Opéraïsme et communisme

par Oreste Scalzone

La frêle force de l’Opéraïsme

Ces notes sont — c’est le moins qu’on puisse dire — sui generis.

L’idée de départ en était venue à l’auteur de ce livre, suite à l’écoute de mon intervention à l’assemblée finale ouverte du colloque C’17 de janvier 2017 à Rome qui, de fait, se donnait comme problématique centrale d’établir le lien entre la révolution russe d’octobre 1917 et le mouvement de 1977 à travers la passerelle théorico-politique qu’aurait constitué l’opéraïsme.

L’événement du C’17 avait été en effet le point d’orgue d’un long moment au fil duquel venait s’exposer tout un archipel254 de pratiques théoriques, expériences, courants et sous-courants. Thèmes et variations dans un processus de subjectivation où se mêlaient roman de formation et éducation sentimentale, figures d’hommes et femmes théoriciens, agitateurs, sans que l’on puisse dire quelle était la dominante — le tout compris sous le nom ou prénom d’Opéraîsme et opéraîstes. Des termes qui allaient se retrouver sous les feux de la rampe…, mais au-devant de quelle scène ? Visiblement, celle d’un champ, espace ou territoire existentiel nommé comme communiste, sans apposition — terme, nom-prénom ainsi mobilisé tout court, comme s’il avait eu la même signification pour tout le monde, alors que son ossification progressive au cours de l’Histoire et sa réduction à un camp, celui du bloc soviétique — auquel étaient aussi associés mécaniquement les prolétaires du monde entier —, l’avait transformé progressivement en un véritable camp retranché.

En tout cas, contrairement à ce qui semble avoir été l’objectif des organisateurs et de la plupart des participants au colloque, il nous a semblé impossible d’évoquer l’opérateur conceptuel désigné par le mot camp (sous-entendu, communiste). Sinon que comme un véritable champ de bataille entre tous, à l’intérieur même de ce « camp ».

Ce qui suit est dit plutôt à mi-voix (Sommessamente) et non pas à cor et à cri : déjà le choix d’une année-anniversaire, le titrage, l’iconographie, traduisaient d’une façon évidente l’intention d’inscrire un Opéraïsme revisité, remémoré, réinventé, dans le contexte et le droit fil de ce qui, majoritairement, s’inscrit sous le nom générique de Communisme sans phrase. Communisme énoncé au singulier, comme si cela allait de soi, en dédaignant toute évocation de la polysémie réelle ayant miné ce mot, traduisant et relançant de véritables guerres, pire, des guerres dites justes sur le modèle des guerres saintes, avec massacres communisticides « réellement existants255 ». Et cela, non pas grâce à une opération intellectuelle revendiquant une conceptualisation théorique et une qualité intrinsèque couvant sous les cendres, comme un feu interne et dont certains éléments peuvent se retrouver dans de belles formules de Rosa Luxemburg, Simone Weil ou Hannah Arendt. Non pas, en l’occurrence, comme c’est le cas d’autres courants, pour dire bref, marxiens, mobilisant des éléments critiques pour un communisme théorique prenant les choses à la racine par opposition au marxisme historique s’étant institué comme le réellement vrai ayant innervé des formes techno-socio-économico-étatique de « transition socialiste », mais ici, dans ce C’17, en inscrivant tout ce mouvement historique — et en même temps en reprenant à son compte — la Révolution de 17, rien que la révolution de 17 et son expérimentation léniniste comme expérience du communisme.

 

Ce que révélait mon intervention, c’est la résonance entre, d’une part, le témoignage d’un vécu et, d’autre part, le développement de questionnements critiques provenant de cette internité de la réflexion critique et de considérations, bilans, inventaires survenus au fil du temps, de découvertes, rencontres, croisements, « contaminations » successives avec d’autres approches, pratiques théoriques, à maints égards contiguës, affines aux courants compris sous la commune définition, puis autodéfinition, d’opéraïsme.

Il y était donc question de mémoire en ce qui concerne l’histoire théorico-pratique de l’opéraïsme, puisque toute remémoration à titre individuel ou collectif nécessite « une vigilance scrupuleuse qui peut se traduire par une pratique tendant à s’approcher au maximum d’une vérité par réflexivité256 ». Mais ouvrons une courte parenthèse en précisant que cette préface n’est pas l’œuvre d’une personne faisant ou se voulant autorité théorique, loin de là… En effet, je ne fais pas partie des inventeurs du « logiciel opéraïste ». Je ne suis pas un opéraïste de première génération au sens du sous-titre au livre de Mario Tronti Nous Opéraïstes : le ‘roman de formation’ des années soixante en Italie (L’éclat, 2013). Je n’ai donc pas la qualité, d’un « Maître à penser/Maître de pensée opéraïste », ni ne suis un « opéraïstologue » attitré faisant figure de Guide en la matière, mais je fais par contre partie de ceux qui se sont imprégnés de ces thèses au cours des années soixante et soixante-dix pour les mettre en pratique, les divulguer sans les vulgariser. Il me semble qu’il est aujourd’hui l’heure de les revisiter et de les saisir « au crible du temps » en interaction avec des camarades comme Jacques Wajnsztejn qui développent un regard non hostile à ces thèses, bien au contraire, mais externe de par la différence de contexte et de langue.

Préalablement, questions de mémoire…

Ce qu’on vient de dire implique un effort de distinction « entre sa propre perception subjective — avec le risque annexe des illusions de mémoire toujours aux aguets — et la simple restitution des choses et des faits ; séparer jugements de valeur et de fait, en coupant à la racine toute tentation de reconstruction contre-factuelle. Et cela, pas tellement pour des raisons de morale, mais d’abord pour une raison pratique, ce qui revient à défendre un certain concept d’éthique. En d’autres mots, à des fins heuristiques, réunir les conditions d’une rétrospection tâchant si possible d’être mobilisatrice de pratiques à la hauteur de ce qui nous arrive. Disons aussi, par respect de soi/d’autres et vice-versa, à l’exclusion de toute utilisation malveillante ou politicienne […] D’autant qu’en recherche historique et historiographie, la revisitation mémorielle se doit un effort de rigueur, d’aller/venir entre dévoilement de tout vécu jusqu’à l’intime, et contrôle critique réflexif — regard rétrospectif, en somme, non pas rétroactif  !

