Aux origines de la revue
Publié dans : La Valeur sans le travail. Anthologie et textes de Temps critiques (volume II)
Fondée en 1990, la revue Temps critiques est à la fois le fruit de nécessités objectives : les immenses transformations du système capitaliste et la caducité de la théorie du prolétariat, impliquaient un travail en profondeur sur la nouvelle période, et un bilan par rapport aux vingt années qui ont suivi Mai 68.
L’éclatement des luttes de classes et l’épuisement du mouvement révolutionnaire, les replis identitaires et les dérives politiques ont entraîné une véritable pulvérisation de la théorie et un isolement des individus, lesquels, malgré tout, et pour ceux qui restaient en dehors des chapelles constituées, considéraient qu’il n’était pas temps d’aller cultiver son jardin.
Nécessités objectives donc, mais aussi singularités de rencontres fortuites entre des individus provenant d’horizons différents. Il est en effet notable, et cela influera sur le caractère futur de la revue, que l’origine de Temps critiques n’est pas dans la décision d’un groupe constitué de se donner un organe théorique, ni le résultat d’une association d’individus née d’une lutte particulière et qui se seraient trouvés des bases communes pour élaborer un autre projet.
Le point de départ du regroupement autour du projet de revue a été le livre de Jacques Wajnsztejn, Individu, révolte et terrorisme (Nautilus, 1987), qui a conduit à un échange de textes et de lettres entre l’auteur et Jacques Guigou, qui venait, quant à lui, de publier La Cité des ego (L’Impliqué, 1987). Nous avons jugé nécessaire de présenter ici toute leur « correspondance », dans la mesure où elle est un bilan des activités de ces individus des années soixante aux années quatre-vingt.
Autour de cet échange, sont venues se greffer des rencontres entre Jacques Wajnsztejn et d’autres individus (Loïc Debray, Bodo Schulze, Anne Steiner), auteurs eux-mêmes de livres (La Fraction armée rouge, Méridiens Klincksieck, 1988) ou d’articles parus en Allemagne et dont certains seront traduits dans les premiers numéros de la revue.
Le thème commun à tous ces individus, qui pourtant provenaient d’origines diverses (ultra-gauche, anarchisme inorganisé, autogestion, gauchisme, École de Francfort), résidait dans l’idée qu’un état des lieux de la critique devenait absolument nécessaire, et ceci, au-delà des différences, des particularités ou même des implications des uns ou des autres.
Une synthèse des différentes approches ainsi misent en présence fut tentée dans un projet de « Quatrième de couverture » pour le numéro un, intitulé « Nous ». Cette tentative entraîna une réponse virulente de la part de Bodo Schulze ; réponse restée inédite et que nous reproduisons ici accompagnée des remarques que lui fit alors Jacques Wajnsztejn. Il fut cependant tenu compte de cette critique pour la rédaction d’une nouvelle « Quatrième de couverture », cette fois publiée.
Il faut dire que la situation était difficile, car, outre l’origine différente des individus à l’initiative du projet, l’émiettement théorique et le recul de l’activité politique faisaient que chacun dans son coin produisait des textes sans que jamais ou presque, ces écrits ne connaissent de diffusion à l’extérieur de la ville, et a fortiori du pays, où ils avaient été produits. Une mise en circulation des idées critiques s’est alors révélée comme la tâche importante à réaliser. Cela s’est concrétisé dans un projet de revue qui, ambition démesurée, devait être simultanément produite en français et en allemand avec, à terme, l’objectif de l’étendre à l’italien. Les difficultés inhérentes aux coordinations internationales qui viennent souvent se rajouter aux activités locales des individus, conduisirent à revoir à la baisse le projet et à se concentrer sur une édition en français avec des textes traduits de l’allemand.
Comme à tout projet théorique il faut une opportunité pratique, la situation en Allemagne étant affectée par la fin des blocs, survint à propos et fournit la matière d’un premier numéro (en juin 1990) sur « la question allemande ». Numéro de circonstance, car lié à l’actualité et qui scellait un certain caractère franco-allemand de la revue. À cette occasion, un premier élément positif fut de voir l’intérêt que représentait un dépassement des approches particulières et des rectifications implicites qui en découlaient chez chacune et chacun. En effet, l’appréhension de l’événement ne pouvait être exactement le même entre nos camarades allemands et nous. Eux, nourris du mal engendré par la bête immonde, voyaient du nationalisme partout, alors que nous étions tentés d’interpréter les événements en liaison avec la restructuration mondiale de l’espace du capital. Parallèlement, nos camarades allemands cherchaient à se débarrasser de l’hypothèque de la lutte armée qui pesait alors lourdement sur toutes les activités de la « Gauche allemande » ; tandis qu’en France certains d’entre nous cherchaient à appréhender cette question dans le cadre plus large des rapports des individus avec l’État moderne, avec la révolte, et cela, dans un situation de dissolution du prolétariat.
