Mai 68, l’autogestion, les autonomies : une rupture et certaines continuités

par Jacques Guigou

Publié dans : L’Individu et la communauté humaine. Anthologie et textes de Temps critiques (volume I)


Jacques Guigou, lettre à Jacques Wajnsztejn du 18 janvier 1989


Ta dernière lettre intervient, justement, dans le cours de ma tentative pour avancer une dialectisation du rapport révolution/contre-révolution prolétarienne depuis le début des années soixante. Tes remarques et tes critiques m’aident à mieux formuler certains passages restés obscurs et confus dans mon texte de l’année dernière (cf. supra p. 15-28). Ce temps, relativement long, qui a passé depuis nos premiers échanges par écrit, je le ressens aujourd’hui comme un temps de maturation. Je perçois avec plus de reliefs les dédales de ma démarche théorique depuis le tout début des années quatre-vingt, c’est à dire au moment où j’ai entrepris une critique de l’autogestion, de l’analyse institutionnelle et des sociologies critiques (Lefebvre, Castoriadis) ; moment théorique dont les textes furent ensuite publiés dans La Cité des ego. Je sors de ma période néo-programmatique, sans pour autant, bien sûr, la renier, mais en essayant d’approfondir le devenir-autre de l’égogestion dans son externisation vers la communauté humaine.

Ton texte pour le livre collectif allemand « Autonomie et autonomies » tombe on ne peut mieux dans ce contexte. Voici quelques remarques à son sujet :

1 – Je suis d’autant plus d’accord avec ta définition de « l’autonomie comme particularisation de la classe » qu’elle ressaisit le processus socio-historique de la contre-révolution des années quatre-vingt, processus que j’ai tenté d’interpréter comme un passage de l’autogestion aux égogestions. Tu utilises donc ce même concept de particularisation et tu lui donnes explicitement un contenu classiste. Il serait intéressant que tu dises en quoi ce paradigme auquel nous parvenons te semble plus complet pour rendre compte de ce que, dans ton livre, tu nommes « la normalisation » et « la production d’individus neutres et interchangeables » (p. 13).

2 – J’ai peu de choses à dire sur l’Italie. Tu connais mieux que moi les mouvements des « autonomies » là-bas. Pourtant, lorsque, page 7, tu interprètes « le retour à la philosophie » de Negri dans les années quatre-vingt comme une nécessité pour le mouvement alternatif de se projeter en avant, ne faut-il pas y voir plutôt une impasse pure et simple ? Car enfin, il y a en Italie, chez ces néo-opéraïstes, le même opportunisme politique que celui qu’on trouve en France, chez Guattari, au Cerfi et chez bien d’autres « autonomistes » ; opportunisme qui les a conduits à porter les valises des ministres socialos, en proférant le pragmatisme le plus plat !

3 – Sur le « non-exemple français », comme tu appelles le moment de « l’autonomie » ici, mon désaccord principal porte sur les discontinuités que tu soulignes — et que tu accentues trop à mes yeux — entre : (a) la question du pouvoir et les dimensions de libération de Mai 1968 et (b) Mai 68 et le « mouvement autonome » des années soixante-dix.

a) État et critique de la politique en Mai 68

La question de l’État et de sa dissolution a été posée par Mai 68. Mais elle a été posée, soit en termes léninistes, soit en termes anarchistes, de sorte que ces deux « voies » ayant été soit déjà réalisée pour l’une (l’État bolchevik), soit déjà épuisée pour l’autre (Catalogne de 36), c’est la réactivation du programme prolétarien qui a occupé le terrain des luttes pour le pouvoir. Il ne faudrait donc pas, ex post, et à la seule mesure des avancées et surtout des limites du mouvement autonome et autogestionnaire, faire de 68 un seul et même moment d’expression libertaire, car cette « libération » était bien dirigée contre l’état de domination réelle du capital sur tous les secteurs de la société. Certes, même si, en France à la fin des années soixante, la domination réelle du capital est presque totalement installée, l’opposition à cette domination n’est pas encore internisée ; l’opposition n’est pas encore réduite à son spectacle comme elle va l’être dans la décennie suivante. L’affirmation de l’individualité « contre les normes de l’universalité » (cf. p. 8), se fait, en 68, au nom de l’unité de la négation, c’est-à-dire à la fois au nom de la particularité et de la singularité. Cette dualité unifiée dans le négatif contre l’universalité des institutions de la période ouvrière du capital (i.e. les stalinismes d’ouest et d’est notamment), constitue la plus grande ampleur et la plus belle hauteur du mouvement de Mai 68 en France. Certes, dans le moment de l’institu­tionnalisation du mouvement (les autogestions et les autonomies), c’est la composante du particulier, celle de l’autoréférence, du solipsisme, qui se réalisera. La composante de la singularité, celle en qui 68 s’est exprimée mais ne s’est pas affirmée, reste donc toujours inaccomplie, et peut alors toujours agir aujourd’hui et demain.

