Critique de la théorie du prolétariat

par Jacques Wajnsztejn

Publié dans : L’Individu et la communauté humaine. Anthologie et textes de Temps critiques (volume I)


Lettre de Jacques Wajnsztejn à Jacques Guigou (7 mai 1988) en réponse à sa lettre « De si bouleversantes nécessités » suivi d’une lettre du 2 juin 1988


Villeurbanne, le 7 mai 1988

Jacques,

Bien reçu tes envois, que j’ai commencé à faire circuler. Bon, je commence à te répondre, même si ça reste un peu décousu et sous forme de lettre pour le moment.

Tout d’abord, une remarque d’ordre général : si je me fie au courrier reçu ou aux discussions que j’ai pu avoir à propos de mon livre, je peux distinguer deux types d’approches, qui, tout en étant très différentes, lui font finalement la même critique, à savoir : d’être un livre, et en tant que tel, de prendre une forme figée, de n’être qu’un constat (et cela aussi bien pour ceux dont le problème essentiel est le rapport à la lutte armée : pour eux, le livre souffre d’être surtout théorique et de ne pas donner de recettes ; que pour ceux, comme toi, qui s’intéresse surtout à la première partie du livre et qui lui reproche à la fois une certaine indétermination conceptuelle/théorique, son aspect non développé et tronqué, que ses insuffisances « praxiques »).

Mais dans tous ces cas, cela ne tient pas compte d’un des buts du livre qui était, justement, de rompre avec une activité théorique qui se prend elle-même pour objet et qui finalement ne se développe qu’à partir d’elle-même dans la progression et l’affinement de concepts (situation de la fin des années soixante-dix et du début des années quatre-vingt pour moi et d’autres proches), socialisés par le biais de textes ou de notes internes à un noyau de « théoriciens » ou bien alors de brochures publiques, confidentielles et sans lendemain. À la limite, la socialisation de ces textes n’en était pas une, car elle ne voulait et n’avait pas d’autre public que celui des théoriciens. Cela relevait d’une certaine logique puisque cette théorisation ne pouvait pas rencontrer son pendant dans le mouvement réel et que l’autonomisation par rapport à ce mouvement réel est la condition de son développement.

Et c’est justement cette autonomisation de la théorie (en tant qu’activité mais aussi en tant que résultat) qui m’est, à un certain moment, apparu intenable et qui a entraîné chez moi, d’abord une cessation de cette activité, puis une activité différente qui a débouché sur ce livre (mais aussi sur diverses actions pratiques), livre qui est un « état des lieux » visant à une socialisation plus large que la forme brochure, sans pour cela tomber dans la vulgarisation. Il est aussi le produit d’une double intervention de ma part : à la fois théorique et individuelle dans le sens où la révolte, la question de la lutte armée et plus généralement celle de la violence, ne se posaient pas à moi de façon extérieure, comme c’est souvent le cas dans le rapport à la nécessité du « travail » théorique (« l’implication » en quelque sorte !)

Quelques remarques par rapport à tes brochures précédentes, reprises dans La Cité des ego 

1. Un concept existe-t-il en dehors de ses effectuations ? (et il en est de l’autogestion comme du prolétariat ou du communisme) ; page 17 du Sosie satisfait, tu réponds que non et que les conditions actuelles de l’autogestion ne sont que celles de la particularité, des autogestions (ce qui, chez moi, correspond à ce que j’appelle « la normalisation » qui recoupe à la fois tes notions « d’égogestion » et « d’autogestion réalisée »).

2. Réduire l’institution de l’autogestion à l’idéologie autogestionnaire, c’est valable pour certains cercles (C.F.D.T, anars ou situs), mais je crois que c’est plutôt la réalité de l’autogestion en actes (particularisée, il est vrai), qui a produit sa décomposition. C’est toute l’ambiguïté de Lip1, à la fois idéologie autogestionnaire, mais aussi mouvement social lié à Mai 68 et à ses aspects les plus créatifs de nouveaux comportements et rapports entre les individus en lutte.

