Temps critiques #21

Les nouvelles formes d’emploi et le télétravail

, par Gzavier, Julien

1 – Technoscience, numérique et flexibilité du travail

1.1. Tendance actuelle du capital et flexibilité

Au cœur de sa dynamique, le capital se développe à partir de procès technoscientifiques et des outils numériques. La recherche de fluidité s’exprime dans un rapport privilégié au secteur des technologies (par exemple, les « licornes ») mais aussi et surtout cela inscrit le modèle des GAFAM1 au premier plan du capitalisme du sommet. Toujours en recherche, le capital se développe dans ces entreprises, comme partout ailleurs, sans ruptures entre « économie réelle » et finance, leur permettant de survivre à un premier temps sans bénéfices, tandis qu’à long terme elles sont susceptibles de maximiser les profits par des effets de monopole ou d’oligopole sur le Big Data. Ceci sans qu’il soit fait référence à une quelconque « valeur » puisque les données apparaissent libres de droits, comme des « communs », alors qu’elles vont être captées et utilisées de façon publique, mais sans prix public. On trouve dans ces « pépites » de l’économie numérique une puissance qui se réalise au travers d’une large base d’externalisation des coûts, de flexibilité du travail et surtout de vitesse des flux produits, qu’ils soient d’informations ou logistiques. Ce sont là les bases du développement d’un capitalisme de plateforme (Gig Economy2) qui irradie bien au-delà de la stricte plateforme, dans les entreprises sommées d’être agiles et innovantes dans leur organisation du travail, au travers de nouveaux espaces collaboratifs basés sur un environnement « tout numérique » (digital workplace) qui, par ailleurs, favorise le développement du télétravail.

Depuis la fin des années 1970, la flexibilité de l’emploi, du point de vue patronal, est une donnée fondamentale des nouvelles formes de l’organisation du travail. Elle découle des échecs du dernier assaut prolétarien (1967-1977) qui portait en son sein la critique du travail et des formes induites de flexibilité du point de vue ouvrier (turnover, absentéisme, etc.) et ouvre un nouveau cycle du capital. En effet, sa dynamique ne se développe plus à partir de l’antagonisme historique entre prolétariat et bourgeoisie — et encore moins par la seule exploitation —, mais à partir de la part croissante du travail mort (les machines) aux dépens du travail vivant, par l’incorporation de la technoscience dans le processus de production (robotisation, informatisation). C’est en cela que ce travail vivant est désormais quantité négligeable dans la recherche de profit et, en conséquence, il retrouve son caractère d’origine de capital variable tel que Marx le définissait. En effet, avec le déclin des politiques conventionnelles de revenus, il est bien plus considéré aujourd’hui comme un coût qu’il s’agit de diminuer, en tant que seule possibilité d’ajustement, quand le reste des coûts sont fixes ou mondiaux. Cette disparition de la centralité du travail dans le procès du capital préfigure la situation actuelle de l’emploi avec la fragmentation du « marché du travail », la croissance des CDD courts en France, des contrats zéro heure en Angleterre, le développement de l’auto-entrepreneuriat. Pour beaucoup de salariés qui entrent dans ces cases, le travail peut apparaître comme simple coquille vide agissant principalement comme vecteur d’intégration sociale, mais aussi de discipline. C’est ce que révèlent, en filigrane, certaines réactions de salariés devant la reprise du travail post-confinement, notamment le traitement par le chômage partiel. À ce niveau, le travail représente plus une référence au niveau de la reproduction de la société, de par le salariat qui structure les rapports sociaux en général, qu’au niveau d’un travail concret, qui est souvent invisibilisé comme le montre a contrario l’activité des « seconds de cordée » pendant la crise sanitaire.

C’est au tournant des années 1980 qu’apparaît le chômage de masse et en parallèle se développent des contrats dits « précaires » (intérim, CDD) introduisant la flexibilité au travail en tant que révision du cycle antérieur. Celui mis en place dans l’immédiate après-guerre, qui se faisait majoritairement sur un poste fixe, lié à des qualifications précises via les grilles Parodi3, et une progression de carrière, certes limitée, basée sur l’expérience de l’ouvrier objectivée par la prise en compte, parfois du mérite, mais surtout de l’ancienneté. Par rapport à cette relative stabilité contractuelle des travailleurs dits « garantis », la « nouvelle donne » des années 1980 marque également un véritable coup d’arrêt des pratiques de refus du travail — portées par une partie de la jeunesse de l’époque précédente qui, dans les années 1960, avait l’avantage du rapport de forces dans un environnement de plein emploi et un contexte de critique générale du capitalisme et de la société de consommation. Dès lors, la flexibilité s’exerce sur l’emploi en cherchant à se libérer du temps de production et privilégier le temps de la circulation en le raccourcissant au maximum, par la gestion des flux et leur circulation ad hoc. Flux de marchandises, mais aussi flux de salariés, même s’ils touchent surtout les entrants plutôt que les « stocks » existants. Ceci signifie une maîtrise, une adaptabilité, une réaction immédiate à la conjoncture déterminée par l’état de la demande4.

1.2. Individualisation de l’emploi par les services

Ces dernières années, la large démocratisation de la technologie numérique et la croissance des plateformes5 a directement contribué à intensifier la flexibilité de l’emploi. En effet, ces nouveaux modèles économiques s’appuient sur la mise en réseau et les données partagées comme nouvelles formes de capitalisation des activités humaines. Cette dynamique technologique voit une part dudit emploi transformé en tâche ou micro-tâche, afin d’alimenter une économie qui se base sur l’extraction et la maîtrise des données comme nouvelle matière première, dans un marché où les investissements dans l’Intelligence artificielle (IA) sont facilités par le développement et l’orientation des sociétés de capital-risque, principalement aux États-Unis. Les deux plus grandes puissances actuelles (États-Unis et Chine) se livrent à une véritable course sur ce terrain6. Les entreprises dites « traditionnelles » ont d’ailleurs commencé à « prendre le train en marche » en développant de plus en plus leur stratégie d’exploitation des données (apparition des « Data Scientists ») afin de faire fructifier la masse qu’elles génèrent quotidiennement.

La généralisation (à marche forcée) de ces outils dans le quotidien témoigne d’un capital qui alimente sa dynamique en fonction d’une tendance de fond à l’individualisation qui renforce singulièrement l’isolement dans le travail. Nous avons déjà abordé ce sujet dans de précédents numéros de la revue7, dans lesquels est exprimée la tendance de l’individu moderne à se percevoir comme autonome dans son rapport aux autres et plus globalement au collectif. Tout ne serait plus qu’affaire de choix et de désirs. C’est sous ce tropisme que la conscience de l’individualité se développe. Les outils numériques permettent aux individus d’entretenir l’illusion d’une « autonomie », alors qu’ils sont sans cesse recomposés à l’intérieur du rapport social capitaliste. Ce point est important car il marque comment l’autonomie est falsifiée, l’individu étant dépourvu de la maîtrise des éléments qui produisent sa vie ordinaire. Il n’est en réalité plus capable de saisir ce qu’est l’existence en dehors des prothèses de l’individualisme (numérique), et c’est sous ce travers qu’il conçoit la séparation comme de l’autonomie, l’indifférenciation (et l’équivalence) comme une reconnaissance du même dans l’autre, la communication et le branchement connexionniste comme une relation vraie.

La tendance à l’individualisation des services dans laquelle la relation client se présente de façon ultra personnalisée8 suit naturellement l’individualisation de l’emploi. Le phénomène des auto-entrepreneurs participe du processus de fragmentation de l’emploi : il continue à se décomposer, il se parcellise. Par exemple, dans l’organisation actuelle de la production en flux tendus, lorsque les PME, les entreprises qui embauchent le plus, ont des besoins spécifiques et de courte durée, embaucher en CDI n’a plus de sens (capitaliste) ; la prestation de service est plus rationnelle. Dans un même temps, on observe une promotion par l’État du statut d’indépendant comme retour à l’emploi. On pense aux mesures d’accompagnement mises en place dès 2016 par Macron, alors ministre de l’Économie, pour faciliter l’entrepreneuriat et soutenues, encore aujourd’hui, en pleine crise sanitaire (meilleure protection sociale, ATI [Allocation des travailleurs indépendants] sous conditions, protection du collaborateur)9. Un processus dont la réussite est facilitée par le fait qu’il semble aussi constituer une réponse aux nouveaux désirs au travail et non pas une contrainte nouvelle imposée par les patrons. En effet, cette flexibilité est perçue, surtout parmi les jeunes, comme la possibilité d’un moins grand engagement au travail et correspond à une soif « d’autonomie » manifestée par une proportion d’individus relativement importante ces dernières années. Par exemple, des chauffeurs d’appoint, peu ou pas formés, sont venus remplir les vides structurels dans l’offre de transport la nuit ou aux heures de pointe. Cette tendance dépasse largement le phénomène d’ubérisation dans certains secteurs. Et une des conséquences c’est que ce sont les qualifications de nombre de salariés et d’indépendants (de l’offre traditionnelle) qui se trouvent totalement dévalorisées et en passe d’être bientôt remplacées. Les gages de qualité n’opèrent plus de haut en bas selon les anciennes classifications hiérarchiques, mais, de plus en plus, sous la forme de réseaux notamment par le « retour sur expérience » de l’utilisateur10, qui met pour ainsi dire tout le monde au même niveau alors que, pourtant, les différents acteurs n’ont pas les mêmes contraintes.

1.3. Service « à la demande » et management algorithmique

Dans le monde numérique des plateformes, la diversité passée des formes de service et des relations humaines disparaît au profit d’un accès unique médié par l’outil numérique où tout le monde est usager/client. Il faut s’imaginer un monde sous la forme d’un immense centre commercial perfectionné qui tenterait de couvrir tous les besoins imaginables de l’individu égogéré. Mais quand des plateformes telles Uber ou Deliveroo offrent à leurs usagers plusieurs services de mise en relation (commande d’un produit/service ou prestation de travail), en fait, elles cherchent avant tout à capter la disponibilité des individus dans un flux continu de circulation/consommation. Ainsi, ces sociétés investissent lourdement dans le marketing et font la promotion de leurs points forts tels que la grande simplicité des démarches pour commander, la rapidité des livraisons depuis n’importe quel lieu, l’autonomie et la souplesse de l’emploi par un statut d’indépendant. Toutefois, à la différence des entreprises traditionnelles, ces plateformes font reposer toute leur existence sur la possibilité de réseau offerte par la technologie (Internet, GPS), l’investissement en infrastructure étant pourtant largement dépendant de la politique des États. Elles travaillent à étendre leur hégémonie sur différents secteurs en accumulant un maximum d’utilisateurs, les travailleurs étant aussi nombreux que les clients, mais finalement tout usager (pour ne pas dire « captif ») de la plateforme.

