Temps critiques #20

État et « société civile »

, par Jacques Wajnsztejn

Aux origines du concept1

Le couple État/Société civile apparaît d’abord chez les grands réformateurs allemands qui, au nom d’une lecture civique des Évangiles, critiquent l’étatisme et le despotisme de l’Église-État germanique. Des Réformateurs qui reprennent la définition aristotélicienne de la société civile comme une «  société de citoyens  » ayant des droits égaux. Ajoutons que dans les États despotiques, il ne peut pas y avoir de société civile puisque la plupart des individus y sont sans droits ou même esclaves… Il en est de même dans l’État médiéval qu’évoque Marx en 1843 où on peut dire que L’État est alors directement la classe dominante.

Bref, ce qu’il est important de voir c’est que cette notion apparaît dans la modernité avec l’idée que le nouveau type d’État qui s’instaure possède une autonomie relative intrinsèque. Elle est liée à l’apparition d’un droit civil et donc à l’émergence des premières formes d’autonomie économique et politique des villes.

Rousseau a élaboré une vision plus critique en soulignant le fait que la société civile est un espace inégalitaire, où existent des conflits. « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : “Ceci est à moi”, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile », écrit ainsi Rousseau en 1755 dans le Discours sur l’origine et les fondements des inégalités parmi les hommes.

Cette position critique n’était évidemment pas partagée par le représentant de la bourgeoisie anglaise éclairée de l’époque, l’économiste classique anglais Adam Smith. Celui-ci évacue la puissance des États ou nations en inventant la légende de marchands et capitalistes luttant contre un État royal pesant et immobile2. Il ne parle plus que de la «  richesse  » et du pouvoir d’achat (et pas du pouvoir) en faisant de ces mêmes États un objet extra-économique et pour tout dire contre-productif puisque ses fonctionnaires et soldats sont un mal nécessaire au développement de la société civile.

Pendant la Révolution française, l’abbé Sieyès par son approche de la Nation, va rendre plus concrète la séparation entre public et privé. Pour lui, l’État doit devenir une chose «  publique  » et ne plus demeurer le domaine d’une classe privilégiée, comme c’est le cas sous l’Ancien Régime. Il s’agit donc de construire un État pour l’ensemble des habitants du territoire. Les citoyens se constituent, plus ou moins brutalement, comme nation, laquelle devient alors l’organisation politique du peuple.

Hegel, quant à lui, théorise ainsi les choses dans les Principes de la philosophie du droit (1821)  : « Dans la société civile, chacun est pour soi-même une fin, tout le reste n’est rien pour lui. » En effet, il oppose d’un côté l’État comme organe d’une totalité, dont le but est l’intérêt général  ; et de l’autre, la  société (civile) des besoins et de l’économie (die bürgerliche Gesellschaft3), la société de la nécessité et de la subjectivité comme si la volonté individuelle et le «  laisser-faire, laisser-aller  » de la politique bourgeoise (Guizot), étaient les effets d’une volonté reposant sur la Raison. La distinction de ces deux sphères est pour Hegel une spécificité de la modernité, car pour lui, c’est la première fois qu’une «  société  » se sépare de l’État pour fonder et prospérer sur des rapports privés (de propriété, d’utilité). L’individu y a cessé d’être une «  ombre irréelle  » comme dans le mode de production asiatique4. Cette «  société civile  » trouverait son fondement dans le travail et les classes ou ordres (Hegel emploie indistinctement les deux termes de Klassen et Stände). Mais elle produirait insuffisamment de richesses pour ne pas créer d’un côté de la misère sociale et son complément (la plèbe)   ; un accaparement de la richesse par la bourgeoisie de l’autre. En ce sens la société civile est perte de la communauté (Verlust der Sittlichkeit5) qu’elle soit villageoise ou familiale  ; elle est le lieu de la nécessité inconsciente. Et l’État va être comme un retour à soi de cette idée de la communauté6. Mais pour Hegel c’est quand même un progrès dans la mesure où l’État moderne permet d’accéder à une individualité sociale qui était auparavant recouverte par la soumission au statut, à l’ordre, au Stand féodal. Par exemple, au sein de la «  société civile  » le travail n’est plus cette médiation forcée sur le modèle millénaire du rapport maître/esclave, mais le moyen pour chacun d’apporter sa pierre à l’édifice par l’échange dans un rapport de réciprocité entre société civile et État. Le travail est un universel concret même s’il ne suffit pas et ne garantit rien.

Pour Hegel, le monde moderne correspond à cette importance de la «  société civile  » comme moment où la subjectivité est posée en principe de l’ordre social et une étape vers une liberté qui ne se réalise que dans l’État.