b) le prolot

Il existe au moins une continuité entre le mouvement autonome et Mai 68, c’est celle du prolot. Les impasses et les échecs de la théorie du prolétariat, pourtant vigoureusement réactivée par les gauchismes et les situationnismes des lendemains immédiats de 68, ont engendré une figure idéologique et un mode d’action pratique : le prolot. Dans le prolot, à travers et avec lui, se particularisent la classe du travail et sa négation. Ancien prolétaire, ancien petit-bourgeois et ancien bourgeois, le prolot subsume dans son autonomie ses autogestions et son autoréférence, les valeurs de la classe qui s’unifient sous la domination réelle et généralisée du capital. Cette figure de la misère « autonome » a été bien peinte par Prométhée dans ses cinq brochures de 1987.

Par ailleurs, toujours à propos de la France, page 9, tu notes que le discours actuel sur la « société civile » serait intériorisé en tant que « société réelle, société vraie, par opposition à ce qui serait le faux, l’extérieur, c’est-à-dire le politique », et tu ajoutes que « la contradiction de cette société civile, c’est qu’elle ne trouve sa justification que dans l’État ». Cela mériterait d’être explicité et surtout développé dans plusieurs directions :

1 – montrer les différences de contenu entre l’intériorisation de la société civile et l’internisation du rapport social capitaliste comme individu égogéré. Dans le premier processus, c’est l’État qui intervient comme référentiel, certes de manière ambivalente, mais cependant comme pouvoir indiscuté du « consensus démocratique ». De cette omnipotence, l’État tire sa réalité. Le second processus résulte de la dissolution, de l’évanescence de ce que tu nommes justement l’inessentialisation d’une réalité historique antagonique au sein même de cette société civile : la classe du travail. Lorsque ces différences de contenu dans la particularisation de la classe se conjuguent, on aboutit aux délires que l’on peut observer tous les jours en matière de mystification. Ainsi, les surenchères de la morale du travail, de l’emploi et du « métier », n’ont d’égales que la violence avec laquelle le travail humain est massivement supprimé. De même, le matraquage des idéologies solidaristes (antiracisme, égalitarisme, fraternalisme, localisme, télématique, droits de l’homme, etc.) montrent à quel point les conditions matérielles et humaines de toute communauté autre que celle du capital sont profondément détruites.

2 – Il y a eu, en France, dans les années soixante-dix, davantage de continuités que de ruptures entre les autogestions et les autonomies contrairement à ce que prétendent les chercheurs de l’ouvrage collectif L’autonomie sociale aujourd’hui (PUG, 1985). Cette « synthèse sur les quêtes d’autonomies » ne fait que constater sans le comprendre — et moins encore le critiquer — l’affranchissement du capital de ses anciens cadres devenus paralysants et, ce faisant, ces textes légitiment, de fait, l’avancée de la contre-révolution prolétarienne, c’est-à-dire l’affirmation démocratique de l’égogestion. Je m’en souviens, le sociologisme et le modernisme dans lesquels baignaient les communications et les échanges de ce Colloque, me conduisirent à ne pas ouvrir la bouche le peu de temps que j’y fus présent. Je rédige en ce moment un texte qui approfondit tout cela et le met en rapport avec notre dialogue du printemps dernier sur le moment révolutionnaire de 68. Je te l’enverrai.

 

Jacques Guigou, janvier 1989

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