Mais revenons à notre seul usager du « service d’emploi ». Vu comme une alternative aux contraintes du salariat, ce dernier se pense plus libre de ses décisions (pas de supérieur direct) et de la gestion de son emploi du temps par une plus grande flexibilité autour de ces heures de travail (pas d’horaire fixe). Pourtant, il en découvre rapidement les limites. Le statut de micro-entrepreneur se trouve être la base et la condition du modèle de développement de la plateforme qui peut ainsi externaliser le coût du travail (pas de protection sociale, ni de salaire minimum, ni congés, ni cotisations retraites). Promu comme fournissant un surcroît de liberté, celle-ci a surtout pour effet d’altérer la situation des individus souvent déjà en difficulté vis-à-vis de l’emploi. Par ailleurs, ces plateformes entretiennent avec ce qu’elles appellent leurs « collaborateurs » ni plus ni moins qu’un rapport de prestataire de service. De fait, ces derniers ne participent ni aux gains ni même à une quelconque évolution de carrière à mesure que les sociétés se développent. Bien au contraire, la tendance semble évoluer vers un rabotage de la part rémunération.

D’autre part, cette facilité à laquelle on accède à un emploi par le biais de la plateforme implique une flexibilité à tout crin au gré d’un système de management algorithmique qui impose une surveillance renforcée de l’activité et une évaluation quotidienne des « performances ». En effet, le modèle s’appuie sur l’IA pour faciliter la rencontre entre clients et travailleurs11. L’application, maîtresse de l’information (offre et demande), organise l’activité et détermine les conditions de réalisation. Mais les plateformes cherchent constamment à optimiser les actions des travailleurs et pour cela, recourent, à l’instar des autres plateformes comme Netflix, YouTube, Facebook, à des mécanismes issus des sciences cognitives pour que leur main-d’œuvre soit toujours disponible et agisse dans l’intérêt de la plateforme. C’est ainsi que le management algorithmique se présente sous la forme de notifications (Nudge en anglais qui se traduit littéralement par « coup de coude ») envoyées de façon récurrente via une application mobile. Par exemple, les notifications peuvent indiquer qu’une autre course attend le livreur, quelques instants seulement avant la fin de celle qui est en cours, ou rappeler les opportunités manquées lors de périodes de non-connexion ou encore, se matérialiser à travers une jauge d’objectifs de gains au départ qui sont rappelés en fin de journée. Il en résulte que ces travailleurs indépendants ont, bien souvent, un comportement passif vis-à-vis de la plateforme. Mais comment parler d’indépendance quand elle se résume peu ou prou à choisir quand on décide de se rendre disponible sur la plateforme ? En effet, dès qu’il se connecte, le travailleur doit exécuter strictement la mission qu’on lui propose : prendre tel passager à tel endroit et à telle heure, effectuer telle livraison.

Le management algorithmique repose aussi sur un système de notation des prestations par les différents acteurs (le restaurateur, le livreur, le client) qui peut engager les chances du chauffeur-livreur d’avoir d’autres missions si la note baisse. Ces notes mettent sous pression ces travailleurs qui ont donc sans cesse à l’esprit la performance. On peut d’ailleurs se poser la question de la viabilité fonctionnelle et éthique d’une économie de la réputation ou chaque acteur évalue et est évalué par une appréciation sous forme de note. Aujourd’hui, aussi bien dans les services que les réseaux sociaux, l’injonction à la notation est partout, alors que le problème se pose de la légitimité à juger un service ou un métier quand on ne possède pas l’expertise nécessaire permettant de juger de la qualité du travail et que tout n’est plus que ressenti. Sans compter qu’avec les « likes » sur les réseaux sociaux, les plus jeunes grandissent dans l’univers de la notation sociale. Évaluer des personnes devient naturel pour eux12. Chez Uber Eats, les coursiers doivent rester au-dessus de 90 % de notes positives pour échapper à un blocage temporaire de leur compte, or les incidents de commande, qui peuvent arriver, sont régulièrement le fait des restaurateurs ou de la plateforme, mais c’est bien souvent le livreur qui « paye la note ». Ainsi lesdites souplesse et autonomie mises en avant par les directions, et parfois par les travailleurs, s’avèrent un véritable leurre quand la réalité des variations aléatoires du flux de commandes contraint les travailleurs à être disponibles presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, cumulant un temps d’attente non comptabilisé et donc non payé. L’activité irrégulière les oblige à travailler plus vite et plus longtemps alors que pour une grande partie (notamment le livreur de repas) la rémunération est loin d’approcher le SMIC et de manière générale a tendance à décliner. En effet, la baisse des rémunérations des chauffeurs- livreurs s’explique d’une part par l’augmentation des marges par saturation du marché que prennent les plateformes une fois que leur service est bien implanté dans un secteur et d’autre part par une concurrence interne accrue entre livreurs ou chauffeurs. Dès lors, ceux qui s’y retrouvent encore sont essentiellement ceux qui ne l’envisagent que comme un simple revenu d’appoint (étudiants, temps partiels). Cela dit, les effets de la crise sanitaire ont quelque peu bousculé la tendance. En effet, au printemps et à l’été 2021 (qui correspond à la première campagne de vaccination), la demande des usagers d’Uber est revenue beaucoup plus rapidement que l’offre des chauffeurs. Peu pressés de revenir travailler, par peur du virus et confortés par le fait de recevoir des aides de l’État, la pénurie de chauffeurs a conduit à allonger les délais d’attente et des prix plus élevés pour les clients (hausse de 15 à 20 %). Certains chauffeurs s’étaient aussi exclusivement consacrés à la livraison de repas au détriment du transport de personnes. La société a donc dépensé des dizaines de millions de dollars en bonus et primes pour les motiver à reprendre le volant. À présent, elle doit impérativement retrouver l’équilibre pour arborer à nouveau des prix attractifs, son principal atout. Finalement, si cette activité semble au départ une belle opportunité, elle reste tributaire de la conjoncture sur le marché de la circulation des biens et des personnes et des comportements humains changeants. Et pour le travailleur, cela devient vite, lorsqu’on l’envisage sur la durée, un emploi aux multiples contraintes (incertitude des gains, contrainte de réactivité, pression des clients et plateformes, isolement social, etc.).

1.4. Travail au clic

Sur un principe semblable, le crowdsourcing (ou « myriadisation ») est une organisation du travail permettant d’externaliser de l’activité basique et répétitive qui n’exige pas d’utilisation de l’IA, telle que le traitement de données massif, en découpant cet ensemble en des milliers de micro-tâches proposées à des internautes en échange d’une petite rémunération. Actuellement, l’exemple le plus connu de pourvoyeur d’emploi au clic est le service d’Amazon appelé Amazon Mechanical Turk (AMT), mais il en existe d’autres partout dans le monde (Witmart en Chine, Foule factory en France). La plateforme héberge les tâches nécessitant l’intelligence humaine (par exemple opération de classement, reconnaissance de visages, taguer des images, traduire un texte) proposées par les « commanditaires » (requesters) et prend des frais de commission (entre 20 et 40 %). Ces derniers posent d’ailleurs des conditions sur le profil des travailleurs, les évaluent et peuvent même rejeter les tâches effectuées. Amazon ne manque pas de cynisme qui présente sur son site le concept « d’intelligence artificielle ». Ces micro-tâches (HITs) sont rémunérées par des micro-paiements (de quelques centimes à 1 ou 2 euros la tâche). Cette micro-rémunération exige une quantité considérable de clics pour tenter d’obtenir un revenu d’appoint, mais l’irrégularité du flux des tâches ne permet pas, bien souvent, d’atteindre autre chose qu’un très faible revenu selon les pays centres du capital mais qui se trouve être plus substantiel ailleurs. En outre, la demande excède largement l’offre et les individus qui s’adonnent à cette activité cumulent bien souvent plusieurs emplois, notamment à temps partiel, le micro-travail représentant juste une part de leur activité. Tout comme le coursier d’Uber, le flux aléatoire des offres à saisir encourage une surveillance de jour comme de nuit et un système de notation vient, là aussi, évaluer les travailleurs en fonction de leurs résultats. Une note moyenne vient sanctionner les « qualités » du travailleur et joue un rôle déterminant dans l’accès à des tâches plus rémunératrices. Cette évaluation se forme au fur à mesure par le retour sur expérience des commanditaires (pourcentage de retours positifs, de rejets ou d’abandons de tâche du travailleur, nombre de tâches réalisées).

Ainsi, ces plateformes produisent des travailleurs qui échappent à toute visibilité sur le marché du travail et dans la société tout entière. En effet, peu de gens savent que les programmes du Web, notamment les applications des réseaux sociaux, si elles sont effectivement développées par des ingénieurs, scientifiques et autres experts du numérique, nécessitent l’assistance de milliers de travailleurs affairés à cliquer sur un bout d’image ou qualifier certains contenus pour rendre les données plus aisément interprétables par les algorithmes. Il faut ainsi constater que ces ingénieurs informatiques, et employés des campus de Microsoft ou Google, n’ont franchement pas le souci de comment et sous quelles conditions leurs outils sont mis en œuvre en dehors des questions purement techniques13.

Bien que ce type d’activité recouvre des individus du monde entier, si on regarde la géographie de l’emploi au clic, la distribution des travailleurs est, sans surprise, particulièrement prépondérante dans les pays où le revenu moyen est faible et où il y a peu de couverture sociale (Philippines, Inde, Indonésie, Thaïlande, Pakistan, Madagascar, etc.). De ce côté-là, on constate une asymétrie forte entre pays riches et pauvres, les premiers passant commande auprès des seconds qui se contentent de sous-traitance. Ainsi, les entreprises achetant ce micro-travail sont-elles plutôt basées aux États-Unis, Royaume-Uni, France, Australie. En termes de conséquences, AMT a vu, il y a quelques années, une arrivée massive de travailleurs indiens sur sa plateforme, ceci contribuant à faire chuter drastiquement le montant des rémunérations aux dépens des micro-travailleurs américains14. En effet, la cible du travail au clic étant particulièrement large, toutes les catégories sociales se retrouvent en concurrence sur ces plateformes et, suivant la région où l’on réside, le rapport à l’emploi est très différent. Par exemple, une large part des travailleurs situés dans les pays industriellement développés, mais au fort développement de services, ne le voient pas comme un travail, mais davantage comme une sorte de loisir ou même de hobby pour combler leur « temps perdu ». Cette apparente gestion de son temps est en réalité une bonne compréhension de la possibilité ouverte par le capital contemporain de capitalisation de toutes les activités humaines sans distinction de moment ou de lieu.

Cette hypothèse d’un meilleur rendement par la découpe en micro-tâches n’est pas sans rappeler les méthodes du taylorisme (découpe du processus de production en tâches simples et séparation forte entre concepteurs et exécutants). De ce point de vue, les plateformes appliquent les vieilles méthodes d’intensification du travail au monde numérique, mais dans un champ extensif. En effet, si le taylorisme chassait le temps mort dans l’usine, il s’agit maintenant pour les plateformes de proposer un revenu complémentaire en échange d’une « marchandisation des temps morts ». À l’heure où de plus en plus d’individus concentrent leurs loisirs sur Internet, cette idée trouve un large écho et ses applications dans de nombreux actes de la vie quotidienne. Ainsi, chaque individu qui le désire, quelle que soit son appartenance sociale, peut s’appuyer sur la formidable vitrine que représente l’Internet pour tenter de tirer un revenu. Et cela, sans passer ni par le travail ni par les jeux ; par exemple, en fixant un prix à un objet sur Ebay, ou sur toute autre plateforme de seconde main, ou en revendant ses cadeaux de Noël. L’exemple le plus emblématique étant actuellement la monétisation de contenu Web, c’est-à-dire la valorisation de l’audience de ces contenus sous forme de revenus (issue de la publicité type placement de produits). Et les incitations sont nombreuses qui proposent de multiples stratégies marketing pour réussir son lancement, tout cela depuis son domicile.