Si la totalité est maintenue, ce n’est que par une «  ruse de la raison  », version hégélienne de la «  main invisible  » de Smith. L’antinomie déjà rencontrée par Rousseau n’est pas dépassée. L’interdépendance créerait un équilibre précaire et fortement inégalitaire dans laquelle les particularités n’atteignent à l’universalité que par nécessité. L’universel à travers le système des besoins devient concret parce que ces derniers se font sociaux dans leur satisfaction, par exemple dans le contrat et l’échange.

L’homme privé de la «  société civile  » n’est donc pas le citoyen de Sieyès qui fait corps avec la Nation et son État et c’est pourquoi celle-ci représente une sphère opposée, une scission d’avec l’État. Dans cette mesure, même si le capital aura tendance à se confondre dans sa phase de démarrage industriel à un capital national, les premières formes de capital sont fluides, financières et commerciales et ne connaissent pas de limites (l’idéologie dominante est plutôt cosmopolite jusqu’à la fin du XVIIIe siècle). Le citoyen est alors pour Hegel celui qui s’élève au-dessus de l’intérêt individuel ou corporatiste pour atteindre à l’unité d’un Tout au-dessus de la «  société civile  » et ce faisant dépasse la contingence du libre arbitre pour atteindre à la liberté7. En l’État se confondent droit et devoir. L’État est un système de médiations et en tant que tel il est intégration et réconciliation par delà les conflits de la «  société civile  » et particulièrement ceux que pourrait apporter la plèbe porteuse de revendications sauvages et donc extérieures à la société (op. cit., § 303, p. 335-336).

C’est la Constitution, comme institution supérieure qui porte tout l’édifice et c’est pour cela que dans les périodes révolutionnaires, la question de la «  Constituante8  » a souvent été posée comme fin ou alors comme première phase de la révolution.

Pour Hegel, l’État est le rationnel en soi et pour soi, la sphère de la moralité objective (Sittlichkeit, cf., Principes de la philosophie du droit, Gallimard, p. 271, coll. «  Idées  », 1963) alors que la société civile est la sphère des besoins et de l’économie (ibidem, p. 217 sq.) relative à un développement historique déterminé. L’économie politique est pour lui la science de la «  société civile  »9. Si Platon a pris son exemple de la République dans son époque, Hegel évoque Napoléon et la Prusse sans en faire des modèles absolus. Quel que soit le régime politique (Royauté constitutionnelle, République10, séparation réelle des pouvoirs ou pas), c’est la loi rationnelle et son sommet que représente la Constitution qui assure unité et universalité11  ; et c’est la bureaucratie (les fonctionnaires) qui médiatise les rapports entre l’État et la «  société civile  »12 sans que celle-ci en ait conscience. De ce fait, cette «  société civile  » envie et hait simultanément les membres de cette bureaucratie, alors que celle-ci ne lui est pas extérieure. En effet, si d’un côté, la bureaucratie est la conscience de soi de l’État comme représentant de l’intérêt général, de l’autre elle est corporation parce qu’elle repose sur une solidarité organique qui la constitue en corps particulier. Marx dira qu’Hegel avec la bureaucratie donne à sa logique un corps politique, mais ne donne pas la logique du corps politique qui est de produire la domination.

Marx, dans sa Critique du droit politique hégélien de 1843, fait partir son analyse du dualisme entre vie générique et vie individuelle, entre vie dans la sphère publique et vie dans la sphère privée de la «  société civile  » dans laquelle l’individu se sépare de son être communautaire (Gemeinwesen). Pour tenter de dépasser le monde individualiste/égoïste de la «  société civile  », les individus atomisés projettent leur vraie vie dans la sphère de la politique et sur L’État dans sa forme politique (la communauté politique le plus souvent nationale). Pour lui, cette aliénation politique est le pendant moderne de l’aliénation religieuse traditionnelle. Ainsi, dans la Déclaration des droits de l’homme de la Révolution française en en-tête de la Constitution de 1791, l’homme n’est pas considéré en tant qu’être générique, mais en tant que monade isolée de sa communauté (cf. La question juive). Il y accède néanmoins à la catégorie plus riche de citoyen, une distinction qui n’existe pas chez Hegel, parce que ses droits il les conquiert. En effet, ils ne sont pas issus de la nature contrairement à ce qu’énoncent les théoriciens des «  droits naturels  ». Et le citoyen c’est l’homme qui conquiert ces droits. Poursuivant et affinant son argumentation au fil de son œuvre, il en arrive au point où c’est le terme de citoyen qui est critiqué puisque s’il est celui qui lutte pour les droits, qui fait la révolution, celui à qui la Constitution laisse éventuellement le «  droit  » de se révolter (article 35 de la Déclaration des droits qui précède la Constitution de 1793), il est aussi l’individu-propriétaire des articles 8 et 16 lesquels consacrent le droit de propriété. Pour Marx, la révolution a donc été détournée par l’État et il est nécessaire d’en faire une nouvelle qu’il conçoit encore, à l’époque, comme plus politique (la «  démocratie vraie  ») que sociale parce que ce même politique a été confisqué par l’État au profit de la classe des propriétaires.

