Temps critiques #21

La fin du couple aliénation/émancipation

, par Jacques Guigou

Dans la société capitalisée d’aujourd’hui, le rapport historique aliénation/émancipation tend à se dissocier. Une séparation qui, en tendance, conduit à une dissimulation/effacement de l’aliénation et à une affirmation/exaltation généralisée de l’émancipation. Le rapport dialectique entre l’aliénation du travail et son dépassement dans une révolution émancipatrice a polarisé les antagonismes politiques, si ce n’est depuis la genèse de la modernité, au moins depuis la Révolution française. Depuis quelques décennies, cette dialectique aliénation/émancipation n’opère plus. Elle a été dissociée par le mouvement du capital pour permettre à l’un de ses pôles de venir englober l’autre. Un englobement1 qui ne contient plus de négativité susceptible d’engendrer un « dépassement », mais un processus affirmatif, positif qui efface les aliénations et qui proclame de manière survoltée de multiples émancipations particulières. Des émancipations qui se donnent comme un surplus de vie, une intensification des « biens être », des « bonheurs », des « plaisirs », des « vies augmentées », des « fiertés » identitaires, etc. Et ceci, quasiment sans référence à des privations ou des dépossessions, des confiscations, antérieures ou actuelles. Cette dissociation historique du couple aliénation/émancipation déjà active depuis les dernières décennies, conduit à la situation présente où tout se passe comme si les aliénations croissantes et profondes d’aujourd’hui nécessitaient une exaltation toujours plus forte d’émancipations particulières sous leurs diverses formes.

Telle est l’hypothèse que je tente de vérifier dans le présent texte.

I – Le couple hégélo-marxiste aliénation/émancipation : histoire et politique

I. 1. Un invariant anthropologique ?

Que de la conscience d’aliénations individuelles et collectives émergent des aspirations à s’en libérer pour aller vers une vie bonne, une sagesse, une espérance, une communauté humaine, une utopie, voire une vie éternelle, n’est pas une conduite qui aurait surgi dans la modernité. On trouve le couple aliénation/émancipation dans des mythologies, des religions, des philosophies bien antérieurement.

L’aliénation des hommes s’y exprime selon diverses figures de l’individu et selon certaines représentations collectives du monde : le chaos pour les Grecs ; la chute pour le christianisme ; le chacal, animal du désordre dans la cosmologie dogon ; le mal et la souffrance dans la spiritualité bouddhiste, etc.

La dépossession, la privation de son être propre, l’errance dans une altérité qui emprisonne et qui fait souffrir, constituent un caractère commun de ces figures de l’aliénation dans l’histoire. À cette dimension négative de l’existence humaine s’oppose le caractère positif et transgressif des libérations individuelles et des émancipations collectives qui surgissent d’une conversion, d’une révolution, d’une mutation, d’une rupture, d’une discontinuité. L’ancienne vie aliénée fait place à la vie nouvelle émancipée et libérée.

Pour certains chercheurs sur les prophétismes, les millénarismes, les utopies et les civilisations, cette aspiration traverse les sociétés historiques comme une sorte d’invariant anthropologique. Je ne partage pas cette thèse et je dirai pourquoi dans le chapitre II sur l’aliénation initiale.

Ainsi en est-il de Gérard Walter2 qui situe les origines d’un égalitaire dans les sociétés/communautés asservies du Proche Orient ancien au premier millénaire avant notre ère. Il se repère d’abord chez certaines communautés juives, tels les esséniens, qui selon les Manuscrits de la mer Morte, avaient un mode de vie communautaire, partageaient leurs biens, méprisaient la richesse et respectaient une discipline ascétique dans l’attente de la venue imminente d’un Messie qui apportera la justice et l’immortalité de l’âme.

Le même auteur interprète certains aspects des conflits qui ont secoué les cités grecques comme des révolutions sociales. Par exemple à Mégare (447 av. J.-C.) où la population combat la domination d’Athènes au nom de la liberté. Il dresse une vaste fresque des émancipations qui, pour lui, ont représenté des sortes de moments communistes dans le monde antique et médiéval : le soulèvement des esclaves avec Spartacus, les premières communautés chrétiennes, les hérésies et le monachisme.

On trouve également dans les courants piétistes allemands et anglais ce mouvement, ce passage, cette conversion d’un homme aliéné, car vivant dans la matérialité de « son état de nature » à un homme émancipé par sa « seconde naissance », spirituelle, celle où il reçoit l’esprit divin. Nous sommes bien là aussi, en présence du couple aliénation/émancipation.

Ce simple rappel d’une histoire certes connue, mais qui permet cependant de garder nos distances avec les présupposés modernes et postmodernes qui réservent le rapport aliénation/émancipation à la seule lutte des classes et surtout à la sphère du travail.

I. 2. Sujet aliéné versus sujet libre

Sans oublier cette brève rétrospective, il n’en reste pas moins vrai que c’est avec la rupture à la fois philosophique et politique de ce qu’on nomme les philosophies du sujet que s’affirme la dialectique émancipation/aliénation dans la longue époque de la société bourgeoise. Des philosophies du sujet, dont celles de Descartes, Kant puis de Hegel et de Marx, ont constitué les figures de proue.

Les philosophes humanistes des XVIIe et XVIIIe siècles (Hobbes, Locke, Rousseau) pensent l’individu comme un homme (abstrait) exerçant ses droits naturels dans une société régit par un contrat social. Les philosophies du sujet ne pensent plus seulement l’individu comme homme ; elles le pensent aussi et surtout comme sujet.

Mais de quel sujet est-il question ?

D’un sujet défini chez Hegel et chez Marx comme d’abord et avant tout sujet historique. Un sujet qui s’objectivise dans un autre et cet autre devient sujet objectivé, abstraïsé dans une forme : le devenir absolu de l’Idée dans le monde pour Hegel, la classe négative se niant dans la révolution pour Marx.

Chez l’un comme chez l’autre, le sujet historique est celui dont l’effectivité, l’opérationnalité, la dynamique globale, orientent l’histoire de l’humanité. On a reconnu, l’État-nation hégélien et le prolétariat marxien.

Pour Hegel, la puissance rationnelle de l’État ne reconnaît qu’un sujet, le sujet-citoyen, mais elle écarte l’individu concret, l’individu « naturel » qui vit dans l’aliénation, car il est soumis aux troubles de sa subjectivité ; il n’a pas accès à la raison. Pour parvenir à dépasser son aliénation, le sujet doit se reconnaître comme aliéné, comme limité à sa détermination d’être en soi. Mais son être confronté aux nécessités et aux contingences de la vie c’est-à-dire à la négativité se divise alors en un autre que soi : l’individu de la société civile soumis à toutes les passions et les contradictions. Ce n’est qu’à travers les médiations de l’État qui le reconnaît comme citoyen raisonnable, que le sujet trouve « sa satisfaction historique » comme être de la liberté réalisée.

I. 3. Au cœur du modèle hégélo-marxiste aliénation/émancipation

Retenons de cette courte excursion philosophique que, chez Hegel, l’aliénation c’est la contradiction de l’Idée et l’émancipation son dépassement dans l’Idée absolue que réalise l’État-nation. Le couple hégélien aliénation/émancipation est profondément idéaliste. Celui de Marx est matérialiste.

Pour Marx l’aliénation n’est pas au fondement de la contradiction, mais elle se détermine comme un moment de celle-ci dans l’histoire et le devenir de l’humanité. L’histoire est contradiction en acte, expression des déterminations biologiques, sociales, culturelles et politiques. C’est l’histoire d’un homme rendu étranger à la pleine conscience de sa pratique, de sa vie générique. Comme telle l’histoire réalise aliénations, conflits et luttes. Dans la pratique (la praxis) et d’abord dans les luttes contre l’appropriation de la force de travail par la classe des propriétaires, les hommes cherchant à devenir communauté humaine universelle, s’émancipent des aliénations dans le mouvement communiste engendré par la révolution prolétarienne.

Chez Marx l’aliénation est d’abord contenue dans les contradictions de l’histoire produites par les antagonismes de classe. Son dépassement se réalise dans le mouvement réel de la classe du travail qui, dans le moment révolutionnaire, se nie comme ultime classe de l’histoire.

Mais la fin de l’exploitation de la force de travail n’est pas la fin des aliénations. Elle n’en est que la « préhistoire », car l’aliénation s’étend à toutes les dimensions de la vie. Pour Marx, l’émancipation communiste sera celle de « l’homme total », l’ouverture d’une ère « véritablement humaine ».

On le voit, chez Hegel comme chez Marx la forme du devenir de la contradiction dans l’histoire est analogue : le « travail du négatif » crée une discontinuité, une révolution qui est porteuse d’émancipation. Ce sont les contenus du processus qui diffèrent : avènement de l’État-nation pour Hegel, pour Marx. On comprend que cette unité dans la forme ait permis à des théoriciens et des philosophes marxistes, mais aussi à des historiens des idées, de parler d’un couple aliénation/émancipation hégélo-marxiste. On comprend pourquoi ce couple dialectique a pu devenir un des plus puissants dogmes du mouvement ouvrier révolutionnaire de la fin du XIXe siècle et d’une large partie du XXe.

