Violence révolutionnaire ou terrorisme ?

par Anne Sveva

Publié dans : Paroles directes, Acratie, 1990, p. 97-102.

Faites-vous une différence entre violence révolutionnaire et terrorisme ?

La violence révolutionnaire est une violence ciblée, dirigée contre des adversaires politiques qu’on abat (dirigeants politico-économiques ou militaires) ou dont on attaque le potentiel (casernes et commissariats, palais de justice, médias, usines). Le terrorisme vise à plonger et à maintenir des populations dans la terreur, que cela soit pour exercer un chantage sur un tiers ou pour opprimer une communauté et briser sa résistance. La « terreur » a été à l’origine une pratique d’État, elle est toujours un mode de gouvernement dans les pays totalitaires ; en temps de guerre, les populations civiles sont plongées dans la terreur et elles sont, en temps de paix, en situation d’otage permanent du fait de la stratégie nucléaire qui spécule sur leur destruction. On peut remarquer aujourd’hui que les attentats terroristes perpétrés en Europe sont le fait soit de services secrets étatiques, soit d’organisations fonctionnant déjà dans une logique d’État, à savoir les divers mouvements de libération nationale ou certains mouvements autonomistes. L’ETA et l’IRA ont commis de tels attentats et il est amusant de constater que ce sont précisément les seuls auxquels les groupes gauchistes légaux, si prompts d’ordinaire à dénoncer le recours à la violence, accordent une légitimité. Entre futurs dirigeants on se comprend. Les militants de la RAF déclaraient : « Le terrorisme opère par peur des masses. Il prend les masses pour objet, tandis que la guérilla urbaine opère à partir des failles entre l’appareil et les masses ». Les principales organisations de lutte armée partagent cette position et c’est la raison pour laquelle les Brigades rouges, par exemple, n’ont jamais pratiqué d’attentat à l’explosif car ce type d’action, même ciblée, peut faire des victimes dans la population. Appliqué à ces organisations, le terme « terroriste », utilisé par les gouvernants, les médias et même les sociologues en apparence soucieux de rigueur, sert essentiellement à disqualifier.

Le terroriste est l’adversaire qui n’a pas le droit à la reconnaissance politique, c’est celui qui dispute à l’État « le monopole légitime de la violence ». C’est l’exemple même d’un langage axiomatique dont la fonction est l’intimidation et non la communication. Le vocable d’anarchiste a souvent été utilisé de la même façon. C’est ainsi que des groupes de lutte armée d’obédience marxiste, ou qui se voulaient tels, se sont vu qualifiés d’anarchistes aussi bien par les journalistes que par les marxistes orthodoxes. Pour le DKP ouest-allemand, par exemple, le terrorisme de gauche représente une variante moderne de l’anarchisme, voire une expression pervertie à l’extrême de cette « idéologie petite-bourgeoise ». Restituer à ces groupes le qualificatif de marxiste qu’ils revendiquent ou utiliser pour les nommer les appellations qu’ils se sont données, « Fraction armée rouge », « Brigades rouges », « Armée rouge japonaise », relèverait d’une stratégie dé discrimination du mouvement communiste orthodoxe2.

 

Que pensez-vous du statut de prisonnier politique que revendiquent Action Directe et d’autres organisations en France et en Europe ?

Réclamer un tel statut, c’est vouloir être reconnu par l’État comme adversaire politique ; or en aucun cas les démocraties occidentales ne peuvent admettre publiquement la présence d’opposants politiques dans leurs geôles puisque la seule contestation permise reste sur le terrain choisi par l’État. Un dictateur quelconque pourra plus facilement qu’un président social-démocrate accorder un tel statut à des guérilleros sans remettre en cause sa propre légitimité, celle-ci lui venant non de la « volonté populaire » mais de la force. Et pourtant, aujourd’hui tous les prisonniers des groupes de lutte armée en Europe sont soumis à un régime « spécial », comportant uniquement des éléments venant aggraver les conditions de détention (isolement, fouilles et censure renforcées, droits de visite restreints). Pour un délit semblable, les politiques sont frappés de peines plus lourdes que les droits communs. C’est pourquoi la revendication d’un véritable statut de politique, qui apporterait au moins un minimum de garanties, peut se comprendre.