3. Les autogestions particulières comme signe de la défaite de l’autogestion ? N’est-ce pas sublimer 1968 et en faire une rupture absolue ? C’est contradictoire avec mon appréciation de 68 comme :

– réactivation du programme prolétarien (cf. mon livre) 

– mouvement centré sur le prolétariat en tant qu’universel dans la théorie du prolétariat, mais qui n’est en fait qu’un particulier par rapport aux exigences d’une nouvelle matérialité englobant toutes les contradictions.

À ce niveau, je suis d’accord avec la critique que tu fais de ma conception, (réduction de 68 à une réactivation du « Programme prolétarien »), mais la créativité dont tu parles s’est souvent exercée dans la première partie du mouvement, avant le rattachement plus ou moins explicite au prolétariat, rattachement qui se produit à partir, surtout, de la grève générale. On peut même dire que l’originalité de Mai 68 en tant que mouvement « indépendant », est balayée à ce moment-là, ce qui a pu expliquer (si ce n’est excuser), le fait que cela ne m’apparaisse pas central dans la compréhension du sujet traité, ce qui me semble moins net aujourd’hui à la lumière de ta critique et en raison des problèmes que me posent aujourd’hui la question de l’individu et de l’articulation à la révolte. 

Il serait d’ailleurs bon de revoir cela en rapport avec les derniers mouvements de 86, la question de la démocratie, etc. (Je vais sûrement m’y mettre, d’autant plus qu’un copain allemand travaille, entre autres, là-dessus — sur le mouvement allemand, mais c’est important aussi ! —). Je compte aussi sur toi pour donner plus de vigueur à ta conception (égogestion, autogestions, etc.) à partir d’une analyse de 68 qui ferait le lien.

En R.F.A., le centrage, différent dès le départ, et qui finalement est beaucoup plus proche de l’idée d’autogestion généralisée, a-t-il été une réussite ou un échec dans le cadre de la « scène alternative », qui représente bien une nouvelle matérialité en devenir, sans pour cela donner vraiment dans les particularités ? (à approfondir, et je pense utiliser aussi les réflexions des copains allemands qui se confrontent, actuellement, à la fois au milieu alternatif et au milieu de la lutte armée).

4. En fait, tu dis à peu près la même chose que moi en ce qui concerne la question de l’individualisation, mais à partir d’un autre langage conceptuel, ce qui n’est pas très important même si cela peut porter à ambiguïté dans la discussion et à des difficultés dans la diffusion de nos idées en dehors d’un cercle restreint de spécialistes.

Par contre, sur d’autres points, tu emploies un langage plus marxien, et dans la mesure où c’est aussi le mien à l’origine (alors que je pense que le tien part plus de la sociologie et de la psychanalyse), il y a plus de problèmes, car toute petite différence dans la conceptualisation peut être incompréhension ou grosse divergence. 

Exemple : quand tu dis, «  L’individualisme contemporain exprime la contradiction radicale de la classe techno-bureaucratique d’État qui ne peut se recomposer qu’en particularisant davantage la classe des prolétarisés », en page 14 de La cité des ego et sa négation, cela pose problème, car cet « individualisme contemporain » touche tous les individus et a fortiori toutes les classes (sauf à appeler classe un tout petit groupe de dirigeants économiques-politiques, style les « élites » de C.W. Mills) ; d’autant que ; page 27, tu fais allusion à la « communauté du capital » : maîtres et serviteurs unifiés !

5. À partir de la critique du C.R.C.R.E. et de l’ambiguïté du concept d’autogestion, une remise en perspective historique montrerait que l’autogestion de Guigou (ou Vaneigem) est un concept totalisant et qu’il englobe toute l’activité, même s’il prend chez Vaneigem l’aspect quotidienniste, qui lui sera surtout reproché après coup (c’est à dire après la dissolution de l’Internationale situationniste) et chez toi, un aspect plus générique (concept d’activité générique qui serait, du point de vue de l’individu, ce qui sépare l’autogestion de l’égogestion ou des autogestions).