I. 4. Noyau du concept d’aliénation : l’extranéisation

Pour bien percevoir la force idéologique et politique avec laquelle le couple hégélo-marxiste aliénation/émancipation s’est développé dans les mouvements révolutionnaires après la Révolution française, il peut être fructueux de revenir sur le noyau du concept d’aliénation : l’extranéisation.

L’essentiel de la théorie moderne de l’aliénation est fondé par Hegel. Marx la convertit et la concrétise, il ne la bouleverse pas. Situé au cœur du système hégélien, le concept d’Entfremdung a enfiévré les débats entre existentialistes, marxistes, socialistes et anarchistes après la Seconde Guerre mondiale. Arrêtons-nous un instant sur sa portée lexicale, théorique et politique.

À l’entrée « aliénation3 » du Dictionnaire historique de la langue française (dir. Alain Rey, p. 83), on lit ceci : « Au XXe siècle, le mot aliénation (puis aliéner, aliénant) en 1943 chez Sartre, etc. a connu une nouvelle carrière, étant choisi pour traduire l’allemand Entfremdung, expression d’une importante notion philosophique chez Hegel puis Marx (= état où l’être humain est comme détaché de lui-même, détourné de sa conscience véritable par les conditions socioéconomiques). Le succès du concept amène l’emploi du mot et de certains de ses dérivés (aliénant, aliénateur) dans un sens plus vague (= perte par l’être humain de son authenticité) réunissant le thème cher au XVIIIe siècle des méfaits de la vie en société et celui du XIXe siècle de l’exploitation de l’homme par l’homme ».

Afin de donner toute sa portée anthropologique et politique au concept d’Entfremdung, certains marxistes non orthodoxes ont proposé le néologisme d’extranéisation pour rendre compte du processus de séparation, d’autonomisation, d’extériorisation et de dépossession de l’être propre du prolétaire dans son rapport au travail.

Jacques Camatte a donné, à nos yeux, la définition la plus complète de ces processus dans les termes suivants :

« Au mouvement de séparation-scission (…) se relie celui d’autonomisation (Verselbstständigung) des produits engendrés par l’activité humaine, celui des rapports sociaux qu’elle a engendrés. Elle s’accompagne aussi d’une dépossession-expropriation (Enteignung) tandis que l’extériorisation (Veräußerung) des capacités au cours de la manifestation (Äußerung) de l’être humain est en fait dépouillement (Entäußerung). Il y a simultanément une extranéisation (Entfremdung) due au fait que les produits deviennent étrangers aux producteurs et ceux-ci à leur communauté. Le mouvement résultant est une interversion-renversement (Verkehrung) qui fait que les choses deviennent sujets (Versubjektivierung) et les sujets des choses (Versachlichung) ce qui constitue la mystification dont le résultat est le fétichisme de la marchandise ou du capital qui fait que les choses ont les propriétés-qualités des hommes. » (cf. Site Invariance, rubrique Glossaire).

Nous sommes là en présence d’une définition de l’aliénation qu’on pourrait nommer maximaliste, en référence aux courants de l’ultragauche italienne qui se positionnaient comme « maximalistes » dans les affrontements internes à la gauche italienne à partir des années 1930.

Mais cette définition du travail aliéné n’est pas invariante. Elle est relative à la période pendant laquelle c’est le travail productif qui était l’opérateur central des antagonismes dans la société de classes.

Dans les écrits de la revue Temps critiques, nous avons analysé les raisons selon lesquelles les aliénations ont largement débordé le cadre strict du travail pour s’étendre à toutes les formes de vie dans la société capitalisée de ces dernières décennies. Et que ce faisant elles en sont comme effacées, dissimulées par l’englobement généralisé des activités humaines dans leur capitalisation. D’extériorisée, l’ancienne forme de l’aliénation du travail s’est internisée dans la société du capital. De cet englobement découlent apories théoriques et impasses pratiques.

D’où les difficultés politiques des divers activistes « radicaux » qui se veulent les héritiers du couple aliénation/émancipation pour désigner cette extranéisation qui était au fondement de l’aliénation hégélo-marxiste. Quel est aujourd’hui cet autre qui déposséderait l’individu aliéné dès l’instant où c’est le même qui règne dans la société capitalisée ?

Dès l’instant où « l’Autre » n’est plus que le devenu Même du capital4 ? Dès l’instant où il n’y a plus dépassement des contradictions, mais englobement ? Dès l’instant où la dialectique des classes n’opère plus ? Dès l’instant où le sujet historique de la révolution prolétarienne s’est dissipé ?

Dans un livre récent5, avec Jacques Wajnsztejn, nous avons décrit et explicité ce processus historique d’englobement des contradictions. Ce qui ne signifie pas bien sûr que les conflictualités politiques et les antagonismes sociohistoriques ont disparu, mais que ce n’est plus l’affrontement entre classes sociales telles qu’elles étaient définies par le Manifeste communiste puis la tradition marxiste qui résume l’histoire de la société d’aujourd’hui.

La dissociation du couple aliénation/émancipation n’est d’ailleurs pas une des moindres conséquences du moment historique présent ; celui de la société entièrement englobée par la capitalisation de toutes les activités humaines.

Nous reviendrons sur les divers aspects de cette dissociation du couple aliénation/émancipation dans la suite de ce texte. Cependant avant de poursuivre sur les variations des discours récents et actuels sur l’aliénation, précisons ici notre hypothèse.

Si, dans le chaos, les déséquilibres et les crises des dernières décennies, les anciennes contradictions de la société de classe ont été englobées par la dynamique du capital et si, en conséquence, s’est opérée une dissociation du couple hégélo-marxiste aliénation/émancipation, alors cet effacement, cette dissimilation des aliénations du temps présent pourraient s’interpréter comme un retour en soi de l’aliénation. Le moment interne de l’extranéisation qu’on peut nommer l’intranéisation. Mais ajoutons sans tarder : un retour en soi non contradictoire, non dialectique.

Explicitons cela quelque peu.

I. 5. Un retour en soi de l’aliénation ? L’intranéisation

Pour Hegel, le retour en soi de la conscience de soi c’est un savoir sur soi par rapport à l’être autre. C’est le moment de la prise de conscience de l’identité immédiate de soi à soi. Les réalités extérieures deviennent intérieures ; le soi devient autosuffisant ; il y a eu effacement, dissipation de l’être autre. « Le principe de l’identité lui-même contient (…) le mouvement réflectif, l’identité en tant que disparition de l’être autre6 ».

S’agissant de l’aliénation, esquissons une interprétation possible de ce processus « réflectif » comme moment constitutif de la société capitalisée7, comme opérateur de la révolution du capital.

L’étranger à soi, le non-soi, l’exproprié de soi, ce dont l’individu (ou un groupe, une classe, un ensemble social) a été privé, dépossédé, ce dont on l’a séparé, revient à soi comme même, comme identité, comme particularité, comme communauté mystifiée. Tout se passe comme si l’autre était englobé dans le même. Ce résultat ne contient plus aucune négativité, il s’établit comme immédiateté positive.

L’autre du soi aliéné devient alors la nouvelle et la seule identité du soi. Ce qui en termes historiques et contemporains pourraient se formuler comme suit : dans le processus d’englobement des anciennes contradictions de la société de classe et de ses aliénations, les caractères étrangers, désappropriés, extorqués, exploités, dominés, des individus aliénés tendent à devenir des identités particulières et sont donnés comme des « émancipations ».

Par exemple, l’ancien internationalisme prolétarien, désormais introuvable, car la révolution dont il était porteur a échoué, revient sous la forme de l’immigrationnisme, du « colonisé », du « racisé » du « discriminé », etc. Ou bien encore l’ancien travailleur aliéné et exploité devient l’auto-entrepreneur émancipé du salariat. L’exploitation et la domination du travail ne sont plus porteuses d’un devenir autre, mais sont effacées comme négativité pour devenir « souffrances au travail », burn-out, stress, etc., mais aussi « émancipation ». Par exemple le télétravail comme « premier pas vers l’émancipation au travail8 ».

De la même manière, les anciens collégiens, lycéens, étudiants définis par la critique de gauche et d’extrême gauche comme aliénés par un rapport autoritaire et dogmatique au savoir du maître, deviennent l’auto-apprenant émancipé par la formation à distance, celui qui sait « déconstruire » les stéréotypes qui lui avaient été inculqués ; celui qui autogère ses compétences et conforme ses conduites à celles de l’individu immédiatement « émancipé » d’aujourd’hui.

Le même processus opère pour le travail.

Par exemple, aujourd’hui, on apprend que Facebook change de nom et devient Metaverse : une étape de plus dans la virtualisation de l’ensemble des activités humaines que permet la puissance des technologies numériques actuelles.