Cette ambiguïté du terme de «  citoyen  » perdure encore aujourd’hui, comme nous avons pu le faire remarquer dans nos brochures sur le mouvement des Gilets jaunes. D’ailleurs dans les assemblées générales auxquelles nous participions, nous avons souvent été confrontés et partie prenante de cette dispute, de ce conflit entre la conception révolutionnaire du citoyen qui se révolte et est en train de faire la révolution (ou croit la faire) et le sens étatiste du citoyen, celui des droits et des devoirs. Mais ce dernier a beaucoup évolué depuis la fin de la société bourgeoise dans laquelle il ne représentait plus qu’une réalité sans vérité, celle de l’homme égoïste coupé justement de l’ancienne société civile puisque l’individu véritable est le plus souvent réduit à la figure du citoyen passif, au mieux, de l’électeur. C’est que dans la société du capital, l’individu a la possibilité d’exprimer sa citoyenneté concrète par tout un ensemble de pratiques citoyennes non seulement recommandées par L’État, mais impulsées par lui-même et différents collectifs comme on peut le voir avec les actions de masse sur le climat, où il s’agit en fait de se poser en lanceur d’alerte. Mais ce n’est pas à partir de l’ancien sens hégélien ou marxiste de la société civile que ce type de pratique se développe. Ainsi, pour prendre un exemple, Clément Sénéchal de Greenpeace, devant l’incapacité du gouvernement à faire autre chose que saupoudrer ces mesures, menace de mobiliser les «  communautés  » (sic) des différentes ONG pour interpeller chaque député sur les éco-conditionnalités (Libération, le 12 octobre 2020), ce qui est bien le signe qu’il n’y a plus de marge disponible pour l’expression autonome d’une société civile.

Sans revenir sur l’idée hégélienne de L’État comme organisme, un point de vue qu’il juge de toute façon bureaucratique, Marx cherche d’un côté à dégager l’essence du politique comme être ensemble des hommes orienté vers la liberté et, de l’autre, à caractériser plus précisément ce qu’est L’État politique à l’époque moderne. Il n’en reste pas à une considération de celui-ci comme État en général ou comme idée ou comme n’importe quel organisme  ; il s’attache à dégager la logique du corps politique et l’aliénation politique qui lui est subséquente, ce que n’aurait pas fait Hegel.

Cette prise en compte du politique montre que Marx, à cette époque du moins (1843), dans son appréciation du rapport entre «  société civile  » et État, ne se situe pas dans la problématique anarchiste de la «  société contre l’État  ». Pour Marx, ce n’est que dans la société politique et donc au niveau de l’État que l’individu peut se hisser au niveau de sa généricité d’homme-citoyen qui n’est plus réduit à son être-là social dans la «  société civile  ». C’est le Marx démocrate-radical qui parle ici et pour qui le peuple ne correspond encore à aucune catégorie sociale particulière, mais se tient dans son vouloir exister. Et la preuve concrète de cette existence, c’est qu’il fait la Constitution13 par opposition au peuple présupposé et posé par la Constitution bureaucratique chez Hegel14. La volonté de «  faire peuple  » comme concept politique d’une prise d’initiative ouverte à tous ceux qui en ont la volonté et donc aussi aux «  étrangers  » même si cela n’empêche pas des références sociales-historiques situées comme celles en provenance de la Révolution française. Mais là aussi il a fallu batailler à partir du moment où certains, ne serait-ce qu’à travers le RIC, renvoyaient à une définition limitée de la citoyenneté, via la question du droit de vote et celle de la définition/ délimitation du peuple «  français  » auquel finalement il aurait été réservé.

Revenons à Marx. Pour lui, dans sa phase démocratique radicale et pré-communiste, ce qu’il appelle la «  démocratie vraie  » est la vraie unité de l’universel et du particulier. Mais cette vision reste floue puisque dans son analyse de la Révolution de 1789, il ne pose pas la question du Pouvoir et donc des institutions et de la loi, même s’il parle de la Constitution. Sa critique des Déclarations représente plutôt un refus de réduire la Révolution française aux révolutions anglaise et américaine. Il lui faudra attendre l’irruption de la Commune et qu’elle prenne une forme concrète dans la Constitution communale, médiation politique permettant l’émancipation des travailleurs, pour qu’il se pose la question du pouvoir dans les termes de l’auto-émancipation. Pour Marx la Commune est l’affrontement entre le corps vivant de la «  société civile  » et l’État et son appareil qui s’est rendu maître de cette société (civile).