Mais dans les deux cas, on a une conceptualisation typique de la fin des années soixante et du début des années soixante-dix, qui se rattache ou est liée d’une manière ou d’une autre aux mouvements pratiques de cette époque et à leurs potentialités destructrices/ créatrices.

Alors que les concepts de gestion des producteurs, ou gestion ouvrière ont été mis en avant dans les années 1917 à 1930 sur la base des intérêts de la classe ouvrière en tant que classe unificatrice d’un devenir révolutionnaire... au sein même du salariat (c’est le sens ambigu du « tous à l’usine » des Conseils ouvriers allemands), leur reprise actuelle sous le vocable a-historique d’autogestion (qui recouvrirait aussi l’expérience de l’Espagne de 1936) par certains courants de la CFDT, des gauchistes ou anarchistes, s’effectue à partir des particularisations issues des limites mêmes de 68, de l’englobement des mouvements de « libération » dans le nouveau rapport social modernisé. L’apologie de l’autogestion dans les mouvements particuliers manque alors de réflexivité (ce fut par exemple les positions gauchistes par rapport à Lip), mais pire, sa référence en tant que nouveau programme signifie l’acceptation de l’existant. Ton appréciation de la chose ne souffre évidemment pas de cette tare.

Néanmoins, chez toi et chez Vaneigem, l’accent n’est pas mis sur ce qu’il y a de nouveau, justement, par rapport aux années vingt et à l’idéologie de la gestion ouvrière (même si ça ne prend pas la forme de la pure analogie/apologie qu’on trouve chez Debord ou Riesel dans le no 12 de la revue de l’I.S.), idéologie qui sera bien critiquée par Le Manach dans Bye, bye turbin.

La gestion des producteurs, les Conseils ouvriers, c’est le programme prolétarien qui cherche à s’affirmer dans la crise produite par le passage de la domination formelle à la domination réelle du capital. En fait, ces tâches seront réalisées par le capital et l’affirmation du travail n’étant plus possible, le concept d’autogestion ne peut avoir un sens révolutionnaire qu’en tant qu’autogestion de toute la vie, mais alors pourquoi employer encore ce terme qui fait référence à la notion de mode de production (dans « autogestion », il y a encore l’ignoble « gestion » !).

Je te propose un petit schéma récapitulatif :

a) Conseils (1905-1925) ; gestion d’un tissu social très urbanisé avec prédominance de l’ouvriérisme et de l’idéologie du travail (l’entreprise fonde le social et la socialité doit être ouvrière).

b) Les Communes (Espagne) : gestion d’un tissu social peu particularisé, peu urbanisé, avec prépondérance des valeurs collectives ou communautaires. Tentative de réorganisation, plus que de gestion, d’où ne sont pas absentes d’anciennes déterminations pré-capitalistes.

c) Autogestion (années 60-70) : gestion d’un tissu social urbanisé mais décomposé, où les anciennes solidarités sont en passe d’être détruites, qu’elles soient pré-capitalistes (familiales, régionales) ou capitalistes (déclin de la communauté-travail, désagrégation de la socialité urbaine, etc.).

Les trois termes sont situés dans une même hypothèse théorique, qui est celle d’une priorité de la forme par rapport au contenu, c’est-à-dire qu’ils ne disent rien sur l’activité même, d’où comme conséquence, le fait qu’ils puissent, sans trop de problèmes, être réintroduits dans le discours du capital, s’il le faut. C’est d’ailleurs ce que tu vois bien et ce que tu réponds quand tu parles des deux reproches que l’on peut faire au concept d’autogestion.

– Une autre gestion du capital ; pas de critique du travail séparé.

– Usinisme réducteur ;

Et on en revient à la question de départ : un concept peut-il exister en dehors de ses effectuations ?

