Révolte et révolution

par Jacques Wajnsztejn

Publié dans : Paroles directes, Acratie, 1990, p. 103-122.

L’opposition extra-légale est-elle possible dans un « État de droit » ? Est-elle légitime ?

Le terme « extra-légal » ne rend pas compte de la complexité du problème ; en effet, si on regarde la RFA, on s’aperçoit que c’est l’ensemble de l’opposition extra-parlementaire qui dans sa première phase (1967-69) s’est retrouvée extra-légale (la prison pour ses chefs, puis les interdictions professionnelles, etc.) Ce n’est qu’après l’amnistie proposée par le gouvernement que s’est produite la démarcation entre opposition légale et actions illégales, puis lutte armée. Une opposition extra-légale peut donc exister, mais sa continuité et son existence sont constamment remises en cause par l’État qui à la fois intègre et criminalise les mouvements extra-légaux qui cherchent à se stabiliser, à durer, à s’organiser. L’exemple de la RFA est éclairant : d’un côté on aura la criminalisation de la RAF alors qu’au départ les actes de ses membres sont relativement bénins, ce qui les amènera à une fuite en avant ; de l’autre côté, on aura l’intégration du mouvement écolo-pacifiste dans un milieu alternatif, ce qui le transformera en mouvement légal et parlementaire.

La question de la légitimité d’une opposition extra-légale ne peut se poser que pour ceux qui ont intégré les valeurs de cet « État de droit » ou du moins qui en ont fait un moindre mal. Le point de vue qui en découle par rapport à tout mouvement est un jugement extérieur sur celui-ci, en fonction des caractères plus ou moins démocratiques qu’il exprime. Mais ceci correspond aussi à l’abandon de l’idée de révolution, à l’abandon aussi de toute utopie comme projet réel. Et ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les intellectuels les plus acharnés à dénoncer la lutte armée au nom de la démocratie sont des anciens chefs de file gauchistes, en général ralliés au parti socialiste et à la toute-puissance de « l’État de droit » (Castro, Cohn-Bendit, Geismar, Weber entonnent tous maintenant un « Vive les élections » et condamnent en tant qu’exemple de totalitarisme, le slogan de 68 : « Élections piège à cons »). Par contre, pour ceux qui critiquent cet État comme étant une « démocratie totalitaire » (analyse de la RAF et de certaines tendances du mouvement allemand) pratiquant à la fois un terrorisme d’État et une criminalisation des luttes et qui le considère comme étant l’unique médiation sociale au stade actuel du procès d’individualisation (les individus, qui ne sont plus ou qu’imparfaitement subsumés à leur classe, se rapportent directement à l’État), alors pour ceux-là et nous en sommes, la question de la légitimité ne se pose pas. Tout individu, groupe d’individus qui cherche à exprimer son refus et sa révolte, soit se pose dans l’illégalité pour exister comme rupture ponctuelle (violences ouvrières, pillage dans les ghettos) ou définitive (l’illégalité de la lutte armée comme non-retour et la pratique de la clandestinité) ; soit se retrouve marginalisé et parfois « criminalisé » par l’État, les médias ou encore par la fameuse « société civile » (processus que j’ai décrit comme normalisation). Cela me semble aussi répondre à la question suivante.

 

L’opposition peut-elle rester dans le cadre de la légalité ?

En fait, c’est le terme « d’opposition » qui est un peu gênant car on peut avoir l’impression que cette opposition est quelque chose d’artificiel, de structuré, ce qui n’est pas forcément le cas. Le terme renvoie aussi trop au terrain traditionnel de la politique : il y aurait ainsi une opposition extra-parlementaire comme s’il y avait une opposition parlementaire. Concrètement, cette opposition, quand elle s’exprime dans une pratique, n’existe pas en dehors des luttes et ces luttes ne se posent jamais abstraitement la question de la violence ou de l’illégalité, mais en fonction d’une situation précise, d’une analyse, d’une perspective. Cela signifie aussi que l’opposition n’existe pas seulement sous une forme pratique mais aussi sous la forme de l’activité théorique qui est un élément de lutte et qui pourtant, dans nos sociétés, reste presque toujours légale (la « liberté d’expression »), son problème étant surtout celui de sa socialisation (c’est-à-dire de sa diffusion). L’illégalité n’est pas en soi, non plus, le signe d’une quelconque radicalité (voir certaines luttes de gros agriculteurs ou de commerçants qui ne craignent jamais de recourir à l’illégalité), mais elle exprime, à certaines périodes, sous la forme particulière de l’illégalisme, un refus de se soumettre à une évolution qui apparaît à la fois obligatoire et souhaitable au plus grand nombre. Derrière cet illégalisme il y a une volonté politique de rupture qui n’existe pas dans la simple action illégale.