Un État politique ramené par la «  démocratie vraie  » à ce qu’il est, un élément, un contenu particulier, une forme d’existence particulière du peuple et non l’incarnation du Tout hégélien15. À ce moment se pose la question de la disparition de l’État, mais de l’État comme lieu de la politique (sa dissolution dans le social de la communauté) et de l’État politique comme forme organisatrice, ce qui ne signifie nullement la disparition du politique. La critique de Marx ne nous donne pas de réponse définitive si on suit Miguel Abensour dans La démocratie contre l’État, PUF, 1997, p. 76. Pour ce dernier, ce qui reste, c’est le moment politique, mais pas hypostasié ou autonomisé comme chez Hannah Arendt16  ; il est remis à sa juste place, un moment particulier de l’existence du peuple. L’État politique s’en trouve déformalisé parce qu’il n’est pas réduit, ni concrétisé par des institutions et la politique n’est pas généralisée dans le sens gauchiste bien appauvrissant du «  tout est politique  » des années 1970 et des particularismes «  radicaux  » d’aujourd’hui, mais dans le fait que cette dimension politique trouve une traduction spécifique dans les différentes sphères de la vie. C’est en cela que ce Marx de 1843 se situe aussi loin de l’anarchisme que du communisme… Son interprétation prolonge et complète la Révolution française plus qu’elle n’annonce le Marx de la maturité qui verra la Commune le surprendre pour ne pas dire le déranger dans le cadre des luttes de fractions au sein de l’Internationale, avant qu’il ne s’y rallie devant la puissance de l’évènement et sa capacité à créer ses propres formes de lutte et d’organisation17.

Au politique est donc accordé un caractère de transcendance dans l’objectivation du peuple en tant qu’être générique, être universel. On n’est évidemment plus ici dans la problématique de l’État ouvrier/prolétarien.

Pour résumer  : pour Marx, ni dissolution du politique dans la société civile sur le modèle tocquevillien américain, ni fétichisation du politique de l’État sur le modèle franco-jacobin. Marx explique ici, à son corps défendant que la société civile est un concept d’avant sa théorie des classes et de la lutte des classes. Ce maintien de la séparation entre «  société civile  » et sphère politique se retrouve un an plus tard dans les Manuscrits de 1844, mais obscurcit par la transmutation du peuple en prolétariat, ce dernier étant défini comme «  une classe de la société civile (qui) n’est pas une classe de la société civile  » puisqu’elle déborde toute détermination sociologique et économique. N’étant rien, il supporte tous les torts ce qui lui donne son universalité et sa place privilégiée le poussant à une tension vers la communauté humaine, alors pourtant qu’en tant que classe déterminée, il est aussi particularité. Nous ne sommes plus ici dans le démocratisme radical, mais dans la dialectique des classes que Marx va approfondir au fil de ses écrits.

Le prolétariat n’est pas la classe ouvrière  : une affirmation de Marx qui restera à l’état d’aporie, mais qui ne relève pas de notre propos ici. Mais même lorsque Marx se tourne vers le communisme dès 1844-1845, il cherche encore à rendre compte de la genèse de l’État moderne en rapport avec la Révolution française. Il passe à la loupe la question des droits de l’homme, les rapports de l’État et de la «  société civile  », la séparation des pouvoirs, les partis politiques, pour finir par s’interroger en rapport avec le droit de suffrage sur «  l’abolition de l’État et de la société civile18  ».

Ce n’est qu’en 1859 avec sa Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique que Marx énonce l’identité entre «  société civile  » et société bourgeoise, c’est-à-dire la réduction de la première à la seconde.

Il en découle une nouvelle théorie de l’État dans laquelle celui-ci et son appareil ne sont plus que des opérateurs des relations matérielles (forces productives et rapports de production comme infrastructure) de la société bourgeoise, cette société des besoins réduite au présupposé de rareté et au champ économique qui est son domaine. L’État et ses institutions sont ainsi rejetés dans une superstructure alors pourtant que le premier fait partie de cette structure matérielle.

Cette idée d’une identité entre société civile et société bourgeoise perdurera dans les milieux marxistes en Allemagne alors même que la difficulté lexicale et surtout politique avait conduit les dictionnaires allemands à remplacer bürgerlich Gesellschaft par Zivilgesellschaft19.

Les références contemporaines

Gramsci20, dans ses Cahiers de prison part de Hegel et non de Marx. Pour lui le niveau de la «  société civile  » est celui de la manifestation des idéologies qui «  sont des faits historiques réels  » car elles imprègnent toutes les activités et correspondent à des intérêts pratiques immédiats. Par rapport à Marx qui restreint plutôt la définition hégélienne aux relations matérielles (pour lui l’infrastructure), Gramsci l’étend à ce que Hegel appelait la sphère éthique composée des associations, corporations, syndicats, différents organismes dits privés et finalement à «  l’ensemble des relations idéologico-culturelles  », donc à ce que Marx rangeait plutôt dans la superstructure. Le niveau de L’État est celui de la «  société politique  », de la domination directe de classe.