À propos de « De si bouleversantes nécessités »

1. D’accord pour l’idée de « communauté du travail », dans les mouvements des années 1920, mais sa forme particulière me semble être, justement, la forme conseil et non pas la forme syndicat (Conseils en Russie : 1905, puis en 1917, en Hongrie, en Allemagne où ils seront même dominés par les sociaux-démocrates) qui semble s’imposer surtout dans la recomposition dont tu parles. En fait, la forme conseil est la forme d’enfermement du mouvement dans une communauté-travail non encore intégralement réalisée, alors que le syndicat est la forme reproductive et contre-révolutionnaire d’une communauté.

2. D’accord sur ta distinction « Dada/Surréalisme », mais ta notion d’individu social nécessite d’être précisée, car l’individu est toujours social (sauf à opposer individu et société comme dans la problématique philosophique), mais le problème est de savoir qu’est-ce qui le rend social, s’il l’est médiatement ou immédiatement. Or, de l’individu « libre » des débuts du capitalisme à l’individu immédiatement social, qui, à la limite, est l’utopie du capital en tant que rapport social, on trouve diverses variétés/formes d’individualisation sociale en passant par celles qu’on a le plus retenues : la subsomption dans et par la classe.

De même, qu’entends-tu pas dépassement « dans le spectacle » un individu social ? Est-ce que tu penses que la crise de la détermination classiste date déjà de cette époque ? Moi, je ne le pense pas et en tout cas cela ne pourrait être que dans une aire très réduite. D’ailleurs, dans la théorie, on en trouve, à ma connaissance, nulle trace à cette époque, sauf peut-être dans le dadaïsme, mais cela prend sa source à la périphérie des classes et finalement, au niveau de certains éléments issus de la classe bourgeoise, qui, contrairement à bien d’autres (de nombreux surréalistes par exemple) ne « trahiront » pas leur classe pour une autre (le prolétariat), mais poseront un dépassement possible. D’ailleurs, au milieu de la page 3, le fait que tu parles de l’institution du syndicat, c’est reconnaître que la médiation ne se fait pas encore directement au niveau de l’État, mais au niveau de la classe (que la communauté du travail prédomine encore, même si progressivement les éléments annonciateurs de la communauté-capital se mettent en place).

3. Il est bien évident que deux individus qui ne se sont jamais rencontrés ne peuvent trouver d’emblée un « code » commun, mais il est vrai qu’il y a parfois des précisions à faire, même si c’est simplement pour accorder les violons et savoir de quoi on parle. Par exemple, quand tu cites mon passage sur le néo-programmatisme, ce n’est pas le courant conseilliste qui est concerné, car celui-là, je le mets à l’intérieur du programme car il a continué à affirmer le prolétariat (par exemple « Révolution Internationale » et « l’Internationale Situationniste »), même si certains individus de ce courant se rattacheront au néo-programmatisme (« les anciens des Cahiers du communisme de conseils, qui rejoindront Intervention communiste, puis formeront Théorie communiste).

Or, le néo-programmatisme est justement un courant qui met en avant une compréhension du capital comme rapport social à deux pôles (capital et travail) indissociables, ce qui implique la nécessité de l’autonégation et la critique de la classe du travail et le refus du travail (ce que ne feront jamais les conseillistes, même les plus intéressants et conséquents, comme Charles Reeves). Ils ont pris le concept d’autogestion surtout dans son sens de gestion, « auto » n’apparaissant que comme ruse du capital, intégration participative, autogestion de la misère.