Par ailleurs, il serait vain de chercher à trouver une quelconque source de valeur nécessaire au capital dans ces activités. Le capital, via le General Intellect qui sous-tend la dynamique des plateformes, cherche à connaître, puis à capter et enfin à se servir des habitudes, pensées, émotions, affects des individus pour prévoir, proposer et susciter de nouveaux désirs transformables en objets de consommation. Cette spirale reproduit le rapport social capitaliste dans la mesure où il redouble la dépendance réciproque qui existe au travail entre capital et travail par une dépendance réciproque dans la circulation entre production et consommation. Ce processus ne s’est pas fait tout seul ni n’est le fruit d’un « plan du capital » ou d’un « capital automate ». Il est largement impulsé par des investissements financiers importants en provenance de banques d’affaires privées, de fonds d’investissement et de capital-risque qui valorisent les grandes firmes du numérique avec en toile de fond l’arbitrage des États (cf. Biden et les projets de nouvelles lois antitrust contre les GAFAM, la Chine « dans et contre » Alibaba, etc.).

1.5. Plateformisation et avancée du capital

Pour ce qui concerne la place des plateformes de travaux à la tâche, la situation diffère du rapport traditionnel qu’entretiennent les entreprises avec la sous-traitance. Dans le cas qui nous intéresse, le centre du processus n’est pas l’entreprise commanditaire mais celle qui relie l’offre à la demande par effet d’intermédiation. Ici, le terme de plateforme prend tout son sens. En effet, ce qui compte c’est la maîtrise et le contrôle de la temporalité du chaînage des différents acteurs, puis la réunion des éléments. Là où les entreprises traditionnelles restent dépendantes de marchés plus ou moins importants dans cette nouvelle configuration, les plateformes s’envisagent à la fois entreprise et marché et donc doivent impérativement s’assurer une position dominante. On l’a vu avec Uber qui de simple plateforme pour VTC s’est ensuite diversifié dans d’autres secteurs (Uber Eats, Uber Rent, Uber Jump, Ubercopter) pour développer de nouveaux marchés en capitalisant sur son réseau.

La forme plateforme est à la fois gourmande en main-d’œuvre, pour ces entrepôts, livreurs, chauffeurs, et en même temps à la pointe de la virtualisation des échanges, l’un et l’autre sont donc intimement liés. Elle est aussi capable de fournir un support à une masse considérable de clients avec des technologies comme le cloud computing (informatique dans les nuages). De même, elle est devenue aussi nécessaire à des chaînes de magasins ou à la restauration rapide lorsqu’ils sont sans réseau propre de diffusion. Tout ceci converge à donner aux GAFAM et à leur environnement technologique une position de puissance inégalée au-delà même des pans entiers de distribution de biens et de services qu’ils chapeautent. De manière quantitative, il est possible de situer comment se répartissent les tâches dont celles qui importent ; le constat est simple : il y a prédominance du temps de circulation sur le temps de production. Aujourd’hui il n’y a pas de sens à parler d’ouvriers ou de travailleurs, car l’individu qui souscrit à ces jobs est immédiatement inclus dans un flux de circulation, un flux d’informations où il n’a qu’une place résiduelle… de prolétaire au sens originel du terme (sans réserve). La place qui leur est donnée scandalise d’un point de vue éthique, mais les personnes surnuméraires produites par un capitalisme, dans un procès de production ou le travail mort domine, ne sont pas mieux loties. D’ailleurs les surnuméraires de l’industrie et, plus largement, de la production matérielle semblent constituer la cible parfaite pour les emplois des plateformes, d’autant qu’ils sont consommateurs sur ces mêmes plateformes. La finalité même de ce travail est en cela très révélatrice, car il ne s’agit pas de fabriquer une marchandise plus ou moins complexe. Le « bénéficiaire » tel Amazon est à la pointe de la captation des flux informationnels, et accumule des données, les faits et gestes du consommateur, pour nourrir l’IA et relancer un nouveau cycle de collecte dans une boucle infinie. Les plateformes qui vendent avant tout des services, prennent une commission sur chaque achat et comptent sur la masse des ventes pour obtenir une manne non négligeable, mais pas suffisante pour dégager de vrais profits. Le temps n’est plus à l’entreprise qui devait devenir profitable le plus rapidement possible, car les modalités de développement de ces entreprises du numérique sont bien différentes. Elles sont capitalisées à de très hauts niveaux à cause de leur base d’utilisateurs faramineuse et donc de capacité à toucher des publics des plus variés par la publicité ciblée si l’on pense à Facebook par exemple. D’un point de vue plus large, la spécificité de ce type d’acteurs, c’est leur capacité à se déployer au sein du capitalisme du sommet (le niveau I de la domination du capital). Ils y imposent même les nouveaux enjeux en maîtrisant des secteurs entiers du niveau 2 là où les acteurs intermédiaires traditionnels, telles les PME, subissent les aléas des marchés mondiaux et de leurs fluctuations de prix. Les GAFAM sont capables d’extraire et de capter des données qui leur seront plus profitables à moyen terme que leur ponction sur chaque achat parce qu’ils sont les seuls aujourd’hui à pouvoir les faire fructifier à l’échelle mondiale.

Si la forme et les pratiques des plateformes sont particulièrement défavorables envers les travailleurs et les secteurs dit traditionnels, il serait tout même abusif d’utiliser les termes de « retour au tâcheronnat15 » comme le font certains universitaires de gauche16 qui pensent selon un modèle du travail qui a été celui des trente glorieuses (compromis fordiste capital/travail entre partenaires sociaux supervisé par l’État), mais qui ne correspond plus à la société capitalisée dans laquelle la force de travail est devenue inessentielle pour la valorisation, avec les conséquences qui en découlent aussi bien du point de vue du renversement du rapport de forces que de la remise en cause partielle des acquis sociaux.

Si le paiement d’un travail à la pièce à domicile existait, certes, avant que s’impose la concentration de la force de travail dans l’usine et que s’instaure le paiement du salaire à la journée ou à la semaine, il concernait des paysans ou des artisans dans un monde partiellement urbanisé dans les centres industriels, ce qui n’est plus du tout le cas aujourd’hui dans les pays riches où dominent les activités de service et où les revenus de transfert issus de la redistribution (prestations familiales ou indemnités chômage) soutiennent une bonne partie des populations en Europe.

On peut aussi faire remarquer que ce n’est pas du « marchandage » puisque le prix payé pour la tâche est forfaitaire et n’implique aucune négociation de la part de l’individu qui réalise la commande. D’autre part, une distinction notable qui peut être relevée entre une commande de corrections ou d’ajouts d’informations sur un support numérique par « clics » et la tâche d’une couturière qui fait à son domicile des finitions (elles aussi brèves et répétitives) sur des vêtements d’enfants, c’est sur la nature du produit. Un vêtement d’enfant sur lequel il faut rectifier des boutonnières appartient au processus de fabrication de l’usine textile, mais c’est une pièce indépendante, isolée au moment où la couturière porte ses finitions. A contrario, l’ajout ultra rapide d’un mot ou deux sur la commande d’un client sur une plateforme est plus stressant, car l’opérateur est dépendant de l’interface client/plateforme et donc le rapport de l’opérateur à la tâche prescrite est identique ; son rapport au travail aussi. 

Alors, on ne peut nier l’existence de sans-papiers et parfois d’adoles­cents qui sont exploités par des détenteurs de comptes de livreurs ou chauffeurs, mais cette pratique est marginale rapportée au contingent de travailleurs (on peut la rapporter aux pratiques du « marché noir ») et n’a pas lieu de s’étendre. En effet, si les plateformes ont profité d’une situation de non-régulation à partir des forces libérées par le développement des NTIC, ces dernières années, les États tendent à s’emparer des problèmes qu’ils génèrent.

À l’échelle mondiale, ces emplois restent relativement faibles face au modèle historique dominant : le salariat. Toutefois, il est indéniable que la technoscience augmente les champs d’activité de l’économie à la tâche et par extension de l’emploi qui s’y rattache. Y compris le travail au clic, car les algorithmes « courent » sans cesse après les changements comportementaux des consommateurs, la manière de communiquer qui évolue au gré des événements et pour cela nécessite d’être constamment réenclenchés par des « petites mains ». Ainsi, même si les avancées technologiques font qu’une part de l’emploi disparaît par effet d’automatisation, une autre part se développe directement depuis ces technologies de virtualisation des échanges et du travail.

Qualitativement cette fois, la perception en France de ce qu’on peut appeler des « mauvais emplois » aux dépens des « bons emplois » apparaît de plus en plus à travers la réduction de la mobilité sociale. En effet, sur les vingt dernières années, l’emploi dans les nouvelles technologies a augmenté de 23 %, quoiqu’il ne dépasse pas 3 % de l’emploi total. L’emploi industriel a reculé de 24 % ; l’emploi dans les services peu sophistiqués (distribution, restaurants, transports, services à la personne) a progressé de 12 %. On réalise ainsi que le développement du progrès technique n’a pas les effets positifs escomptés par tous ceux qui pensaient que le capitalisme devait absolument développer les qualifications et compétences de la force de travail pour répondre aux demandes du marché du travail. En effet, comme le développaient déjà Braverman et Freyssenet dans les années 1970, l’introduction de la technoscience produit une sur-qualification d’un petit nombre de salariés et renvoie les autres à la sous-qualification ou à la situation de surnuméraires. Non seulement cette situation s’impose dans l’industrie avec le recentrage sur les cours de métiers et l’externalisation des autres fonctions, mais elle se développe aussi dans les services, secteur dans lequel, tout à coup, il semble que chacun soit capable de produire sa propre économie de services avec la miniaturisation des outils informatiques.

En définitive, tous ces emplois dits « numériques » montrent qu’il suffit aujourd’hui de disposer d’une base matérielle propre (téléphone portable, ordinateur), et à l’aide du réseau Internet via 4G ou 5G dont les antennes relais sont établies aux quatre coins du monde, pour être connecté et s’en trouver employable. Dans une période où le chômage est devenu structurel, nombre de chômeurs travaillent à leur employabilité et font le succès de ces plateformes qui ne demandent peu voire pas de qualifications, ni même d’expérience et drainent ainsi des sans-emploi en provenance du monde entier. La notion d’employabilité, utilisée maintenant depuis presque quarante ans pour masquer la crise de l’emploi et l’inessentialisation de la force de travail, peut alors passer de sa version idéologique à sa version pratique.