Ces présupposés rendent peu évident le concept d’hégémonie, pourtant central chez Gramsci, dans la mesure où on ne sait plus bien si cette hégémonie concerne le niveau de l’État («  la société politique  ») ou «  la société civile  » ou alors plus sûrement les deux. Sa distinction apparaît comme un artifice méthodologique permettant de développer son concept d’hégémonie. L’État «  intégral  » de Gramsci est celui qui fonde l’unité entre société civile et société politique dans la constitution d’une «  opinion publique  », elle-même résultat d’un équilibre entre force et consensus. Une hégémonie cuirassée de coercition21 qui devient organique parce que la classe dirigeante y est aussi la classe dominante et inversement. Cette conquête de l’hégémonie va constituer la stratégie essentielle du parti communiste italien (PCI) à partir du moment où la ligne de Togliatti va s’imposer à la ligne résistencialiste des anciens partisans à partir des années 1950. Elle perdurera jusqu’à la mort d’Aldo Moro qui consacre la faillite de la ligne du compromis historique promue sous forme rénovée par Berlinguer, mais directement reprise du concept de «  bloc historique  » de Gramsci adaptée à la Guerre froide. En effet, pour Gramsci, il n’y a pas de domination «  en dernière instance  » de la structure matérielle et dans la lutte il s’avère plus facile, pour les classes dominées, de mener une conquête idéologique qu’une conquête politique et a fortiori militaire.

Or, cette stratégie du parti communiste italien, et plus généralement des forces de gauche dans les pays démocratiques, s’est avérée erronée dans la mesure où toute alternative démocratique parlementaire se heurtait à une contre-offensive soit indirecte comme celle développée par l’État italien au début des années 1970 dans ce qui fut appelé «  la stratégie de la tension  », soit directe comme celle du coup d’État de Pinochet au Chili contre Allende et la gauche au pouvoir.

Le paradoxe est que cette ligne «  communiste  » gramscienne de l’hégémonie, battue partout dans les pays capitalistes avancés à partir des années 80, va être recyclée par les Nouvelles Droites européennes qui, pour la plupart, ont abandonné leur ligne strictement fasciste d’une nouvelle marche sur Rome ou de pronunciamiento à la Franco. Profitant du consensus démocratique, qui l’a emporté après la défaite du dernier assaut prolétarien d’envergure des années 1960-1970, elles se présentent comme les seules alternatives à ce consensus en se réclamant de «  valeurs  » qui auraient été balayées à la fois par le capitalisme post-moderne et par les mouvements de «  libération  » des mœurs. Il ne s’agit bien sûr pas pour elles de reconstituer un bloc historique, comme celui auquel référait Gramsci, mais simplement de gagner la bataille des idées contre la domination post-moderne de la nouvelle gauche. La polémique actuelle autour du journal Valeurs actuelles et la grande audience publique offerte à Zemmour sur les antennes médiatiques nous en fournissent une illustration. Il s’agit donc pour elles, de produire une nouvelle idéologie dominante sans passer par des théories politiques fascistes comme celles qui ont prévalu dans les années 1930, désormais inaudibles. Mais ces tentatives d’hégémonie se heurtent aujourd’hui au fait que la société du capital englobe et intègre tous ces discours, en dehors même d’un antagonisme remettant en cause les rapports sociaux de production. Elle les rend équivalents comme le montrent parfaitement les dernières polémiques autour de la «  race  » où racistes et racialistes s’affrontent sur la base de la même prémisse.