À l’automne 1990, le numéro deux se situe dans la continuité du numéro un, au sens où la confrontation critique entre le pôle allemand et le pôle français s’approfondit, avec des divergences (de jugement sur la RAF), mais aussi avec des convergences sur la question de l’antisémitisme et des liens parfois observés entre le révisionnisme et certains courants d’extrême gauche (cf. l’article : Mise au point sur la question du révisionnisme).
Mais ce numéro deux ouvre aussi la voie vers ce qui allait devenir une des principales pistes d’exploration théorique au sein de la revue : les rapports individus/communauté. L’individu, dès lors, « est placé au cœur de la critique » ainsi que l’annonce la première de couverture. Dans son double rapport à l’État et au salariat, il est aussi défini comme « individu-démocratique », vivant une sorte d’écartèlement entre « égogestion » et communauté. Le contenu de ce qui fut, plus tard, défini comme tension de l’individu vers la communauté des hommes, n’est toutefois pas encore explicité, pas plus d’ailleurs que ne le sont les fondements de cette tension.
Cette référence à la communauté n’allait pas manquer de poser problème, surtout de la part de nos amis allemands qui avaient tendance à ne la concevoir que comme Gemeinschaft, et donc, lourdement entachée, au niveau théorique, de son côté volkisch, et au niveau pratique de la résonance nazie. Pour notre part, la référence était plutôt au Marx du VIe chapitre inédit du Capital, et à sa notion de Gemeinwesen ; référence donc, non pas à la Gemeinschaft volkisch, ni à la communauté organique de Tonnies, mais à une sorte « d’être ensemble de la communauté ». Cela restait encore très abstrait et somme toute très « programmatique » et peu « critique ».
Le développement de ce travail d’élucidation fut remis à plus tard, la Guerre dans le Golfe imposant son rythme barbare à notre pratique. Pour la première fois, notre activité critique se trouvait confrontée à une nécessité pratique, la lutte contre la guerre dans le cadre plus général du refus de l’ordre mondial.
Notre intervention prit plusieurs formes qui nous permirent aussi, secondairement, de préciser la nature de la revue. Tout d’abord des interventions individuelles, indépendantes de la revue, car celle-ci ne dicte pas de position à ses membres qui ont toute possibilité d’agir sous d’autres sigles ou en leur nom propre. La revue n’est pas un groupe politique. Nous sommes aussi intervenus, sous le titre de la revue, pendant la guerre, avec l’édition d’un supplément. Les nécessités pratiques liées à l’urgence, ainsi que des difficultés techniques provenant de la dispersion géographique de nos forces, nous conduisirent à quelques bavures de fonctionnement : le premier des trois suppléments, violemment anti-pacifiste, ne reflétant finalement que le point de vue allemand dans la revue. À cette occasion, Temps critiques a donc bien affirmé une position : être partie prenante du mouvement de lutte contre la guerre, sans se fixer sur la nature des composantes du mouvement. Cette position est cohérente avec l’idée initiale, affirmée dans la quatrième de couverture, selon laquelle il n’y a plus de pôle théorique de référence, pas d’unification à priori de la critique, car il n’y a plus de classe-sujet porteuse d’un projet d’avenir pour l’humanité et la planète. Il ne s’agissait donc pas de manifester une quelconque radicalité abstraite (il y avait des Comités parisiens de « professionnels » pour cela !), mais bien plutôt d’exprimer un refus concret de la terreur.
Cette activité déboucha peu après la fin de la guerre, au printemps 1991, sur un numéro trois, franco-italo-allemand dont la majorité des articles fut reprise en livre, en Italie, sous le titre : La guerra e il suo rovescio, aux Éditions Nautilus de Turin. Une étroite collaboration avec des Italiens (un groupe de Sicile et surtout un groupe de Turin autour de Riccardo d’Este) s’amorçait ainsi et allait s’approfondir au fil des activités futures (traduction de nombreux textes, participation directe à la revue).