Les militants de la RAF ont même demandé à bénéficier du régime de prisonniers de guerre tel qu’il est défini dans la Convention de Genève. Pourtant, dans un de leurs textes, ils déclaraient : « Une telle définition est en partie contradictoire avec la revendication d’un statut particulier : elle ne tient en effet aucun compte de ce qui précède la condamnation et se fonde uniquement sur l’attitude du prisonnier pendant sa détention, quels que soient les motifs qui l’ont conduit en prison ». On est bien loin des critères donnés par Frédéric Oriach dans un texte3 qui attribue la qualité de prisonnier politique « au seul militant politique emprisonné pour des faits relevant de son activité ». Une telle définition exclurait un Georges Jackson, condamné à vie en 1960 pour un vol de soixante-dix dollars dans une station-service. Malcom X et Eldridge Cleaver ont été des prisonniers de droit commun avant de devenir des militants politiques. Et où classer Sante Notarnicola, « sous prolétaire d’origine, militant communiste devenu bandit par la suite4 » ? Les Brigades Rouges ont demandé la libération de ce « droit commun » en échange d’Aldo Moro : il était même le premier sur la liste. À quelle catégorie appartiennent un Pierre Goldman, un Lacenaire5 ? On le voit : à bien des égards, la distinction entre « politique » et « droit commun » manque de pertinence. Face à une réalité complexe, toute définition simplificatrice contribue à diviser et à exclure.

 

Quel est pour vous le sens de la pratique d’Action Directe et de sa stratégie ?

Il n’y a pas pour Action Directe d’objectifs à atteindre, si ce n’est l’horizon lointain d’une société communiste étendue à l’ensemble de la planète où si l’on préfère, la fin de l’histoire. Ni les actions revendiquées par le groupe, ni l’ensemble des textes produits par les militants depuis 1982 ne permettent de parler d’une « stratégie » d’Action Directe, ce qui ne veut pas dire que leur pratique est dépourvue de sens.

Les exécutions d’Audran et de Besse ont essentiellement une valeur d’exemplarité : elles ne vont pas marquer une étape dans la lutte contre ce que les militants appellent le système, mais elles vont montrer qu’un groupe numériquement faible peut porter des coups, créer localement des zones de perturbation. Elles rappellent que le métier de « grand domestique de l’État » peut comporter des risques mais ne changeront rien au fait qu’un manœuvre restera infiniment plus exposé au risque de mourir d’un accident du travail. De telles actions ne sont pas populaires, mais elles ne suscitent pas non plus l’horreur, même passagère, s’exprimant devant certains attentats non ciblés. La population peut s’identifier avec une victime anonyme du magasin Tati, pas encore avec un grand patron ou un général responsable de ventes d’armes, fussent-ils pères de famille. Ces actions s’inscrivent dans le spectacle quotidien et médiatisé du monde et sont vite oubliées : elles laissent indifférent. Pourtant ce qu’Action Directe exprime, et reste seule à exprimer, c’est une volonté irréductible d’opposition qui ne souffre aucun compromis. La force du défi, que le militant d’Action Directe oppose à ce qu’il combat, réside dans le don de sa propre vie. Dans les actions armées, comme dans les grèves de la faim, c’est toujours sa mort qu’il met en jeu.

 

Quel rôle joue Action Directe dans le paysage politique français au sens large (partis, médias, intellectuels, mouvements sociaux) ?