4. « L’individu social serait en voie d’unification dans une seule classe prolétarisée » : mais est-ce encore une classe ? (cf. ma critique du concept de néo-prolétariat dans le livre). Le rapport social actuel est dépassement du cadre théorique défini par Marx (classe « en soi » et classe « pour soi »), et cela à plusieurs niveaux :

— L’existence d’une classe « en soi » exige une matérialisation de ce qui la constitue et la reproduit (la propriété pour la bourgeoisie et la force de travail pour le prolétariat), matérialisation aujourd’hui remise en cause et par l’inessentialisation accrue de la force de travail dans la création du profit, aussi bien que par l’inessentialisation de la propriété juridique dans le commandement capitaliste et l’utilisation toujours plus aléatoire des moyens de production (il y a bien tendance à un déclin de l’activité concrète de transformation de la nature et la notion même de valeur d’usage me semble devenue totalement inadéquate).

— L’existence d’une classe « pour soi » est contredite par le déclin des valeurs du travail et de ce qui faisait de la bourgeoisie une « classe progressiste » et du prolétariat, la classe rendue humaine par le travail productif, mais humanité inséparable de l’appartenance de classe ; et contredite aussi parce que la seule identité qui puisse être affirmée aujourd’hui est une identité négative, comme tu le reconnais d’ailleurs à la page 7 de ta brochure.

— De plus, dans la vision classique de Marx, la classe « en soi » était le fondement de la classe « pour soi » et le rôle « progressiste » de la bourgeoisie était justement de contraire cette classe en soi, classe du travail.

Or, dans le rapport social actuel, c’est la lutte elle-même qui cherche à maintenir/fonder l’existence de la classe (par exemple, dans la grève des mineurs anglais). La lutte est souvent sans issue et ne vise qu’à reproduire cette existence de classe. Donc la lutte est forcément « pour soi », mais ce pour-soi ne peut prendre aucune « autonomie ».

« L’autonégation » ne peut se comprendre que dans le cadre de la théorie du prolétariat. Une classe ne peut se nier que si elle est en position de prendre le pouvoir et cela ne peut se faire qu’à l’intérieur du rapport social capitaliste ; et on ne voit pas pourquoi cette classe serait amenée à se nier ! De même pour l’autonomie, celle-ci ne peut fonctionner qu’en tant que particularisation de la classe, donc dans la théorie du prolétariat elle se situe, elle aussi, encore, dans la problématique de la prise du pouvoir (cf. par exemple les théories de « l’autonomie ouvrière » en Italie).

À partir des années 80, autonégation et autonomie ne sont plus que des slogans. Les luttes sont définies par leur caractère défensif et identitaire (le corporatisme comme rigidité ouvrière comme dit Sergio Bologna ; il n’y a plus d’identité de classe mais une identité de fonction avec organisation sous forme de « coordination », « COBAS », etc. qui ne se définissent plus par rapport aux syndicats et sont donc en dehors de la problématique de « l’autonomie »).

— Dans les ghettos (Grande-Bretagne, banlieues en France, etc.) cette identité négative prend la forme de la violence qui constitue l’identité du mouvement, la reproduction de la force de travail étant posée en dehors du procès de valorisation et donc en dehors de la reproduction du capital. Il y a bien là un germe de rapport social négatif... mais qui, pour le moment, ne fait pas jonction avec le mouvement social qui cherche à reproduire une identité à l’intérieur de la valorisation, sans pour autant avoir celle-ci pour but (ainsi dans la grève des cheminots, le mérite tue l’identité).

Voilà, pour le moment ; la suite dans une semaine environ. Il me faudrait une dizaine d’autres brochures : De si bouleversantes nécessités.

D’avance, merci. Amitiés.

Jacques.

 

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Villeurbanne, le 2 juin 1988

Jacques,

Je ne pense pas qu’on puisse parler d’un rapport social propre au prolétariat... si ce n’est dans les idéologies de la phase de transition socialiste ou des différents courants ouvriéristes ? Et quand je parle des individus créant leurs propres rapports sociaux c’est justement parce que la médiation des classes a cessé de jouer (potentiellement) son rôle reproducteur2.