Cette « réussite » ne doit cependant pas masquer deux échecs : un échec politique général qui est celui de la relative faiblesse du mouvement anti-guerre en France, et un échec interne à la revue quant à ses capacités réduites pour une plus large diffusion et un accroissement notable de ses forces.
Ayant dépassé le cap fatidique des trois premiers numéros, et malgré des tensions parfois fort vives au sein du comité, à l’automne 1991, le numéro quatre de Temps critiques est publié en 600 exemplaires. Sa préparation donna lieu à des débats internes sur le sens et la place de ce périodique politique. Les propos que l’on va lire sont extraits de la correspondance entre les membres du comité élargi à un premier cercle d’amis. Ils donnent une assez bonne illustration de la conception commune de notre activité revuiste :
« La revue n’est pas celle d’un groupe politique. Elle n’est pas non plus la propriété de l’un ou de quelques-uns d’entre nous. Elle doit donc éviter deux écueils : faire comme si tout le monde était d’accord et que cela aboutisse à délivrer une sorte de marque de fabrique Temps critiques (cet écueil a été assez bien évité jusqu’ici, même si la rédaction d’une Quatrième de couverture reste ambiguë à ce sujet) ; faire comme si la revue était un lieu collectif de valorisation-intervention individuelle (ce travers n’a pas été toujours absent de nos pratiques).
« Bien sûr, une revue est un lieu où l’on peut “se lancer” en avançant des idées qui ne tiendraient pas forcément le coup dans un ouvrage plus important. En cela les revues sont incomparables car elles permettent de placer des banderilles critiques, d’encercler et d’attaquer les problèmes par plusieurs côtés simultanément. Mais les revues sont aussi une entreprise collective où le pouvoir de la critique, les mots de la critique doivent être d’abord passés au crible de notre propre critique. Il ne s’agit pas de tomber d’accord sur tout, car alors il n’y aurait qu’uniformisation, mais de comprendre et de mesurer la portée critique d’une idée ou d’un mot, entre nous, avant de les diffuser vers l’extérieur. Faire cela c’est reconnaître que nous ne sommes pas des hommes de Lettres, ni des philosophes, mais des individus critiques dont la réflexion ne se développe pas autrement que dans les rapports sociaux et donc aussi dans les rapports internes à la revue. Interrogeons donc les mots que nous employons, rapportons-les à ceux des autres et sans que cela altère forcément notre réflexion, cela la rendra au moins plus claire, ne serait-ce qu’en faisant ressortir ses dimensions implicites ou cachées. »
Le numéro quatre de l’automne 1991, intitulé « L’homme en trop », s’inscrivait dans une certaine continuité avec le numéro trois, dans la mesure où quelques articles faisaient le point sur le mouvement anti-guerre du Golfe en Allemagne et en Angleterre ; mais il abordait aussi ce qui allait devenir un axe central de notre critique : le travail et les processus de formation.
Dans l’article « Activité humaine et travail », Charles Sfar et Jacques Wejnsztejn distinguent l’activité du travail, ce qui est nécessaire, mais surtout, ils soulignent l’existence d’une « aliénation initiale » dans la passion de l’activité qui saisirait les hommes dans la création, la transformation du monde et, dans le même mouvement, la transformation de l’humain.
Dans l’objet de sa passion, de son activité, il y a aliénation, car l’homme est toujours à distance de l’objet de son activité. C’est pourquoi il est espoir et jouissance, aussi bien que déception, conscience d’une imperfection et d’une finitude. Cette aliénation initiale, tout en étant sociale (l’individu est passionné dans la mesure où son affectivité le relie aux autres) se distingue de l’aliénation historique produite par les contradictions politiques, et par exemple de l’aliénation et de l’exploitation propres au système capitaliste. Cette aliénation « seconde », et non pas secondaire, allait être analysée dans la seconde partie de l’article intitulé « La crise de l’activité-travail ». La fin de la centralité du travail, l’inessentialisation de la force de travail, la prédominance des rapports de domination sur les rapports d’exploitation, la fin des luttes de classes, même si les conflits actuels gardent des traces de classisme ; toutes ces nouvelles déterminations de la société capitalisée d’aujourd’hui furent des principales thèses avancées dans ce texte. Et cela dans une spécificité du monde urbain qui n’est plus principalement monde de la production, mais d’abord monde de la technique, de la maîtrise du temps et du contrôle de l’espace.