Mémoire active donc, non pas rétroactive. C’est une définition discriminante de même nature que celle qui sépare et oppose ambivalence et ambiguïté. Une mémoire rétro-active, c’est en effet celle qui caractérise une grande partie et certainement la plus médiatique/spectaculaire des productions fourguées à la va-vite qui mettent en avant, pour la plupart, les habituelles têtes d’affiche du courant mainstream et cherchent à faire le tri entre le bon grain et l’ivraie au sein de cette période. C’est de là que part la vague des remémorations qui ont déferlé à l’occasion du cinquantenaire de « l’inoubliable » ‘68257, un processus que l’Italie avait connu l’année précédente avec « l’irrécupérable » ‘77.

Une vague de véritables fake-memories, je peux le certifier sans concession, pouvant en apporter démonstration et preuve qui seraient difficiles à réfuter et face auxquelles ceux que je vise, se soustrayant à toute controverse, laissent avec condescendance tomber le défi par une fin de non-recevoir. Comme si certains arguments étaient “nuls et non avenus” […] C’est une pratique de liquidation bien connue et expérimentée depuis fort longtemps par les staliniens, que ce soit à l’encontre de figures aussi différentes que Trotski et Bordiga, dont ils ont coupé la photo dans l’album de famille, qu’à celle des anarchistes ou conseillistes occultés de l’Histoire. Pour revenir à nous aujourd’hui, ce “procès” s’accompagne, par-dessus le marché, d’accusations folkloriques sur le fait que nous serions des velléitaires, quérulents, “prisonniers du passé”, voire des “hommes du ressentiment”, alors qu’il s’agit pour nous, de rétablir un peu de parrêsia, de parlé vrai plutôt que d’atteindre à une Vérité, fut-ce simplement, en rappelant et en citant des textes d’époque. Puis en les confrontant, non pas à des textes actuels au nom d’un “devoir de cohérence” diachronique qui pourrait être facilement taxé d’identitariste en ce qu’il impliquerait une obligation à l’identique, mais à ce que l’on dit maintenant avoir dit d’antan — chose tout à fait différente !!! 

En d’autres mots, je peux lancer le défi selon la formule rituelle avec facoltà di prova e beneficio d’inventario. Point. Toute variation sur le thème de la mémoire rétroactive relève en effet d’un dispositif mythopoïétique de fondation d’une Histoire officielle où chaque sujet-protagoniste universalise de façon subreptice — objective en fait — sa propre perception, ses utilités variées et diverses procédant ainsi par illusionnisme et pouvoir d’autosuggestion sur sa propre mémoire. Peu importe d’ailleurs si cela se fait dans la plus parfaite candeur, la plus parfaite “bonne foi” — nous ne sommes pas là pour faire du moralisme, pour sonder les intentions et les juger, mais pour en dévoiler les conséquences sur le plan des effets. Et donc, pour ce qui nous intéresse, le fait est que cela aggrave la chose.

À l’opposé, l’exercice d’une mémoire active, vivante est incessante dénégation du caractère illusionniste, auto-incantatoire d’une mémoire rétroactive qui pratique l’alternance entre phases d’amnésie et surgissement de souvenirs créateurs, avec prétention d’inventer-créer-décréter les passés, de rejouer les matchs, dans un exercice qu’on pourrait désigner comme uchronisme, c’est-à-dire tentative de reconstruction d’une logique de l’Histoire sur la base de données fictives, utopie d’une temporalité qu’on pourrait inventer. Une uchronie donc, non pas ici comme expérience littéraire, mais comme édiction (decretazione) concrétisée dans la sphère de la connaissance, avec une prétention performative.

Si c’est cela le post-opéraïsme, alors là je reste médusé.

Or, tout Ministère de la Vérité, grand ou petit, constitué ou constituant, effectif ou se voulant tel, autant que toute version de la mémoire se voulant “la Vraie”, l’autorisée, devenue simili-officielle, s’érigeant par conséquent en Tribunal de L’Innocence et de la Culpabilité, du Vrai et du Faux, tout cela est par définition un tombeau pour la possibilité présente — déjà si aléatoire, c’est le moins qu’on puisse dire — d’une transformation radicale de la vie, au sens de l’épanouissement d’une puissance créatrice, libératrice et surtout pour la possibilité de penser une échappée. Or cet espoir de salut (au sens italien descampo) est pourtant nécessaire pour qui veut persister dans son être et maintenir les conditions de sauvegarde de formes de vie, fussent-elles les pires que nous connaissions, face à l’affaissement, au délitement entropique qui nous menace d’une sorte d’effroi total ».

 

Notre démarche/intervention consiste aussi à rapporter cette histoire de l’opéraïsme à l’histoire plus générale des tentatives communistes au cours de l’Histoire. Or, cette intervention mettait le doigt sur le cas de figure d’une véritable dénégation d’autres communismes que même le discours, la vulgate opéraïste faite des opéraïsmes successifs sédimentés, avait comme hérité du corpus du communisme prétendument orthodoxe qui s’est imposé comme l’unique acception et conception de l’ensemble des courants « l’un contre l’autre armés » s’étant diversement nommés « communistes ».

