires, englobées dans des « dispositifs » et des réseaux. Ces intermédiaires se veulent opérants et efficients mais ils n’ont plus de portée politique de type universel ; c’est la particularisation et le cas par cas qui est le mode d’action des dispositifs et des réseaux (y compris de l’État-réseau). L’entrisme cher aux trotskistes n’a plus de prise dans les réseaux puisque leur pouvoir est à la fois nodal et diffus. Ces processus puissants et généralisés ont été décrits et analysés par J. Guigou dans « L’institution résorbée », Temps critiques nº 12, 2001.

4 – C’était l’époque de notre théorisation sur le passage du prolétaire-individu (l’individu soumis à sa classe) à l’individu-prolétaire.

5 – Cf. L. Debray et A. Steiner, RAF. Guérilla urbaine en Europe occidentale, Paris, Méridiens-Klincksieck, coll. « Réponses sociologiques », 1987, [réédition : L’Échappée, coll. « Dans le feu de l’action », 2006]. Cet ouvrage ne recueille aucune adhésion de la part de JW et de Bodo Schulze qui, avec J. Guigou, fonderont peu après la revue Temps critiques. Un débat contradictoire et animé aura d’ailleurs lieu à la librairie Publico à Paris sur cette question. Les principales divergences reposent sur la critique de l’activisme, bien sûr, de la part de Schulze et, pour JW, sur les positions de la RAF (proches de celles de la Gauche prolétarienne) quant à l’appréciation de l’État démocratique autoritaire en termes de « social-fascisme » d’une part, et sur la définition de nouveaux « sujets révolutionnaires » d’autre part.

6 – L’utilisation de cette notion montre à quel point YC est encore dépendant ou contre-dépendant de ce concept trotskiste alors que parallèlement tout son travail dans Ni patrie ni frontières tend à mettre en perspective, justement, et donc à relativiser tous les concepts qui semblent aller de soi. YC semble se dédoubler entre d’un côté un chercheur impertinent qui fait se côtoyer ou mieux se rencontrer des courants d’origines diverses et, de l’autre — cela apparaît d’ailleurs parfois dans ces commentaires des textes qu’il présente et surtout sur son site — , en gardien d’une certaine orthodoxie sans qu’on voit bien le lien avec le reste de son travail et surtout vers quoi elle le mène.

7 – Ce point a d’ailleurs été très sérieusement abordé par Adriano Sofri, le leader de Lotta Continua, du point de vue théorique, dans un article des Temps modernes et discuté au sein du groupe dans le cadre des tactiques à appliquer en relation à la question des délégués (cf. notre Mai 68 et le mai rampant italien, L’Harmattan, 2008). Il en ressort que « l’automne chaud » de 69 et les années qui suivirent furent beaucoup plus « assembléistes » que « conseillistes ». Par pitié, ne transformons pas l’expérience historique des conseils ouvriers en « conseillisme » et surtout n’en faisant pas un discriminant du jugement sur les luttes situées historiquement. Cela ne peut conduire justement qu’à de l’idéologie simplificatrice comme quand YC parle des « conseils ouvriers » hongrois !

8 – Cf. le livre de Debray Steiner, RAF. Guérilla urbaine..., sur cette question controversée de l’appréciation de l’URSS par la RAF (p. 181-183).

9 – Il est difficile d’ôter au mot « révolution » sa signification sociale, ce qui rend sans doute aporétique l’expression « révolution à titre humain », l’humain n’étant pas réductible au social. La problématisation du mot « révolution » sera à peine effleurée ici, mais elle demeure une question en suspens qui sera sans doute abordée dans un prochain numéro de Temps critiques. Le lecteur est supposé faire la différence et établir les nuances contextuelles lorsqu’on parle de révolution bourgeoise, prolétarienne, industrielle, classiste, à titre humain, communiste, culturelle, sociale, marxienne ou révolution du capital. Sans se préoccuper de savoir comment le sens premier du mot qui correspond au « mouvement en courbe fermée autour d’un axe ou d’un point, réel ou fictif, dont le point de retour coïncide avec le point de départ » a pu dériver vers celui de « renversement soudain du régime politique d’une nation, du gouvernement d’un État, par un mouvement populaire, le plus souvent sans respect des formes légales et entraînant une transformation profonde des institutions etc. », on notera que son usage réintroduit sans cesse la vision traditionnelle du déterminisme historique : l’histoire comme contradiction fondamentale et « dialectique » entre les classes. Or, précisément, l’interaction entre les classes est certes conflictuelle, mais elle n’est pas contradiction, bien au contraire. Elle est aussi complémentarité et identité de devenir.

10 – Nous sommes en train de préparer un numéro du bulletin Interventions, sur cette question avec des individus actifs dans les dernières luttes étudiantes ou de quartiers.