 

Qu’est-ce que l’illégalité en politique ?

La question serait plutôt de savoir ce qu’est l’illégalité dans une démocratie occidentale, actuellement, car la question de l’illégalité ne peut pas se poser abstraitement, uniquement d’un point de vue théorique ; on ne peut, par ailleurs, réduire toutes les situations concrètes à une même situation générale. Quand la Gauche prolétarienne affirmait « la nouvelle résistance populaire » comme continuation de la résistance, ou quand les frères Halphen affirment que leur activité dans Action Directe est la suite logique du passé antinazi de leurs parents juifs et communistes, le moteur de l’engagement repose sur une analyse calquée sur une situation historique qui se répèterait, alors que par exemple pour la RAF la situation est complètement nouvelle. En effet, on se trouve dans un rapport social qui est passé d’un stade où la contestation même du système le nourrissait, où la révolution servait de moteur à sa contre-révolution (cf. les différents mouvements de la fin des années 60-début des années 70) et où, à la limite, la violence contestatrice, le refus des institutions produisaient un accouchement prématuré d’une restructuration à un plus haut niveau ; à une situation où le rapport social semble s’être unifié au sens où il aurait résorbé ses contradictions sociales, ses conflits majeurs, dans un double mouvement d’individualisation et de normalisation :

— individualisation accrue dans le cadre de la crise de la reproduction des classes, qui d’un côté produit l’« autonomie » de l’individu (toutes les pratiques de « libération »), mais aussi son isolement et une nouvelle aliénation : sa nouvelle subjectivité est essentiellement reproduite par le Capital, sous la forme de l’esclave consentant, de l’usager ;

— normalisation à deux niveaux. Un premier qui vise à contrôler le mouvement actif d’insubordination sociale et qui prend la forme d’une répression ouverte (terrorisme d’État, criminalisation des luttes) et un second qui prend la forme d’un contrôle social miniaturisé (développement de l’informatique, de la micro-informatique, etc.), mais surtout autogéré. La seule norme sociale qui peut être encore défendue, c’est celle du Capital ; tout le reste, à la limite, n’est que terrorisme et alors l’illégalité n’est que le refus de cette norme, refus qui ne s’exprime pas toujours ouvertement, ni de front, mais qui peut devenir visible, le cas échéant, dans des luttes individuelles ou collectives.

Différente est la question des groupes de lutte armée qui posent l’illégalité et surtout la clandestinité (la RAF, AD) comme préalables à leur activité. Ces groupes sont alors obligés de fétichiser cette forme particulière d’activité et finalement d’en faire la seule activité révolutionnaire (exemple, le communiqué Brana du groupe AD : « Aujourd’hui ne se pose plus la question : si cela est nécessaire ou pas, juste ou non, mais comment développer son action révolutionnaire (…) une stratégie révolutionnaire politico-militaire ». De la même façon, dans le communiqué du commando Pierre Overney, il est dit explicitement que la seule tâche des révolutionnaires est de rejoindre la clandestinité et les groupes de lutte armée. À partir de cela, les appels pour « construire l’organisation communiste à partir des usines et des quartiers » résonnent comme un slogan politique, stéréotypé, tristement désuet… et totalement décalé par rapport à une pratique qui, de par sa nature, ne connaît plus ni usine ni quartier.

 

Qu’est-ce qu’un engagement révolutionnaire à l’heure actuelle ?