Alors que la RAF en Allemagne fédérale et les Brigades rouges en Italie s’inscrivaient dans le prolongement des mouvements étudiants de la fin des années soixante et de la « nouvelle gauche » qui en était issue, Action Directe apparaît précisément au moment où s’observe en France le reflux de cette même gauche. Le groupe agit sur une scène politique aseptisée où ses actes et les références qu’il se donne, empruntées à l’après 68, n’éveillent plus aucun écho. Les professionnels de l’information, parfois ex-professionnels de la révolution, ne reprocheront même pas à Action Directe ce qu’ils ont jadis reproché à la RAF ou aux Brigades rouges, c’est-à-dire de faire à son insu le jeu de la droite et de freiner l’action des groupes progressistes, mais d’avoir la « bêtise et l’inconvenance » de proclamer un refus total de l’ordre existant. En s’inscrivant contre le consensus, les militants d’AD apparaissent « démodés » et sont, comme tels, l’objet d’un mépris qui dépasse de loin celui, teinté de ressentiment, qui se manifesta à l’encontre des groupes allemands et italiens. Action Directe a révélé, s’il en était besoin, à quel point le paysage politique était uniforme. Pendant l’épisode de la grève de la faim et du procès, tous les médias, à l’exception de deux ou trois radios libres, et jusqu’au tout récent Politis, faisaient entendre un même son de cloche ; on a attendu en vain de voir réagir ceux qui, il y a dix ans, protestaient contre les conditions de détention dans les geôles de RFA et soutenaient les grévistes de la faim allemands et irlandais. Du côté des intellectuels, l’intervention d’Henri Lefebvre a souligné le silence général. Action directe voit dans les mouvements sociaux des années 86-87, le signe « du niveau avancé de maturation de l’antagonisme ouvrier dans le secteur public et par-là dans l’ensemble de la classe ouvrière », et suggère même que l’action contre Georges Besse se situe dans la continuité de ces mouvements.

Or les acteurs de ces mouvements sociaux, essentiellement des étudiants et certaines catégories de fonctionnaires, se sont battus non pour un changement de société, mais pour le maintien des conditions actuelles de sélection et d’exploitation. Ils ne se situent nullement dans une perspective révolutionnaire et restent même en deçà du réformisme, sans qu’il soit pour autant juste de les mépriser. La méfiance, voire l’hostilité, qu’ils manifestent envers les syndicats, a souvent été interprétée comme une manifestation de radicalité. Mais cette méfiance, qui traduit la volonté légitime de ne pas abandonner la direction des luttes aux mains des spécialistes de la revendication et de la négociation, dénote aussi la volonté de ne pas politiser un mouvement qui veut circonscrire son champ d’action pour une plus grande efficacité. En tout état de cause, ce n’est jamais le caractère pusillanime du syndicat qui est remis en question mais bien plutôt les visées politiques qu’on lui prête. En aucune manière, ces mouvements ne se sont posé le problème de la violence révolutionnaire. Aussi les communiqués triomphalistes sur le niveau de conscience avancé du prolétariat français ne sont guère de mise. Si les militants d’Action Directe sont en quête de légitimité, c’est ailleurs qu’ils doivent la chercher et peut-être, dans leur isolement même, dans leur propre subjectivité, comme l’ont fait avant eux, sans toujours l’affirmer avec clarté6, les militants de la RAF. En agissant ainsi les membres d’Action Directe ont fait de leur résistance à l’ordre existant et de leur propre détermination à combattre une fin en soi. On aimerait retrouver dans leurs textes l’importance accordée à la subjectivité et à la volonté que leur pratique suppose.

 

Anne Sveva

 

Notes

1 – Anne Sveva, Paroles directes..., op. cit., p. 97-102.

2 – cf.L’article de Kurt Erlebach „Terrorismus und Reaktion“, Marxistische Blätter, janvier 1978.

3 – Afapp, no 1, septembre 1988.

4 – Sante Notarnicola, La révolte à perpétuité, traduction et préface de Gérald Fellay, Éditions d’en bas, Lausanne, 1977.

5 – Lacenaire qui déclarait lui-même : « Je suis un condamné politique ! Qui me démentira ?… Je meurs pour un principe », Lacenaire, Mémoires, Albin Michel, p. 142.

6 – Le seul texte qui fait de la subjectivité le fondement de la lutte est un texte de 1972 rarement repris par les militants de la RAF. Texte der RAF, chap. XXVII, « Revolutionäres Subjekt », p. 430.

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