Quand, page 9, tu dis que je suppose acquise la critique du néo-prolétariat, c’est-à-dire l’unification de la classe du prolétariat comme classe universelle, c’est en tant que le prolétariat a été unifié par le développement de la domination réelle, qui a accompli les tâches du socialisme, et rendu caduque la prise du pouvoir par une classe, qui, seulement là et par ses caractéristiques premières, n’a pas de tâche particulière et dont l’action et le but seraient universels. Mais, pour répondre à ta question sur la disparition de la « classe gestionnaire » du capital, il faut que je revienne sur la question des classes (dont j’ai déjà parlé dans la première partie de ma réponse à ta brochure).

Je ne pense pas que dans la communauté matérielle du capital, on puisse encore parler de classe objective et subjective :

— objectivement, la classe prolétarisée n’est définie que négativement, par sa dépossession mais même plus, par son rapport au travail (déclin de la distinction productif/improductif, remise en cause partielle du salariat par le capital lui-même, etc.) ce qu’ont bien senti les tendances théoriques issues du situationnisme et qui proposent le concept de « pauvre », ou même de « pauvre moderne » en remplacement. Cette nouvelle terminologie n’est d’ailleurs pas exempte de critique puisque derrière, insidieusement, c’est le lumpen-prolétariat qui fait sa réapparition (surtout chez Les Fossoyeurs et maintenant Os Cangaceiros).

Quant aux tâches de gestion qu’effectuerait la « néo-bourgeoisie », elles ne me semblent pas suffisamment distinctes de celles effectuées par une frange de la classe prolétarisée. Grosso modo, on peut dire qu’il y a très peu de « décideurs » et que les autres sont bien vite remis à leur place subordonnée, au moindre problème.

— Subjectivement, une classe se définit aussi par sa conscience, du moins dans l’acception de Marx, et on ne voit nulle trace de cette conscience, aussi bien pour ce qui est de la « classe prolétarisée » (je maintiens ton expression même si je ne m’y rallie pas !) comme je pense l’avoir montré dans ma critique de la notion de « néo-prolétariat » dans mon livre et comme j’essaie aussi de le fonder dans mon analyse de la révolte en tant que forme pré-classiste (l’anarchisme), ou post classiste des luttes sociales ; que pour la « néo-bourgeoisie » qui n’a ni pensée, ni théorie propres.

C’est que le rapport social fonctionne sur la base du discours-capital, comme l’a bien montré Camatte (la mort des idéologies, proclamée tant de fois, n’est pas pure idéologie, et ce n’est pas un hasard si ceux qui la proclament si intelligemment fournissent, volontairement ou non, le contenu même du discours-capital). Là encore, le rapport social capitaliste phagocyte tout ce qui est vivant, tout ce qui a encore de l’énergie)3.

Et ça, c’est bien un élément du procès d’unification dont tu parles. Cela n’implique pas une disparition de la théorie, ni de la conscience des mouvements sociaux eux-mêmes, mais cela les pose à un autre niveau.

La théorie est en crise ou recherche son statut puisqu’elle n’a pas « le programme » pour aboutissement. Elle n’est donc plus qu’une des façons dont les individus affrontent les conditions d’aliénation. En effet, l’individu, contrairement aux classes, n’a pas de finalité historique, et en ce sens là, il est incapable de projeter à l’avance, de façon théorique, (le programme), ou mystique (le millénarisme), une vision du monde. C’est ce qui fait aussi que parmi les « révolutionnaires » et les théoriciens, la question de la société future est occultée et que, par exemple, si je voulais définir le communisme (je garde la mot pour le moment, faute de mieux, ou faute d’y avoir réfléchi), je le verrai comme le mouvement qui crée l’activité humaine, non contradictoire, c’est-à-dire le mouvement qui produit son activité comme but et non comme simple moyen de sa reproduction ; ce qui laisse ouverts les rapports entre individu et communauté humaine par exemple.

La conscience de l’aliénation n’est plus portée par un grand mouvement qui lui donnerait vie et sens, elle peut exister chez des individus, mais à la limite, ce sera sous la forme de « j’ai ma conscience pour moi », mais la plupart n’en font rien car ils mettent cela en balance avec le reste, même si ce reste n’est que l’égogestion.

