Capital total et prolétariat universel
Réponse de J. Wajnsztejn à un article de Vladimiro : « Guerre et lutte de classes sur l’horizon du marché mondial : conflits inter-impérialistes et prolétariat universel », paru dans le no 1 de la revue Karletto
1) Ce n’est pas tant la fin de l’État-nation qui invalide la position de Lénine sur l’impérialisme, que la manière avec laquelle cet État se redéploie. En effet, la forme réseau n’est pas totalement incompatible avec la forme État-nation comme j’ai essayé de le montrer dans le dernier numéro de la revue Temps Critiques (no 13). Pour ne prendre qu’un exemple d’actualité, les réseaux de contrôle des flux pétroliers sont prospectés par les firmes multinationales, mais sous couvert des tractations entre États. Cet exemple est surtout valable pour les produits de type stratégique, mais pour les autres, comme le dit très bien Vladimiro les IDE (investissements directs à l’étranger) sont une forme très souple qui convient bien à la primauté actuelle des flux sur les stocks, de la flexibilité sur la rigidité.
2) La financiarisation n’est pas non plus contradictoire avec l’idée de réseaux, même si c’est là plutôt l’idée de « communauté » plutôt que de réseau qui vient à l’esprit, celle d’une communauté financière. S’il y a bien autonomisation de cette forme, ce serait une erreur de ne la voir que comme conséquence de la spéculation et aussi de donner à cet aspect spéculatif une connotation péjorative. Dans ce processus, la finance n’est plus un acteur neutre1, mais un pouvoir qui cherche à s’autonomiser en exprimant deux réalités :
– le capital (quelle que soit sa forme concrète) est valorisation dans le temps2.
– il y a contradiction entre les exigences de liquidité du capital (priorité à la valorisation à court terme) et celles liées à l’accumulation avec immobilisation du capital fixe (valorisation à long terme). L’aspect virtuel de la finance, ce que Vladimiro et d’autres perçoivent comme « déconnexion », exprime une tendance à la transgression des formes fixes (tendance que Marx avait déjà signalé) et particulièrement une tendance à s’échapper des contraintes de l’immobilisation que représente tout capital productif.
La financiarisation correspond à un degré d’abstraction de la valorisation qui asservit l’activité productive aux exigences du processus de totalisation entrepris par le système capitaliste depuis les années 80. Ce qui est mis en avant, c’est la valorisation du capital en général3.
Cette financiarisation ne pourrait se dérouler si le rôle social de l’argent n’avait pas lui-même subi une profonde transformation. De simple fétiche d’une richesse plus ou moins accessible, il irrigue tout le corps social et s’impose à tous comme la loi commune. Il ne masque plus le processus de travail qui est derrière la richesse, car c’est de moins en moins le procès de travail qui produit cette richesse, en tout cas de moins en moins le travail vivant qui en est le moteur. Le processus de domination apparaît donc moins dans la confrontation capital/travail au sein de ce procès de travail et dans le taux d’exploitation, que dans la dépendance à l’argent, que dans le fait d’avoir accès ou non à l’argent. L’argent ce n’est plus le produit du salaire, c’est « la thune » et ça peut venir de n’importe où : les jeux, les arnaques, les allocs, le deal, le travail. Ce pouvoir et celui de l’argent assurent au capital un type de domination de plus en plus systémique : la technique apparaît comme une valeur partagée qui crée une synthèse entre nécessités productives et monde vécu des désirs ; et la financiarisation donne l’impression d’un capitalisme sans capitalistes. La critique politique a alors du mal à trouver un écho et elle dérive vers une diabolisation : l’absence de visibilité d’un ennemi amène à chercher des boucs émissaires. On est parfois dans une approche assez similaire de celle que développait l’extrême droite des années 30 : l’abstrait est le mal et il faut absolument lui trouver des figures concrètes. C’est une des caractéristiques du mouvement anti-mondialisation qui cherche continuellement le grand ordonnateur qui tirerait les ficelles de tout cela. Et le plus facile est encore de désigner les États-Unis. Et un ou deux trusts particulièrement exposés. Toutefois, il ne faut pas non plus tomber dans le travers inverse qui verrait dans tout ce mouvement le plan d’un « capital automate » pour reprendre l’expression de Marx.