Funeste Homonymie

De cette confrontation entre un discours de circonstance (Oreste Scalzone dans son intervention à Rome) et l’écriture d’un bilan de l’opéraïsme « au crible du temps » (Jacques Wajnsztejn), a surgi une sorte de texte dialogique, quelque peu écrit à quatre mains et parlé, pensé-repensé à deux têtes, fournissant l’occasion, la double tâche d’une nécessité de réécriture (re-writing) en « bon français », mais, peut-être encore plus, la nécessité d’une traduction entre deux « cultures théorico-politiques » différentes et des expériences avec des aspects semblables voire communs, mais aussi des spécificités propres258 qui font que l’on pourrait parler de paralléleité plus que de parallélisme, entre ces deux interprétations d’un mouvement historique à la fois situé nationalement, mais de nature assurément internationale. Cela explique d’ailleurs un lexique propre dans leur contexte respectif.

Que l’on ne nous fasse pas grief de nominalisme si le raisonnement prend pour point de départ une série de remarques concernant les mots — paroles communes, mais aussi noms, noms propres, donnés par d’autres ou choisis comme auto-définition, et si par conséquent, notre argumentation nécessite de brèves considérations sur l’histoire des mots et des noms.

Comme, par exemple, dans le cas de la distinction entre [l’]Histoire et [l’]historiographie où il y a un aller-retour incessant entre le plan de ce qui s’est passé, qui doit s’être passé — même quand il reste pour nous obscur, mystérieux ou carrément inconnu (l’Histoire brute en quelque sorte) — et le plan de la narration, toujours fruit de l’interprétation (l’historiographie). Dans ce dernier cas, si la narration est bien descriptive, elle est aussi source d’une perception inter-réagissant sur l’objet observé, jusqu’à une fonction d’édiction rétroactive du passé avec le risque non assuré d’une prophétie s’auto-réalisant ou en tout cas voulant s’auto-réaliser. Nous l’avons déjà évoqué. Dans le cadre thématique posé — Opéraïsme et Communisme — il s’est présenté à nous avant tout le « conteneur » plus général — communisme —, dans lequel s’inscrivait le « contenu » plus spécifique, — l’approche, le courant, la coalescence de personnes, groupes, expériences — qui a été désigné (au début comme désignation critique, négative de part et d’autre, puis rapidement ayant été assumé, fait propre, repris en son compte comme auto-définition) par le mot, le nom, d’opéraïsme et en conséquence d’opéraïstes pour ceux qui le reprenaient à leur compte.

Or, tout d’abord, le cas de la flagrante polysémie du mot « communisme » a été et continue d’être pour nous — tant de « nous » au sens large et composite — la plus dramatique, car elle nous implique et nous concerne directement.

Une semblable polysémie a certes frappé bien d’autres mots-clés. On pourrait dire qu’il en a été ainsi pour presque toutes les auto-définitions de la philosophie politique. En vrac et pour ne citer que quelques exemples : communauté/société, autonomie, démocratie/droits/citoyenneté, socialisme et même fascisme. Mais, c’est la polysémie mortelle du mot et de la chose « communisme » qui nous a investis la première, frappés de plein fouet, rongés de l’intérieur. Elle a constitué notre problème, notre tragédie à nous, nous autres qui avions choisi ce mot « communiste » comme premier prénom auto-attribué, entre choix et nécessité.

À chacun donc et d’abord son propre cancer… En même temps, dans le cas de communisme, le renversement « nov-linguistique » a été plus radical — au sens que l’indéniable homonymie suggère, surtout aujourd’hui, un hurlement du type not in my name !

Il s’adressait à des homonymes ayant décrété leur exclusive propriété de ce nom… Pour les autres, les ennemis constitués théorisant hiérarchies, hiérarchisations, relations utilitaristes et de commandement, différentes « craties » et dominations (fussent-elles présentées comme en dernière analyse « dans l’intérêt futur des dominés, exploités, arraisonnés, gouvernés… », etc.), la novlangue était devenue comme une entourloupe dirigée contre la « partie adverse », à — disons — dresser ou domestiquer. Mais pour qui prétendait s’identifier à l’émancipation, la libération, l’autonomie, l’épanouissement singulier et commun des gens soumis, et même à l’incarner, la contradictio in adjecto visait d’une façon destructrice ses (nos) propres rangs, au sens large, c’est-à-dire social, et au sens plus restreint de solidarité, affinité, compagnonnage de lutte.

Enfin, c’est comme cela que nous avons ressenti ce « communisticide » au nom du Communisme, organisé par des homonymes s’appelant du même nom.

C’est cela, certainement, qui est le plus bouleversant. Plus bouleversant que si ce même fait avait été organisé par des ennemis externes, sans aucun rapport, fût-il onomastique, avec ce nom !

En tout cas, toute dénégation du délitement (sfacelo) sémantique croissant révélé — et ultérieurement incessamment implémenté par la polysémie des termes — a pu mener l’espèce parlante, cette race humaine — Homo sapiens sapiens, « espèce spécialisée dans la parole et de ce fait dangereuse », jusqu’à une logopathie se généralisant d’une façon pandémique. C’est-à-dire jusqu’à la perte de toute pertinence conceptuelle, un engloutissement dans un maelström de sables mouvants terminologiques dont on a du mal à distinguer, après coup, ce qui relevait de la référence conceptuelle et ce qui n’était que pulsion « politiquement » rationalisée, au sens strictement clinique que la psychopathologie donne à ce terme. En effet, il en ressort de plus en plus souvent un autisme communicationnel revenant à une bruyante aphasie pandémique parce que se produisant dans différentes novlangues « égales et contraires » en situation de concurrence mimétique, où finalement une foule de « viols sémantiques » se développent comme dans une spirale, une « vis sans fin ».

On parle d’un champ déterminé, mais à géométrie variable, qui est celui où le mot communisme est présent comme auto-définition, soit comme Weltanschauung et idéologie, soit comme programme, fin, horizon de sens et mouvement ou encore comme qualité de relations et luttes, tessiture en pointillés de séquences et jaillissements successifs de luttes et mouvements territorialisés ici et maintenant.