1.6. Les luttes autour du statut juridique du travailleur numérique

Pour répondre à des situations défavorables localement ou nationalement, des collectifs de travailleurs ont commencé à s’organiser dès 2015 pour dénoncer d’abord les pertes sèches causées par l’augmentation des commissions et les changements de tarification puis, plus globalement leurs conditions de travail. De plus en plus, ils luttent à présent pour faire reconnaître la position de subordination que les plateformes exercent sur eux17. La contestation sociale repose d’une part sur l’action collective par des rassemblements devant les sièges des sociétés afin de médiatiser la lutte et réclamer de meilleures rémunérations ; d’autre part sur l’action juridique appuyée par les syndicats, soit pour tenter d’aboutir à une négociation collective sur la base de la spécificité de ces nouveaux statuts intermédiaires et dérogatoires au droit commun du travail, soit vers une requalification en contrat salarié. Les résultats demeurent assez contrastés selon la zone géopolitique.

Ainsi, au Royaume-Uni, des mobilisations des chauffeurs ont porté leur fruit en obtenant la reconnaissance légale par Uber du statut de travailleurs salariés ouvrant droit à un salaire minimum, aux congés, assurance maladie et autres protections sociales18. Quelques mois plus tard, un accord historique entre la société et un grand syndicat (GMB) a été passé afin de permettre aux chauffeurs de défendre leurs droits et d’améliorer leur sort. Pourtant, et c’est tout l’enjeu, une extension de ce type de jurisprudence risquerait de remettre en question le modèle économique. En effet, ces polémiques sur la rémunération des livreurs commencent à refroidir les investisseurs comme en ont témoigné ces effets sur la bourse de Londres en mars 2021.

Aux États-Unis, les plateformes réagissent par des actions en direction des citoyens. On peut citer l’issue défavorable des grèves des chauffeurs VTC Uber et Lyft de San Francisco qui avait pourtant réussi en 2019 à faire valoir leurs droits pour que l’État de Californie vote la loi AB519 contraignant les plateformes au reclassement de leurs travailleurs. En 2020, les plateformes, récusant l’adoption de la loi, ont utilisé la stratégie du référendum appelé « Proposition 22 » sur la population de l’État californien appuyé d’une campagne fort coûteuse (200 millions de dollars) pour conserver le statut indépendant et ainsi préserver le modèle tout en lâchant quelques compensations sociales (revenu minimum garanti, contribution à une assurance santé et d’autres assurances). C’est un véritable bras de fer judiciaire qui se joue entre l’État de Californie et les plateformes. Ces dernières réfutant régulièrement l’appellation de société de transport ou de recrutement au profit « d’une plateforme multidimensionnelle permettant de mettre en contact passager et chauffeur » pour échapper à la contrainte d’embauche que la loi impose. Un dernier rebondissement est tombé en août 2021 de la part d’un juge de la Cour supérieure de Californie qui a fait invalider la « Proposition 22 », estimant qu’elle enfreignait la constitution de l’État en entravant injustement le pouvoir de la législature en matière d’indemnisation des travailleurs et de négociation collective. Il faut préciser qu’aux États-Unis, la législation du droit du travail n’est pas centralisée. Les minimums sont instaurés par les lois fédérales, mais c’est au niveau des États que l’on rentre dans les détails. Chaque État peut donc adopter sa propre loi, malgré la loi fédérale. Partant de ce principe, les plateformes jouent sur la division pour maintenir un modèle qui repose d’abord sur l’externalisation du coût du travail dans un pays ou la couverture sociale est encore un enjeu politique.

En Espagne, au printemps 2021, une modification du Code du travail, fruit d’un accord avec les organisations syndicales et patronales, contraint désormais les plateformes de livraison de repas à salarier leurs livreurs, qui bénéficieront ainsi de protection sociale. Réforme que ces dernières contestent invoquant la mise en danger d’un secteur dont pourtant les retombées économiques profitent au pays. En Italie, à la même période, ce sont les « contrats » des livreurs qui sont mis en cause par la justice. Constatant l’absence de véritable statut d’auto-entrepreneur, la justice réclame la requalification des contrats pour une rémunération non plus au rendement, mais par une rétribution fixe. En France, dans une affaire de justice opposant un chauffeur VTC à la société Uber, la Cour de cassation a retenu l’existence d’un lien de subordination par l’établissement d’un certain nombre d’éléments factuels : l’absence de choix des tarifs des courses par le chauffeur ainsi que les conditions mêmes d’exercice de sa prestation, le risque de perte d’accès à l’application en cas de dépassement d’un taux d’annulation de commandes.

En France, après plusieurs années de conflit entre chauffeurs de taxi et conducteurs VTC, la loi Grandguillaume de 2016 a pour l’objectif de « pacifier » les rapports entre ces travailleurs et les travailleurs et leur direction. Son contenu marque l’ambition de mieux réglementer l’exercice du travail entre VTC, capacitaires LOTI et chauffeur de taxi, rapprocher leurs formations par un examen unique, renforcer les obligations des plateformes vis-à-vis de leurs chauffeurs. Elle fondait également un observatoire indépendant chargé d’observer le secteur entier et doté de pouvoirs élargis en matière d’information lui permettant d’avoir accès à de nombreuses données confidentielles des entreprises de transport et des centrales de réservation, telle Uber. Cependant, près de 5 ans après son vote, l’application de certains points essentiels notamment sur la transmission des données n’a toujours pas abouti20.

En 2017, l’association Capa-VTC, une association de chauffeurs VTC qui luttait depuis plusieurs années contre les abus d’Uber, fusionne avec le syndicat Force ouvrière (FO) pour former un syndicat à l’échelle nationale afin de mieux défendre leurs droits (FO-Capa VTC). À l’époque, Helmi Mamlouk, son secrétaire général, témoigne que les chauffeurs VTC ont tous les inconvénients des indépendants tout en n’en ayant pas les avantages puisqu’ils ont les mains liées économiquement. Les négociations s’orienteraient à présent vers un rapport dual qui permette la coexistence au sein des chauffeurs VTC de travailleurs salariés au côté de travailleurs indépendants. En 2020, une proposition de loi relative au statut des travailleurs des plateformes numériques est apparue dans le débat parlementaire français. Celle-ci visait à traiter dans un statut particulier ces travailleurs précaires pour renforcer leur protection sociale mais n’a pu aboutir. La majorité du parlement s’est montrée opposée à tout nouveau statut ou statut hybride. Dernièrement, les politiques planchent sur une représentation au sein des travailleurs de plateformes. Jean-Yves Frouin, ancien magistrat mandaté pour cet objet, a remis son rapport au Premier ministre pour construire cette régulation des plateformes. Elle semble se diriger vers une négociation collective sectorielle qui n’est pas sans poser problème pour les plateformes (voir infra). Concernant la désignation des représentants des salariés en charge de ce dialogue, ce dernier préconise un « système d’élection » et non d’adhésion avec un scrutin par plateforme, mais pas au niveau national pour éviter un taux d’abstention record comme pour les salariés de très petites entreprises21. Plus globalement en Europe, on peut dire que la justice commence à entendre les revendications. Sur les 5 dernières années, on constate une jurisprudence de plus en plus favorable avec les requalifications des statuts des travailleurs en employé, avec 37 décisions favorables sur 5922.

Si on prend un peu de recul, on constate que les différences d’approche juridique sont étroitement corrélées aux conceptions idéologiques et politiques des pays. Ainsi, les tribunaux étasuniens accordent davantage d’importance à la question de l’indépendance du travailleur (orientation libérale) là où en Europe se pose les questions de subordination pour qualifier ou non l’entreprise d’employeur (orientation social-démocrate)23.

Face aux disparités des résultats des luttes au niveau national ou régional, les mobilisations s’organisent aussi maintenant sur le plan international telle la création à Bruxelles en octobre 2018 d’une assemblée européenne des coursiers ou la coordination internationale nommée Alianza Unidos World Action (UWA) regroupant chauffeurs et coursiers en 2020. Au niveau négociation collective, deux méthodes distinctes fracturent à son tour l’orientation social-démocrate et témoignent d’une divergence de vues entre pays nordiques d’une part et pays du centre de l’Europe d’autre part. Tandis que les premiers se concentrent sur la négociation collective d’entreprise et ont déjà signé des accords collectifs « atypiques » avec les plateformes, les seconds cherchent à maintenir une négociation collective sectorielle. Ce faisant, Français, Allemands et Autrichiens se heurtent au refus acharné des plateformes à entrer dans une logique d’interlocuteur de la négociation collective qui mettrait à mal les fondements de leur position revendiquée de simple intermédiaire (neutralité). La seconde approche syndicale, hors de tout système de relations professionnelles et surtout présente dans le domaine du micro-travail, cherche à s’appuyer sur des initiatives de certification éthique (labellisation) des plateformes, ce qui pose de nombreuses questions en termes d’efficacité, mais aussi de légitimité. Plus généralement, la prise en compte de la spécificité du travail de plateforme dans la revendication autour de nouveaux droits syndicaux numériques (digital labour rights) s’impose avec les conséquences du management algorithmique sur les conditions de travail et la place qu’occupent les données dans le modèle économique des plateformes. En effet, ces dernières se considèrent soumises aux seules obligations juridiques du droit numérique et non à ce qui relève du contentieux des affaires échouant aux prestataires24. Cela dit, les stratégies des États ne permettent pas toujours d’aboutir. En effet, les syndicats peinent à s’implanter chez les géants comme Amazon ou Google qui disposent d’une force de frappe économique considérable. Ainsi, la société joue sur des salaires plus élevés que la moyenne (15 dollars de l’heure pour Amazon) et un certain nombre d’avantages sociaux pour minimiser les mauvaises conditions de travail des salariés et éluder toute contestation. En faisant la promotion auprès de leurs employés par la publication de livres blancs des canaux directs qui « répondent mieux aux besoins individuels », ces sociétés tentent de déconsidérer le rôle des médiations traditionnelles. Par exemple, Amazon a mené début 2021 sur le site de Bessemer, en Alabama, une campagne de communication victorieuse pour dissuader ses employés de former un syndicat comme la loi américaine l’y autorise. Mais les choses ne sont pas figées et des entreprises de la net-économie ou de l’économie de plateforme montrent une meilleure réactivité finalement que les entreprises plus traditionnelles et industrielles, qui choisissent les délocalisations internes aux États-Unis ou externes.

Les luttes des travailleurs du clic sont néanmoins discrètes du fait que l’activité est relativement méconnue et que nombre de travailleurs ne la considèrent pas comme un travail à part entière. À ce titre, on peut signaler un phénomène de « ludification » de l’environnement de travail, tant la plateforme use de la logique de gains, de scores qui débloquent d’autres tâches à accomplir. C’est ainsi que la pénibilité propre à tout travail est masquée par un système qui freine toute prise de conscience, car en dehors d’un rapport classique contractuel ou salarial. En ce qui concerne AMT, quelques collectifs ont pu se former ces dernières années d’abord pour pouvoir évaluer à leur tour les « commanditaires » ou partager leur expérience, mais d’autres vont porter purement et simplement l’affaire en justice pour exiger un salaire minimum.