Avec Metaverse le travail est non seulement un télétravail (ça, c’est aujourd’hui, c’est la préhistoire de la virtualisation de l’activité), mais surtout le travail tend à être effacé, supprimé par sa « réalité augmentée » ; il n’est plus en acte : il est en puissance et cette puissance n’est pas du tout une potentialité ; elle est effective, immédiate, en permanence « actualisée ».

De sorte que les théories marxistes (les orthodoxes comme les hétérodoxes) sur l’aliénation de la condition salariale et sur l’exploitation de la force du travail ouvrier sont doublement caduques :

1 – car, comme nous l’avons analysé, avec l’inessentialisation de la force de travail, l’évanescence de la valeur et sa domination par le capital, la dynamique du capital a englobé l’ancienne contradiction capital/travail ;

2 – mais aussi, avec la virtualisation de la société capitalisée, l’ancienne appropriation de la valeur par des « puissances extérieures » (Marx) à la classe exploitée, n’opère plus non plus. En effet, la notion marxienne d’extranéisation des produits du travail dont les producteurs sont dépossédés et qui définissait pour Marx l’aliénation du travail salarié n’a quasiment plus de réalité aujourd’hui puisque les actes (virtuels) de l’individu capté par les réseaux Metaverse (et tous les autres), sont immédiatement internisés dans la « communauté » virtuelle planétaire. On pourrait là aussi parler d’intranéisation pour qualifier ce processus. En tendance, tout se passe comme si le télétravail via Metaverse, intranéisait les capacités cognitives et le temps de vie de l’individu « en immersion ». Le mot immersif qui se répand rapidement pour qualifier l’individu plongé dans les réseaux ; l’individu appelé à participer à l’intranéisation de sa « ressource humaine » est significatif de ce processus.

Ainsi, la puissance totalisante (et non pas totalitaire) du monde numérique tend à supprimer toute extériorité, toute réalité étrangère ; de quelque nature que soit cette réalité : humaine, technique, physique, métaphysique ; qu’elle soit hostile, coopérante ou indifférente.

Du coup, l’aliénation est effacée, dissimulée. Elle perd son caractère de captation du soi, de ses produits ou de ses œuvres par un autre que soi, une puissance qui a dépossédé le soi et à l’égard de laquelle il devient dépendant, soumis, voire captif.

Dans ce retour non dialectique des aliénations, dans ces processus d’intranéisations des anciennes contradictions, les dépossessions deviennent identités immédiates de soi à soi et adhésion de l’individu au Grand Même de la société capitalisée.

De sorte que la négation propre au processus historique de l’aliénation (le soi séparé de lui-même) est effacée ; elle perd toute sa potentialité historique ; elle se positivise et s’actualise. La temporalité et la potentialité auparavant contenues dans le moment de l’aliénation sont résorbées dans l’identité et l’actuel.

I. 6. Montée et descente des discours sur l’aliénation

On pourrait soutenir, mais ce n’est pas notre propos ici, que les philosophies de l’aliénation sont contemporaines de l’émergence des religions, de la forme État et de la mise en mouvement de la valeur. Nous nous en tiendrons ici à la seule période récente, celle de l’après-Seconde Guerre mondiale.

L’aliénation a été au cœur des courants de la pensée de gauche, d’extrême gauche, d’ultragauche et de l’anarchisme dès la Libération jusqu’aux années 1970. Nous l’avons vu dans le paragraphe précédent, l’aliénation a été constitutive des théories critiques et des discours politiques qui ont dominé la gauche dans cette période.

Dans un article sur l’actualité du concept d’aliénation9, Stéphane Haber analyse avec acuité la crise traversée par ce concept dès la fin des années 1960. Portés par le « messianisme prolétarien », et les développements de la sociologie critique des organisations, les « modèles de l’aliénation » ont atteint le sommet de leur ascension avec les thèses de l’École de Francfort, celles des marxismes antistaliniens, des avant-gardes politiques et artistiques jusqu’aux situationnistes.

Mais l’échec des mouvements de refus de la fin des années soixante a permis aux particularismes, aux minorités, aux identités de surgir. Les années 1970 sont emblématiques de ce retournement idéologique. Au nom des « autonomies » et des « libérations » s’opère un retournement qui fait descendre la faveur qu’avait le concept d’aliénation aussi vite qu’il avait monté. La totalité, l’universalité, qui étaient au centre du modèle de l’aliénation sont données comme des enfermements, des dénigrements du caractère positif et énergique de la classe aliénée comme des individus aliénés. Pourtant, l’autonomie italienne dans sa première forme d’autonomie ouvrière théorisée par les Quaderni Rossi  puis par Classe operaia entre 1962 et 1968 est bien à la fois totalité dans la perspective révolutionnaire et particularité en tant qu’affirmation de la classe. Il n’y a à la rigueur que l’autonomie au sens du mouvement de 1977 qui est particulariste, parce qu’elle se réclame des « révolutions moléculaires.

« Mais en réalité, aux environs de 1975, l’aliénation a été moins victime des soupçons très raisonnables des philosophes que d’un changement rapide dans la mode intellectuelle et des retournements idéologiques qui l’ont accompagné. Le langage de l’aliénation s’est effondré. Il a disparu sans laisser de grandes traces10. »

Pour cet auteur la chute a été si brutale et profonde qu’elle « a bien failli emporter le marxisme lui-même en même temps que l’aliénation ». Cette analyse est très insuffisante, car elle oublie (ou ignore) les bouleversements que la dynamique (chaotique, mais effective) du capital a réalisés dans les rapports de production, dans la valeur-travail et le travail comme valeur11.

Quelques marxistes ne prenant pas leur parti de cet effondrement tentèrent et tentent toujours une « refondation » de la théorie marxienne de l’aliénation.

I. 7. Les impasses des refondations de la théorie marxiste de l’aliénation

Parmi les tentatives les plus significatives pour refonder la théorie marxiste de l’aliénation, retenons ici celle de Lucien Sève et celle des auteurs de la revue Actuel Marx.

Contre Althusser L. Sève12 montre que l’aliénation est bien présente dans Le Capital et les écrits s’y rapportant. Il partage la critique althussérienne de l’idéalisme humaniste des écrits d’avant 1848 dans lesquels, selon lui, le jeune Marx adopte une attitude « compassionnelle » à l’égard des travailleurs. S’appuyant sur une anthologie des occurrences du mot aliénation dans Le Capital, L. Sève montre qu’Althusser a tort d’affirmer que l’aliénation disparaît totalement des livres qui le compose.

Parce qu’étant au fondement du rapport social capitaliste ; parce que condition objective de l’exploitation de la force de travail, l’aliénation reste une pièce maîtresse de la critique marxienne du capitalisme. Le travailleur est aliéné avant de vendre sa force de travail au capitaliste puisqu’il vit dans une société de classe où il n’a pas d’autre choix que celui de vendre sa force de travail à des « puissances étrangères dominatrices » (Marx). Dans le rapport social de travail, le résultat objectif de l’exploitation capitaliste c’est la dépossession du produit du travail, fondement de l’aliénation. Et cette aliénation est de nature non seulement économique et politique, mais anthropologique.

On le voit, la tentative de L. Sève pour refonder une théorie de l’aliénation revient à réaffirmer contre les dogmes d’un marxisme structuraliste et scientifique, les dimensions anthropologiques et historiques de l’aliénation du travail et de la société du travail. Avec ce qu’on pourrait nommer une herméneutique de l’œuvre de Marx, le philosophe marxiste cherche à réactiver les bases du , ce qu’il nomme « la visée communiste de Marx ». Non plus le « projet communiste », encore moins le « programme communiste », mais la « visée communiste ».

Pourtant, derrière les variations lexicales et les compilations terminologiques, la même invariance politique demeure :

– même référence à la théorie de la valeur travail alors que le capital a rendu inessentielle la force de travail et que le capital domine la valeur13 ;

– même appel au prolétariat comme sujet de la révolution alors qu’il n’y a plus d’identité ouvrière et que l’essentiel de la production est assuré par les technosciences, la financiarisation de l’économie14 et la virtualisation du travail ;

– même dialectique des classes alors que, bien sûr, les conflictualités politiques n’ont pas disparu, mais que l’ancienne dialectique entre la classe du travail et la classe du capital a été englobée (et non pas « dépassée ») dans les particularismes, les identitarismes, les communautarismes, les réseaux sociaux, etc. ;

– même centration sur la production, alors que « les producteurs » ont été disqualifiés, écartés par la numérisation de l’économie et le management des « ressources humaines »15 ;

– même exaltation du travail humain… une fois émancipé de ses chaînes, sauf que ce sont désormais toutes les activités humaines qui sont capitalisées de sorte que les anciennes séparations entre temps de travail et temps hors travail sont quasiment effacées, alors même que la durée de temps de travail officielle ne fait que baisser si on considère ne serait-ce que son évolution depuis 1945 ; par ailleurs, il n’y a plus grand-chose à exalter quand, pour sa plus grande part, les formes actuelles du travail signifient fin du métier et de la professionnalité… et donc l’indifférence au travail et le travailleur indifférencié.