 

Ce champ dans son ensemble n’a pas été capable de reprendre la trace marxienne d’un lien entre communisme et communauté humaine (la Gemeinwesen/le Comontismo/l’être commun à tous les hommes) et de ce fait, il s’est perdu dans différents chemins de traverse comme la réduction du communisme à une « théorie du prolétariat » et, infiniment pire encore, à un régime de pouvoir (la dictature du prolétariat comme dictature sur le prolétariat). C’est que ce champ recouvrait et masquait l’existence de courants dont la perception, la représentation, et finalement la compréhension du communisme s’avéraient très différentes. De ce fait, tout cela allait déboucher non pas sur une confrontation interne au champ, mais sur des luttes entre camps au sein d’un apparemment même champ… Et, en conséquence, le triomphe de l’un a entraîné une sorte de confiscation partisane de — pour ainsi dire — l’idée de communisme et aussi de sa prétendue et décrétée réalité (les « socialismes réels »). Or, pour nous, dans notre formation du moins, ce champ était autre chose, c’était le lieu qui dans notre expérience pratique n’allait pas au-delà du fait de se retrouver dans les manifestations où les mêmes slogans et mots d’ordre étaient employés dans une désespérante homonymie dont le mot communisme était le plus exemplaire… et le plus utilisé à tort et à travers. Les divisions n’apparaissaient qu’à travers les drapeaux et les figures des affiches. Qui avec son Mao ou/et Staline, qui avec son Hô Chi Minh, qui avec son Guevara et ainsi de suite… La polysémie du terme était telle que nous aurions peut-être dû abandonner depuis longtemps la notion, avant que le « totalitarisme démocrato-cratique » ne parvienne à le déclarer fuorilegge, « hors-la-Loi »… Pourtant elle survivait jusque dans le terme de « communisme radical » utilisé par des groupes comme Ludd ou Comontismo, avec une opiniâtreté qui ne manquait certes pas de noblesse, mais quelque peu de consistance théorique et de mordant pratique détectable… D’une certaine façon, c’était, pour certains comme moi, une paradoxale fidélité interpersonnelle, sentimentale, une trace persistante d’anciennes camaraderies nées, au fond du fond… autour du PCI, qui malgré tout perdurait ; pour d’autres peut-être il s’agissait de maintenir le terme, le prænomenon face à l’ennemi : puisqu’ils nous traitent de communistes, alors, soit, disons-nous communistes, ça simplifie les choses au-delà des faux-semblants.

L’opéraïsme : un « dedans/contre » (le champ)

Si on se place donc sur le plan d’une réflexion sur le premier « champ » dont on vient de parler, on pourrait dire que ce qui a été désigné comme l’opéraïsme, courant de courants, corpus conceptuel, langage, éventail de pratiques, disons aussi posture et culture, offre à la vue, à qui le regarde, la caractéristique paradoxale d’avoir été pleinement partie prenante de ce champ, surtout à l’origine, tout en étant poussé à ses marges par les autres composantes homonymes de ce champ, voire à en être rejeté pour des raisons, des points de vue, des arguments les plus divers, mais aussi du fait de sa propre dynamique. Si on veut résumer, il peut plutôt être considéré comme un « en-dehors », une sorte de « dedans/contre », marqué d’une présence on the board, toujours aux limites de l’éjection.

En effet, dans les luttes des années 1960-70, les thèses opéraïstes (« l’autonomie » comme préalable, au sens d’une indépendance du sujet consubstantielle avec une mise en communisme ; « le salaire comme variable indépendante de la production/productivité ») rencontrent « l’insurgence » de l’ouvrier-masse, corps productif et politique dans le cas italien, composé en grande partie par l’immigration interne. Une résistance au travail d’abord et avant tout ouvrière259 trouve ses expressions concrètes avec l’absentéisme, le turn-over, le blocage de la production, le sabotage et l’occupation (ce n’est pas propre à l’Italie). Elle résonne pratiquement au travers de ce qui s’apparente plus à des mots d’ordre de combat qu’à des revendications : « Plus d’argent, moins de travail », « Augmentations égales pour tous » ou même « augmentations inversement proportionnelles », « Contre le patron, grève sauvage, bloc, violence, sabotage » qui sont eux spécifiquement propres à la situation italienne et à l’influence qu’y exerce l’opéraïsme ; mais aussi dans sa critique plus théorique des socialismes réellement existants260 (capitalisme d’État = socialisme du capital).

Tout cela, au nom de l’actualité et de la maturité matérielle du communisme ici et maintenant, contre toutes les théories faisant référence à une « phase de transition ». Mais d’autre part et en même temps, il faut bien reconnaître, et surtout dire, que tout cela était attaqué de tous côtés, y compris dans le champ dit et se percevant comme celui des grands mouvements de lutte de classe et de transformation sociale.

Attaqué tout d’abord par le Mouvement ouvrier institutionnalisé, mais aussi attaqué ensuite par ses surgeons gauchistes de tout bord et des idéologues de la valeur-travail (non pas comme « valeur [d’échange] de la marchandise force de travail », mais comme Valeur morale constitutive de « l’essence humaine »), pour lesquels le concept d’autonomie martelé encore et toujours comme caractère constitutif de la lutte était tout simplement considéré comme une théorie spécialement fantaisiste certes, mais dangereuse, une sorte d’élucubration théorisante avec ses annexes pratiques « antisociales », bref, une « utopie néfaste ».

En effet, autant sinon plus que « l’ennemi de classe », pour ainsi dire, naturellement porté à l’idéologie du travail, ces corps intermédiaires que sont les syndicats et les partis de gauche, de toute teinte et nuance, avaient toujours repoussé comme folie provocatrice, ou robinsonnade pour « fainéants anti-sociaux », l’idée même de refus du travail, de par leur rôle et nature fonctionnelle d’encadrement idéologique cousu par les patrons comme une tunique de Nessus sur la peau des ouvriers/prolétaires en signe de destin funeste.

