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Propositions provisoires sur le terrorisme

par Jacques Wajnsztejn

Publié dans : Individu, révolte, terrorisme, Nautilus, 1987, p. 124-132.

« Dans les mains de l’État, la force s’appelle Droit. Dans les mains de l’individu, la force s’appelle crime ».

L’Unique et sa propriété, Stirner.

« Peu importe que la conscience soit vivante, si le bras est mort ? »

Lorenzaccio, Musset.

 

1 – Alors que les anciennes légitimités procédaient plutôt par exclusion et répression (des « classes dangereuses »), la légitimité actuelle procède par inclusion et normalisation des groupes sociaux et des individus. C’est cela qui produit le consensus qui n’est qu’un accord idéologique sur l’absence d’antagonisme réel dans la société. La gestion remplace le politique. Ceux qui refusent la domestication sociale au nom de leur singularité et de leur irréductibilité à la domination, aussi bien que ceux qui refusent la pacification sociale au nom de la persistance des antagonismes de classes, seront mis à l’index et accusés de parler « la langue de bois » ou de pratiquer la « folie meurtrière » (cf. les accusations de la presse pendant le procès contre Action Directe).

2 – Il y a remise en cause du modèle traditionnel de la révolution et du rapport entre révolte et révolution. En effet, la révolution reposait sur un projet politique, un parti ou des groupes politiques organisés développant une stratégie fondée sur une représentation abstraite (dans la perspective de l’humanisme bourgeois) ou messianique (le prolétariat comme classe salvatrice, dans la théorie communiste) du sujet révolutionnaire. La révolte n’était qu’une prémisse mal contrôlée et non nécessaire de la révolution qui cherchait toujours à imposer sa propre légitimité. C’est ce qui n’est plus possible quand la dynamique du système n’est plus essentiellement nourrie par des antagonismes de classe, quand il tend à devenir rapport social unifié.

Alors on assiste à une inversion des prédominances : le refus l’emporte sur le projet ; l’individu, le particulier, le local, sur le général, le mondial ; l’être réel sur l’être abstrait. La révolte n’est plus alors une prémisse de la révolution, mais elle prend son sens en elle-même, elle est refus de la normalisation. Par là même elle touche tous les pays, y compris ceux qui résistent au double processus de développement/déstructuration du capitalisme). Elle est aussi refus du consensus et elle peut prendre des formes diverses, telles la lutte armée ou la critique réfractaire. Le problème, c’est quand la première se subordonne complètement la seconde. Il me semble que d’une certaine façon Ulrike Meinhof a essayé de tenir les deux bouts.

3 – Le problème du terrorisme et de la violence ne peut être abordé du point de vue de l’isolement. Il n’est donc pas question de condamner la violence minoritaire au profit d’une quelconque violence de masse qui s’exprime le plus souvent par « ses » organisations (ainsi le PCF. et la CGT dans la tactique classe contre classe des années 30 ou dans la période de guerre froide, les manifestations contre le général Rigway et la guerre de Corée). Dans l’histoire du mouvement ouvrier, les « terroristes » ont souvent représenté l’élément conscient de la nécessité de la guerre ouverte contre le rapport social capitaliste et ils ne se sont pas posé la question de leur isolement dans la mesure où c’était le fait d’être à contre-courant qui les faisaient apparaître comme marginaux par rapport au reste du mouvement. Ils ont même été jusqu’à revendiquer cet isolement comme résultant de leur haine contre la société : « L’individu seul peut réaliser le passage de la civilisation au socialisme et dans son amour ou sa haine il ne s’adresse pas à des abstractions, des “Hommes”, mais à des individus potentiels » (Cœurderoy. cité dans la revue : L’Unique et son ombre, p. 9). Il en est de même pour des individus comme Libertad (Le culte de la charogne, Galilée) et Darien (Lennemi du Peuple, Champ Libre) : « Au-delà du Peuple, il y a les individus, les Hors-Peuple. Il est inutile de donner des noms. Ces noms font l’histoire. Ce sont les noms de tous les êtres qui ont eu la haine de ce qui existait de leur temps, et qui ont agi cette haine... Une révolution est un acte de volonté. Un petit groupe, un homme seul peuvent faire une révolution » (Darien, p. 124, op. cit.) et : « En tout cas, ce ne sera sûrement pas “une victoire prolétarienne”... le prolétariat riche ou pauvre, le Peuple Pondeur d’Enfants, le Peuple qui se perpétue en petits millionnaires et en petits meurt-de-faim, ce Prolétariat de l’Autorité et de l’Obéissance a déjà eu sa victoire... il n’a que la Défaite à attendre » (p. 130, op. cit.).

4 – Dans la période actuelle de domination réelle du capital, l’isolement n’est pas seulement numérique, mais il est social et le problème de la violence se pose au niveau de la subjectivité des individus, même si cela reste encore contradictoire chez le « terroriste » :

– qui personnifie une dernière forme d’expression politique de la violence de classe, de la lutte d’une classe pour le pouvoir. En tant que tel, il est obligé de soumettre sa révolte individuelle à une forme politique traditionnelle (le groupe terroriste, le parti combattant) et en cela il appartient encore au passé

– mais aussi, conjointement, une haine violente de la société en général, haine qu’exprime aussi, sourdement cette fois, l’individu particule neutre du capital1.