– même espoir d’une « prise de conscience » des aliénations pour conduire des luttes contre la société capitaliste alors que c’est la conscience elle-même qui est altérée par les transformations anthropologiques que le mouvement du capital fait subir à l’espèce humaine.

Dans cette ultime tentative pour sauver une conscience de l’aliénation pourtant effacée par la révolution du capital16, le couple hégélo-marxiste aliénation/émancipation, bien que dissocié, est toujours à la manœuvre ; une ultime manœuvre pour tenter de trouver une voie qui s’avère… une impasse.

Depuis le milieu des années 2000, les auteurs de la revue Actuel Marx tentent eux aussi de trouver de nouvelles bases à la théorie marxiste de l’aliénation.

Ainsi, Yvon Quiniou17 qui après avoir rappelé la vaste étendue des sens que Marx a donnés au concept d’aliénation et les ambiguïtés qu’il contient, en vient à énoncer que « le seul terrain où une théorie vraiment scientifique de celle-ci [l’aliénation] à l’abri des objections précédentes [concernant l’homme comme être générique], est concevable : l’aliénation de l’individualité18 ».

Pour Quiniou, fidèle en cela au Marx des manuscrits de 1844, mais aussi des Grundrisse et même du Capital, l’aliénation plonge l’individu dans une ignorance de la dépossession de ses potentialités. Son effectivité comme être générique est mutilée, confisquée, appropriée par les puissances du capital. Et cette aliénation se redouble lorsque l’individu va jusqu’à défendre et reproduire les conditions mêmes de son aliénation. L’aliénation n’est pas « une souffrance sociale » comme l’ont développé les sociologies critiques de Bourdieu et ses continuateurs. Ces approches sont compassionnelles, moralistes ; elles ne sont pas dialectiques puisqu’elles ont abandonné le couple hégélo-marxiste aliénation/émancipation.

Au terme de son étude, Y. Quiniou, conclut que la seule voie pour tenter de refonder une théorie marxiste de l’aliénation est celle ouverte par l’anthropologie scientifique.

« Le concept [d’aliénation] à travers même sa référence à une nature humaine commune, est donc le contraire d’un concept naturaliste : il démasque l’histoire sous l’apparence de la nature et fonde la possibilité d’une politique qui, en égalisant les circonstances historiques et sociales de vie, égaliserait les chances d’une vie pleine pour tous. Parler d’aliénation des hommes ce n’est donc pas recourir à un pathos humaniste qui brouillerait la compréhension de la réalité, c’est au contraire apercevoir en elle ses potentialités avortées et ne pas s’en satisfaire19. »

Une conclusion politique qui est proche des courants égalitaristes de gauche, d’extrême gauche, anarchistes, écologistes. Les luttes contre les inégalités (devenues aujourd’hui « discriminations ») vont-elles abolir le capitalisme ? Après nous avoir entraînés dans une excursion théorique intéressante sur l’aliénation, l’actualisation du concept d’aliénation par Y. Quiniou fait naufrage sur l’écueil des particularismes et leurs « fiertés ». Ou encore comment par cette ruse de l’histoire qui n’est autre que le mouvement du capital au cours des dernières décennies, les aliénations se convertissent en… exaltations des émancipations particulières.

Le fil historique du modèle hégélo-marxiste de l’aliénation et de l’émancipation est bien définitivement rompu.

II- Dès son émergence, Homo sapiens est-il aliéné ? retour sur l’hypothèse d’une « aliénation initiale »

II. 1. Un contexte historique et politique

Dès les premières années de la revue Temps critiques, outre des écrits sur le moment politique de l’effondrement de l’URSS et de ses répercussions en Allemagne autant que dans le monde, s’expriment aussi des préoccupations plus théoriques sur le travail, sur la valeur et donc sur la question de l’aliénation du travail.

Les refus du travail dont avaient été porteurs les mouvements de l’autonomie ouvrière à la fin des années 1960, notamment pendant Mai 68 et le mai rampant italien20 avaient alors désigné le travail et la société du travail comme aliénation principale. Les actions anti-travail (sabotage, coulage, détournement, absentéisme, etc.) se combinant avec les actions variées de désertion du travail avaient créé des modes de vie alternatifs cherchant à mettre fin au « métro, boulot, dodo ».

On sait comment l’échec de ces contestations et de ces aspirations se combina avec les décompositions/recompositions de la dynamique du capital dans les années 1970. Paradoxalement, les déstructurations, les restructurations industrielles et le chômage de masse qui en furent une des conséquences, contribuèrent à une généralisation encore plus élargie du salariat, mais sur un mode « flexible », précaire, mobile, à temps partiel, à distance, etc. qui signait la fin du plein emploi et du compromis fordiste.

Autant de circonstances économiques, politiques, philosophiques, culturelles qui suscitèrent dans les courants et les groupes ultragauches un questionnement sur les fondements mêmes de la théorie communiste21 traditionnelle, à commencer par le dogme du travail et la valeur-travail.

II. 2. Pas d’extranéisation dans l’activité première des homo sapiens

Les interrogations et les remises en cause que nous venons d’évoquer étaient encore vives à la fin des années 1980 lors de la création de la revue Temps critiques. On en trouve l’écho dans l’article de Ch. Sfar et J. Wajnsztejn « Activité humaine et travail22 ». Le texte est composé de deux parties, la première sur l’activité générique de l’homme comme aliénation initiale et la seconde sur les formes modernes de l’aliénation du travail, le salariat et la crise du salariat.

Centrons notre analyse sur la première partie23 puisqu’elle porte sur une hypothétique « aliénation initiale » qui a sa source dans la « passion de l’activité ». La démarche des auteurs peut être ressaisie dans les termes suivants.

Le point de départ est marxien : dès l’émergence du genre humain, l’activité des hommes est sociale ; elle est médiation de l’homme avec la nature et des hommes entre eux. L’objet que l’homme fabrique lui apparaît comme produit de son activité, mais du même coup l’homme se transforme lui-même et il crée des rapports sociaux. Mais cette double dimension productive et sociale conduit à une autonomisation de l’activité elle-même qui échappe au « sujet humain ». Dans ce processus « passionnel », il y a perte du rapport de soi à soi, il y a séparation de la nature, mais de cette séparation naît la jouissance et permet que s’ouvre « l’aventure humaine24 ».

CS et JW poursuivent leur analyse en montrant que l’aliénation initiale engendre la singularité de chaque individu et fonde la coupure entre l’espèce humaine et les autres espèces vivantes. L’autonomisation de l’activité, fruit de sa passion, aliène l’homme à la nécessité pour lui de produire et de reproduire ses conditions d’existence. Dans cet « arrachement permanent à lui-même » pour produite des objets, l’homme reste à distance des objets, ne se confond pas avec eux, mais reste assujetti à cette passion de l’activité qui est « l’aliénation fondamentale à la source de l’humain ». L’homme n’est pas homo faber par essence, mais il doit s’y contraindre puisque sa passion de l’activité à la fois l’aliène et l’émancipe. Une contrainte originelle qui s’apparente malgré tout à un destin, remarquons-le déjà ici.

La notion d’homo faber est une notion philosophique qui ne rend pas vraiment compte des capacités techniques des diverses espèces du genre homo au cours de l’évolution. Les termes retenus par les paléoanthropologues sont précis et définis : homo habilis, entre -2,3 et -1,5 millions d’années avec la taille sur une seule face du silex, puis les nombreuses d’espèces du genre homo jusqu’à Homo sapiens.

Dans un de ses livres25 fondateurs de la paléoanthropologie contemporaine, A. Leroi-Gourhan écrit que « l’homo faber des philosophes » (…) est une notion « très vague », op. cit. p. 140.

Pour lui, ce n’est pas le produit de l’activité de l’homme qui devenant extérieur à son soi l’aliène, mais c’est la technique qui s’autonomisant toujours plus de l’être-soi de l’homme devient un univers séparé, qui deviendra ensuite culture et civilisation, puis création d’une « seconde nature ».

Retenons également de Leroi-Gourhan que c’est l’habileté technique (le geste) qui est première dans l’activité des hommes du paléolithique et que c’est elle qui conduira au langage. Nulle trace « d’aliénation initiale » dans ces processus d’hominisation…

La thèse d’une aliénation initiale de l’espèce humaine dans sa passion pour l’activité peut-elle être reçue comme une aliénation dans le sens (maximaliste) que nous lui avons donné dans le chapitre précédent ? En quoi les premières formes des industries lithiques réalisées par les groupes humains du paléolithique étaient-elles dépossession et appropriation par une puissance extérieure ? Où et comment s’opèrent cette extranéisation, cette perte de soi ? Par qui le résultat de cette activité passionnée (des silex débités, des outils, des techniques) est-il confisqué ? Au profit de quelles entités supérieures et extérieures l’activité autonomisée des chasseurs-cueilleurs est-elle destinée ?