De quelque façon qu’on le définisse, décline ou qu’on le conjugue où qu’il se dévoile dans l’expérience de l’enquête ouvrière et toutes ses conséquences écrites (type éloge de la paresse selon Lafargue), pratiques (absentéisme) ou existentielles (version italienne du « saint lundi » ou du « lundi au soleil »), ce refus qu’on l’appelle lutte contre le travail, critique de la Valeur-travail, salaire indépendant de la productivité puis revenu d’existence déconnecté de toute prestation productive, était tellement impensable qu’il était stigmatisé comme une entreprise de folie presque criminelle… aux dépens des masses laborieuses. De même, les organisations du Mouvement ouvrier, les expressions culturelles de l’idéologie produites par les intellectuels de gauche, ne pouvaient que stigmatiser la critique et l’extranéité hostile produite par les opéraïstes envers toute forme, projet, variante de socialisme conçu comme « transition vers » — avec les stades relatifs et successifs, « inférieurs/supérieurs » — qui sont analysés par les opéraïstes comme « socialisme ou capitaliste d’État », mélange d’égalitarisme au rabais dans la pénurie et de féroces hiérarchisations méritocratiques à travers le stakhanovisme ouvrier, les magasins spéciaux pour cadres du Parti, le carriérisme politico-bureaucratique.

Cette Gauche, formée sur les bases d’un marxisme en réalité passé à la sauce lassalienne par Kautsky en tant qu’Administrateur en chef de l’orthodoxie marxiste et ensuite restée à l’origine des diverses et successives Vulgata, ne pouvait que stigmatiser comme inconcevable cette hostilité à tout État conçu comme« capitaliste collectif » et à l’étatisme de toute échelle et forme. Inconcevable également, cette critique du Politique et de l’aliénation politique. Inconcevable enfin, cette critique des conceptions traditionnelles de l’Intérêt général, d’une prétendue Volonté de Tous (unité indistincte du corps social), de la « société civile » réduite à la citoyenneté et à l’égalité abstraite, du Peuple, de la Nation, de la démocratie, de l’idéologie progressiste en général et ainsi de suite. Pour les « professionnels » des appareils syndicaux et de parti, toute remise en cause de la distinction étanche entre action économique défensive, en la forme syndicale, et lutte politique qui, elle, serait l’apanage d’un caractère offensif et créateur de « Nouveau Monde » (dont eux seuls, les professionnels du « Parti qui a mille yeux » et détient la « science du futur », incarneraient par là le pour-soi des prolétaires), ne pouvait être perçue que comme un ennemi mortel du « programmatisme » prêté aux ouvriers par le dogme social-démocrate (Kautsky et la théorie importée de l’extérieur de la classe) puis bolchévique (le Lénine de l’époque du Que faire).

Il est évident que ce dualisme aux polarités écartelées implique dans le présent une passivité, pire une intégration soumise, totalement compatible avec le cours du capital, et il renvoie à quelque chose de toujours différé dans le futur et dans un ailleurs261 tout ce dont on promet pourtant actualisation et réalisation par une transformation libératrice de la vie. Ce qui veut dire que la lutte présente et concrète ne semble conduire, le plus souvent, qu’à une amélioration des conditions d’insatisfaction (« perdre sa vie à la gagner ») qui se révèle rien moins qu’homéopathique. Et ce constat finit par ôter toute perspective d’ouverture vers des formes d’action porteuses d’un contenu d’altérité et de puissance permettant une sortie de ce cadre, parce qu’on a du mal à en cerner les contours.

Malgré cet environnement politique plutôt réticent si ce n’est hostile, ce qui a fait la force de l’opéraïsme, c’est ce qui lui est propre, à savoir le fait de ne pas considérer la classe ouvrière comme une sorte de monolithe invariant. L’opéraïsme va ainsi mettre en rapport objectivité des transformations du capital et subjectivité de la classe antagonique. D’un côté donc, la nouvelle composition technique des forces productives et des rapports de production avec l’extension du taylorisme et le fractionnement en strates ou catégories, des ouvriers spécialisés (OS) aux techniciens en passant par les ouvriers professionnels (OP) ; et de l’autre, la nouvelle composition politique issue de la crise de l’ancien mode de régulation fordiste des rapports de classes. Une composition politique qui exige de prendre en compte le fractionnement statutaire et hiérarchique de la classe entre OS et OP, « garantis » et « précaires », vieille classe ouvrière et ouvriers d’origine méridionale, tout en maintenant toujours la question du rapport de classes, quelles que soient les modifications internes à la classe du travail.

C’est ce positionnement particulier qui a fait de l’opéraïsme le seul courant théorique issu du fil historique des luttes de classes, à avoir engendré son mouvement pratique à l’époque contemporaine et donc à avoir renoué avec le mouvement des conseils des années 1917-1923, même s’il a négligé d’y faire référence explicitement. En effet, le courant opéraïste « transversal » (il n’est pas unitaire même s’il a un creuset commun) a traduit cette transformation de la composition technique du capital et ses incidences sur le rapport de classes, en « point de vue ouvrier » (Tronti262) ou en procès de subjectivation antagoniste (Negri). Il mettait ainsi en crise la matrice de l’idéologie politique pciste, celle de « l’intérêt général » appuyé sur les notions gramsciennes d’hégémonie culturelle et sociale (cf. le rôle des « intellectuels organiques » autour du Parti), nationale et populaire.

En ce sens le courant opéraïste a métabolisé le nouveau dans l’ancien à travers l’expression d’un potere operaio.