Avec cette question, nous restons grosso modo dans l’optique de la théorie du prolétariat et de l’avant-garde. Aussi bien d’ailleurs par le terme « d’engagement » que par celui de « révolutionnaire ». L’engagement est une notion et une pratique qui renvoient à un rattachement de l’extérieur, à une classe ou à une « cause ». L’individu engagé n’est rien pour lui-même (et c’est d’ailleurs ce qui explique qu’il soit traité comme une merde dans l’organisation, le cas le plus connu étant celui de « l’intellectuel » du parti du communiste, ou celui du fils de famille, du normalien dans les groupes maoïstes) ; il est simplement attaché à la roue de l’histoire qui tourne pour la classe « progressiste » du moment.

Cet engagement disparaît du jour au lendemain, dès que la classe ou la cause en question s’avère non-révolutionnaire, intégrée ou totalitaire, etc. Les anciens de 68, qui ont abandonné cela, n’ont pas trahi. Ils n’ont jamais été révolutionnaires et ils se sont simplement abandonnés à la classe ou à la cause qui avait l’avenir pour elle, qui leur semblait révolutionnaire. Et comme la plupart ont toujours été « adaptés », « ils en sont revenus » et ont « réussi » dans autre chose. La détermination révolutionnaire de cet engagement est toujours aussi extérieure à soi, aussi peu maîtrisée. On ne peut donc qu’être déçu devant une chose qui n’arrive pas (la révolution) ou devant une classe trop molle, intégrée (le prolétariat). Mais que l’engagement révolutionnaire soit en fin de compte une méprise ne signifie pas qu’il ne doit pas y avoir lutte, aussi bien au niveau théorique que pratique.

Ce qui semble faire défaut, c’est la base matérielle de cette lutte et si on ne peut agir à partir de rien, il n’en demeure pas moins vain de se référer à des identités archaïques (la classe, le métier) que le rapport social tend à dépasser dans la modernisation ou à des identités modernistes qu’il crée justement comme identité dans l’équivalence, l’indifférence (les « jeunes », les « potes »). Dans tous les cas, cette identité est extérieure aux individus, de la même façon que leur est extérieure leur individualisation qui est sociale avant d’être individuelle. Et la contradiction de cette exigence identitaire, c’est qu’elle ne rencontre pas d’adversaire social et qu’elle ne peut alors que revendiquer son identité qui ne peut exister elle-même que par une reconnaissance du et dans le rapport social dominant : identité, reconnaissance, dignité deviennent alors la base revendicative d’une nouvelle intégration dans le rapport social capitaliste. C’est aussi comme cela que l’on peut comprendre la quasi-disparition et même le rejet de la notion d’utopie. Ce rejet de l’utopie est d’ailleurs très singulier, car pour la première fois peut-être de l’histoire de l’Humanité, aucun projet, aucune transcendance ne se font jour. C’est comme si les hommes ne se concevaient plus que dans la fatalité de l’advenu.

Traditionnellement, ce que la théorie distinguait dans l’utopie, c’était son aspect extra-historique (More, Campanella) ou son aspect illusoire (le « socialisme utopique »), mais l’utopie comme projet concret gardait, surtout à l’extérieur du marxisme, une valeur fondamentale (chez les anars mais aussi chez Ernst Bloch, qui y voyait une opposition sans répit au présent, d’un devoir-être qui le contredit). Mais aujourd’hui, elle se trouve réduite à son sens vulgaire d’impossibilité, de folie ou d’erreur de jeunesse. C’est que l’individu, contrairement aux classes, n’a pas de finalité historique et il ne peut donc élaborer ou projeter une autre vision du monde, théorique comme dans le programme prolétarien ou mystique comme dans les mouvements millénaristes. Il n’y a pas de pensée d’un autre monde à partir de la position des individus, au stade actuel de l’individualisation. Identité, dignité, reconnaissance sont le contraire de l’utopie, car produit de la particularisation et de la normalisation, ils ne conduisent qu’à l’acceptation du réel. C’est bien là la difficulté : le rapport social permet de s’affranchir d’anciennes déterminations (classe, sexe, rôle), mais le prix à payer est une situation dans laquelle les individus ne peuvent espérer créer leurs propres rapports sociaux qu’en se prenant directement pour objet. Au-delà de Stirner qui avait « fondé sa cause sur rien » et des situationnistes qui l’avaient fondée sur « l’insatisfaction et le désir irréductible à propos de la vie », les individus qui ressentent et refusent la domestication doivent parcourir le chemin qui mène de l’expression de leur singularité à l’association avec d’autres singularités, dans une lutte qui concerne toute la vie. Sûr instinct et imagination sont à la base de refus qui ne peuvent plus prendre la forme d’un « engagement ».