La société s’est tellement complexifiée, est tellement devenue abstraite, qu’en dehors de luttes, la conscience de l’aliénation ne peut se fixer sur un concret qui lui permettrait de s’exprimer. C’est ça aussi qui permet d’assurer la normalisation et la « bonne conscience ». Cela ne veut pas dire que des révoltes ne peuvent pas éclater qui, prenant la forme d’une association de lutte, permettent parfois dans les individus, la transformation de l’abstraction constituée par la pression sociale, la « police sociétaire », en une réalité particulière, tout à coup vécue comme insupportable et sur laquelle ils se décident à agir.

Je ne pense pas que le concept d’égogestion donne une réponse supérieure aux couples individualisation/normalisation, individualisation/indifférenciation. Et je pense même qu’il leur est complémentaire mais qu’il est le fruit d’une autre approche du rapport social. La crise des classes et de la théorie a cette particularité, justement, de ne plus produire une théorie et une seule adéquate à son temps. Les points de départ de la théorisation, différents à l’origine, peuvent le cas échéant converger tout en conservant celle originalité de départ (j’ai développé cela dans mon livre, à propos du situationnisme).

 

J. G. J. W.

Autogestion généralisée

Individualisation

Mai 1968

Atomisation, normalisation

Égogestion, particularisation

Prolétarisation

Prolétariat, contre-révolution prolétarienne

Inessentialisation de la force de travail

Classe universelle prolétarisée, révolte

Crise des classes, individu

Gemeinwesen

Révolte

 

Pour ce qui est de mes insuffisances « praxiques » :

Il me semble que le concept de « praxis » est inséparable de celui de classe et plus précisément de celui de prolétariat et que les autres termes d’activité et d’interaction me semblent plus propices, adaptés à la réalité de l’individu prolétarisé. Le problème du concept d’interaction, c’est sa généralité : interaction en vue de quoi ? L’absence de précision pourrait laisser penser que l’interaction allait trouver sa finalité en elle-même, dans l’enrichissement du rapport à la nature intérieure. En fait, si elle a un intérêt, c’est que ce qui est humain ne peut m’être extérieur et c’est cette subjectivisation de mon rapport au monde qui doit former la base de l’objectivisation de mon rapport avec les autres et par là même, lui donner sens et dépasser la contradiction entre le rapport à la nature extérieure et le rapport à la nature intérieure.

À part cela, je reconnais mes insuffisances de « débouchés » de ma réflexion, mais il me semble que j’ai essayé (et en partie réussi ?) à les dépasser dans mes notes sur les mouvements de l’hiver 86 et particulièrement celles sur le mouvement cheminot.

À celles-ci, je peux rajouter ceci : on assiste de plus en plus, dans le cadre de la normalisation, à une autonomisation de la « société civile » par rapport à l’État, au politique, etc. (cf. le mouvement étudiant/lycéen par exemple, mais aussi divers phénomènes liés à l’égogestion) et la destruction de cette société civile est à l’ordre du jour, au même titre que la destruction de l’État. Dans une certaine mesure, des pratiques telles que les révoltes dans les ghettos, les pratiques de lutte armée, en donnent acte même si dans un deuxième temps, il y a renforcement de cette société civile et la difficulté est qu’on ne peut souvent mettre en accord idées et actes qu’au niveau d’une immédiateté qui, dans la plupart des cas, isole et déprime.

Marginalisme et terrorisme sont deux bons exemples :

— dans le marginalisme, il y a séparation entre une pratique correspondant aux besoins, mais pétrifiée ou rêvée et sa réalité qui implique amoindrissement, survie dans le marginalisme, il y a séparation entre une pratique qui n’a davantage que celui de se prévaloir différentes ou « radicale » ;

— dans le terrorisme, on a une sorte de fuite en avant pour tous ceux qui, à partir d’une certaine conscience théorique, sont placés dans des circonstances intolérables qui engendrent la révolte et ne laissent que peu de portes de sortie même si le passage au terrorisme s’inscrit finalement dans un cadre qui reproduit une partie de ce contre quoi il se révolte.