En France, la plateforme Click’nWalk travaille pour de grandes enseignes en faisant effectuer à des consommateurs (près de 850 000 contributeurs) des missions (vérification de produit, réponse à des questionnaires) gratifiées d’une petite rémunération. Ayant actuellement maille à partir avec la justice, elle se défend d’un lien de subordination en prétextant qu’il s’agit d’un travail très occasionnel (rémunération moyenne : 6 euros/an en moyenne) où le contributeur est libre de partir à tout moment. Elle va jusqu’à comparer ce type d’activité avec du service volontaire ayant une portée d’intérêt général. En 2020, la cour d’appel de Douai l’a condamnée pour « travail dissimulé », estimant que la société de webmarketing collaboratif aurait dû déclarer ses contributeurs sachant qu’ils exercent des missions similaires à ceux des enquêteurs des instituts de sondages25. En effet, le cadre de travail que la plateforme propose initie les jalons d’un rapport salarié (avec directives et rémunération). On constate que les plateformes de micro-travail interrogent davantage sur l’activité elle-même, et la rémunération dérisoire qui s’y rattache, là où les chauffeurs-livreurs attirent l’attention surtout sur les rapports entretenus avec les plateformes. Néanmoins, on retrouve dans les deux cas la même réalité d’un emploi sous-payé, précaire avec peu, voire pas de protections sociales pour une population de travailleurs presque cent fois plus nombreuses que celle des chauffeurs-livreurs26.

La bataille suit son cours, mais on ne peut que constater qu’après de nombreuses années de « laisser-faire », les États, par la voie juridique, commencent à répondre aux revendications des travailleurs des plateformes, eux qui, notamment les gouvernements européens, n’ont cessé de mettre en œuvre la déréglementation du droit du travail depuis de nombreuses années (par exemple la loi de modernisation du marché du travail de 2008 ou la loi El Khomri de 2016 en France). L’idée de neutralité que brandissent les plateformes commence donc à se fissurer au sein des États qui, de toute façon, ne voient pas sans danger l’extension d’un secteur dont la puissance peut s’avérer incontrôlable. Comme aux États-Unis, l’apparent paradoxe serait alors que les champions du libertarisme que sont les entreprises de ce secteur conduisent, par effet de balancier, à un début de re-règlementation et d’interventionnisme étatique.

2 – L’essor du télétravail

2.1. La virtualisation du travail et ses effets sur ses formes d’organisation

À côté de la rigidité attachée au salariat en tant que structure et colonne vertébrale du rapport social de domination entre capital et travail, tendent à se développer des formes plus floues, plus flexibles, plus liquides diront certains qui toutes tendent vers une mobilité accrue de la force de travail. Celle-ci n’est toutefois pas à sens unique, car là encore se manifeste une dépendance réciproque entre imposition patronale et autonomie relative de l’employé qui tente de tirer profit du phénomène numérique pour remettre en question l’organisation traditionnelle de son travail. Exercer son activité en dehors de l’organisation réglementée de l’entreprise depuis chez soi ou dans un café devient attractif pour nombre de salariés, qui y trouvent une plus grande autonomie afin d’adapter leurs heures de travail à leur rythme de vie à l’instar des travailleurs indépendants. Alors bien sûr, cette tendance s’exerce pour le moment sur une catégorie professionnelle bien spécifique — cadres, ingénieurs, techniciens qui ont les moyens d’aménager leur travail —, mais elle tend à épouser d’autres catégories à mesure que l’emploi se virtualise (ex. télésecrétaire, gestionnaire de paie, community manager). Une tendance renforcée par les contraintes mises en place par les gouvernements pour enrayer la pandémie. On a vu par ailleurs que les salariés, comme les patrons, sont très partagés sur les avantages et inconvénients du télétravail et divergent aussi sur la proportion exacte de télétravail qui d’un côté assurerait une augmentation de productivité et de l’autre une autonomie qui ne soit pas isolante.

Les « promoteurs » du télétravail mettent en avant des arguments, censés satisfaire salariés et employeur, tels que l’économie de locaux et de transports, avoir des employés plus présents (réduction de l’absentéisme), intégrer des salariés handicapés ou ayant des contraintes de famille importantes, meilleure gestion des transferts d’activités, engager des travailleurs indépendamment d’un lieu précis. Ils en oublient d’autres qui vont dans un autre sens comme, par exemple, la possibilité de se séparer d’un employé plus aisément faute d’ancrage en présentiel dans l’entreprise, éviter tout rapprochement collectif pouvant entraîner des foyers de contestations/revendications ou la génération d’heures supplémentaires, tant la présence chez soi semble si confortable qu’on finit par travailler bien au-delà de ce qu’on est censé faire, mettant à mal l’équilibre vie professionnelle/vie privée. Ce qui semble alors disparaître dans le télétravail, c’est l’injonction au travail ; le travail aux ordres. Le télétravail peut s’effectuer soit au domicile du salarié, soit dans un tiers-lieu (coworking, centre d’affaires). Il peut être pendulaire, c’est-à-dire alterner des périodes de travail dans et en dehors des locaux de l’entreprise, ou bien s’exercer exclusivement en dehors de ces locaux. Cette dispersion spatiale et temporelle est ce qui permet d’envisager toutes les possibilités, y compris celle de travailler depuis l’étranger avec une bonne connexion. La bureautique avait déjà contribué à son arrivée à virtualiser nombre d’activités au travail, mais avec le télétravail une seconde étape est franchie qui est l’affranchissement du lieu de travail. Cette dé-spatialisation altère inévitablement l’environnement du travailleur au sens large (collègues, espaces communs, échanges informels et formels).

Le télétravail se manifeste principalement à l’initiative des grandes entreprises ou des jeunes entreprises chères à l’idéologie de la « start-up nation » qui ont su s’adapter ; soit qu’elles sont nées à l’ère numérique, soit qu’elles ont une force de frappe économique permettant de se réinventer par l’expérimentation de nouvelles approches du travail. C’est donc une méthode très corrélée au niveau de développement technologique des structures et à l’intérêt des employeurs à utiliser ou non de nouvelles formes de travail. Cette tendance s’inscrit logiquement dans un environnement où la présence des technologies numériques a bouleversé les modes de vie (nos interactions sociales sont aujourd’hui massivement médiées par des plateformes) jusqu’à questionner tout ce qui touche à la temporalité des services et des achats et leur fixité dans des lieux consacrés pour laisser place à une déterritorialisation de ces derniers (commerce à distance, télémédecine, télé-enseignement, plateforme de streaming, dématérialisation des services publics et administratifs, etc.).

Les interactions numériques représentent aujourd’hui une part croissante des actions individuelles où la seule interaction est celle avec l’écran, qui tend à secondariser les interactions matérielles. Ce processus de virtualisation des rapports sociaux, après avoir colonisé la sphère privée, jette donc dorénavant son dévolu sur la sphère professionnelle puisque ce terrain a déjà été préparé par l’ensemble des nouveaux habitus informatiques qui modèlent la vie quotidienne. Il ne fait pas de doute que la réussite du télétravail dans certains secteurs fait résonance avec une époque où la partition espace-temps privé et professionnel est des plus ténues de par des pratiques tel l’usage quotidien de l’ordinateur. Ainsi, à l’instantanéité des services répond l’instantanéité du travail avec le télétravail. Les médiations traditionnelles sont résorbées par le « tout en ligne » où l’ordinateur, le smartphone et la tablette font office de plateforme de mise en relation. L’employé d’aujourd’hui ne se distingue que peu du télétravailleur qui lui-même se distingue peu du consommateur ou du joueur. Les croisements entre tâches et temps personnel durant le travail ont lieu sans cesse. Désormais, faire le distinguo dans sa répartition du temps entre sa consultation de messagerie personnelle, ou de son téléphone, et les tâches internes à son emploi n’est possible qu’en ayant plusieurs « boîtes aux lettres ». C’est le cas du secteur public et par exemple des enseignants qui sont sur la plateforme « éduc » et ses dérivés comme « la classe.com » ; et du secteur privé où cadres supérieurs et autres se branchent sur « LinkedIn ».

2.2. Bref retour aux origines du télétravail

C’est au début des années 1950 que se développent les premières réflexions sur le concept de télétravail à partir des travaux de Norbert Wiener sur la cybernétique. En Angleterre, les premières expériences connues de télétravail sont menées dès 1962 par quelques firmes internationales qui commencent à délocaliser à domicile le travail de leurs programmeurs, mais l’expérience est encore isolée. À la fin des années 1970, les gouvernements des pays développés s’accordent pour promouvoir des moyens de diffusion de l’information qui combinent télécommunication (communication à distance) et informatique (traitement automatique de l’information). En France, à cette même période le directeur général des télécommunications (Gérard Théry) propose au gouvernement un plan de développement intitulé : « le téléphone pour tous ». C’est cette idée devenue priorité nationale qui marquera les débuts de « l’informatique pour tous ». On se rappelle le minitel (premier service télématique grand public) dont l’État a soutenu la démocratisation dans les années 1980 en distribuant gratuitement, via les PTT (ancêtre de La Poste), des terminaux de base. Mais le coût d’adaptation aux technologies de l’information et communication (TIC) pour le télétravail est encore trop élevé pour la plupart des entreprises et l’expérimentation subit un arrêt momentané.

C’est l’avènement de la micro-informatique qui va permettre de faire rentrer lentement mais sûrement l’ordinateur personnel dans l’entreprise et les foyers. Les possibilités dans le traitement de texte et les applications de type « tableur » intéressent les cadres, qui participent à sa promotion, tandis que les Atari ou Commodore font émerger l’informatique grand public et le secteur du jeu vidéo. Tout cela va contribuer à lancer l’idée que le travail à distance est sûrement à portée de main. Finalement l’essor d’Internet dans les années 1990 et surtout sa démocratisation à partir des années 2000 va favoriser le développement du télétravail au moment où se profile le temps d’intenses mouvements d’externalisation et de transfert de connaissances par la délocalisation. Le télétravail touche ce qu’il conviendrait mieux de caractériser comme du télé-emploi.

2.3. Impact sur le management

Le télétravail n’étant rien d’autre qu’une modalité d’organisation ou d’exécution d’un travail qui s’effectue à distance, c’est-à-dire hors de l’endroit où le résultat de ce travail est attendu, le donneur d’ordre est en dehors de toute possibilité physique de surveiller l’exécution de la prestation. Ce qui ouvre mécaniquement la porte à une révision du système managérial tout entier et c’est là qu’est tout l’enjeu. Dans le secteur privé (et aussi public), que ce soit dans les très grandes entreprises où l’effet de taille multiplie des gestes bureaucratiques et une hiérarchie difficile à bousculer ou au sein des PME où la défiance à l’égard du salarié nécessite un marquage « à la culotte » de la part des chefs, la mesure du temps au travail (l’exemple de la pointeuse), plus que du temps de travail effectif, est encore jugée nécessaire par les directions d’entreprise. D’ailleurs, en ces temps de crise sanitaire, les usines tournant à un rythme très éloigné de leur pleine capacité (automobile, aviation, tourisme et transports) et les exemples sont nombreux de salariés bloqués au travail sans rien faire en fin de journée et en fin de semaine. La discipline du travail avant tout et avant le travail ! A contrario, les start-ups et les entreprises les plus à la pointe du management contemporain (et des dernières innovations de la technologie) proposent une vision de l’emploi comme étant le fruit de la créativité du salarié plus que de son obéissance aux ordres et consignes. Ces deux modèles qui paraissent antinomiques se matérialisent dans les disparités de diffusion du télétravail.

