Les vieilles ficelles de la politique et le fonctionnement du sujet automate

par Hipparchia

Publié dans : Violences et globalisation. Anthologie et textes de Temps critiques (volume III)


Lettre d’Hipparchia à Temps critiques du 25 juin 2002.


(…) Je t’envoie un des quatre textes en français que l’on trouve sur le site Krisis.org, de Kurz justement, dont vous devez connaître le Manifeste contre le travail paru chez Léo Scheer. Je pense que vous appréciez comme moi la justesse et la précision de beaucoup de points de leur critique, notamment le descriptif du monde clos que constitue le monde de la valeur, malgré les efforts déployés par la propagande pour mettre en scène un « ennemi extérieur » à même de dégoûter et détourner toujours plus ceux qui voudraient critiquer radicalement ce monde. Je sais que vous ne serez pas d’accord avec mon point de vue sur le terrorisme d’État (vous avez en quelque sorte barré la route à toute discussion de cette question dans Soubresauts, p. 222. Cela dit tout le reste de ce que vous écrivez dans la brochure est très intéressant), mais on ne peut que constater selon moi combien les effets de ce 11 septembre sont bénéfiques pour le système, à se demander si cet événement n’est pas le miraculeux écran de fumée qu’il fallait pour dissimuler l’affaire Enron, c’est-à-dire la vraie nature a-rationnelle et automate du marché. Ce ne serait après tout qu’une mise en pratique des vieilles ficelles de la politique (et de ce qu’il en reste aujourd’hui), parmi les coups de pouce encore un peu « humains » à la reconduction d’une machine qui tourne sur elle-même.

Je remarque que des sociologues du genre d’Ulrich Beck (dont l’ouvrage de 1986 La société du risque vient de paraître en français chez Alto Aubier) et qui jouent la carte de la « troisième voie », n’hésitent pas eux à rendre compte de la fin de l’extériorité dans un système qui a tout intégré, mais qui doit maquiller en permanence sa responsabilité dans les catastrophes qui se succèdent (c’est l’exemple de Tchernobyl qui est choisi avec la mise en scène propagandiste du retour d’une nature hostile sous la forme d’un nuage radioactif planétaire). En somme les lois (si bonnes) de l’économie sont présentées comme naturelles, mais c’est la nature qui est responsable des dégâts de l’économie…

Beck fait remarquer qu’auparavant, le capitalisme ruinait tout ce qui n’était pas lui (ou était antérieur à lui) et maintenant s’attaque (ou s’émancipe des) aux contours de la société industrielle classique. Beck avance encore (contre les thèses de Fukuyama) que la modernité n’a pas fini de se moderniser (il n’évoque pas la pression de la critique sociale au cours des siècles) et qu’elle procède en se délestant de quelques-uns de ses fondements et principes ; pour lui il y a de bonnes raisons de pressentir la disparition de « lois » apparemment inébranlables comme celle de la production industrielle de masse. Je le cite : « la société industrielle (…) établit que le scénario “antimoderniste” qui agite le monde actuellement — critique de la science, de la technique et du progrès — n’entretient pas un rapport d’opposition vis-à-vis de la modernité mais constitue au contraire l’expression de son évolution logique, au-delà des cadres de la société industrielle ».

En tous cas Nature, Islam ou Terrorisme sont les formes diabolisées (et en même temps exaltées) de la substance « risque » devenue omniprésente — Orwell n’avait presque rien inventé — dont personne ne doit imaginer sérieusement qu’elle est induite par la circulation de la valeur. De fait tout ceci est fondamentalement grotesque et vaut plus comme thriller décervelant que comme entretien véritable d’un climat de panique ; l’industrie culturelle (produits télévisuels à durée de vie illimitée) est l’activité la plus rentable aujourd’hui et finalement tout ceci s’imbrique bien dans une même logique : il faut distraire les esprits de la seule réalité : c’est le travail qui tue et amenuise l’existence, directement et indirectement3

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Hipparchia

Notes

2 – cf. infra, p. 304.

3 – Le reste de la lettre est coupé car elle ne concerne pas le sujet traité ici. La totalité de la lettre peut être consultée dans le no 13 de Temps critiques.

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