 

Faites-vous une différence entre violence révolutionnaire et terrorisme ?

La différence entre violence révolutionnaire et terrorisme me paraît globalement sans objet. Elle a, en général, pour origine les situations historiques anciennes et leur interprétation dans le cadre de la théorie marxiste dominante de l’époque. Ainsi, le parti social-démocrate russe condamnera officiellement le terrorisme des Socialistes Révolutionnaires (SR) au nom de la violence des masses avant de se livrer lui-même à la terreur rouge au nom des mêmes masses, contre des SR devenus contre-révolutionnaires… pour lui.

Cette différence repose donc sur des formes de légitimation politique de la violence, variables selon le lieu et le temps alors que dans la réalité, violence révolutionnaire et terrorisme correspondent souvent à des pratiques et faits identiques ou interchangeables. C’est avec l’établissement d’un consensus démocratique qui se veut sans faille, que le terme de terrorisme sert maintenant dans les pays occidentaux, à désigner politiquement le Mal, à nommer une rupture d’avec ce consensus. S’il prend parfois une grande extension de sens (on parlera du « terrorisme d’État », de celui des médias, des groupes extrémistes, du « terrorisme de la parole », du terrorisme des grévistes contre les « jaunes » ou contre les usagers « pris en otage), cela désigne à chaque fois une pression physique ou quasi-physique d’une minorité qui, soit par son savoir, sa place dans la structure économique et sociale ou par son pouvoir politique, impose sa volonté ou sa domination à la majorité, au « peuple ». Ainsi, on réservera l’emploi du qualificatif « terrorisme d’État » aux dictatures et non pas bien sûr à l’État italien de la « stratégie de la tension » ou à l’État français du Rainbow Warrior. Toutefois, le plus souvent aujourd’hui, le terrorisme qualifie une forme de violence sociale, forme particularisée par l’État démocratique comme la plus extrême, la plus intolérable, car sans objet à l’époque de l’englobement des antagonismes sociaux. Cette violence s’avère donc proprement antisociale dans la mesure où elle semble provenir de l’extérieur du rapport social capitaliste en voie d’unification. La violence sans objet (la lutte armée dans un pays démocratique) et « aveugle » (le terrorisme) est alors vue comme l’œuvre de quelques poignées d’individus, totalement « coupés des masses ». Car dans la société, même la violence peut être acceptée si elle a une légitimité (la légitimation de la violence est une des prémisses à toute normalisation) qui peut, entre autres, lui être donnée par son caractère de masse. On en viendra alors à séparer d’un côté la violence regrettable, mais juste des masses ou de la classe, et de l’autre celle d’individus tentés par une aventure violente. Mais qu’est-ce qui distingue la violence non terroriste des sidérurgistes de Longwy ou de La Chiers, de la violence « terroriste » des membres d’Action Directe ? Sûrement pas le niveau effectif de la violence ni même le danger que pourrait représenter cette violence pour l’État. Le terme de « terroriste » n’étant jamais revendiqué par les individus, on peut dire que c’est un label décerné par l’État et les médias, en fonction de leur facilité à particulariser et à individualiser la révolte et, même, à faire passer toute révolte individuelle comme terrorisme. A partir de là, il est facile de comprendre la distinction opérée entre les « terroristes » d’Action Directe et la violence somme toute compréhensible d’habitants d’une région en train de mourir, car cette violence reste limitée à une région. C’est une enclave de révolte avec manifestations et batailles régulières donc contrôlables. Elle reste dans le cadre de la défense de la condition prolétarienne et en tant que telle, elle est archaïque mais normale et passagère. Elle peut s’évanouir à tout moment, car elle est une révolte particulière : quand ses conditions d’apparition disparaissent, elle se résorbe (ainsi l’ancien ouvrier de Longwy qui devient petit commerçant grâce à l’indemnité de départ). Le refus d’une exploitation qui dépasse les bornes, les luttes pour le droit au travail, même si elles sont violentes, apparaissent comme une légitime défense alors que la violence exercée par des individus contre l’ensemble des rapports sociaux, apparaît comme monstrueuse car enfin, les individus sont libres ! Quand elle déborde, et le cadre de la région et le cadre de la défense de la condition prolétarienne, elle est criminalisée (cf. Italie). En fait, comme nous l’avons vu précédemment, la question de la différence entre violence révolutionnaire et terrorisme est une fausse question. La seule question véritable, c’est celle des rapports entre violence sociale, révolte et révolution d’un côté et des rapports entre violence sociale et légitimité de l’autre. La difficulté provenant du fait que ces rapports ne peuvent être analysés in abstracto, mais bien seulement à l’intérieur d’un rapport social déterminé. C’est seulement par ce biais que ces rapports seront parcourus puis explicités.