À part cela, et pour en terminer sur cette question, je pense que les insuffisances « praxiques » ne concernant pas uniquement ma réflexion et que c’est bien un problème général touchant la théorie et par exemple, les concepts d’égogestion et d’autogestion « générique », n’offrent pas plus de débouchés.

 

Jacques.

 

Notes

1 – cf. la brochure « Lip et la contre-révolution autogestionnaire », Négation, no 3, 1974.

2 – La référence au rapport social propre me semble venir du texte de Nicolas Will dans la brochure « Crise et Communisme ». Or, ce texte se situe explicitement dans le cadre de la théorie du prolétariat en tant que théorie communiste, et nécessité de l’autonégation. L’idée de praxis dans le rapport social négatif repose sur la croyance en une sorte de recomposition subjective de la classe (par l’interaction des prolétaires) qui ensuite devra se nier (toujours le hiatus !). Cette nécessité de l’autonégation étant le signe de la non-inéluctabilité de la révolution. C’est cela qui n’est pas tenable... et pas tenu par Nicolas quand il dit que le rapport social propre est interindividuel, ce qui est une remise en cause de la subsomption à la classe, que c’est au titre d’individus que les prolétaires forment un rapport social (mais limité par la détermination naturelle), alors que plus loin, il dit que le rapport social négatif n’est pas un rapport d’aliénation : il est reproduction immédiate du prolétariat (la classe) et que c’est l’interaction des prolétaires qui détermine la forme sociale et non pas une présupposition antérieure (mais alors, en quoi consiste la persistance de la détermination naturelle ?) ; l’inter-individualité comme signe de l’absence de médiation dans les rapports des hommes entre eux. L’objet de l’activité cesse d’être la nature et devient le rapport social (idem ?) Ce qui reste juste dans ce texte, c’est de dire que le premier besoin auquel le « prolétaire » (je conserve le mot) est confronté c’est celui d’un rapport social. Cela semble se retrouver actuellement dans les mouvements sociaux (mineurs anglais, cheminots français) dont le problème semble être de trouver une identité. La lutte semble être en elle-même création d’un rapport social dont la contradiction est d’osciller entre son caractère non reproducteur (la lutte est la seule existence de la communauté ouvrière que détruit le capital) et son caractère reproducteur, par le fait que l’objet de la lutte est de maintenir l’existence de cette communauté (ainsi, chez les cheminots français, le « mérite » est perçu comme ce qui tue la communauté) dans le rapport social capitaliste.

3 – De la même façon qu’il a pompé une grande partie des ressources terrestres et ainsi involontairement réduit ses bases de survie, le rapport social capitaliste s’attache à pomper les dernières ressources en activité humaine qu’il produit encore mais dans des conditions de plus en plus difficiles, qui sont celles de l’inessentialisation de la force de travail et finalement de l’être humain. Il a peur de ce qu’il produit : la domination toujours plus grande du travail mort, car au bout le roi est nu : la machine est bête (cf. Le gigantesque bluff informatique qui ne concerne déjà plus que « l’opinion publique »). Le cycle de « la nécessité » n’est plus essentiellement celui de la nécessité de la production, mais celui de la nécessité de la reproduction du rapport social lui-même. En effet, l’activité concrète de transformation de la nature, soit marche sur la tête (on empêche les gens de produire ; cf. les quotas paysans ou sidérurgiques), soit est assurée à l’extérieur de la zone des capitaux dominants. C’est bien la prédominance du rapport à la nature extérieure qui est remise en cause par le développement de la crise du rapport social, crise dont les mouvements de la fin des années 60 ont été le révélateur (critique du travail, des rôles à travers le féminisme, écologie, etc.).

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