C’est que l’État a connu une profonde mutation à la hauteur de celle qu’ont connue les rapports sociaux de production. Il n’est plus constitué à partir de son modèle doublement vertical qui comprenait d’un côté son administration et ses fonctionnaires dans l’exercice de son pouvoir régalien  ; et de l’autre son appareil d’intervention doté d’un Plan, d’une politique industrielle et des revenus. Il englobe maintenant, d’une manière bien plus horizontale et connectée, diverses institutions de ladite «  société civile  » de l’époque de la société bourgeoise comme la famille22 et les associations, les médias et les groupes de pression particularistes. Ces niveaux intermédiaires de pouvoir participent tous de la formation de la société capitalisée à travers le prisme devenu dominant d’un sociétal dont l’opinion sans cesse questionnée par différents sondages et médias (l’opinion rendue publique) devrait rendre compte parce qu’il n’y a plus de «  société civile  » qui puisse s’exprimer et d’où puisse partir la voix du peuple ou celle des classes. Sauf à de rares surgissements comme pendant le mouvement des Gilets jaunes, cette parole s’est désintégrée comme le montre, entre autres, l’effondrement des médiations traditionnelles de l’époque précédente, à savoir les appareils syndicaux et les partis politiques. Parallèlement, ce que certains appelaient, dans les années 1960-1970, les appareils idéologiques d’État (marxistes structuralistes à la Althusser ou Poulantzas), ont été résorbés en tant qu’institutions et sont devenus eux-mêmes des réseaux d’intermédiation et de pouvoir qui cherchent à modeler et codifier les comportements individuels, sociaux, politiques et sanitaires, au même titre que divers groupes de pression qui ne font plus pression à l’ancienne (lobbying) sur les parlementaires, mais imposent (empowerment) plus ou moins progressivement leur propre «  agenda  » performatif, rendant inopérante toute distinction entre État et «  société civile  ». Cette dernière ne mérite plus en rien son appellation puisque ce qui en tient lieu ne s’exprime de plus en plus que par l’intermédiaire de réseaux sociaux et de hashtags qui s’entrecroisent avec les réseaux de pouvoir plus traditionnels sur la base de la même matrice de développement technologique et d’énergie communicationnelle. On y voit le «  privé  » se faire passer pour politique à partir du moment où il se rend public en lien étroit avec des médias qui revendiquent la liberté d’expression sans presque jamais rien critiquer des décisions du pouvoir. Beaucoup de ces aspects ont déjà été analysés dans les années 1970, par exemple par les membres du Centre d’Études, de Recherches et de Formation Institutionnelles (CERFI), mais dans une période, celle des Trente glorieuses, où le fait marquant était celui de la massivité de l’État, sa solidarité organique et sa «  puissance publique  » à travers la figure de l’État-providence, une analyse qui a été actualisée dans les théories actuelles du biopouvoir, à notre avis réductrices de par une analyse en termes de dominations moléculaires (Guattari-Agamben) ou «  d’effets de pouvoir  » (Foucault). Dans ces perspectives, il ne s’agirait plus pour le pouvoir que de «  sécuriser23  » des individus réduits à la vie nue sur le modèle des camps d’extermination. Non seulement cette position rend archétypal un anti-modèle de vie qui n’existe que dans des situations exceptionnelles où l’individu est comme coupé de toute vie humaine et sociale, mais elle suppose aussi une vision infrapolitique des institutions et de l’appareil de l’État moderne comme agencements disciplinaires de structures à l’action purement fonctionnelle, alors que celle-ci n’est le plus souvent qu’un résultat de la rationalisation d’une situation issue d’un rapport de forces.

À l’opposé de cette vision renouvelée du Léviathan de Hobbes, s’est développée une tendance inverse, par exemple, pour les théories qui privilégient l’idée d’un «  capital-automate24  », oublieuses d’un État qui, malgré sa tendance à se fondre dans la masse et l’environnement, ne fait pas faute de se rappeler à notre bon souvenir dès que la situation l’exige comme on peut le voir avec les mesures d’état d’urgence, leur prorogation arbitraire et des mesures insuffisamment circonstanciées prises pendant la crise sanitaire25. D’une manière générale et pour faire le point provisoirement, nous pouvons dire que la société civile a été historiquement définie par rapport à l’État  : à la fois séparée de l’État (la fameuse séparation conceptuelle de Hegel et de Marx) mais aussi contre-dépendante de l’État dans certaines crises historiques du couple État/société civile.

C’est ce rapport de séparation/dépendance qu’il convient aujourd’hui d’analyser  : existe-t-il encore  ? Si oui, sous quelles formes  ? Les «  mouvements sociaux  » (d’hier et d’aujourd’hui) sont-ils des composantes de la «  société civile  » ou participent-ils des luttes politiques et de pouvoir  ?

Avec comme possible hypothèse  : l’évènement Gilets jaunes qui a matérialisé l’affrontement direct entre l’État dans ses nouvelles formes et certaines composantes de ce que les médias appellent aujourd’hui improprement la «  société civile  », serait la manifestation de la fin du couple État/société civile tel que Hegel et Marx l’envisageaient de par l’immédiatisme de l’affrontement de rue qui a justement bouté hors jeu les anciennes médiations de la «  société civile  » et remis en question les institutions de la République (cf. Le RIC et les autres mesures demandées qui relèvent des prérogatives de l’État) tout en se réclamant de la République. Y aurait-il donc, en tendance (mais la «  crise sanitaire  » constitue-t-elle déjà une contre-tendance  ?) une résorption de l’ancienne séparation-dépendance État/société civile et donc la fin de cette dernière en tant que telle  ?

Nous y reviendrons.

Réactivation de la société civile  ?