C’est la thèse de Negri qui oppose à la stratégie d’alliance du PCI (le « bloc historique » de Gramsci) la lutte des « ouvriers sans alliés »263 contre l’État-plan. C’est aussi la revendication de la part du groupe Potere Operaio (PotOp), d’un salaire politique chargé de faire sauter le donnant-donnant du mode fordiste de régulation, parce qu’il présuppose la critique de toute proportionnalité entre salaire et productivité.

Par le rapport qu’il établit entre théorie et pratique, l’opéraïsme fait sauter la vieille distinction entre revendications offensives ou qualitatives d’une part et revendications défensives ou quantitatives d’autre part. Le point de vue ouvrier était porté au-delà de la qualification révolutionnaire ou réformiste de la revendication, parce qu’il ne s’agissait pas d’aboutir à des objectifs concrets, mais de développer une dynamique de lutte dont on pouvait espérer qu’elle soit, elle, révolutionnaire.

En ce sens, l’opéraïsme a été d’une redoutable efficacité pour dérouler le fil qui court de l’ouvrier-collectif jusqu’à l’ouvrier-social. Malgré tous les reproches qui lui ont été adressés du fait qu’il aurait insisté sur des luttes partielles, locales, sa fermeté sur certains contenus de l’égalité a fait jurisprudence. Elle est devenue une référence parce qu’elle fixait une sorte de barème face au capital et aux syndicats, en dessous duquel le mouvement ne pouvait plus tomber ni transiger.

Mais force est de constater qu’à la fin, c’est du cœur même de l’opéraïsme qu’est venu le démenti.

L’amère victoire posthume de l’opéraïsme

Comme le dit Mario Tronti dans Nous opéraïstes, le « Dans et contre » n’a pas marché, « l’autonomie du politique » non plus : le mouvement ouvrier a été détruit par la démocratie.

Comment expliquer alors que ce qui était déjà manifeste dans le cours des années 80 et qui a été suivi d’un silence assourdissant, mais logique si on accepte l’idée de cette défaite politique et aussi quasi structurelle, redevienne d’actualité aujourd’hui comme dans une sorte de success story dont la reconnaissance se fait quasi internationale dans ce qui est devenu une Italian theory, voire une Italian thought, au même titre qu’on a pu parler d’une French theory  ? 

Il nous faut répondre à cette question.

Si nous pensons qu’il est nécessaire de faire le bilan des cartographies, de l’histoire subjective des agrégations de ces années 1960 et 1970 je crois qu’il est possible de dire que l’aire opéraïste actuelle est au centre du débat y compris jusqu’à aujourd’hui à travers les secteurs de l’intellectualité de masse, comme dirait Paolo Virno, dans ce qu’il nous faut bien appeler un opéraïsme post-ouvrier plutôt qu’un post-opéraïsme. Mais en même temps, et je le dis de façon non polémique264, c’est un peu la fin de ce qu’a représenté l’exception opéraïste, dans la mesure où des mots, utilisés à partir de leur origine opéraïste et politique, ont été tirés vers une sorte de lexique universitaire et intellectuel et ce que l’on pourrait appeler un opéraïsme de la chaire comme Marx parlait en son temps d’un socialisme de la chaire265.

La thèse de Mario Tronti sur « l’autonomie du politique » correspondait déjà, entre autres, à une volonté de dé-marginalisation de l’opéraïsme, mais l’extension de sa logique et de ses concepts, en dehors du strict cadre opéraïste, a eu pour effet pervers de déboucher sur une institutionnalisation qui s’est payée d’une perte d’âme.

Certes, il crève les yeux aujourd’hui que l’opéraïsme bénéficie d’une reconnaissance posthume en provenance de l’université, et parfois relayée par les médias, mais cela ne me paraît pas sans effet sur la radicalité de la recherche et des articles ou textes produits dans cette « aire » opéraïste plus reconstituée artificiellement que réellement restituée. Ainsi de « l’enquête ouvrière » sorte de nouvelle tarte à la crème pour étudiant politisé de sociologie parce qu’elle lui permet de croire en un détournement militant de la méthodologie sociologique vers des slogans ou discours autour de l’autonomie ou des autonomies, alors que cela nous donne la désagréable impression de fonctionner, au pire comme nouveau petit livre rouge, au mieux comme réquisits pour une pensée en kit, une sorte d’opéraïsme-mode d’emploi (« la boîte à outils ») qu’il a fini par devenir.

Cette dilution des concepts et des expériences de l’opéraïsme lui fait perdre non seulement son originalité, mais aussi sa spécificité de mouvement situé historiquement, et politiquement, et ayant su nommer les choses, caractériser les situations de façon précise. Or, alors qu’on a l’impression que tout le monde s’y rattache aujourd’hui dans une sorte de nouvel hégémonisme théorique, cette dilution est particulièrement flagrante quand nous utilisons le terme de communisme que, de toutes les façons, nous avons en commun, mais que chacun utilise dans son propre sens, au singulier ou au pluriel.

C’est ici que je voudrais faire une remarque par rapport au fait qu’aujourd’hui certains parmi nous cherchent à remettre Lénine au cœur du communisme ou que Mario Tronti dans son dernier ouvrage traduit en français (Nous opéraïstes) mentionne que son opéraïsme fut quant à lui de « facture communiste », idée générale relayée par une formule assez provocante, clamant son « goût bolchévique pour la majorité », une formule censée expliquer et légitimer son parcours politique singulier au sein de l’opéraïsme… et du communisme.

Cette question majorité/minorité est en effet quelque chose qui m’interpelle depuis quelques années parce qu’enfin, à Barcelone en 1936, qui avait la majorité ? Les représentants du gouvernement républicain, le parti communiste espagnol ou la CNT et les durrutistes ? Ou alors doit-on considérer que ceux-ci étaient la minorité et qu’ils ont « mérité » la défaite, parce qu’ils se soumettaient difficilement, ou pas du tout, à la majorité ? Et les « poumistes », parce qu’ils étaient certes une minorité, très agissante d’ailleurs, méritaient-ils d’être liquidés sommairement par les commissaires politiques du communisme stalinien ? 