Si comme le suggèrent les auteurs, c’est la société humaine dans son ensemble qui est la destination de l’activité, « l’homme » serait-il alors dépossédé des produits de son activité par une partie de la société qui dominerait l’autre ? Si oui, laquelle, puisque ni l’État, ni les religions, ni l’économie, ni l’accumulation de richesses ne sont encore établis ? Les groupes humains du paléolithique seraient-ils déjà divisés en classes ?

À ces questions Charles Sfar et Jacques Wajnsztejn répondent que c’est le monde des objets créés et les rapports humains engendrés par l’activité qui constitue pour l’individu une extériorité. Ils précisent : « Le sujet semble ainsi s’être aliéné dans son activité en ce sens qu’elle se présente à lui, socialement, comme un être-là primordial à conquérir. Il ne la saisit plus directement dans sa finalité théorique de moyen et en s’y adonnant, au sens fort, il s’y perd26 ».

Autrement dit, l’homme est un être de désir27, il s’accomplit dans sa passion de l’activité et dans ce processus l’activité elle-même devient une puissance sociale dans laquelle il s’aliène. Mais cette dimension sociale de l’activité lui permet « un devenir autre », l’inscrit dans une individualité et dans « l’espoir d’une histoire ».

Dans un texte28 de 1992, en réponse à plusieurs critiques de leur article formulées l’année précédente, Ch. Sfar et J. Wajnsztejn précisent leur position. Retenons ici deux arguments.

« Mettre en avant l’aliénation initiale, ce n’est pas une façon d’expliquer la pérennité de l’aliénation du travail » ;

L’aliénation initiale n’est pas vraiment une aliénation, c’est plutôt « une fausse aliénation », dans la mesure où le terme d’aliénation ne lui convient que « comme métaphore ».

Prenons acte de la première précision qui répond à l’objection spontanée d’un lecteur au fait de la critique politique selon laquelle la thèse d’une aliénation initiale serait affirmée comme fondement anthropologique, historique et politique de ce que sera ensuite l’aliénation du travail.

Avec leur second texte, visiblement, un doute saisit les auteurs. Ils modèrent et euphémisent leur propos en parlant de « fausse aliénation » et de « métaphore ». Malgré cette relativisation de la notion d’aliénation initiale, le présupposé est cependant inchangé : « Les capacités physiques et intellectuelles de l’espèce humaine sont en place dès l’origine, mais à un moment, et c’est peut-être le fruit du hasard, il s’est produit un déclic, contemporain du langage et des outils. Dès lors, ce n’est plus essentiellement le but de l’activité qui compte, mais ce que fait l’individu ».

II. 3. L’aliénation initiale : une vision créativiste ?

L’invariance anthropologique que les auteurs donnent comme certitude ; ces propriétés de l’espèce humaine existantes dès son origine de manière intégrale, constituent à nos yeux la faille théorique qui ruine pour l’essentiel la thèse d’une aliénation initiale. Pourquoi ?

En raison d’une vision qu’on pourrait nommer créativiste29 de l’espèce humaine. Car si « dans toute aliénation, il y a un pôle de départ… » ; si ce pôle est « un déclic, fruit du hasard » ; si « le point de départ est inconnu » ; alors on peut émettre des doutes sur la réalité paléoanthropologique de cette « aliénation30 ».

Les données de la paléoanthropologie, notamment celles de la fin du XXe et du XXIe siècle, tendent à approfondir les connaissances sur l’évolution du genre homo et tout particulièrement de l’espèce homo sapiens. Depuis plusieurs décennies déjà, les résultats des recherches en paléoanthropologie et en paléo-génétique avaient repoussé de plusieurs centaines de milliers d’années la divergence entre les autres hominidés et le genre homo. Dans le genre homo, de nouvelles espèces ont été découvertes (dénisovien, homme de Florès, de Heidelberg, etc.). Autant de découvertes qui attestent des migrations vers l’Europe d’homo sapiens, mais aussi des transformations des caractères anatomiques et leurs variations selon les espèces. En outre, la paléo-génétique qui s’est intensément développée au cours de ces vingt dernières années a bouleversé les interprétations de l’évolution biologique des populations du paléolithique. L’étude des flux de gènes a révélé que les métissages inter-espèces avaient modifié le patrimoine génétique de chacune d’elle.

Ce n’est pas ici le lieu pour citer davantage de données scientifiques, qui toutes réfutent l’idée d’une origine inconnue de l’espèce humaine, et la thèse apparentée d’un arrêt de l’évolution des espèces. Les recherches en paléoanthropologie font l’objet de nombreuses controverses, mais sur cette question le consensus est général : l’évolution ne s’arrête pas. Écoutons la critique que Jean Jacques Hublin31 énonce contre l’hypothèse créativiste :

« L’idée qu’on a comme ça, l’émergence d’un homme moderne comme nous, situé à un point du passé et qu’à partir de ce moment-là il ne se passe plus rien est une idée fausse32 ».

Que devient alors l’aliénation initiale puisqu’elle n’a plus de moment d’émergence et qu’elle n’est pas « le fruit du hasard » ?

Ch. Sfar et J. Wajnsztejn rappellent, certes, que « l’aliénation initiale s’inscrit dans un processus d’humanisation sur la totalité de l’histoire de l’humanité », mais aucun argument ne nous est proposé pour définir la cause de son surgissement soudain.

Qu’avec le biologiste Jacques Monod, on dise que « Le hasard et la nécessité33 » sont en jeu dans les origines de la vie, cela est constaté par tous les chercheurs en biologie, mais cela ne les conduit pas pour autant à déceler une « aliénation initiale » dans tel ou tel moment de l’évolution de la vie puis de l’espèce humaine.

En quoi le processus d’humanisation des diverses espèces d’hominiens puis d’homo, est-il dès son origine porteur d’une aliénation qui serait engendrée par « la passion de l’activité » ?

Nous venons, brièvement de l’observer, aucun des processus qui définissent l’aliénation n’est présent dans l’activité des espèces humaines. Cela est vrai chez homo sapiens pendant les très longues périodes du pléistocène (-2,5 millions d’années à -11 000 ans), les groupes humains sont organisés socialement, mais ils ne forment pas de sociétés. Les échanges existent entre les groupes, mais ils restent limités. Il n’y a pas autonomisation d’une puissance extérieure ou intérieure, mais séparée, dominante, qui prélèverait une richesse. Pas de trace d’extranéisation et donc pas « d’aliénation initiale » chez les chasseurs-cueilleurs.

Ce n’est qu’avec la période de l’holocène (mésolithique puis néolithique) ; avec la sédentarisation, la formation de petites sociétés locales, les débuts de l’agriculture, etc. qu’on peut percevoir de premières formes d’extranéisation, de captation d’une énergie ou d’une entité extérieure pour se l’approprier. Un processus qui pourrait être analogue à une aliénation émerge lentement et de manière discontinue. Appropriation du pouvoir de germination des plantes dans l’agriculture, domestication des animaux, etc. Les premiers « prolétaires » exploités en quelque sorte !

Mais c’est seulement avec l’apparition et l’établissement des sociétés mésopotamiennes, avec les premiers mouvements de la valeur, la création de villes et de ports, puis avec les États-empires que la première forme d’aliénation du travail apparaît : l’esclavage.

On connaît la suite de l’aliénation du travail, toujours l’esclavage, puis le servage, puis le salariat…

III – L’émancipation en permanence exaltée

III. 1. L’épuisement des thèses marxistes sur l’émancipation du travail

L’émancipation du travail et de la société bourgeoise fut le dernier moment historique des théories et des philosophies de l’émancipation. L’aliénation et l’exploitation du travail devaient être supprimées et dépassées par la révolution prolétarienne puis le . Dans ses versions socialistes, la révolution devait engendrer une « société émancipée » et dans ses versions communistes c’est l’humanité entière qui s’émancipait non pas dans une société, mais dans une communauté humaine universelle.

Ce n’est pas notre objet ici de revenir sur les échecs historiques des aspirations à l’émancipation humaine portée dans la modernité par les socialismes et les s. Un échec dont les déterminations ont privé les politiques, les programmes et les projets pour l’émancipation de leur « sujet historique » : le prolétariat.

Nous n’en sommes plus là aujourd’hui. Le vaste et puissant mouvement d’insubordination ouvrière des années 1960-70 n’a pas trouvé son débouché émancipateur en tant qu’émancipation du travail. Les « libérations » particulières qui ont suivi cet échec avaient, pour certaines (celles des femmes), des dimensions universelles, mais la plupart ont trouvé leurs limites dans des identitarismes et des communautarismes qui relevaient davantage d’un devenu-même de l’intranéisation que d’une abolition de l’extranéisation.