3) L’utilisation d’un protectionnisme modéré n’est pas non plus contradictoire avec la globalisation, surtout dans le cas des États-Unis. La mondialisation des échanges est paradoxalement un signe de l’affaiblissement de leur poids relatif dans l’économie mondiale. Le processus de globalisation et de financiarisation qui caractérise cette mondialisation leur permet, de par leur puissance globale (politico-militaire) une captation de la richesse mondiale qui se manifeste concrètement par des phénomènes comme la dissymétrie des échanges avec leurs partenaires et le financement de leurs déficits par les prêteurs internationaux (en termes simples, on peut dire qu’ils prennent beaucoup et donnent peu). Comme le dit Vladimiro, la situation est exactement inverse pour le Japon, la France et l’Allemagne. Il y a peu de raison que cet équilibre, tant qu’il existe et que chacun y trouve son compte, débouche sur une guerre entre grandes puissances. Les rapports EU-Russie vont dans le même sens de leurs intérêts communs bien compris comme le montrent les interventions réciproques en Afghanistan et en Tchétchénie. La dernière intervention américaine en Irak ne relève pas plus de la guerre classique que la première opération de 1991. Il ne s’agit pas d’une menée impérialiste, mais d’une opération de « pacification » et ceci pour 3 raisons :
– l’objectif de la main mise sur le pétrole américain est de l’avis des spécialistes pétroliers, sans fondement car le poids de ce pétrole dans le marché mondial devient dérisoire par rapport à ce qu’il était en 1991. De plus les Américains sont beaucoup moins tributaires de cette source que les Européens qui sont pourtant très réservés sur cette opération. Il est étonnant de voir comment l’imprégnation « matérialiste » des marxistes (et plus étonnant des libertaires) rejoint aujourd’hui l’utilitarisme libéral des adorateurs de l’économie.
– il en est de même pour un contrôle préventif d’une situation géopolitique qui ne comprend pas de conflictualité « interimpérialiste » immédiate et qui risquerait d’être bien plus trouble après conflit que sans conflit.
– la notion de « warefare state » est abusive. Bush s’est fait élire sur une politique de retrait et de dépenses militaires en baisse. Seul le 11 septembre a infléchi cela. L’Europe désarme et se retrouve décrochée du point de vue techno-militaire. Quant à la Russie, elle vend son matériel en pièces détachées.
– le fait que la Russie s’accroche aux basques du G8, que la Russie et la Chine le font pour l’OMC, le fait que n’importe quel pays de l’ancien bloc soviétique espère en l’Union européenne et l’OTAN sont des phénomènes bien plus « réels » que n’importe quel rapport de la CIA ou d’une officine financée par le lobby militaro-industriel. Même si celle-ci n’est pas achevée (ce que le bouquin de Negri-Hardt soutient pourtant), il y a bien une tendance à l’Empire comme j’ai essayé de le montrer dans mon commentaire critique de leur livre pour la revue « La Griffe », mais l’Empire n’est pas les EU. Même dans leur traditionnelle chasse gardée, en Amérique du Sud, le contrôle est bien plus le fait des organismes internationaux que des américains. Imagine-t-on, à l’époque de l’URSS, les événements vénézuéliens, équatoriens, argentins, sans une intervention à la chilienne ?
4) Ce n’est pas « la crise » qui devient la norme, mais l’absence d’une restructuration achevée, l’absence d’un nouveau mode de régulation des rapports sociaux. C’est aussi la notion marxiste de crise qui n’est plus guère opérante. Le système échappe aux crises classiques de surproduction par la possibilité de conjuguer suraccumulation du capital (productif) et valorisation du capital (en général).
S’il faut parler de norme, je la verrais plutôt, par antiphrase, dans l’établissement d’un état d’exception4 dans lequel l’État-nation qui perdure a perdu les moyens légitimes de sa politique : ses institutions s’autonomisent (la justice par exemple) ou sont résorbées (le parlement) et il est tenté alors de se conforter aux règles privées d’une « bonne gouvernance ». La politique n’a plus à exister parce que c’est la représentation qui s’effondre. L’exemple des élections françaises et plus généralement la montée du populisme sont des signes de réaction à ce fait. Ne voir dans ces phénomènes qu’une résistance désespérée de la « forteresse Europe » c’est s’interdire de comprendre la dimension ouvrière de cette clientèle à l’ère de la fin de toute représentation ouvrière. Si comme nous le pensons il n’est plus possible d’affirmer une identité ouvrière, il est aussi logique que ses représentations (même mystifiées) s’effondrent5. C’est la domination qui se fait plus abstraite et qui donne l’impression d’être systémique. Comme le dit Vladimiro : « Les partis ne rivalisent plus pour assumer la représentation des divers groupes ou classes sociales, mais pour se faire directement porte-parole des diverses fractions du capital ». Mais il faut en tirer les conséquences ! Les ouvriers forment une fraction de ce capital comme viennent encore de nous le montrer les salariés de Buffalo grill dans leur manif organisée par le patron et accompagnée par la CGT.
Et le prolétariat, pour les révolutionnaires, n’est plus que la dernière représentation, un principe négatif. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus de lutte ou que la révolution est impossible, mais elles ne peuvent plus se mener au nom d’une classe concrète complètement dépossédée, non seulement du produit de son travail, mais aussi de sa position dans le monde et de sa conscience, à travers le déclin de sa fonction productrice et transformatrice.
5) Donc plutôt que d’un « prolétariat universel » qui chercherait la révolution, il est préférable de parler de la nécessité d’une révolution à titre humain. Cela permet au moins de ne pas chercher partout ce qui ne se trouve nulle part. Ainsi, Vladimiro cherche vainement le prolétariat palestinien, alors que ce qui domine sur place c’est une lumpenprolétarisation (y compris de certaines fractions de la population israélienne). Vladimiro est obligé d’inverser l’ordre des choses pour donner à son prolétariat une dimension internationale ; apparemment pas gêné par la connotation nationaliste et islamiste de la lutte palestinienne telle qu’elle se déroule aujourd’hui, il fait de ce prolétariat palestinien un épouvantail pour les occidentaux… alors qu’il a été un épouvantail pour les pays arabes avant que ceux-ci ne réagissent pour étouffer justement toute extension à leurs propres pays de cette prolétarisation à la palestinienne.