La haine de classe a donc laissé la place à la haine pour la société en général en tant que destructrice des potentialités de l’individu. Les « expropriations » armées peuvent alors apparaître comme une forme de réappropriation de ce que le capital nous arrache de vie possible et de potentialités humaines ; le danger étant de mythifier ces pratiques qui ne débouchent souvent que sur une organisation de la survie où les individus se contentent de gérer petitement une petite vie.

5 – Il ne s’agit pas de s’élever contre la criminalisation des luttes, comme le font en Italie quelques groupes (Collegamenti) ou quelques terroristes « dissociés ». Ce serait encore de la politique, ce ne serait voir dans cette criminalisation qu’une manœuvre de l’ennemi, un extérieur à la lutte. Il faut voir que dans la crise de la domination réelle, la remise en cause des politiques de welfare criminalise les pratiques de refus ou même de survie qui surgissent dans les nouveaux ghettos (jeunesse étudiante prolétarisée, immigrés, précarisés). L’absence de distinction entre lutte légale et lutte criminelle est une des formes que prend la lutte de classe dans son procès de caducité. Comme le disait l’éphémère groupe italien Comontismo : « Contre le capital, lutte criminelle ! » C’est aussi cela qui doit permettre d’établir un lien concret entre les luttes sociales et les luttes dans les prisons (le lien ne peut être essentiellement un lien de solidarité qui supposerait une extériorité par rapport à ces luttes). D’ailleurs, il ne s’agit même plus d’un phénomène de criminalisation des luttes, mais d’une tentative de criminalisation de tous les faits de la vie quotidienne. En France, cela se traduit par la nécessité de produire à tout moment une pièce d’identité, par le projet de code de la nationalité ; en RFA, c’est le fichage généralisé à toute la population, etc. Ceci est à relier à l’accroissement de la délinquance, à la surpopulation des prisons. Criminalisation de la misère et normalisation informatisée et policée participent du même mouvement de négation de la vie.

6 – Le terrorisme et la violence sont une tentative de réponse à ce qui apparaît aujourd’hui, dans la communauté matérielle du capital, comme la nécessité de l’impossible révolte. « Ce qu’il y a de nouveau dix ans après 1968, c’est l’impossibilité même d’une rébellion contre le système. Hommes et femmes déracinés de leur espace et de leur temps subissent directement un procès d’intégration. Il y a tout au plus des phénomènes de déviance et de marginalisation que les médias absorbent progressivement en enlevant toute la charge explosive à la déviance et en rendant celle-ci compatible avec la norme, en proclamant que tout est possible et le divers nécessaire. Alors, pour tous ceux qui vomissent de façon immédiate une telle société, il ne leur reste qu’une issue afin de s’affirmer et d’être reconnus autres, révolutionnaires… la violence ». (Invariance, série III, no 4). Mais la logique interne à la violence, au terrorisme, lui fait commettre « l’inutile » : le détournement de Mogadiscio pour la RAF ; la mort de Moro pour les BR. À son tour, le terrorisme est intégré... en tant que forme autonomisée de la révolte, de la lutte. Et « le terrorisme devient expression de la violence consubstantielle à la communauté du capital » (Invariance, ibid.) et conséquemment il devient totalement anti-théorique). Le rapport social capitaliste étant homogénéisation, pour être adéquat à son désir, sa rage d’être autre, irréductible, il ne reste au révolté que la « violence aveugle » et tel est le piège à éviter.

« La plus immédiate volonté de se transformer tout en transformant le monde peut cependant encore se court-circuiter dans une violence parfaitement spectaculaire et renoncer de la façon la plus manifeste à son efficacité révolutionnaire. L’autodestruction se camoufle alors en un beau geste de destruction. L’espèce, dans son mouvement furieux, n’est que trop facilement soumise à un esprit meurtrier et suicidaire qui est celui de l’Étre-Capital » (Giorgio Cesarano, Manuel de survie, Dérive 17, 1981, p. 73). Cette violence du refus de l’homogénéisation passe aussi dans les rapports intersubjectifs de la « communauté » révolutionnaire comme agression de langage, polémique, cynisme ; répétition là aussi de la violence du capital.

7 – Le terrorisme est une tentative manquée de rompre avec les représentations, par exemple montrer que l’État n’est rien ou n’est plus rien. Il est le signe de la fin du politique qui établit les règles et le cadre de l’affrontement du compromis entre les classes dans une société donnée. « Le terrorisme se développe à la fin des périodes historiques quand il est difficile de se repérer. Celui de la fin du siècle dernier était l’indice de la fin de la société bourgeoise qui fut pleinement réalisée avec la guerre de 1914-1918. Le terrorisme actuel manifeste la mort potentielle du capital » (Invariance, série III, no 9 : « Violence et domestication »). L’échec de cette tentative de rupture avec les représentations apparaît bien dans le phénomène de spectacularisation que les États tentent d’imposer aux terroristes par 1’intermédiaire des médias. Le terrorisme déjà accusé de servir seulement au Capital à museler les luttes ouvrières (accusation de la Gauche et de l’extrême gauche réunies), sert aussi indirectement à revitaliser l’idéologie étatique, garante d’une solidification sociale face à la crise des médiations traditionnelles.