Dans la période qui a suivi cet échec, l’aliénation du travail était toujours là, mais c’est le travail qui a été bouleversé. L’inessentialisation de la valeur-travail34 dans les « chaînes de valeur », le chômage de masse, l’accroissement massif des technologies dans la production et de la consommation, la globalisation, etc. ont accéléré et généralisé la capitalisation de toutes les activités humaines. Une dynamique du capital, certes chaotique et sous hautes tensions, mais une dynamique puissante35 : celle du jeu mondial des puissances. Une dynamique accompagnée de ses effets idéologiques et culturels au point d’effacer l’aspiration à une émancipation du travail de l’horizon politique d’aujourd’hui.

Dans ces déterminations, dans cet effacement/dissimulation de l’aliénation du travail, ils sont devenus rares les marxistes qui cherchent encore à « sauver » l’émancipation du travail. Rares, mais pas inexistants.

Examinons quelques-unes de ces tentatives.

III. 2. L’impossible sauvetage marxiste de l’émancipation du travail

Déjà dès les années 1960, Henri Lefebvre avait des doutes sur la logique historique que comportait le couple hégélo-marxiste aliénation/émancipation. Il soulignait que Marx, à son époque, ne pouvait pas percevoir que le monde de la technique, de l’accumulation, de l’appropriation, de l’industrie deviendrait une puissance objective, aliénée, réifiée et dotée d’une sorte d’autonomie. Cette réalité conduisait Lefebvre à être « moins convaincu que Marx d’une fin absolue de l’aliénation ». Dans son livre Introduction à la modernité36, il précise ses réserves en ces termes : « La dialectique “aliénation/désaliénation” se montre beaucoup plus complexe et accidentée (comme le devenir lui-même qu’elle jalonne) que Hegel et Marx ne la conçurent. Il nous faut renoncer à l’idée d’une fin de l’aliénation à partir d’un acte absolu, philosophique (Hegel) ou socio-politique (Marx). »

Cependant, malgré cette relativisation, H. Lefebvre a conservé la théorie de la valeur-travail et son supposé « dépassement » dans l’émancipation du travail. Dans les années 1980, il a rallié les courants citoyennistes, autogestionnaires et autonomistes qui mettaient en avant l’autonomisation de la classe ouvrière, son « autodétermination37 ».

Au début des années 2000 certains membres de la revue Actuel Marx ou d’autres auteurs proches d’elle, cherchent eux aussi à redonner au travail sa valeur d’émancipation qui lui a été confisquée par la subordination du travail au capital.

Ainsi, J.-P. Deranty38 décrit et critique les formes contemporaines de « l’expérience du travail » d’un salarié menacé par le chômage, la précarisation et les conditions contemporaines de « la domination par et dans le travail ». Le point de départ de son analyse est délibérément subjectif et clinique. Il prend pour référence lapproche psychodynamique du travail développée par Christophe Dejours39. Un modèle qui pose « la centralité du travail » comme un déterminant majeur de l’identité du salarié ; d’un salarié « en souffrance » dans son expérience quotidienne du travail au point de le rendre insensible « au mal d’autrui » et donc de supprimer l’idée même d’une solidarité collective.

De ce diagnostic des pathologies sociales dans le travail découle alors selon Dejours et à sa suite Deranty40, un impératif politique : « puisque la société moderne est malade de la domination du travail, c’est par un rétablissement du travail comme vecteur central de la vie en commun, non pas seulement de la vie sociale, mais de la culture elle-même, que la voie de l’émancipation peut être retrouvée41 ».

Une réhabilitation du « travail vivant » en quelque sorte à partir de la conquête de l’autonomie individuelle qui malgré sa domination subsisterait encore dans les rapports de travail. Dans cette reconnaissance psychodynamique de la valeur générique de son travail vivant, le « sujet » trouverait les forces pour une critique en acte de ses dominations et ce faisant, les voies de l’émancipation.

On le constate, avec cette réactivation du travail vivant émancipateur, nous sommes toujours dans le couple hégélo-marxiste aliénation/émancipation, mais dans une version subjectiviste, thérapeutique, réparatrice des souffrances au travail.

L’émancipation par l’ergothérapie généralisée en quelque sorte…

III. 3. Doubler la mise ?

Pour Jean-Pierre Garnier, militant et chercheur en sociologie urbaine, le mot émancipation est devenu aujourd’hui « un idéal creux, un mot passe-partout qui meuble les discours des hommes politiques en manque d’inspiration et d’universitaires en mal de Grand Soir42 ». Selon lui, pour sortir de cette mystification émancipatrice, il faut doubler la mise en quelque sorte et donc Émanciper l’émancipation (op. cit.). Pourquoi et de quelle manière ?

J.-P. Garnier conduit d’abord une critique des marxistes de la chaire, des scolastiques de la critique de la valeur et leurs suivistes, des radicalistes des campus, etc. ; qui de colloques en plateaux médiatiques et de réseaux sociaux en conférence de presse, n’ont à la bouche que le mot émancipation, mais qui oublient ceux dont Marx affirmait qu’ils étaient les seuls à pouvoir s’auto-émanciper : les travailleurs.

Une reconstruction théorique de l’émancipation est donc nécessaire et pour cela Jean-Pierre Garnier mobilise la pensée d’Henri Lefebvre, « qui a su déceler les impasses des politiques prétendument émancipatrices ». La pensée du possible43 et la théorie des moments développée par H. Lefebvre, constituent selon J.-P. Garnier une solide référence pour une véritable émancipation, car « tout idéal émancipateur authentiquement progressiste ne saurait se situer ailleurs que sur le terrain de la politique et du social, pour constituer ce qu’il nomme une utopie concrète » (op. cit.).

Après avoir rappelé les diverses lignées des communistes de gauche opposants au léninisme et au « capitalisme d’État », puis critiqué les partis et les syndicats collaborateurs de classe, J.-P. Garnier en vient à la période actuelle. Il voue aux gémonies la « petite bourgeoisie » qui au nom du combat contre le néolibéralisme, contre l’oligarchie et au nom des valeurs citoyennistes et écologistes, a contribué à la liquidation de « la question sociale » à travers des changements dits sociétaux (féminismes, libérations des identités particulières, promotions des anciennes « minorités », etc.). De sorte que ce qui est nommé aujourd’hui un État social constitue le cadre politique sur lequel la petite bourgeoisie s’appuie pour « s’émanciper de l’oligarchie ».

Seules « les classes populaires » sont porteuses d’un idéal émancipateur. Mais comment aujourd’hui les définir ?

J.-P. Garnier se livre alors à un découpage chirurgical de la composition sociale de ces classes potentiellement émancipatrices : ouvriers, employés et fractions basses de la petite bourgeoisie. Mais aujourd’hui, poursuit-il, ces classes populaires sont atones, résignées, réduites à la passivité non seulement par la domination économique et politique, mais aussi par la publicité et la propagande des puissances médiatiques de la bourgeoisie. Il faudrait que leur existence devienne « invivable » pour qu’elles conduisent enfin l’insurrection révolutionnaire à visée communiste.

Fidèle à l’héritage ultragauche, J.-P. Garnier n’abandonne pas la lutte des classes ni la révolution prolétarienne, mais il oriente sa position selon deux composantes à ses yeux majeures du : le dépérissement de l’État et l’autogestion généralisée. Comme certains groupes ultragauches, il se réfère lui aussi à une future « société émancipée44 ».

Il désigne comme hétéro-émancipations les émancipations particulières auxquelles le capitalisme néolibéral assigne les individus. Les classes populaires doivent trouver les voies d’une authentique auto-émancipation réalisée par les travailleurs eux-mêmes. Alors les luttes d’aujourd’hui ne seront plus défensives et dispersées, mais s’unifieront dans un possible moment communiste.

On le voit, le redoublement sémantique que contient le titre du livre de J.-P. Garnier n’échappe en rien à la dialectique hégélo-marxiste aliénation/émancipation. Au contraire, il ne fait que l’exacerber.

III. 4. L’émancipation au gré du mot et de ses choses

L’évolution de l’usage du mot émancipation dans la période contemporaine montre un envol rapide après la Seconde Guerre mondiale. L’application linguistique Google Books Ngram Viewer, permettant d’observer l’évolution au fil du temps du nombre d’occurrences d’un ou de plusieurs mots dans les textes publiés depuis la fin des années 1940, atteste de cette intensification.

S’agissant du français, la courbe des occurrences du mot émancipation pour la longue période 1800-2019 donne, en résumé, les résultats suivants : un pic (attendu) en 1848 ; une lente décrue jusqu’en 1941, puis une remontée jusqu’en 1960 ; un nouveau pic jusqu’à la fin des années 2000 puis une chute et un arrêt de la chute à la fin des années 2010. Sans attacher d’importance excessive à ce type de statistiques, on peut malgré tout observer que la forte montée de l’usage du mot, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux Trente glorieuses, correspond à la conception hégélo-marxiste de l’émancipation, alors que la progression des années 1980, 1990 et 2000 correspond aux émancipations particularisées de la société capitalisée.