Traditionnellement, la violence sociale a pris deux formes principales : la violence millénariste des révoltes précapitalistes et la violence révolutionnaire bourgeoise ou prolétarienne, de l’histoire moderne. Ces deux formes ont toujours été sous-tendues par une légitimité transcendante. Pour la violence millénariste, il s’agissait d’œuvrer au retour du royaume de Dieu sur terre ; pour les violences révolutionnaires, la légitimité était de l’ordre de la Raison : une minorité, dépositaire des intérêts supérieurs de la révolution ou de l’ensemble de la société, doit faire passer tous les hommes à un stade supérieur de l’humanité. La violence ici décrite ne se comprend que dans l’accomplissement de l’Histoire (violence bourgeoise ou prolétarienne) ou dans la négation de l’Histoire (violence millénariste). Marx a même tenté, au niveau théorique, une synthèse de ces deux aspirations et le souffle millénariste a été réintroduit dans le concept de prolétariat, « dernière classe, qui tout en étant encore une classe, n’en est plus tout à fait une car elle n’a pas d’intérêt particulier à défendre ». Par rapport à la question de la violence, cela a pu conduire à une réunion de la violence « progressiste » et de la violence millénariste à l’intérieur d’un mythe de la violence libératrice et purificatrice, violence qui serait le moyen par lequel les individus et les classes qui s’y livrent deviendraient conformes à leur être (par exemple, pour des générations. de révolutionnaires, l’être du prolétariat a été d’être révolutionnaire, sa réalité était classe ouvrière, base nécessaire mais peu intéressante). Peu à peu, ce mythe de la violence s’est détaché de toute référence à un contenu précis, comme chez Sorel qui a surtout insisté sur les formes de la violence révolutionnaire (c’est lui le véritable idéologue du « Grand Soir »). Ce détachement a entraîné une diffusion du mythe aussi bien dans les mouvements révolutionnaires (conceptions anarchistes surtout) que dans les mouvements contre-révolutionnaires (faisceaux fascistes italiens, SA allemands). Dans tous les cas la violence a été rarement rapportée aux individus ou groupes qui la produisent, pas plus qu’à sa nécessité interne, forcément liée aux autres activités concrètes de lutte. C’est parce que ces anciennes légitimations de la violence révolutionnaire sont remises en cause, non seulement par « le système », mais par le rapport social dont nous faisons partie, que la violence autre qu’étatique apparaît aujourd’hui tabou : elle n’a plus de support historique, de légitimation préalable, de « cause » qui mériterait qu’on la mette en avant. Et les groupes « spécialisés » dans la lutte armée ne peuvent éviter cette contradiction. Leur violence essaie encore de se justifier par l’ancien, la Cause ou la Classe (les BR ou AD par exemple) ou alors, quand le nouveau est saisi, le dépassement de la contradiction se fait par la transcendance de la violence purificatrice du nouveau sujet (RAF). Or, dire que la violence n’a plus de légitimation ne veut absolument pas dire qu’elle n’a pas de justification (cf. par exemple ce que dit Loïc Debray sur l’opposition justice-justesse). Cela ne veut pas dire non plus qu’elle doive chercher à se justifier au sens pédagogique du terme. Elle n’a pas à être démonstrative car elle n’a plus en face d’elle qu’un « public », les démocrates modernes ayant développé un véritable procès d’intériorisation de la violence. Tout simplement, actuellement, la violence constitue une des formes de réponse à l’impossibilité pratique à être contre. Elle est exprimée par des individus qui, seuls ou collectivement, refusent la domestication.