11 – Ce point fait partie de l’histoire de la revue. Dans la mesure où sa création correspondant à une tentative de bilan menée conjointement en France, en Italie et en RFA, elle ne pouvait l’ignorer. La discussion entamée par le livre de JW, Individu, révolte et terrorisme (Nautilus 1987) continua donc pendant les quatre premiers numéros. Cette question a été largement développée et précisée ensuite dans Mai 68 et le mai rampant italien (L’Harmattan, 2008) de JG et JW, puis dans des compléments sur le site de la revue, particulièrement dans la critique des « théories du complot » et enfin dans la préface à la nouvelle édition d’Individu, révolte et terrorisme (L’Harmattan, 2010).

12 – Cf. Temps critiques nº 13, hiver 2003.

13 – Cf. J. Wajnsztejn, « La Chine dans le procès de totalisation du capital », Temps critiques nº 15, p. 151-180.

14 – Cf. « Quelques précisions sur capitalisme, capital, société capitalisée », Temps critiques nº 15, p. 5-64.

15 – Un cycle au cours duquel le prolétariat, « luttant en tant que classe contre le capital, se remet lui-même en cause et porte le dépassement révolutionnaire de cette société par la production immédiate du communisme comme l’abolition de toutes les classes, l’immédiateté sociale de l’individu ». Cf. site de Théorie communiste, http://theoriecommuniste.communisation.net/

16 – Cf. Temps critiques, nº 14, hiver 2006, p. 73-104.

17 – Cf. la polémique entre Raoul Victor et JW sur les logiciels libres sur « le réseau de discussion ».

18 – Dans un entretien avec une journaliste de L’Humanité, l’ex-maoïste déclare ceci :
« Question : Vous êtes convaincu qu’il faudra à l’avenir faire exister l’hypothèse communiste sur un nouveau mode. Mais vous dites finalement peu de chose de la manière dont cette hypothèse devra se présenter.
Alain Badiou : J’aimerais pouvoir en dire plus. Pour l’instant, je soutiens qu’il faut affirmer sans peur que nous sommes dans le maintien de cette hypothèse. Il faut dire que l’hypothèse de l’émancipation, fondamentalement, reste l’hypothèse communiste. Ce premier point peut trouver des formes d’élaboration. Il faut comprendre ensuite qu’il s’agit là d’une idée au sens fort. Je propose de la travailler comme telle. Ce qui signifie que dans une situation concrète, conflictuelle, nous devons l’utiliser comme critère pour distinguer ce qui est homogène avec cette hypothèse égalitaire et ce qui ne l’est pas. » L’Humanité du 6 novembre 2007.

19 – Sur ce point précis, on peut se reporter à la réponse de JW à YC sur la question des rapports entre operaïsme et stalinisme, disponible sur notre site et sur le site mondialisme.org.

20 – Cf. Adorno : « Notes sur la théorie et la pratique » in Modèles critiques, Payot, 1984.

21 – Nous avons déjà eu l’occasion d’en parler dans notre réponse à son texte sur les rapports entre opéraïsme et stalinisme (cf. À nouveau sur l’opéraïsme : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article268). Pour YC, explicitement l’individu révolté ne peut développer aucune compréhension des choses s’il ne s’est pas prononcé pour les conseils ouvriers, s’il n’a pas « dressé un bilan critique du bolchévisme et du léninisme » ou « perdu toute illusion sur la nature prétendument socialiste du Vietnam, de la Chine ou de Cuba. Dans ces conditions on comprend pourquoi les organisations trotskistes se déchirent et s’entredéchirent sans jamais avoir aucun poids sur les événements. À ce niveau, la JCR de 68 est restée un peu une exception mais il ne faut pas oublier qu’elle n’était pas officiellement trotskiste.

22 – « On saisit mal comment des travailleurs à domicile, des intérimaires, des chômeurs, etc., pourraient s’organiser (probablement sur une base locale) et avoir le même poids économique et politique que ceux qui font partie des « garantiti » comme on dit en italien, ceux qui ont un emploi garanti soit par leur statut de fonctionnaires ou assimilés, soit par un CDI dans des entreprises ayant les reins solides — ou pas. », écrit YC. Il semblerait que pour YC le travail (à la fois essence de l’Homme et ciment de l’Organisation ?) soit le seul tremplin libérateur et que la « révolution » soit une affaire de CDI.

23 – Sur cette question, cf. Bernard Pasobrola, « Remarques sur le procès d’objectivation marchand », Temps critiques nº 15, hiver 2010. Disponible sur le site de la revue : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article209

24 – C’est en partie à cause de la polysémie du mot, en partie parce que le mot se réfère à un schéma légué par la Tradition progressiste qu’il est renvoyé à sa matrice historique : la révolution bourgeoise, alors qu’il a été abusivement étendu à l’insurrectionnalisme, prolétarien ou autre (libération nationale, grèves étudiantes, renversement d’un rapport de forces entre factions rivales au sein de l’État comme dans la « révolution Orange » ukrainienne, etc.) L’ambiguïté est beaucoup moins gênante lorsqu’on parle de révolution dans un contexte qui n’est pas purement social (révolution verte, révolution technologique, scientifique ou industrielle, agricole, sexuelle, copernicienne, etc.) car on voit la métaphore. Cf. note 9.

 

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