Ces données quantitatives confirmées par une simple navigation qualitative sur Internet montrent à quel point la référence à l’émancipation s’est généralisée dans la société capitalisée. Ce qui n’est pas étonnant puisqu’elle en est un des opérateurs majeurs d’effectuation. Dans les processus combinés et chaotiques de ce que nous avons nommé, il y a près de 20 ans, la révolution du capital, l’ancien couple dialectique aliénation/émancipation a été dissocié.

Nous l’avons analysé dans le chapitre I du présent texte, la négativité qui était contenue en puissance dans ce couple a été vidée de sa possible mise en acte dans une révolution prolétarienne. Les potentialités révolutionnaires du sujet historique porteur du « dépassement » de l’aliénation dans une émancipation de toute la communauté humaine ont été particularisées, subjectivisées, internisées dans la société capitalisée. Laquelle n’est certes pas exempte de conflits et d’inégalités, de segmentations, et de dominations, mais les négativités contenues dans les contradictions historiques de l’ancienne société de classe ont été englobées.

Le tableau actuel de cette dissociation du couple aliénation/émancipation a été maintes et maintes fois décrit. L’espace de ce tableau peut être divisé en deux parties :

– d’une part des souffrances au travail, des maladies professionnelles, des bas salaires, des mal-être, du chômage, des enfermements, des violences sociales et familiales, etc., autant de mutilations et de confiscations de la vie, mais qui ne sont pas (ou peu) données comme des aliénations, car elles ne contiennent plus d’extranéisation, d’appropriation par des puissances extérieures à la vie des individus. Il y a souffrances et malheurs, mais internisés dans une société qui capitalise toutes les activités humaines ;

– d’autre part une multitude d’émancipations particulières qui se donnent comme des vies augmentées ; des intensifications d’existences ; des plaisirs et des jouissances inédites jusque-là, etc. Voici le « Vivre sans temps mort et jouir sans entrave » des situationnistes… à la portée de tous, vidé de sa négativité historique.

Donnons quelques exemples emblématiques de ce tableau des émancipations particularisées, capitalisées.

III. 5. L’émancipation d’hier et ses parodies d’aujourd’hui

Désormais, quasiment tous les domaines de l’activité humaine sont en cours « d’actualisation » sur le mode émancipation. Choisissons quelques exemples qui en disent long… sur ces émancipations pour tous.

Le télétravail est émancipateur

Historiquement c’est l’émancipation du travail qui a déterminé les autres dimensions politiques, culturelles, anthropologiques de l’émancipation humaine. C’est en son nom que les luttes ouvrières et les mouvements prolétariens ont été menés. Elle est au cœur du couple dialectique aliénation/émancipation. Dans les conditions présentes de dissociation de ce couple, dans la situation de « la valeur sans le travail » auxquelles sont venues s’adjoindre la crise sanitaire et l’intensification du télétravail, on voit se diffuser çà et là des récits politiques sur le caractère émancipateur du télétravail.

Ainsi, dans une conférence intitulée « Le télétravail : un premier pas vers l’émancipation du travail45 », Vincent Agagno, développeur et « travailleur nomade », explique aux participants d’une rencontre sur le télétravail et les nouvelles formes de travail, que celui-ci, paradoxalement, accroît le désir du travail en commun. La créativité collective des salariés en télétravail n’est pas tarie, au contraire elle permet une concentration sur des transformations possibles du travail. Mise en réserve pendant les longues durées solitaires du télétravail, ces innovations, ces idées, vont pourvoir être partagées et augmentées par la puissance créative du collectif qui se retrouve lors d’une work week. Alors que le temps ordinaire du travail en entreprise ne permet pas cette valorisation créative, car il est routinier. Le télétravail ne prive pas les salariés de leur besoin de présence des autres, mais au contraire suscite un surplus de créativité dans la perspective d’une semaine de travail en présentiel. Cet accroissement des capacités créatives du télétravail constitue « un premier pas vers l’émancipation du travail ». Ou encore comment la punition divine à laquelle Adam et ses descendants sont condamnés devient par la grâce des technologies numériques… un chemin vers le Jardin d’Éden !

De l’école émancipée à l’écolier egoémancipé

L’émancipation par l’école fut un objectif essentiel des courants et des forces dites républicaines et progressistes depuis la Révolution française ; ceci autant dans la bourgeoisie que dans les mouvements ouvriers et prolétariens. Fondée en 1910, la revue L’école émancipée de tendance anarcho-syndicaliste à son origine fut emblématique des tentatives de relier le syndicalisme révolutionnaire dans l’enseignement avec les organisations et les partis politiques révolutionnaires dans le monde du travail. Pour ce courant, la marche vers l’émancipation avait alors une double visée pédagogique et politique :

– affranchir les élèves de « l’obscurantisme religieux » et des valeurs de la société bourgeoise par le libre accès aux savoirs scientifiques et laïques ;

– libérer l’institution scolaire elle-même des normes et des structures imposées par la classe dominante, sa culture, son patronat et son État.

Plus d’un siècle plus tard, l’histoire des avancées et (surtout) des échecs de la « révolution prolétarienne » a changé la face de l’émancipation de l’école et par l’école. C’est désormais la dynamique du capital et ses « valeurs » qui émancipe ; c’est le capital qui est devenu Le Grand Émancipateur. L’école doit diffuser et enseigner les nouveaux dogmes46 de l’écolier particularisé, futur membre actif de la société capitalisée… qui apprend ses leçons d’histoire révisée par la cancel culture et doit se persuader que son sexe a disparu, car seuls existent ses « choix de genre »…

Les mots de l’émancipationnisme

Les discours sur l’émancipation dans sa version particulariste sont, bien sûr, également professés à propos du sport, de l’art, de la danse, de la musique, de l’économie numérique, du « revenu étudiant47 », etc. Cette domination de l’idéologie émancipationniste s’affirme de manière intense dans les sphères politiques stratégiquement offensives. Brièvement, retenons-en deux ici : l’écologie et la grammaire.

Bruno Latour, figure connue de l’écologie politique, avance récemment48 que les classes sociales ne sont pas seulement inscrites dans la temporalité, mais qu’elles sont « géosociales ». À l’ancienne notion marxiste de lutte des classes, il faut substituer « les luttes pour les classements ». Hérétiquement fidèle à son passé marxiste-léniniste, B. Latour veut fonder un homme nouveau. Il faut faire, dit-il, « ce que les libéraux et les socialistes ont su faire en leur temps : travailler les affects ». Il faut susciter une fierté écologiste, car aujourd’hui, « l’écologie ennuie, ou prêche. Elle est imbibée de moralisme. Elle n’enthousiasme pas assez. Elle ne mobilise pas. C’est pourquoi on la dit “punitive”. L’appartenance à un territoire doit être retrouvée, car elle a été longtemps confisquée par les courants réactionnaires. Elle doit renaître “dans sa version très nouvelle ou émancipatrice” ». Nous y voilà. L’écologie émancipationniste lutte… pour les classements. Un nouveau classement qui doit se substituer aux discours sur le « déclassement » et le « remplacement ».

L’émancipation par le « iel »

Rédigé en écriture inclusive, le livre49 de Lila Braunschweig critique « les assignations identitaires et les classifications binaires et hiérarchiques » qui « investissent nos occupations les plus quotidiennes : des formulaires administratifs, aux toilettes publiques, en passant par les questions que l’on pose aux personnes que l’on rencontre et ce qu’on attend de nos partenaires amoureux ». Face à ces déterminations, utiliser le neutre grammatical, le « iel », serait « une tactique » pour mettre en question les normes et les « ghettos » dans lesquels sont enfermés les individus. L’usage du neutre est porteur de « potentialités subversives ». On a appris récemment que les lobbies genristes étaient parvenus à faire entrer cette fiction grammaticale dans le petit dictionnaire Robert. Une victoire pour l’émancipation par le neutre !

La fin d’un couple

Au terme de notre bref parcours sur l’histoire de la grandeur et de la décadence du couple hégélo-marxiste aliénation/émancipation, gardons-nous de toute conclusion ou de toute généralisation.

Le bilan s’impose malgré tout. Ce couple dialectique est irréversiblement dissocié. L’une et l’autre de ses parties ont été autonomisées par la dynamique du capital au cours de ces dernières décennies au point de faire de chacune d’elle la parodie de ce qu’elles furent en couple. Au point de les rendre inopérantes pour une intervention politique aujourd’hui.

 

Jacques Guigou

automne 2021-hiver 2022

Notes

1 – Cf. J. Guigou et J. Wajnsztejn, Dépassement ou englobement des contradictions ? La dialectique revisitée, Paris, L’Harmattan, 2016.

2 – Gérard Walter, Les origines du ; judaïques, chrétiennes, grecques, latines, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 1975.