 

Voyez-vous une continuité entre les luttes amorcées dans les années 60 et Action Directe ?

À l’origine, le mouvement Action Directe qui se manifestera huit ans après la dissolution de la GP n’a pas de référence au mouvement maoïste, son point de départ étant même plutôt libertaire. L’analyse théorique du groupe reste sommaire et éclectique : un peu libertaire, un peu antifasciste, un peu antisioniste, un peu quotidienniste. C’est « l’autonomie à la française » : soutien ou organisation de luttes sociales à la marge (squats, prisons, immigrés sans droits). Action Directe évolue à l’intérieur d’une mouvance « autonome » (surtout importante à Paris) sympathisante. Au niveau de l’idée, on a quelque chose d’assez proche de ce que prônait le groupe Prima Linea au début en Italie, et ensuite la tendance « mouvementiste » des Brigades Rouges, mais à l’intérieur d’un mouvement social bien moins puissant. « L’autonomie » française n’est pas la résultante d’un mouvement de rupture sociale touchant tous les aspects de la vie sociale ; elle ne peut s’appuyer sur une quelconque radicalité des luttes ouvrières : pas de Fiat française à se mettre sous la dent, seulement quelques Longwy et vallée de la Chiers ! Malgré leur violence, ces luttes ne dépassent pas la simple défense de la condition prolétarienne. C’est qu’en France, « l’autonomie » est une autonomie surtout par rapport aux forces politiques gauchistes ou de gauche ; la phase de dissolution des classes étant plus avancée qu’en Italie, il n’y a pas de possibilité, pour ce mouvement, de se fortifier à l’intérieur d’un grand mouvement collectif de lutte. D’entrée de jeu son terrain d’intervention est limité à la gestion de la précarité (squats) et à la violence face à l’État : violence dans la rue et pendant les manifestations. Violence vite marquée par la vaine répétition qui s’exerce dans le cadre préétabli et défini par les protagonistes. En ce sens, la manifestation violente de Malville est le début de la fin, car c’est là que l’État peut et veut faire la démonstration de sa force et de sa violence supérieures, violence en face de laquelle la casse de quelques vitrines parisiennes pendant les manifestations apparaît bien dérisoire.

Un constat d’impuissance va amener certains autonomes à s’organiser et militariser leur action afin d’opposer à l’État une violence réelle bien que de portée réduite. Ce sera la naissance du groupe Action Directe, dans des conditions difficiles, car la base du mouvement va progressivement se réduire comme peau de chagrin. Puis, l’échec de certaines de ses actions (sur les squats par exemple), et la criminalisation que la police impose au groupe (tir sans sommation sur Moreau) vont lui faire abandonner ses anciens objectifs autonomes et nationaux pour se redéployer à un niveau international sur des bases anti-impérialistes et antisionistes, où elle retrouve les rescapés de la Fraction Armée Rouge allemande, ceux dits de la « troisième génération ».

 

Pourquoi la liquidation de Besse ?

Cela peut s’expliquer pour deux raisons principales. Besse était le P-DG de la Régie, et Renault c’est (c’était !) le mythe de la forteresse ouvrière. Par cette référence, pour la première fois, Action Directe opère un rattachement à la classe ouvrière traditionnelle et marque aussi la volonté de filiation avec la Gauche prolétarienne du début des années 70. Une filiation qui s’affirme par le nom du. commando (Pierre Overney) qui mène l’opération. Mais si cette filiation révèle des points communs entre la Gauche prolétarienne et Action Directe : référence à la classe, mais rapport d’extériorité (on agit sur la classe : les établis ; ou par rapport à elle pour la venger : actions contre Nogrette et Besse), même substitution à une classe dont la réalité n’est jamais vraiment analysée ni à plus forte raison remise en cause, même incapacité à s’exprimer subjectivement dans son action (maladie de la volonté politique, plus que maladie de la révolte !), à montrer que la lutte n’est pas pour une cause, pour les « autres », mais qu’elle est la seule possibilité, pour les individus, d’exister en tant que sujets ; elle révèle aussi des différences importantes. En effet, la Gauche Prolétarienne conçoit sa lutte comme partie intégrante d’un mouvement qui existe aussi en dehors d’elle (grèves sauvages, luttes des immigrés, développement de l’absentéisme, du sabotage).