Dans les années 1920, le communisme, dans ses versions vaguement définies comme « communistes de gauche », dans leurs variantes germano-hollandaise conseilliste (Pannekoek et Gorter) ou italienne du parti historique-programme (Bordiga), c’était donc une minorité ? C’était en tout cas ce que nous contaient les tendances proches de la Troisième Internationale et en Italie, un parti communiste devenu italien et non plus d’Italie comme dans sa version primitive, désormais débarrassé de cet embarrassant Bordiga et emmené par un Gramsci rallié puis emprisonné et diminué, rapidement remplacé par le roué Togliatti. Disparu de l’album de famille Bordiga — et d’autres parmi les fondateurs du parti communiste italien —, pour que l’histoire du parti soit restituée dans son unicité ; disparu comme disparaissaient aussi, tout à tour, de l’imagerie soviétique, à peu près tous les « vieux bolcheviks ». Une disparition finalement entérinée par les opéraïstes puisque qui ne dit mot consent. En tout cas, il ne fait pas de doute qu’une tendance à l’auto-référentialité était bien présente dans l’opéraïsme. Mais peut-être constitue-t-elle une condition de toute grande théorie en germe dans son processus de développement ?

Pour ne pas parler non plus de Rosa, souvent destinée à ne plus être qu’une figure du féminisme avant l’heure comme Alexandra Kollontaï ; ou alors de la révolte de 1953 des ouvriers de Berlin-Est qui fit dire à Brecht que si le peuple se trompe alors il faut changer de peuple ! Et de la Commune de Budapest renvoyée aux oubliettes de l’histoire officielle du communisme. N’était-ce pourtant pas là du pur communisme en mouvement, alors que certains n’y virent seulement qu’un mouvement mineur ?

Cette question de la majorité et de la minorité est socialement et politiquement quelque chose de plus complexe qu’une simple question de quantité. Il y a des « majorités » qui ont été massacrées comme les cénétistes de Barcelone ; il y a eu des répressions sanglantes comme celle exercée contre la Commune de Bavière. Mais ce qui compte c’est de ne pas renvoyer à un communisme comme idée ou à une idée du communisme qui, dans son abstraction, permettrait de gommer toutes les aspérités, et pour tout dire toutes les dérives et les crimes commis au nom de cette idée. Une idée qui n’est pas seulement celle aujourd’hui défendue par des ex-opéraïstes, puisqu’elle est aussi relayée par des figures intellectuelles, elles aussi fortement médiatisées, comme Badiou et Žižek qui pensent faire revivre l’idée sans le mouvement.

Procéder comme cela reviendrait à faire comme s’il y avait eu un fil historique sans tache et sans désaccord, qui aurait uni les luttes de classes d’une part, le mouvement et les organisations communistes d’autre part. Certains feraient alors jouer à l’opéraïsme ce rôle ô combien auto-satisfaisant, mais toujours à titre posthume, de fil rouge reliant les différentes phases de la lutte des classes au XXe siècle. Il suffirait pour cela de réintroduire subrepticement une dose plus ou moins grande de léninisme. D’abord avoir le toupet de le dire avec Negri : « Commençons à dire Lénine » (c’est-à-dire à le faire ressurgir de sa boîte) et on verra ensuite. Le centenaire de la révolution d’octobre en Russie semble le moment opportun pour réaliser ce tour de magie de faire correspondre 1917 et 1977266. Le nouveau produit sonne comme une rime ce qui ne peut nuire à sa promotion et permet d’oublier l’entourloupe que représente le fait que des personnes qui traitaient Marx et Lénine comme des chiens morts en 1977 les fassent ressurgir aujourd’hui pour les placer, surtout Lénine, il faut le dire, sur le devant de la scène267.

 

Si on parle en termes de bilan et qu’on regarde un peu en arrière, et dans le futur antérieur, on ne peut pas perpétuer une tradition dans laquelle on colle le terme de communisme même à Togliatti. Ceci est un vieux problème qui n’est pas théorique.

Déjà, quand j’allai aux funérailles de Togliatti j’avais 17 ans et je pensais que c’était ça le communisme et basta. Je ne connaissais même pas les souffrances que la contre-révolution (« communiste ») avait infligées à la révolution sociale en Catalogne.

Puis, un peu moins jeune, quand je me suis trouvé à naviguer dans différents courants et milieux politiques, entre l’ultra gauche et l’anarcho-communisme, je me demandais pourquoi, dans ma génération et même chez les opéraïstes plus âgés, à l’exception peut être de Sergio Bologna et de son enquête sur la classe ouvrière allemande de 1923, l’histoire du mouvement ouvrier se trouvait occultée et tout particulièrement la révolution des conseils allemands et la révolution espagnole.

Au fur et à mesure, mais de plus en plus, j’ai pensé que c’était une amnésie volontaire et réitérée qui courrait des spartakistes jusqu’à là. Et c’est ce que nous avons retrouvé et vécu nous-mêmes, certes à une moindre échelle historique, à partir des années 1980, par rapport à d’autres groupes armés communistes comme les brigadistes et autres petits groupes clandestins qui ont été écrasés comme l’avaient été les groupes armés autour de Max Hölz au cours de la révolution allemande des années 1920.