3 – Dans la même page 83 de ce Dictionnaire… on lit que « le verbe transitif aliner apparaît en droit en 1265 comme emprunt au latin alienare (=rendre autre ou rendre étranger). La perte, la dépossession, la cession à un autre, l’abandon de sa liberté sont bien les marqueurs étymologiques du mot aliénation.

4 – J’ai argumenté cette thèse en 2016 dans un article intitulé « L’Autre, un devenu Même du capital  », ce texte a ensuite été publié dans un livre cosigné avec Jacques Wajnsztejn, Dépassement ou englobement des contradictions ? La dialectique revisitée, Paris, L’Harmattan, 2016. Texte intégral disponible en ligne.

5 – Cf. op. cit. dans la note précédente.

6 – Hegel, Science de la logique, livre II.

7 – Cf. Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn (dir.), La société capitalisée, Paris, L’Harmattan, 2014.

8 – Cf. note 47.

9 – S. Haber, « Le concept d’aliénation est-il encore d’actualité ? », Mouvement des idées et des luttes, no 51, nov. 2007.

10 – Haber, op. cit.

11 – Cf. Temps critiques, « La valeur travail et le travail comme valeur  », nov. 2021.

12 – Cf. Lucien Sève, « L’aliénation, concept majeur du Capital », 2012, Séminaire Marx au XXIe siècle, extrait en ligne.

13 – Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn, L’évanescence de la valeur, Paris, L’Harmattan, 2004.

14 – Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn, Crise financière et capital fictif, Paris, L’Harmattan, 2009.

15 – Jacques Guigou, « Une socialisation immédiatiste. La formation des ressources humaines  », Temps critiques, no 6/7, 1993, p. 103-117.

16 – Jacques Wajnsztejn, Après la révolution du capital, Paris, L’Harmattan, 2007.

17 – Yvon Quiniou, « Pour une actualisation du concept d’aliénation », Actuel Marx, no 36, 2006.

18 – Y. Quiniou, op. cit.

19 – Y. Quiniou, op. cit.

20 – Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn, Mai 1968 et le mai rampant italien, seconde édition revue et augmentée, Paris, L’Harmattan, 2018.

21 – Un exemple de ces critiques peut être lu dans le livre-anthologie de François Danel, Rupture dans la théorie de la révolution. Textes 1965-75, Senonevero, 2004.

22 – Charles Sfar et Jacques Wajnsztejn, « Activité humaine et travail », Temps critiques, no 4, 1991.

23 – La seconde partie de l’article porte sur l’aliénation du travail et elle soulève, à nos yeux, moins d’objections.

24 – Cette référence à « l’aventure humaine » pour désigner l’évolution du genre humain reste marquée par le prométhéisme. Le mythe de Prométhée, qui ayant dérobé le feu des dieux sur l’Olympe va le confier aux hommes. Ce feu civilisateur qui, dans la modernité, a été porté par les philosophies du sujet, les courants des Lumières puis par les mouvements révolutionnaires des XIXe et XXe siècles. À la vue des limites, des échecs et souvent des despotismes que cette modernité a engendrés, le terme plus neutre de « phénomène humain » se révèle plus approprié pour parler de l’évolution du genre humain.

25 – A. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole. Technique et langage, Paris, Albin Michel, 1964.

26 – Charles Sfar et Jacques Wajnsztejn, ibid.

27 – On reconnaît là l’influence des philosophies du sujet comme désir au fondement du couple hégélo-marxiste aliénation/émancipation. La référence à la psychanalyse lacanienne est d’ailleurs explicitement mentionnée par les auteurs comme appui à leur thèse sur l’aliénation initiale : « Le devenir de cette passion dans le vécu de la subjectivité individuelle a trouvé dans la psychanalyse freudienne de remarquables descriptions et dans celle de Lacan une ébauche explicite de sa source, comme aliénation initiale. » (ibid. note 7). Il s’agit d’une définition de l’aliénation donnée par Lacan dans ses écrits des années 60 selon laquelle le sujet de l’inconscient est prisonnier d’une logique qui le conduit à un « choix forcé », faute de quoi, il disparaît. Il lui faut passer par l’Autre, par le signifiant, pour réaliser son désir. Dans son enseignement et ses écrits des années 70, Lacan abandonnera cette logique de l’aliénation. Il se mettait alors en phase avec l’air du temps puisqu’après 1968 ; l’époque n’était plus aux philosophies du sujet, ni à l’aliénation…

28 – Charles Sfar et Jacques Wajnsztejn, « À propos de l’aliénation initiale », Temps critiques, no 5, 1992.

29 – Que le lecteur ne s’y méprenne pas. J’écris créativiste et non créationniste pour bien marquer l’absence de tout rapport avec les courants religieux nord-américains qui interprètent lexistence de la terre, du vivant et de l’espèce humaine comme une création divine immédiatement apparue à lorigine des temps et invariante depuis. Je donne à ce terme le sens d’une période où, par hasard, à faveur « d’un déclic », l’espèce humaine aurait surgi avec l’intégralité de ses « capacités physiques et intellectuelles » ; dotées du langage et des outils ». Tout aurait été joué à un point précis de l’évolution du genre humain.

30 – Serait-elle contemporaine de l’émergence du Mal ? À ce sujet, au moins, dans la bible, le récit de la Genèse est plus explicite avec les descendants d’Adam et Ève : ils savent que leur malheur est la conséquence de la désobéissance à la loi divine. Ayant péché, lui travaillera à la sueur de son front et elle enfantera dans la douleur…

31 – Jean-Jacques Hublin a été distingué pour la découverte au Maroc, de fossiles d’homo sapiens datés de -300 000 ans. Ces fossiles marocains attestent de caractères primitifs d’homo sapiens qui le différencie des sapiens européens beaucoup plus récents ; par exemple son cervelet était plus petit.

32 – Jean-Jacques Hublin, Conférence au Collège de France le 6 juin 2017. « Les enfants de Djebel Irhoud ». Citation à 37,36 minutes de la vidéo.

33 – Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, Paris, Seuil, 1970.

34 – Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn (dir.), La valeur sans le travail, Paris, L’Harmattan, 1999.

35 – Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn (dir.), La société capitalisée, Paris, L’Harmattan, 2014.

36 – Henri Lefebvre, Introduction à la modernité, Paris, Minuit, 1962, p. 146-147.

37 – Cf. ma préface à la troisième édition du livre d’Henri Lefebvre, La survie du capitalisme. La reproduction des rapports de production (Paris, Anthropos, 2002). Lefebvre y décelait une voie pour l’émancipation alors que la dynamique du capital les avait convertis en un opérateur de la reproduction du rapport social capitaliste

38 – Jean-Philippe Deranty, « Travail et expérience de la domination dans le néolibéralisme contemporain », Actuel Marx, no 49, 2011, p. 73-89.

39 – Ch. Dejours, « Psychodynamique du travail et politique. Quels enjeux ? », Travailler, no 36, 2016.

40 – Et à leurs suites, des syndicats comme SUD-rail ou certains courants pour la coopération dans le travail.

41 – Deranty, ibid.

42 – Jean-Pierre Garnier, Émanciper l’émancipation, Éditions Critiques, 2018. Citation extraite de la quatrième page de couverture. Certaines citations sont extraites de la vidéo de présentation de son livre.

43 – Cf. Remi Hess, Henri Lefebvre et la pensée du possible. Théorie des moments et construction de la personne, Paris, Economica/Anthropos, 2009.

44 – En 2014, les organisateurs des Journées critiques à l’université Lyon II ont envoyé à tous les futurs participants (dont j’étais), un questionnaire sur les principales questions qui seraient abordées dans cette rencontre. L’une de ces questions était ainsi formulée : « Quelles références théoriques dans la lutte pour une société émancipée ? » J’ai répondu que je n’en avais aucune car la seule société de la modernité susceptible d’être ainsi qualifiée c’était la classe bourgeoise et sa société et que celle-ci était définitivement achevée. Je développais d’autres arguments qu’on peut lire dans « Des émancipés anthropologiques », Temps critiques no 17, printemps 2014.

45 – Cf. V. Agagno, vidéo YouTube, Le télétravail : un premier pas vers l’émancipation du travail.

46 – Depuis une vingtaine d’années, la revue Temps critiques a publié plusieurs textes sur la particularisation de l’école et sur l’intervention de l’État réseau en milieu scolaire. Cf. notamment « L’État nation n’est plus éducateur. L’État réseau particularise l’école. Un traitement au cas par cas. », fév. 2001. Cf. aussi à propos de la religion « Liberté d’expression et rapport à la religion au révélateur de l’école  », nov. 2020 ; ou encore s’agissant des injonctions du programme genriste dans l’école : « État réseau et politique du genre », Interventions, no 12, nov. 2014.

47 – Cf. Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, « La continuité des parcours, clé de l’émancipation pour tous  », 6 avril 2021.

48 – Bruno Latour et Nikolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2022.

49 – Lila Braunschweig, Neutriser. Émancipation(s) par le neutre, Paris, Les liens qui libèrent, 2021.