Sa pratique tient compte de cela en se centrant sur le travail légal dans les masses, la lutte armée n’étant qu’une branche mineure et somme toute symbolique, de son action, et sa branche militaire sera toujours soumise, puis finalement sabordée par la direction politique de l’organisation.

Par contre, avec Action Directe, branche politique et militaire ne font plus qu’une et l’action directe est la reconnaissance implicite d’un déclin des mouvements de lutte traditionnels. Action Directe n’a donc plus à chercher une implantation dans ces mouvements, mais à exprimer, à sa manière, que la lutte continue. De plus, son absence de lien avec des mouvements de lutte ne lui permet pas de jauger son action à l’aune du mouvement et lui permet de renforcer son autonomie organisationnelle et pratique, au détriment d’une analyse du pourquoi de cette autonomisation. On assiste donc à un décalage toujours plus grand entre la réalité de cette autonomie et des proclamations toujours plus triomphalistes, plus léninistes et, qui fonctionnent comme substitut à ce qui est ressenti simplement comme isolement parce que non pensé comme autonomisation par rapport au mouvement pratique1.

La restructuration de la Régie Renault tient son importance justement de cette ancienne position de bastion ouvrier, au sens double de concentration d’une masse de force de travail sur un même lieu et de concentration de la puissance syndicale, surtout celle de la CGT. Elle se présente donc comme un test valable pour l’ensemble des restructurations industrielles en France, et de plus, il est initié par l’État dans son entreprise pilote.

Les restructurations actuelles ne sont pas des violences économiques supérieures à d’autres restructurations que le rapport social capitaliste a réalisé dans le passé (formation de la force de travail, embrigadement dans le salariat, destruction des anciens modes de vie, lutte contre le vagabondage, etc.), mais leur base actuelle est différente. Les restructurations du passé représentaient des modifications du procès de travail, dans le sens d’une universalisation toujours plus large, d’un développement extensif aussi bien qu’intensif du procès de travail. Et à la limite, à la fin de la restructuration, la classe ouvrière en sortait plus forte, plus organisée. Dans le rapport social, capital et travail se développaient dans un même mouvement, produit de la lutte entre ces deux pôles.

Par contre, dans les restructurations actuelles, deux processus sont au centre des transformations. Tout d’abord l’inessentialisation de plus en plus grande de la force de travail qui mine la position de la classe ouvrière dans son rapport de force avec le capital. Puis le retournement contre-révolutionnaire des limites de l’ancien cycle de lutte, à savoir la transformation du refus du travail, c’est-à-dire d’une flexibilité du point de vue du prolétariat en une flexibilité du point de vue du capital (horaires aménagés, temps partiels, travail précaire, etc.) Ce qui est remis en cause, c’est à la fois la classe ouvrière en tant que classe antagoniste et le travail comme producteur de valeur. Dans cette incapacité à exister encore dans une relative autonomie (le métier, le savoir-faire, l’expérience), par rapport au pôle capital, se lit la crise dite « d’identité » que subit cette classe et qui l’amène parfois à lutter pour cette identité, c’est-à-dire pour la défense de la condition prolétarienne.

La forme extra-syndicale que prend alors cette défense (les coordinations cheminots en France, les Cobas en Italie, les assemblées générales en Espagne) n’indiquent pas une conscience plus grande qu’à l’époque de la fin des années 60 — début 70, de ce que sont les syndicats, mais simplement la reconnaissance d’une nouvelle situation. Les syndicats, ayant de plus en plus de mal à négocier le rapport productivité/salaires, se voient remis en cause en tant qu’organes de défense de la condition prolétarienne (« ils ne font pas leur boulot »). D’où l’apparition depuis quelques années, à Usinor-Dunkerque, Air France, dans les banques, aux PTT, de nouvelles organisations qui s’autonomisent du mouvement syndical pendant les luttes contre les restructurations mais qui, à la retombée, en voulant durer, se convertissent en groupes quasi syndicaux.