Il faut remonter aux années 1970 pour comprendre comment l’emploi s’est peu à peu individualisé, personnalisé (entretien professionnel, formation), se décalant du modèle qui existait à l’époque où dominaient les collectifs de travail (la « communauté-travail ») avec en conséquence ces rapports de force concrétisant les antagonismes historiques entre classes. Les restructurations industrielles ayant eu tendance à désintégrer ces collectifs, c’est toute la « force » de classe qui est entrée en déclin et qui ne s’exprime plus que sporadiquement, comme coup de colère.

Si le conflit de classe semble s’être évaporé ou dilué, le travail dans les lieux traditionnels dévolus à son exercice n’en demeure pas moins une activité contradictoire qui n’est pas libre et qui implique domination et exploitation d’un côté, mais aussi rapports sociaux de l’autre et éventuellement sens du travail bien fait pour qui garde une certaine qualification. On reste donc un peu dans le même paradigme, même si le rapport de forces a changé. Or, le modèle du télétravailleur imposerait justement un changement de paradigme dans le rapport salarié/employeur basé sur une confiance et une entente quant à l’accomplisse­ment du travail. La confiance devient comme pour le reste de la société du capital un opérateur d’acceptation des rapports sociaux, notamment dans sa gestion par les intermédiaires. En effet, la forme réseau de l’État préfère souvent user de persuasion par experts interposés que par contrainte institutionnelle. Mais ce qui définit le mieux la différence avec le travail traditionnel, c’est surtout que le télétravail permet une dissociation de l’unité de temps, de lieu et d’action qui y est habituellement associée tout en perfectionnant et en accélérant le processus de totalisation des activités capitalisées.

En tout cas, ce qui se fait jour c’est que ce travail effectué au moyen de l’outil informatique n’est véritablement mesurable que par l’action exécutée. L’usage trop soutenu des visio-conférences, qui tentait de pallier à la distance et à la perte de contrôle, a montré ses limites en dégradant la relation de confiance et engendrant un phénomène de résistance passive. On peut en citer un exemple dans des environnements ultras compétitifs comme en Chine où s’est développé récemment le mouvement Mo Yu27. Ainsi, la mesure du travail s’orienterait davantage vers le résultat et la réalisation d’une mission particulière (avec obligation de résultat) que sur l’effectivité des heures de travail, marqueur traditionnel du travail comme discipline. Cependant, l’autonomie gagnée par le télétravailleur contient son pendant : l’obligation de mener à terme les tâches en ayant une gestion du temps optimale. Des exemples de nouveaux procès de travail comme la méthode OKR (« Objectives and Key-Results ») initiée chez Intel et généralisée chez Google témoignent d’une logique d’autonomie qui laisse une large place à l’initiative, mais balisent le terrain d’opération de chaque travailleur à l’aide d’une multitude d’outils de mesure et baromètres qui remplacent le management classique. Cela peut avoir pour conséquence de réintégrer de la tension chez les télétravailleurs qui, bien loin de « s’émanciper », pourraient être pris dans un chantage à la productivité accrue sous couvert du confort relatif octroyé du travail à la maison.

2.4. Pandémie : les conséquences des confinements successifs sur le télétravail, de fortes disparités dans les catégories socio-professionnelles

Dans le secteur privé, en France, le nombre de salariés en télétravail s’est élevé à 41 % en pleine période de confinement. Même si avant la crise près d’un tiers des salariés avaient déjà effectué du télétravail, ce qui est le plus significatif, c’est le changement d’intensité, passé d’occasionnel à permanent (5/5 jours) puis finissant par s’établir autour de 3,5 jours par semaine début 2021. Et pour la même période, près de 45 % de salariés ont continué de télétravailler à 100 %. Comment expliquer que près de 70 à 80 % de salariés interrogés (et ayant effectué du télétravail) souhaitent que leur entreprise adopte ce mode d’organisation, alors que pour le moment, la culture du travail en France se prête mal à ce que les entreprises considèrent comme une perte de contrôle de leur employé et les salariés en général comme pas vraiment un « vrai travail » (cf. la question de la « préférence française pour le chômage »). C’est aussi qu’il ne s’agit pas des mêmes salariés. Les cadres et certains salariés de ces secteurs déjà très informatisés/automatisés étaient « raccord » avant même la généralisation conjoncturelle due à la crise sanitaire. 

 

La situation nationale montre une polarisation des positions par rapport au télétravail. En effet, si en temps de vague épidémique importante sa mise en place a sans doute permis de freiner la propagation du virus en limitant la quantité de personnel sur site, cela a mis surtout en évidence une différence d’importance suivant sa place et son statut au travail : être cadre donne plus de latitude quant à la manière dont vous pouvez travailler. Le télétravail est le fait majoritaire d‘une catégorie socioprofessionnelle28 : 58 % des cadres et professions intermédiaires ont télétravaillé. Ensuite on retrouve une même inégalité dans les différences de conditions de travail selon le niveau de vie : 21 % des personnes les plus modestes (1ᵉʳ quintile de niveau de vie) ont télétravaillé pendant le confinement contre 53 % des plus aisés (dernier quintile). À l’inverse, les personnes les plus modestes ont davantage continué à aller travailler sur site, ils ont constitué les fameux « seconds de cordée ». Ce fut en particulier le cas des ouvriers (53 %), devant les employés (41 %), agriculteurs, chefs d’entreprise et indépendants (40 %), les cadres et professions intermédiaires étant nettement en retrait. Certes, une partie des cadres pouvait déjà travailler sous cette nouvelle organisation, mais cela reflète bien le fait que, globalement, une crise est un accélérateur de tendances à l’œuvre, même si la tendance peut être contredite. Et en effet, malgré la frilosité des patrons, le télétravail s’est présenté comme la « solution ». Mais attention, ce n’est ni la « solution » des dirigeants d’entreprise ni celle de l’ensemble des salariés. La décision est ici politique et les réticences ont été renouvelées fin 2021 par un président du Medef qui indique qu’il se pliera aux ordres et à la loi, mais que ceci n’est pas de son fait. Cela ne nous dit rien sur le futur et sur l’inéluctabilité de la chose.

 

Plus important est le mouvement de fond qui touche la réorganisation de l’espace territorial bien au-delà de l’espace du travail. Cette tendance suit un mouvement relativement récent de sortie des centres-ville dans certaines professions, à commencer par celles utilisant prioritairement et massivement l’informatique, vers le rurbain ou les villes moyennes qui permettent de bénéficier d’un meilleur cadre de vie. Cette expérience de la pandémie et du confinement et le procès en insalubrité due à la densité urbaine donnent un peu de crédit à la thèse d’un reflux actuel et surtout à venir des centres urbains vers l’extérieur, sans toutefois nous en donner la clé puisqu’on peut estimer que la plus grande cherté des appartements de centre-ville devient à lui seul un élément décisif de ce reflux, indépendamment donc de la situation au travail qui peut converger bien sûr avec cet élément. Il y a aussi parfois un désir de fuite du lieu de travail où l’on ne trouve ni solidarité, ni sociabilité et où la maison forme une sorte d’asile réconfortant. Ainsi, face à la pression de la hiérarchie, les regards pesants et la surveillance de certains collègues, le télétravail permet d’apporter une distance salvatrice sauf pour ceux qui n’ont ni les moyens ni la position nécessaire pour l’exercer. Il suffit de parcourir les tutoriels du bon télétravailleur (notamment dans la fonction publique) pour s’apercevoir que la plupart des outils et applications développées et proposées dans le cadre du télétravail sont des outils de gestion statistique et d’organisation de réunion propre à des missions de « cols blancs ».

 

Dans la fonction publique, les différences quant au télétravail sont redoublées, car elles recoupent celles des catégories (A, B et C) et des statuts en fonction de chaque métier de la fonction publique. Les fonctions d’encadrement (A et B) ont pu passer assez largement au télétravail, tant leurs tâches sont désormais profondément dépendantes du numérique. Dans beaucoup de lieux, le régime de l’ASA (autorisation spéciale d’absence) a été mis en place dès le premier confinement, entraînant le chômage technique pour nombre d’employés de catégorie C. Ces emplois sont pour une bonne part pourvus selon des modalités de présence, voire d’astreinte forte ; ils sont de l’ordre de la logistique, de l’entretien, mais comprennent aussi, dans divers secteurs, dont l’enseignement, les tâches de secrétariat qui, elles, peuvent amplement fonctionner en télétravail. Le retour à une forme de normalité a pris alors de longs mois où la forme alternée entre télétravail et présence sur le lieu de travail s’est mise en place. Néanmoins, nous pensons que les termes de « en distanciel » et « en présentiel » qui ont été utilisés ne sont pas anodins. Ils marquent encore une hiérarchisation à l’ancienne qui perdure dans les nouvelles mesures. Ainsi, les textes en projet actuellement proposent un maximum de 3 jours de télétravail par semaine pleine à ceux qui télétravaillent, soit en majorité les cadres et des employés de bureau comme dans les banques, assurances, la sécurité sociale, pôle emploi, etc., mais cela ne résoudra pas le problème dans les secteurs de production proprement dits et le chômage partiel risque d’être à nouveau la mesure d’accompagnement.

 

Au niveau mondial, les statistiques montrent aussi que l’exercice du télétravail varie fortement suivant la fréquence (occasionnelle ou régulière) et d’appréhension de ce qu’est le travail dans chaque pays. Par exemple, ce n’est pas étonnant que ce soit dans les pays où il y avait déjà le plus de temps partiel qu’il y ait le plus de télétravail et inversement. Son implantation en Europe est pour le moment plus forte dans les pays du nord que du sud avec plus de 30 % de télétravailleurs occasionnels (Suède, Danemark, Pays-Bas) contre 15 à 20 % (France, Belgique, Allemagne), mais de manière générale la courbe est en hausse constante et témoigne du niveau de progression de la plateformisation de pans entiers des entreprises. D’où l’essor par exemple des « drives » pour faire ces courses et autre « click and collect » que la pandémie de Covid-19 a fait émerger.

Certes, selon les statistiques du Forum économique mondial (« The Future of Jobs Report », octobre 2020), 44 % des employés de la planète déclarent avoir été en mesure de travailler à distance pendant la pandémie, tandis que 24 % déclarent ne pas avoir pu le faire. Mais, parmi ces télétravailleurs, la plus grande part (38 %) exerce leur métier dans les pays à hauts revenus, 25 % dans les pays à revenus moyens supérieurs, 17 % dans les pays à revenus moyens inférieurs, 13 % dans les pays à faibles revenus. Les entreprises offrant le plus d’occasions de télétravail sont dans le secteur de l’assurance et des technologies de l’information : 74 % de leurs salariés affirment avoir télétravaillé. Alors que les services à la personne, l’alimentaire, l’agriculture, le commerce de détail, la construction ou le transport offrent peu d’occasions de pratiquer le télétravail. Finalement, l’amélioration de la productivité par le télétravail, si elle est effective, ce qui n’est pour le moment nullement démontré, reste circonscrite à certaines parties de la population active, à certaines tâches et à certaines caractéristiques nationales.

