Cité grecque et communisme

par Jacques Guigou

Publié dans : L’Individu et la communauté humaine. Anthologie et textes de Temps critiques (volume I)


Extraits d’une correspondance inédite entre Jean-Pierre Courty et Jacques Guigou, 1996-97


(…) « Faire revenir la fiction (l’opposé du virtuel de Bill Gates) comme principe de la réalité, voilà quelle devrait être l’exigence minimum de la critique sociale. J’ai une thèse là-dessus que j’aimerais développer si j’ai encore le temps : notre civilisation a commencé avec les poètes, elle finit avec les économistes. Cela va d’Homère et Pindare à Keynes et Taylor. Car ce n’est pas la marchandise qui a désenchanté le monde ; c’est parce qu’il était, où avait été déjà désenchanté qu’elle a pu exercer ses ravages, l’achever en quelque sorte. Ce désenchantement, je le ferais remonter plus loin que Max Weber. Il doit se situer approximativement, en Grèce, au moment où le divin quitte ce monde, s’en sépare, s’en éloigne pour se figer en une abstraction : Dieu, le monothéisme. Par divin, j’entends par là aussi, fiction, émerveillement, poésie, imaginaire ; le sacré comme émergence du différencié sur l’indifférencié du Chaos.

Il y a d’ailleurs basculement unitaire dans ce passage : de l’homo politicus à l’homo æconomicus, de l’hoplite citoyen au mercenariat, de la Cité à l’État, de la saga des présocratiques à Aristote (même si celui-ci est un géant — mais les Grecs sont toujours géniaux, mais sur le déclin), de la démocratie à la monarchie, de l’histoire légendaire à l’histoire économico-étatique, du mythe au logos froid (il faut garder raison face à la froideur du logos...)

Ne va pas en conclure que je vis dans la seule nostalgie de temps plus spirituels et même aristocratiques ; j’ai été aussi un fidèle lecteur de Nietzsche. Mais je suis aussi irrémédiablement communiste dans le sens de Marx et de Durruti. Ainsi, je suis descendu de ma montagne pour aller rejoindre les magnifiques manifestations de Mende où j’ai chanté l’Internationale avec de vieux ouvriers lozériens : ça faisait chaud au cœur ! J’ai vaguement l’idée d’un texte sur décembre 95 ; le titre en serait : « Croissance économique : attention, danger ! ». J.-P. C.

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« Les vastes perspectives que tu esquisses sur le devenu-économie de la civilisation occidentale appellent, en effet, les approfondissements historiques et théoriques que tu te proposes d’entreprendre. Pourtant, dans ce que tu avances déjà comme une thèse, je disputerai volontiers deux conceptions : la première porte sur « les Grecs, l’État, le logos, la démocratie... » et la seconde sur tes références à « la poésie, la fiction, l’imaginaire, le sacré, et... l’aspiration communiste ».

La Cité-État grecque contre le communisme

Tu fais de l’émergence du monothéisme dans la civilisation hellénistique (émergence limitée et encore embryonnaire), le moment-clé du « désenchantement du monde », et tu y vois la raison du déclin de la démocratie athénienne. Emporté par ton admiration pour « les Grecs », tu n’hésites pas à opposer la Cité à l’État, le politique à l’économie, le citoyen au mercenaire, et tu parachèves cette vaste fresque d’antinomies en dressant le mur de feu du mythe contre la « froideur du logos ». De ce « basculement unitaire » — il ne s’agirait donc pas d’une contradiction ? — aurait surgi le règne de l’économie qui n’a cessé depuis de dominer l’histoire. Il est vrai que tu partages cette vision d’une « géniale » perfection de la polis grecque dans la genèse de la civilisation occidentale, avec d’illustres prédécesseurs, tels que Marx lui-même (et ce n’est pas une de ses moindres méprises), bien sûr Nietzsche (s’illusionnant sur les potentialités « surhumaines » des pratiques dionysiaques), et aussi Debord (ce dernier ayant donné à la démocratie athénienne la dimension du fétiche !).

 

Pourtant, cette vision, qui certes permet de comprendre la continuité occidentale des formes de domination politique sur la société, ne peut pas rendre compte du « phylum » « communiste » dans cette période de l’histoire de l’humanité, ni dans celles qui ont suivi. J’entends par là l’action des femmes et des hommes qui se sont opposés à la décomposition de la communauté humaine, induite par le mouvement de la valeur (et non par « la marchandise »), comme ils ont combattu les conséquences directes de cette valorisation dans l’exploitation-saccage de la nature, et dans la négation de la dimension naturelle d’homo sapiens. Ce phylum d’émancipation, invariant et unitaire dans son aspiration à la communauté humaine, se manifeste de manières très diversifiées, depuis que l’humanité est sortie de la protohistoire (au début du Mésolithique vers -10 000, puis avec la « révolution agraire » du néolithique vers -7000).