Avant même d’être réactivation interne elle est apparue comme une redécouverte d’un phénomène en provenance de «  l’extérieur  » de la société du capital et plus précisément en provenance des pays de l’Est de l’Europe appartenant au bloc dit socialiste. En effet, les rapports sociaux de production y sont restés enserrés pendant presque un demi-siècle dans une situation où l’ancienne «  société civile  » pré-socialiste, de toute façon peu stabilisée par le caractère pré-fasciste de beaucoup des gouvernements de ces pays dans l’entre-deux-guerres, ne fut aucunement ressuscitée par le nouvel État. D’où la forme de la «  dissidence  » prise par la lutte démocratique contre le pouvoir de ce même État et de son Parti. Une dissidence qui a permis à différentes fractions politiques, technocratiques et intellectuelles ou étudiantes d’acquérir une autonomie relative permettant de passer d’une dissidence individuelle à une lutte plus collective. Ainsi a-t-on pu dire que l’effondrement de la RDA en 1989, puis du bloc soviétique, l’a été par des mouvements issus de la «  société civile  » où les églises ont joué un grand rôle au côté de différentes associations pour la paix, syndicales (Solidarność), culturelles ou autres. C’est la grande différence et la nouveauté par rapport aux révoltes de 1953 (Berlin-Est), Budapest (1956), Prague (1968) qui restaient peu ou prou dans la problématique des luttes de classes, de la république des conseils ou du socialisme «  à visage humain  ».

Cette expérience a été intégrée, à l’Ouest de l’Europe, dans une critique plus générale des formes totalitaires de l’État (cf. les «  nouveaux philosophes  » en France), comme si l’État à l’Ouest et particulièrement la RFA n’avait pas été lui-même critiqué par la nouvelle Gauche allemande des années 1967-1975 comme un État autoritaire26. Pour l’Allemagne réunifiée et pour les nouveaux régimes de l’Est de l’Europe il s’agissait de faire coexister les formes constitutionnelles et démocratiques de l’État et une nouvelle «  société civile  » de l’après-totalitarisme.

Dans une version «  droitière  » de la critique historique de l’École de Francfort, les nouvelles théories sur la société civile, comme celle de Jürgen Habermas, mettent l’accent sur les associations qui agissent dans «  l’espace public  ». Cette nouvelle société civile regrouperait toutes les formes d’associations volontaires hors de la sphère de l’État et de l’économie. Cela va des Églises qui ont certes joué un rôle dans la chute du Mur de Berlin, aux associations, cercles culturels et sportifs, syndicats, think tanks, ONG, réseaux sociaux, individus associés. La galaxie ATTAC nous en fournit un exemple non négligeable pour la France  ; elle est fédérée autour de noyaux d’organisations dans chaque localité et est ouverte aux adhésions multiples (des militants du syndicat SUD sont parmi ses fondateurs) ainsi qu’aux différentes croyances, surtout chrétiennes, puisqu’elle a entretenu des liens avec l’hebdomadaire Témoignage chrétien et en entretient encore avec la revue de gauche Golias des associations comme Droit au logement et Artisans du monde. Ces liens s’étendent jusqu’aux partis politiques de la gauche de gouvernement. Pour Miguel Benasayag et Diego Sztulwark, cette dynamique de transformation passe par la possibilité de constitution de contre-pouvoirs, conçus non seulement en termes d’opposition au pouvoir mais de création, d’invention, d’expérimentation dans les différents champs de la vie sociale [16]. Elle engage les pouvoirs d’agir à la fois individuels et collectifs, et leur débouché politique, en termes de transformations sociales profondes, impliquant la prise en compte des différentes formes de pouvoir, «  pouvoir de  », «  pouvoir avec  », mais aussi «  pouvoir sur  ».

Tout un «  monde vécu  », pour Habermas, dans lequel la «  société civile  » identifierait les problèmes sociaux à travers un «  social  » qui semble séparé du monde objectif (par exemple, du monde des entreprises et du travail) et donc des rapports à la nature extérieure (conçus maintenant uniquement comme rapport à l’environnement). Des problèmes sociaux et éthiques qu’il faut rendre publics et répercuter justement dans l’espace public pour les traiter. Dans cette perspective, il s’agit de produire une sorte d’interaction communicationnelle entre les «  nouveaux mouvements sociaux  » tels que les définissait Alain Touraine dans les années 1980-1990 (mouvement étudiant contre la loi Devaquet, coordinations des cheminots et infirmières, mouvement féministe) et les formes plus récentes prises par les manifestations sur le climat de la part de groupes comme Youth for Climate, Alternatiba et Extinction-rébellion en lien quasi consubstantiel avec le nouvel espace des médias et des réseaux.

Cet espace public ferait retour à l’idée des Lumières d’une «  opinion publique  » au sens où elle était considérée à l’époque non pas comme l’opinion de tout un chacun, mais comme l’opinion méritant d’être rendue publique contre l’État absolutiste et ses pratiques du secret. La «  rationalité communicationnelle  » serait sa forme moderne parce qu’elle assurerait une unité entre monde objectif et intersubjectivités des conditions de vie. Un consensus sans violence dans un espace public planétaire (la référence à Kant plutôt qu’à Hegel est évidente), supposé libre de toute domination remplacée par l’administration rationnelle des choses27  et respectueux de normes constitutionnelles universelles qu’il n’y aurait pas de sens à transformer, car elles posséderaient toutes les potentialités démocratiques.