2.5. Le télétravail individualise le rapport à l’emploi

De l’expérience différenciée du télétravail à son incorporation dans de nouvelles manières de vivre, voilà un des éléments qui auront marqué la période de crise sanitaire. Mais si le télétravail se trouve globalement bien accepté de par le confort que semble constituer le fait de rester chez soi, il est à parier qu’une fois passée la crise sanitaire, il sera plus compliqué à légitimer et que l’évident besoin d’interactions réelles nécessaires à l’émulation et à la coopération au travail reviendra sur le devant de la scène. Il faut remarquer à quel point le collectif de travail n’a plus de prise sur le télétravailleur, les personnels ne vivent plus la même expérience de travail, celle-ci est pénétrée par le cadre privé, le temps passé à la machine à café n’a plus aucune matérialité, remplacée qu’elle est par l’appel sur Skype. On peut même se demander si être « collègue » a encore du sens quand des nouveaux salariés sont embauchés dans des lieux vides de leurs coreligionnaires. La situation est donc propice à un isolement mal évalué par les ressources humaines, qui cherchent aujourd’hui à obtenir une évaluation des expériences forcées en cours. Certes, la conflictualité, par exemple concernant les conditions de travail, ne peut qu’être moindre puisque le collectif de travail ne peut que décliner, les temps d’échanges qui permettent de structurer les conflits avec l’employeur se faisant plus rares. En tout cas, ce ne sont pas les employés de la tech qui risquent d’être à la pointe de la contestation, loin de là… Ces derniers mois, ce sont plutôt des salariés des secteurs les plus improbables qui se sont manifestés, Amazon, Décathlon et des grands magasins et sans prendre la forme de grèves sauvages, les mouvements sont partis de la base, car les syndicats sont victimes de la désintermédiation générale. Soit dans les pays sociaux-démocrates du nord de l’Europe ils sont directement intégrés à l’appareil d’État dans le cadre de la cogestion, soit dans des pays comme la France, l’Italie, voire l’Espagne, ils tendent à être marginalisés par leur inadéquation aux rapports sociaux d’après « la révolution du capital ». Il en est ainsi de la CGT et de la CGIL qui soit tapent sur la table pour rappeler leur ancienne position lutte de classes, alors qu’il n’y a plus ni forteresses ouvrières ni affirmation d’aucune identité ouvrière et c’est l’isolement d’une fraction de gauche non représentative ; soit tiennent compte du rapport de forces et alors la désyndicalisation l’emporte. Nous l’avons déjà dit ailleurs, seule la CFDT pour la France est consciente de cette nouvelle situation et sur cette base est devenue le premier syndicat du privé en France… pratiquement sans aucune base militante et incapable de faire descendre ses adhérents dans la rue. Cette situation syndicale, catastrophique de leur point de vue, les a conduits à épouser les politiques sanitaires des gouvernements même quand ceux-ci imposaient l’obligation vaccinale pour pouvoir travailler.

Au premier temps de la pandémie, il a été très net que les centrales comme la CGT étaient pro-télétravail parce que partisanes des mesures sanitaires les plus drastiques, dont le confinement. Désormais ils sont tout de même plus prudents, ayant eu les retours sur des aspects négatifs de ce dernier (stress, charge familiale, etc.). Mais avec une approche pro-confinement, ils n’ont pas compris que c’était se tirer une balle dans le pied, car le premier confinement a comme « congelé » les mouvements vécus comme quasi continus depuis les Gilets jaunes. Ils n’ont pas non plus compris que le télétravail allait devenir une forme passive et négative de critique du travail sans beaucoup d’espoir que viennent s’y greffer des luttes alternatives aux conflits traditionnels tel le mouvement sur les retraites. Soit pour les syndicats un manque assez cruel de vision à long terme, notamment pour ceux qui misent encore sur la grève et le rapport de force dans la rue plutôt que la négociation.

2.6. Une tendance difficilement généralisable

Au-delà des effets de surmédiatisation à l’occasion de la pandémie de Covid-19, le télétravail reste une tendance qui progresse, mais nullement une confirmation de sa domination sur l’ensemble du procès de travail. La situation, qu’elle soit d’une alternance entre télétravail et lieu classique ou celle de basculement total, n’est pas généralisable à l’ensemble du salariat, loin de là. Dans le fond, peu d’entreprises ont les moyens ou plus encore l’état d’esprit de transformer les modalités de travail en ce sens. Pour les PME, il faut d’abord fournir l’équipement (portable, applications, etc.) pour chaque employé et s’assurer techniquement qu’il est en mesure d’exercer son travail depuis son lieu d’habitation. Ensuite, l’évaluation des effets du télétravail reste très traditionnelle ; en effet, la mesure du temps de travail reste la seule façon de s’assurer que le salarié travaille et donc adapter ce modèle à distance relève d’une véritable gageure hormis pour ceux ayant déjà incorporé des calculs permettant de connaître le temps de chaque tâche au préalable. Encore faut-il que les tâches soient suffisamment similaires pour dégager une évaluation qui soit mesurable de façon quantitative (par exemple le rapport au niveau de productivité) et a fortiori qui permette une mesure qualitative dont on est encore loin.

En France, un véritable clivage apparaît suivant la taille des entreprises. Une étude révèle que seulement 29 % des dirigeants d’entreprise disent vouloir pérenniser l’utilisation du télétravail (étude Viavoice pour Sopra Steria, 23 avril 2021). Mais ce chiffre atteint 80 % parmi les dirigeants d’entreprises de plus de 1000 salariés, et seulement 23 % parmi les patrons de PME de moins de 100 salariés. À ces données, il faut ajouter que des secteurs entiers ne basculeront jamais, tels le BTP ou les soins aux personnes et on ne peut pas dire qu’ils n’ont aucune importance. Quant à l’État, il a donné l’exemple. On pense au plan « Action publique 2022 » lancé en 2017 par le gouvernement dont l’objectif est de revoir les modes d’action publique par la transformation numérique des administrations vers un 100 % de services publics dématérialisés, mais également la modernisation de l’environnement de travail des agents publics. Tout ceci concourt à favoriser les possibilités de télétravail mais on n’est encore loin d’observer un basculement total. Dans la fonction publique, les chaînes hiérarchiques ne disparaissent pas pour autant pour l’agent car l’État cumule la rigidité des statuts et des catégories (grille des salaires et ancienneté faisant foi) avec une agilité recherchée dans le numérique. Par contre, disparaît pour l’usager mais aussi le fonctionnaire le rapport humain, ainsi que la souplesse qui permettrait de résoudre les situations de chacun. Et le numérique de devenir le pire des enfers avec des outils catastrophiques (Parcoursup dans l’enseignement supérieur étant sûrement l’exemple le plus significatif). Mais le bémol n’est pas que du côté employeur, mais aussi chez les employés, notamment dans de grands groupes et chez des cadres où les sollicitations incessantes de leur employeur avec le télétravail créent des situations où ces derniers préfèrent finalement avoir un bureau réel qui délimite leur disponibilité.

Sur l’ensemble des situations s’étant présentées lors des différents confinements, une partie du télétravail a pu être contrainte mais, ce qui se fait jour rétrospectivement, c’est l’absence de présence physique de l’encadrement, des techniciens et administratifs sur les lieux habituels de l’emploi. Ainsi, tandis que la discipline propre au travail perdure, elle ne se trouve pas distribuée de la même manière selon votre appartenance à telle ou telle catégorie sociale. Ainsi, si certains peuvent travailler plusieurs jours depuis leur domicile, les autres sont globalement bloqués dans l’emploi « à l’ancienne » : lieux standards et fixes, présence de l’encadrement et de collègues, mise à disposition d’équipements notamment informatique, etc. Soit que l’ensemble des tâches nécessite d’être beaucoup sur place et/ou que le volume important d’astreintes conditionne leur taux de présence. Mais que les cadres bénéficient du télétravail ne signifie pas qu’ils s’éloignent du travail tout court. Pour eux c’est une disponibilité de tous les instants qui leur est demandée, le smartphone comme la connexion Internet et l’ordinateur sont des outils indispensables.

 

Le télétravail ne fait que reporter dans des lieux autres la contrainte à l’emploi mais dans ses formes contemporaines. Le capital est ici au centre d’un connexionnisme et de l’employabilité maximale malgré le fait que l’employé puisse perdre jusqu’au sens de ce pourquoi il est employé. Désormais cet emploi tient bien plus d’une attitude globale que d’une expérience ouvrière ou prolétarienne au sens ou Claude Lefort l’entendait à l’époque de la revue Socialisme ou barbarie (cf. le no 11 de l’hiver 1952). Mais ce mouvement est déjà ancien et n’a pas de rapport direct avec le télétravail. Il a été préparé par tout le discours sur « l’employabilité ». Le travail n’a donc plus besoin de lieux précis parce qu’il existe dès la formation scolaire et professionnelle pour être entretenue, idéalement s’entend, tout au long de la vie. C’est sûrement pour cela que le « droit à la déconnexion » porté par certains syndicats telle la CFDT devient un sauf-conduit permettant de s’échapper temporairement de l’intensité connexionniste et cognitive qui caractérise les nouvelles formes de travail. L’environnement de travail ne servant plus de décor aux rapports sociaux au travail, ce sont les outils numériques qui drainent la standardisation des comportements. Les fabricants de matériel pour parler de leurs produits comme Apple font état d’un véritable « écosystème », soit des outils entièrement combinés avec la vie quotidienne, au-delà du seul travail.

 

On ne peut mésestimer une évaluation de la technologie portée par l’individu démocratique qui fait la balance entre contrainte et avantage. À l’heure actuelle, pour les individus, les avantages compensent largement les contraintes, d’où une adhésion qui peut être immédiate, mais surtout qui provient du fait qu’on ne peut faire autrement (qui rétablira les cabines téléphoniques ?). Le télétravail porte tous les stigmates des nouvelles formes de l’emploi, laissant la possibilité d’une virtualisation généralisée où le travail apparaîtrait comme un élément d’un vaste jeu. Il n’y a qu’à voir l’explosion de l’utilisation des tableaux virtuels et surtout des outils de visioconférence. Dire qu’on s’y ennuie, qu’on n’écoute pas et que peu de choses en sortent est un pléonasme quand on évoque ces outils. Pourtant ils révolutionnent, comme ils le disent, le rapport aux autres, à son emploi, etc., mais loin d’une quelconque visée émancipatrice aujourd’hui, tant c’est le capital qui semble émanciper et non plus l’ancien sujet révolutionnaire qui s’émanciperait et avec lui la communauté humaine entière.

Notes

1 – Soit l’abréviation de Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, tous leaders technologiques bien connus.

2 – L’économie à la tâche. On la désigne aussi sous le nom d’économie à la demande. C’est un système basé sur des emplois flexibles, temporaires ou indépendants. À présent, le terme fait surtout référence à l’économie de plateforme.