Les coordinations mises en place par les cheminots français pendant l’hiver 1986 se situent un peu dans la même logique de défense de la condition prolétarienne, mais à la différence qu’elles évoluent dans ce qu’on a l’habitude d’appeler, au sein de la classe ouvrière, l’aristocratie du rail. Par leur volonté d’être ponctuelles, par la réalité de leur auto-dissolution, elles ne se posent pas en organes de négociation, en concurrent des syndicats, mais plutôt comme une tentative de recomposition d’une identité perdue (celle du « professionnel ») et comme moyen de recréer des rapports entre individus en voie de désocialisation.

Cette volonté de recomposition/resocialisation s’exprime aussi bien dans le fait d’être en grève tous ensemble que dans le fait de reprendre tous ensemble le travail. C’est cet aspect identitaire qui l’a emporté sur l’aspect de révolte, bien rendu par les comportements de certains cheminots, car la minorité décidée, celle qui n’a pas hésité à s’attaquer à l’outil de travail, ne pouvait sortir de la contradiction qui faisait qu’elle n’existait que comme avant-garde du mouvement de liquidation de la vieille communauté ouvrière, mais encore essentiellement sur ses bases : elle n’avançait pas autre chose et ne pouvait donc apparaître que comme provocatrice, irresponsable, et elle ne pouvait que se résorber, dépassée par sa propre audace.

On est loin de l’analyse que fait Action Directe de ces mouvements, dans le communiqué du commando Pierre-Overney, où elle voit une maturation de l’antagonisme ouvrier, un signe du niveau plus élevé de la conscience ouvrière, qui convergerait logiquement avec le saut qualitatif dans la lutte armée représenté par la liquidation de Besse. Ce que ne voit pas Action Directe, c’est que ces restructurations s’insèrent dans un mouvement général de destruction des anciens antagonismes, de destruction des classes et que c’est cela qui permet de comprendre ce qu’il y a de réactionnaire (au sens strict) dans ces mouvements : la lutte pour le statu quo ante, même si tout mouvement déborde toujours ses objectifs conscients, même si tout mouvement n’a jamais de sens univoque. C’est aussi ce qui permet de comprendre l’existence de groupes comme Action Directe, au-delà de la conscience qu’ils ont d’eux-mêmes. Alors qu’Action Directe pense lutter pour quelque chose qui n’existe déjà plus : la classe en tant que force antagoniste, son existence en tant que groupe est justement liée, entre autres, au déclin de l’ancien mouvement ouvrier). Il n’y a donc pas de continuité directe entre les formes de lutte extra-syndicales des années 80 et l’action contre Besse. Le réflexe identitaire s’accompagne d’un refus de tout ce qui est extérieur à l’identité, qui est elle-même réduite, dans le procès de travail, à une identité catégorielle. Ainsi les cheminots s’opposeront à l’extension de leur grève, la coordination des « roulants » refusera de se mélanger aux autres catégories de la SNCF, refusera de se concevoir comme partie de la classe ouvrière). Si on ne peut parler de continuité, on peut parler de complémentarité, au sens où les deux types d’action ne visent pas à abolir le rapport social mais à le moraliser, à faire que les droits de tous, y compris des travailleurs, soient respectés. C’est pour cela que des travailleurs ont pu se reconnaître dans le geste d’AD (ce qu’a exprimé publiquement le responsable CGT de Peugeot Mulhouse). Il peut aussi y avoir aussi opposition, comme dans le cas de la liquidation d’Audran puisque le secteur armement est un des rares, de l’industrie française, à être porteur d’emplois. Mais dans tous les cas rencontre ou opposition semblent fortuites et ne découlent pas de la stratégie d’AD, qui repose sur une prise de distance d’avec le mouvement pratique.

Jacques Wajnsztejn

Notes

1 – La suite de cet article comprend un long passage sur les restructurations des années 80. Nous l’avons ici supprimé, mais il fait largement partie du « corpus » de Temps critiques et peut donc se retrouver dans nombre de nos textes.

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