Ces thèses furent l’objet de violentes réactions, y compris parmi des individus proches. Il apparut clairement à cette occasion, que si le temps de la critique est, certes, bien revenu, pour beaucoup encore cette critique doit se situer dans le cadre reconnu et contrôlé de la théorie de Marx, pour ne pas dire de tout le corpus marxiste. Les réflexes « sécuritaires » en matière de pensée critique conduisent à une lecture interprétative selon laquelle la notion d’aliénation initiale équivaut à un refus de reconnaître la liberté comme essence de l’homme ; la perspective de la fin des classes-sujets et des luttes de classe signifierait la fin de toute lutte ; la priorité accordée aux rapports de domination sur ceux d’exploitation impliquerait l’abandon de Marx, etc. Des pages furent noircies contre nous et nous répondîmes en précisant ce qui devait l’être, mais en tenant bon (cf. l’article du no 5 « À propos de l’aliénation initiale » et des lettres publiées dans le volume II de cette anthologie).
Dans ce même numéro, la crise de la centralité du travail et de la production fut également abordée par d’autres biais : celui de la critique de la formation et de son institutionnalisation (cf. « Quatorze scolies sur l’institutionnalisation de l’éducation des adultes » de Jacques Guigou) ; celui de l’analyse des « nouveaux mouvements sociaux ».
L’approfondissement de la critique, le faible volume de nos forces et la précarité de notre financement, nous firent insensiblement passer à une parution annuelle au lieu de semestrielle.
Le numéro 5, de l’automne 1992, repart de l’individu-démocratique afin de caractériser l’épuisement de ses références aux médiations traditionnelles qu’étaient pour lui la classe sociale et la nation. De cette situation d’anomie politique pourraient, en conséquence, surgir de nouveaux rapports entre individus et communauté.
Tout d’abord, dans la continuité de l’article du numéro deux « l’individu-démocratique ou le miroir tragique du salariat », Charles Sfar et Jacques Wajnsztejn précisent le rapport de cet individu à la socialité, ainsi que la différence entre particularité et singularité. C’est d’ailleurs cette particularisation qui donne la forme actuelle du rapport à la communauté ; ou plus exactement aux « communautés de référence ».
Le rapport individu-communauté est aussi analysé comme tension dont le sens n’est pas unique (la tension est faible, voire neutre, en période « normale », alors qu’elle devient forte et révolutionnaire, voire barbare, en temps de crise ou « d’orgasmes de l’histoire1 »). Il est aussi procédé à une périodisation destinée à préciser le sens des notions utilisées. Les communautés originelles sont ainsi définies comme des unités qui ne donnent pas naissance à des unités supérieures et séparées. Contrairement à ce qui a été souvent affirmé, l’individu y est déjà présent, car il est un donné de l’humain, bien que son autonomie pratique y soit très faible, car limitée par la nécessaire participation de tous les membres de la communauté à la vie immergée dans la nature. Les premières sociétés historiques se créeront ensuite contre ces anciennes formes, en dissolvant leur unité organique, mais sans empêcher que demeurent, en leur sein, des communautés partielles (familiales, claniques, villageoises). Cette forme ancienne de société repose en fait sur une pyramide de communautés partielles dont la société féodale est un bon exemple. Le société moderne (XVIe–XVIIIe siècles), sera définie comme la société du contrat, dont la société bourgeoise représente la forme historique principale, en tant qu’elle mêle étroitement l’individuel et le social, alors que son fondement philosophique et matériel repose sur la séparation des deux domaines.
C’est ce lien dans la séparation qui tend aujourd’hui à se rompre dans la société capitaliste en crise (crise de l’État, de la politique, de la « citoyenneté »). Devant l’abstraction monstrueuse que représente un Capital qui se constituerait lui-même en communauté, en communauté matérielle qui exclurait les hommes, on voit alors resurgir des références communautaires que l’on croyait oubliées ou dépassées. De la même manière, mais à l’autre pôle de la société, le pôle des modernistes, apparaissent des références qui expriment la capitalisation des êtres humains (« tribus », « réseaux2 »).
Ces phénomènes sont le signe d’une tension entre individu et communauté, tension que nous analysions comme une résistance à la domination abstraite et barbare du capital, mais tension qui ne peut, sur ces seules bases poser les prémisses d’autres possibles.
Toutefois, en conclusion, nous posions qu’il ne s’agit pas, en réaction à ces communautarismes, de lutter à partir de rien comme si notre singularité pouvait provenir d’une construction purement arbitraire et subjective, mais nous manifestions l’idée d’une positivité des communautés de référence puisque leur diversité peut empêcher le rattachement à une communauté unique, comme celle de la nation.