8 – La violence terroriste se distingue des autres formes de violence par le fait qu’elle centralise ce qui n’était bien souvent que violence spontanée, diffuse, fugitive ; elle veut encore organiser politiquement ce qui ne peut plus l’être. Des règles strictes de production de cette violence sont donc définies, qui transforment la révolte individuelle, active, en une simple activité de l’ordre du militaire. L’organisation de la violence (qui n’est d’ailleurs qu’à de rares moments action violente, vue l’importance de la logistique) pompe alors toute l’énergie et la vitalité de la révolte primitive et s’installe comme étant toute la vie, alors qu’elle n’est qu’un élément de la lutte individuelle, expression de soi en partie retrouvée. Toutefois, cet élément de violence dans la lutte individuelle n’est pas encore une activité libre car elle s’exerce contre les médiations du rapport social ; elle ne choisit pas son but elle est réactive. Elle ne choisit pas non plus d’être : il faut donc se faire violence pour qu’elle existe, pour qu’elle soit à la fois élément de constitution de soi et élément d’extériorisation.

9 – Le terrorisme est une forme de refus de la séparation, mais qui se fait aux dépens de l’individualité constituée, d’où la nécessité de partir d’un nouvel individu qui se forgera mieux dans la clandestinité. Là réside l’importance de la rupture sans possibilité de retour dans le système qu’a tant développée Ulrike Meinhof : ce refus de la séparation est d’ailleurs très présent dans le mouvement de lutte des femmes et ce n’est pas un hasard si de nombreuses femmes ont participé ou participent encore à la lutte armée en R.F.A ou en Italie (cf. l’ouvrage Mara et les autres aux éd. des femmes et le bel article intitulé « De fortes femmes », p. 377 à 383 dans le numéro des Temps Modernes d’août 1979). À l’individualisation sociale produite par le capital, le terrorisme oppose une individualisation politique et la clandestinité va jouer un rôle de protection, de rempart. La clandestinité c’est le saut dans le vide, c’est un point de non-retour. Mais cette individualisation est toujours aussi extérieure aux individus, simplement la médiation a changé. Il n’est donc pas étonnant de retrouver dans le terrorisme toute une partie de la panoplie politique traditionnelle : le militantisme, le sacrifice, le suivisme.

10 – La révolte n’est plus uniquement une activité négative, la marque d’une opposition irréductible, mais elle ne trouve qu’encore rarement des possibilités de concrétisation qui iraient dans le sens de la création de nouveaux rapports sociaux. Et c’est bien là-dessus qu’achoppe notre critique de la lutte armée et du terrorisme : elle conduit implicitement à opposer une « bonne révolte » ou une « bonne violence » à ce qui serait une « mauvaise » violence (militaire, putschiste, avant-gardiste). Le danger est alors d’opposer une révolte sans tâche, d’autant plus pure et dure qu’elle reste abstraite et qu’elle peut ainsi se prévaloir d’une supériorité bien misérable (la révolte sans son débouché), alors que dans la réalité, elle souffre des mille accommodements dont est constituée une vie quotidienne ; à une révolte dévoyée par la solution de facilité que représenterait la fuite en avant dans la lutte armée. Or, dire cela serait méconnaître que le terrorisme est la forme que prend la révolte quand elle cherche à tout prix son débouché. Se faire violence et faire violence à la société sont alors les moyens employés par des individus pour combler hâtivement le hiatus entre révolte et débouché... au risque de se tromper, car la révolte qui trouve son débouché dans le terrorisme cesse d’être une révolte. Elle s’organise pour résister et se développer, et cela l’emporte sur les comportements de révolte. Ainsi, le terroriste est celui dont la conduite passe inaperçue. Il est l’individu moyen par excellence et il ne peut que perdre de vue le pourquoi de son action.

Jacques Wajnsztejn

Notes

1 – Les limites actuelles à l’expression de la subjectivité tiennent dans le fait que c’est le capital qui tend à réintroduire la subjectivité, mais sous la forme de l’esclave consentant, en tant qu’usager du capital. Le paradoxe réside dans le fait que c’est au moment où l’individu apparaît comme le plus indépendant de ses déterminations naturelles qu’il est aussi le plus désubstancialisé, le plus parcellisé et qu’il subit par contrecoup la tentative de recomposition par et au profit du capital qui vise à le transformer en élément neutre, en particule, capable d’accepter n’importe quoi de la part du rapport social. Pour de plus amples développements sur cette question, cf. la revue Invariance, série III.

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