En effet, que s’est-il vraiment passé à ce moment-là ? Et bien il faut reconnaître que le drapeau de l’autonomie n’a pas été que celui levé par les Quaderni Rossi, Tronti, Negri et jusqu’au Manifesto ou même certains groupes maoïstes branchés sur la révolution culturelle chinoise. Il l’a été aussi, même si c’est de façon moins publique ou moins expressément, par le Collettivo Politico Metropolitano d’abord et Sinistra Proletaria ensuite, noyaux fondateurs des futures Brigate Rosse. Là aussi il y a une sorte d’histoire officielle du mouvement qui a voulu séparer le bon grain de l’autonomie opéraïste de l’ivraie militariste, en masquant la réalité des passerelles et des passages entre travail légal et travail illégal au sein du mouvement d’insubordination ; en masquant volontairement le fait que même les fameuses « assemblées autonomes ouvrières » nées entre 1971 et 1973 et au nom desquelles Antonio Negri et à sa suite une partie importante de PotOp, ont déclaré caduques les vieilles structures organisationnelles, et en particulier celles de leur propre organisation, étaient souvent animées par des camarades très proches des BR à l’époque de leur naissance. Je pense — tout en m’en tenant à l’espace de Milan et son hinterland, à ces vieux shop-stewards révolutionnaires, monstres sacrés de l’agitation et de la lutte ouvrière radicale indépendante…, les Gaio Di Silvestro, Giovanni Casucci, Guido Del Pero, Giovanni Bratomi et d’autres amis-camarades… qui ne cherchaient pas à cacher cette proximité et ces passerelles. Certains avaient eux-mêmes, parfois, publiquement, fait état de leur passage d’une forme à l’autre, ou d’un mouvement de balancier — vaille pour tous le cas de Raffaello de Mori du Comité unitaire de base (CUB) de Pirelli, qui nous avait demandé de publier dans Potere Operaio sa lettre aux camarades sous le titre : « Raffaello De Mori salue les camarades et passe à la clandestinité »…

Pour beaucoup d’entre eux, ce n’était pas la lutte illégale ou même armée qui posait problème, mais le fait de passer dans la clandestinité alors qu’ils tenaient toute leur « autorité » de leur présence et de leur pratique dans l’usine. Ces individualités et groupes, d’une certaine façon, c’est l’opéraïsme dans sa forme insurrectionnaliste (c’est-à-dire PotOp) qui a contribué à les produire. S’il n’y avait pas eu cette empreinte, on aurait quand même sûrement eu des groupes armés en Italie puisqu’il y en eu un peu partout dans le monde à cette époque, mais ils n’auraient pas eu cette facture particulière, ouvrière ; ils auraient sans doute été plus proches de modèles comme celui de la Fraction armée rouge (RAF) allemande.

Une amnésie qu’on pourrait dire intéressée, qui concerne aussi certaines franges originaires de l’opéraïsme comme celles incarnées par un Gianfranco Faina ou un Riccardo d’Este, membres de Classe operaia et fondateurs par la suite des groupes Ludd-Conseils prolétaires et Comontismo, qui sont laissés en dehors du carnet d’adresses reconstitué de l’opéraïsme, peut être parce qu’ils étaient les plus anti-léninistes, peut être parce que certains d’entre eux frayèrent avec la lutte armée — qui sait ?

 

Oreste Scalzone, entre… janvier 2018 et octobre 2020

 

Notes

254 – Au sens de la revue de l’époque Arcipèlago : « archipel : groupement d’îles unies par ce qui les sépare ».

255 – C’est à dire non pas uniquement la liquidation des koulaks propriétaires et de ceux qui étaient accusés d’être des affameurs (l’ennemi externe de la révolution), mais l’assassinat des communistes eux-mêmes(la fabrication d’un ennemi interne), que ce soit ceux de Kronstadt ou plus tard les « vieux bolcheviks » au nom du communisme ou plutôt de l’idée du communisme.

256 – Ce qui figure entre guillemets constitue des références explicites à mon intervention à Rome.

257 – Le « joli mois de mai » avec ses images de violence retransmises à profusion comme faisant partie de l’air du temps, de l’ambiance de l’époque et pourquoi pas du patrimoine national politique et culturel, alors que la moindre vitre de banque cassée par un Gilet jaune aujourd’hui fait pousser des cris d’indignation aux politiciens et journalistes !

258 – Cf. Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn, Mai 1968 et le mai rampant italien, L’Harmattan, 2008, réédition revue et augmentée, 2018.

259 – Nous disons résistance ouvrière au travail et non pas refus du travail pour marquer la différence avec la situation française de l’époque où ce dernier terme contenait une dimension théorique/idéologique avec le « Ne travaillez jamais » de l’Internationale situationniste, dimension éthique qui est étrangère, par exemple, à la conception de Tronti à laquelle correspondait le « Salve qui puo » (Sauve qui peut) des ouvriers.

260 – Sans aller toutefois jusqu’à faire la critique explicite de la nature du système soviétique sous d’autres angles, chose pourtant à l’œuvre de l’autre côté des Alpes dans des revues que les opéraïstes historiques connaissaient et appréciaient comme Socialisme ou Barbarie.

261 – À un altro quando e altrovebien plus fumeux que das Himmelreich errichten, le paradis sur terre du vers d’Heinrich Heine.

262 – Mario Tronti, Ouvriers et capital, Bourgois, 1977, réédition Entremonde, 2017.

263 – Cf. « Ouvriers sans alliés », titre de l’éditorial du no 3 de Classe Operaia rédigé par Negri en mars 1964.

264 – Félix Guattari disait déjà : « Unissez-vous souvent, mais de façon éphémère, même s’il y a des divergences et des ruptures ».

265 – Un opéraïsme de la chaire qui a certes toujours existé en pointillé, ou comme arrière-plan, à travers des revues comme I Quaderni del territorio, mais qui justement ne prenait pas toute la place. Il participait d’une « ambiance » hégémonique, il n’en était ni le corps, ni au cœur.

266 – Cf. le colloque C’17 de Rome en janvier 2017.

267 – Le passage de Bifo, du mao-dadaïsme de 77 au néo-léninisme de 17, l’exposition « Octobre rouge » de Balestrini sont emblématiques de ces nouvelles postures.

 

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