Pour nous en tenir ici à la période que tu prends en référence, celle de la Grèce ancienne, je soutiendrais volontiers l’hérésie selon laquelle la Cité-État grecque s’est instituée contre des groupements humains qui n’acceptaient pas l’autonomisation réalisée par la classe aristocratique pour exercer sa domination dans la puissance de l’État. Il s’agit des révoltes prolétariennes qui, fréquemment secouaient les cités grecques (cf. à Mégare en -640, à Argos en -524, à Samos en -422, à Chio avec la « Commune des esclaves » sous la conduite de Drimakos ou bien encore à Sparte au IVe siècle avec le soulèvement égalitaire de Kinadon), autant de bouleversements révolutionnaires qui ont, pour certains et pour un temps, certes bref, établi une réelle égalité de tous les individus. On retrouve les traces de cette opposition communiste à la mise en ordre politique de la Cité-État dans les écrits d’Antisthène et des cyniques. On en trouve aussi l’écho dans l’idéalisme platonicien, mais seulement l’écho, puisque dans la République la propriété privée n’est pas abolie et que l’État reste le lieu d’exercice de la régulation économique et du contrôle social le plus absolu. Le mouvement de la valeur y est donc finalement accepté dans toutes ses conséquences. À ce sujet, il ne faudrait pas oublier les destructions écologiques intenses et massives perpétrées par le capitalisme antique (déforestation, exploitation des sous-sols, massacres systématiques des animaux dans les sacrifices et les jeux) pas plus que le terrible assujettissement humain qu’ont représenté l’esclavage, la domestication des femmes et la militarisation de la vie.

Dans ce contexte, la naissance de la philosophie peut être interprétée comme une réaction au traumatisme anthropologique créé par le mouvement de la valeur sur les anciens rapports de la communauté. La philosophie a eu, dès sa genèse, pour fonction d’expliquer aux femmes et aux hommes la nouvelle représentation d’un monde de plus en plus coupé de la nature. Comme l’urbanisme, la tragédie, l’art et la médecine, la philosophie, en Grèce ancienne, cherche à rassurer les hommes individualisés par la Cité-État ; elle agit comme thérapeutique de l’angoisse engendrée par la décomposition des anciennes formes de communautés humaines. Aucune trace de « désenchantement du monde » dans tout cela (cette notion crépusculo-webérienne exprime-t-elle d’ailleurs autre chose que l’anti-communisme viscéral de Weber, son dédain peureux du « principe-espérance » pourtant si précieux pour Bloch comme pour nous ?).

L’imagination malgré l’imaginaire… et les imageries

Si, avec l’avènement de la philosophie et des mathématiques, il y a bien eu en Grèce, dissolution de la pensée mythique, cela ne permet pas pour autant de revendiquer le mythe pour combattre le logos, car le mythe était déjà une autonomisation de la pensée de la communauté humaine, une des premières représentations de la séparation des hommes et de la nature. Il n’y a pas lieu d’opposer le mythe et le « divin », car ils sont tous deux du même ordre : l’ordre du religieux. Ce n’est pas le cas de la magie. Antérieurement au mythe opérait la pensée magique, qui elle, est de l’ordre du sacré. La poésie est du côté de la magie, du côté de la pensée rayonnante et participative ; pour cette raison, elle n’avait pas droit de citer chez les philosophes, et encore moins chez les propriétaires et les marchands…

Il n’y a rien à attendre de l’imaginaire. Cette notion qui a émergé dans la langue à la fin du XVe siècle et qui exprimait alors la montée en puissance du sujet historique bourgeois et de son autonomie psychique, a été réactivée par les structuralo-ethno-lacanismes pour réifier l’imagination qu’ils n’ont jamais pu appréhender ni encore moins penser. Déjà, en Mai 68, bien qu’en rupture avec les antiquailles des bureaucrates du mouvement, le mot d’ordre vaneigemiste « l’imagination au pouvoir » ne parvenait que difficilement à masquer sa conception ludo-putschiste de la politique. Avec le reflux du mouvement, puis son englobement dans la société capitalisée, cette imagination-là, devenue « imaginaire créatif », a sombré corps et biens dans la publicité. Aujourd’hui moribond, l’imaginaire cherche un second souffle dans... les imageries de la réalité virtuelle et du cybermonde... Affaire à suivre !

 

Jacques Guigou

 

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