3 – cf. « Annexe I : les grilles Parodi » dans le texte : Quelques compléments et retours à propos de l’ANI de Jacques Wajnsztejn en 2013.

4 – L’article de Gzavier : Salariat et précarité  : condition et luttes du travailleur précaire. http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article316#_ftn12

5 – 3,5 milliards de livraisons effectuées par Amazon en 2019 et près de 2 milliards d’utilisateurs quotidiens pour Facebook en 2020.

6 – 80 % de la part du montant des investissements dans l’IA au cours des années 2010 revient aux Chinois et aux Américains. Les Européens ne pesant que 7 % au total avec un peu moins de 2 milliards d’euros d’investissement en 2019. Toutefois, ces derniers temps, les start-ups françaises n’ont pas de mal à lever des fonds auprès de sociétés américaines, une voie de passage plus ou moins obligée du fait de l’insuffisance du capital disponible à cet effet en France.

7 – Par exemple, l’article de Charles Sfar et Jacques Wajnsztejn : L’individu démocratique ou le miroir du salariat : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?­article54

8 – Aujourd’hui, nombre d’entreprises orientent leurs stratégies non plus exclusivement sur les objets, mais désormais sur les services personnalisés (et immatériels) qui s’y rattachent. Ce qu’on appelle le modèle « serviciel ». On commercialise de la mobilité plutôt qu’une automobile (leasing), de la communication plutôt qu’un téléphone, des kilomètres parcourus plutôt que des pneus, etc. Cette hybridation de l’offre (système produit-service) arrive à point nommé à l’heure où la connectivité traverse de part en part tout le rapport social.

9 – cf. https://www.economie.gouv.fr/20-nouvelles-mesures-soutien-independants

10 – Pour ne prendre que l’exemple du monde du livre, la prescription s’y est largement démocratisée avec l’émergence du numérique et la surproduction éditoriale. La critique voit se dresser face à elle de multiples voix qui recomposent le paysage de la recommandation littéraire. Les lecteurs distribuent des étoiles sur des plateformes dédiées au livre telles que lecteurs.com ou Babelio. Les libraires aussi à la fois juges et parties avec leurs conseils sans oublier la multitude de blogueurs, booktubeurs et bookstagrammeurs qui partagent leur lecture sur un mode souvent émotionnel.

11 – Les plateformes collectent des données à la fois sur les clients et sur les travailleurs (identité, coordonnées de paiement, adresse IP, géolocalisation, etc.) et procèdent à un traitement des données, fin et poussé, sur l’ensemble des parties prenantes à l’aide d’algorithmes qui, en les croisant, appliquent l’auto-apprentissage. Les plateformes s’appuient sur ces données issues des comportements humains pour développer une IA plus performante car aujourd’hui, elle est caractérisée comme étant de type « faible » et elle nécessite encore l’assistance de l’humain en amont et en aval ; on parle de « préhistoire » de l’IA. D’une part, le système intelligent doit être longuement calibré avant de pouvoir fonctionner et d’autre part, ce système peut, par exemple, présenter des informations résultant d’analyse et de classement, mais qui ne servent que d’aide à la décision. Néanmoins, la technologie évolue rapidement et les applications dans l’IA sont un enjeu majeur. Par exemple, malgré les tragiques revers en matière de voiture autonome (accident mortel en 2018), Uber garde le cap comme en témoigne un projet de livraison de repas par véhicule autonome dont les essais sont prévus courant 2022. Ce qui augure un avenir où la virtualisation des rapports sociaux va s’intensifier et la séparation entre la donnée biologique et technologique continuer de se réduire. En effet, la dynamique du capital comporte une dimension anthropologique visant l’espèce ; ce que Jacques Camatte avait théorisé en terme d’anthropo­morphose du capital : le capital tend à se faire homme (cf. Le transhumanisme, les biotechnologies, les technosciences cognitives, la chirurgie « genriste », etc.)… et inversement avec les perspectives du cyborg.

12 – Les notes et les commentaires attribués sur les sites et les réseaux sociaux sont scrutés de près, car ils servent de plus en plus d’indicateur de notoriété. En conséquence, pour augmenter leur popularité et provoquer des effets de « viralité », certaines firmes n’hésitent pas à utiliser des moyens illégaux telles les « fermes à clics ». Ces fermes (souvent basées dans les pays émergents) sont remplies d’équipements, d’ordinateurs, de smartphones installés dans des salles frigorifiées et où des travailleurs sont payés des sommes dérisoires pour cliquer sur des applications, pages web, post sur Facebook afin de faire monter artificiellement les vues, « likes » et autres compteurs d’une marque, pub, campagne publicitaire ou d’un homme politique. Mais là aussi, les machines tendent à se substituer au travail par des programmes informatiques qui pilotent des smartphones.

13 – Il faut tout de même faire remarquer qu’ils subissent aussi une pression importante. Par exemple, si la belle vitrine du travail chez Netflix (le fameux slogan : « la règle ? pas de règle ! » du fondateur Reed Hastings) invite à instaurer un climat de totale confiance envers les employés qui favorise la prise d’initiative individuelle, supprime les contrôles (horaires, vacances, frais) et recherche l’agglomération des « talents » par des rémunérations sans plafond ; l’envers du décor est le siège éjectable permanent avec la logique du darwinisme social à l’œuvre, les plus performants étant invités à rester entre eux afin d’isoler les moins performants.

14 – En Inde, par exemple, le salaire moyen est de 40 euros par mois, ce qui équivaut en termes de parité de pouvoir d’achat à 220 euros/mois en France.

15 – Rappelons les principes de ce qu’on appelait la pratique du « marchandage » et le « tâcheronnat » au 19e siècle : un preneur d’ouvrage se charge, à la suite d’une convention avec un entrepreneur principal et moyennant un certain prix, d’une portion de travail qu’il fait exécuter, généralement à la pièce, par des ouvriers de son choix qu’il rétribue d’après les accords qu’il forme avec eux. Le preneur d’ouvrage (dénommé « tâcheron ») est donc un ouvrier vis-à-vis de l’entreprise et un entrepreneur vis-à-vis des ouvriers qu’il emploie. Son intérêt est de baisser les prix, pour être compétitif, tout en rognant sur la part reversée aux ouvriers, afin de conserver son bénéfice. La forme la plus dégradée du marchandage fut celle du « sweating-system  », cascade de sous-traitance touchant généralement les femmes, les immigrés et les enfants travaillant à domicile, en particulier dans le secteur de la mode, de la confection et du jouet. La sociologue Pauline Barraud de Lagerie les définit de la manière suivante : « un lieu de production caractérisé par de mauvaises conditions de travail (salaire de misère, temps de travail excessif, environnement insalubre) et inscrit dans une chaîne de sous-traitance ». Ces pratiques sont vivement dénoncées par les ouvriers, tant pour la misère que contre le principe d’une entre-exploitation ouvrière qu’elle engendre, mais son interdiction par un décret de mars 1848 reste sans effet jusqu’à la fin des années 1890. Deux événements y mettent fin. Les décrets Millerand d’août 1899 imposent, dans le cadre des marchés publics, le paiement d’un « salaire normal » fondé sur les mercuriales et le rappel de l’interdiction du marchandage. De son côté, la Cour de cassation finit par préciser la portée du décret de 1848 dans un arrêt célèbre le 31 janvier 1901.

16 – Le sociologue Antonio Cassili dans son ouvrage En attendant les robots (Seuil, 2019) y perçoit un possible retour à l’époque antérieure au salariat, la rémunération à la pièce et le marchandage. Selon lui, la période du salariat pourrait apparaître comme une parenthèse et un processus serait en cours : la « tâcheronnisation ». On peut citer également Sarah Abdelnour et Dominique Méda qui, dans leur ouvrage Les nouveaux travailleurs des applis (PUF, 2019), partagent une thèse similaire.

17 – Ces collectifs sont composés essentiellement de travailleurs dont cette activité est le revenu principal. En effet, pour la plus grande partie, c’est un emploi pour des revenus complémentaires. Outre le faible nombre des premiers cités par rapport aux seconds, leur statut « d’indépendant » fait qu’une certaine concurrence existe sur les gains de la journée qui freine les possibles rapprochements.

18 – Il faut préciser que la loi britannique, beaucoup plus souple par tradition historique que la française, distingue le statut de travailleurs qui peuvent recevoir le salaire minimum et d’autres avantages, de celui de salariés au sens strict qui bénéficient d’un contrat de travail en bonne et due forme.

19 – L’Assembly Bill 5 (AB5), parfois appelée « loi Uber », est une loi adoptée par le Congrès de Californie le 10 septembre 2019. Les termes de la loi stipulent que les travailleurs californiens de la Gig Economy qui sont aujourd’hui travailleurs indépendants doivent être reconsidérés en tant que salariés. Cette loi vise particulièrement les entreprises qui remplacent leurs salariés par des indépendants en ne changeant rien par ailleurs à l’organisation et aux conditions de travail, ce qui leur permet, au passage, de contourner les règles relatives au salaire minimum ou à la négociation collective, de rendre variables certains coûts fixes et d’économiser près de 20 % de masse salariale en faisant l’économie des cotisations pour la retraite, des vacances, ou encore de l’assurance invalidité.

20 – En effet, l’article 2 sur l’obligation de faire remonter les données par les plateformes demeure inopérant. Même si en 2019 le gouvernement a précisé dans un décret quelles institutions pourront demander la communication des données, l’absence d’arrêté stipulant le type de données concernées bloque encore la démarche de transparence imposée aux plateformes. Toutefois, en 2021 le ministère des Transports a saisi la CNIL pour étudier trois projets d’arrêtés fixant les listes des données susceptibles d’être demandées. Leurs prochaines publications, si le gouvernement ne joue pas à nouveau la montre, devraient permettre d’établir un nouveau rapport moins favorable aux plateformes.

21 – cf. https://www.lesechos.fr/economie-france/social/travailleurs-de-plateformes-le-gouvernement-va-lancer-une-large-concertation-1270340

22 – cf. Anne Dufresne et Cédric Leterme, Travailleurs de plateforme. La lutte pour les droits dans l’économie numérique, avril 2021, Annexe F.1, p. 161.

23 – En France, la qualification de contrat de travail est dite d’ordre public, c’est-à-dire qu’elle échappe à la volonté commune affichée par les parties.

24 – Anne Dufresne et Cédric Leterme, op. cit.

25 – cf. https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/02/24/la-plate-forme-lilloise-clic-and-walk-condamnee-pour-travail-dissimule_6030615_3234.html

26 – Selon une enquête de l’OIT en 2019, le marché du travail au clic représentait 213 millions de personnes dans le monde. À titre de comparaison, en 2021, Uber comptait près de 4 millions de travailleurs.

27 – Voir l’article : https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/en-direct-du-mon­de/en-chine-les-jeunes-se-rebellent-en-restant-chez-eux-a-ne-rien-faire_­4658965.html

28 – Enquête INSEE de juin 2020 : Les inégalités sociales à l’épreuve de la crise sanitaire  : un bilan du premier confinement : https://www.insee.fr/fr/statis­tiques/fichier/4797670/FPS2020-VE.pdf