En Argentine, par contre, Vladimiro ne voit pas de fraction prolétaire à l’œuvre, mais une simple masse qui cherche sa subjectivité anticapitaliste. Subodorant sans le dire explicitement, un nouvel épisode d’alliances interclassistes contre le pouvoir, il renvoie la « solution » à une vraie opposition entre travail et capital. Or c’est justement parce que piqueteros et salariés anciennement aisés ne se placent pas (plus) dans cette confrontation-là (ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de tensions) que la crise ne se résorbe pas en une nouvelle stabilisation, sans pour cela trouver son propre débouché politique. La solution ne se trouve certes pas à l’intérieur de la seule Argentine, mais même s’il y avait une solution, elle ne résiderait pas dans la réapparition d’une conscience de classe, mais dans la prise de conscience de la nécessité d’une action collective révolutionnant les rapports sociaux. Que cette action prenne alors la forme d’une communisation est une possibilité comme une autre.
On retrouve cette question quand Vladimiro, à partir de l’analyse du « mouvement des mouvements » en Italie, se pose la question de l’éclatement des luttes et donc de leur unification. À juste titre il repousse une simple agrégation de celles-ci, mais parce qu’elle ne permettrait pas de fixer suffisamment la cible essentielle. Or ce n’est pas simplement une question d’objectif ou de tactique. La diversité des mouvements reflète la diversité des formes de particularisation des individus. Avant, la principale particularisation était celle des classes et elle se situait à l’intérieur de rapports sociaux centrés sur le travail et la production, mais aujourd’hui, « la crise » se situe essentiellement au niveau de la reproduction de ces rapports sociaux. Vladimiro semble d’ailleurs avoir un doute quand il dit : « Si le centre de gravité permanent de la société du capital est encore constitué par la soumission réelle du travail vivant, c’est sur celui-ci qu’il faut faire converger toute forme de conflits ». Indépendamment du fait que Vladimiro ne prenne plus la peine de spécifier ce travail vivant, ce qui suppose qu’il n’est plus qu’un « prolétariat universel » qui a tout recouvert, cela ne tient pas compte du fait que dans la domination toujours plus grande du travail mort sur le travail vivant, domination à l’œuvre avec l’intégration de la technoscience comme moteur du processus, la force de travail devient de plus en plus inessentielle et la valorisation se fait de plus en plus en dehors du travail vivant. C’est pour cela que les luttes actuelles ne peuvent prendre les mêmes formes que lorsque le dernier assaut prolétarien des années 60-70 tendait à affirmer l’autonomie de la classe du travail par rapport au capital. Vladimiro le reconnaît quand il dit que la victoire du capital est totale et qu’elle a fait exploser le centre usiniste de l’affrontement de classe, qui ne serait plus qu’un lieu de valorisation parmi d’autres. Il y a bien une rupture d’avec le fil historique.
Les luttes actuelles débordent d’ailleurs de partout les limites de l’usine (en Argentine, comme en Italie, comme en France), mais il n’y a rien à affirmer d’autre que la fin de ces rapports sociaux. L’affirmer en parole est une chose, passer aux actes en est une autre. Dans cette mesure la critique des « No global » au nom des 3 millions de manifestants de Rome (criant derrière la CGIL « non au terrorisme et oui à la démocratie) me paraît à la fois dérisoire et peu rassurante. L’Argentine montre, a contrario, qu’une « crise économique » de type classique ne provoque pas mécaniquement des médiations qui permettent de trouver des débouchés révolutionnaires. À côté d’initiatives collectives favorables semblent prédominer, pour le moment, des pratiques de survie.
On ne peut donc se contenter d’attendre que nous soyons dans la situation de l’Argentine…
Jacques Wajnsztejn
Notes
1 – Comme le conçoit la théorie financière orthodoxe elle-même issue d’une conception de la monnaie commune aux économistes « classiques » et à Marx la monnaie conçue comme un voile. Théorie que Keynes viendra bousculer.
2 – Techniquement, à la Bourse, cela est rendu par la mise en avant d’une « valeur fondamentale » qui se distingue de la « valeur économique » d’une action cotée, dans la mesure où elle est estimation de la puissance future du capital considéré. C’est une anticipation de sa rentabilité en quelque sorte.
3 – Cela inclut la tendance à ce que nous appelons « la valeur sans le travail ».
4 – On ne peut pas parler d’« État pénal », au sens où il chercherait à criminaliser toute opposition : il n’y a pas de crainte d’une subversion interne mais situation objective de désintégration des rapports sociaux.
5 – cf. le supplément à Temps Critiques : « Chronique d’une excrétion », publié ensuite dans le no 13, hiver 2003.