Ce diagnostic d’Habermas visant à ressusciter une sorte de République des Lettres apparaît particulièrement daté et idéaliste devant ce qui se déchaîne aujourd’hui, aussi bien dans la rue que sur les réseaux sociaux et au sein de l’opinion publique. Devant ce qui ressort finalement d’un réformisme bon teint qui est apparu comme un abandon de la théorie critique, un renouveau de celle-ci s’est fait attendre même si des chercheurs militants ont pu observer des mouvements transgressifs réellement existants, engagés dans un processus d’émancipation, ce qui leur a permis de participer à la conceptualisation de leurs actions dans une version gauchie de la problématique habermassienne. Des concepts comme la «  négativité  », la «  subjectivité rebelle  » ou «  l’espace public oppositionnel28  » ont ainsi contribué à la communication entre les acteurs de ces mouvements, qu’ils se disent révolutionnaires ou non.

À partir d’un point de vue différent Giorgio Agamben reprend la notion de «  monde vécu  » pour l’opposer à la nouvelle norme de l’État d’exception. Une coupure qui serait le produit d’une décision politique en phase de crise de légitimité de l’État.

Faisons le point à nouveau à partir de ce passage en revue de différents points de vue critiques autour de la notion de société civile.

La résorption des médiations institutionnelles de l’État-nation dans une «  gestion par les intermédiaires  » pourrait, effectivement, annoncer cette tendance de fond de la dynamique du capital qui est d’affaiblir la sphère de la politique instituée au profit des flux, des réseaux et des «  professionnels  » de toutes sortes (cf. «  Les Soignants  », «  les Policiers  », «  les Experts  », etc.) qui sont tout à coup élevés au rang d’acteurs essentiels si ce n’est de sujets. Que le terme de société civile réapparaisse à cette occasion n’est pas étonnant, car il désigne encore confusément dans l’esprit d’une majorité de contemporains, toutes les forces économiques et sociales qui sont dans une position d’autonomie relative vis-à-vis de ce qui est encore perçu comme l’Administration d’État. Il s’agit donc d’une réactivation qui, comme toutes les réactivations politiques qui opèrent dans l’histoire, mystifie à la fois l’histoire et le présent.

Mais alors que la société bourgeoise isolait le privé tout en étendant son emprise publique par le développement d’institutions comme la famille nucléaire, l’éducation nationale, l’organisation territoriale, la société du capital dissout le politique dans la pure généralité du social d’abord (dans les années 1980-2000), puis dans sa forme capitalisée du «  sociétal  » (à partir des années 2000). Cela fait certes longtemps qu’on ne parle plus de «  la Sociale  » au sens de la révolution sociale, mais il ne semble même plus y avoir de social au sens de la question sociale telle qu’elle se posait encore pendant la période des Trente glorieuses, c’est-à-dire quand le pôle travail du rapport social capitaliste affirmait encore son identité ouvrière, même s’il le faisait dans sa dépendance au pôle capital. Aujourd’hui, il ne semble plus y avoir que des «  questions de société  » qui certes peuvent avoir leur intérêt dans la mesure où elles concernent les rapports à la nature extérieure (environnement, autres espèces) et intérieure de l’homme (rapports femmes/hommes, entre générations) et qu’elles viennent compléter ou élargir les luttes contre l’exploitation et la domination et ne viennent pas les supplanter. Or, force est de constater que ce n’est pas le cas  ; la prolifération de revendications pour de nouveaux droits épouse bien souvent les tendances de la révolution du capital en les présentant pourtant sous le jour de l’émancipation, émancipation de tout y compris de toute «  nature  ». Combinatoires et prothèses, morales de l’intérêt et du goût aimantent et animent des individus réduits à particules de capital. L’individu particularisé de la société capitalisée tend à remplacer le citoyen de l’État-nation qui, bien qu’éloigné du citoyen, au sens révolutionnaire de 1793, n’en gardait pas moins certains de ses caractères ne serait-ce qu’à travers la camaraderie de classes ou les révoltes d’individus prolétaires des années 1960-1970.

Face à ce qu’il faut bien appeler une décomposition des anciennes forces sociales, y compris démocratiques et un retrait par rapport à l’intervention politique comme combat, les pouvoirs en place ont saisi le danger d’un grand vide et d’une fracture que le «  populisme  » pouvait venir remplir. En effet, ce populisme pouvait se présenter comme l’expression, le cadre idéologique et même pratique avec des mouvements comme le Cinq étoiles en Italie, d’un rapport devenu immédiat au pouvoir avec en arrière-plan la crainte d’un coup de force et d’une sorte de nouvelle marche sur Rome. Il en a été de même avec la peur, que le régime macronien et même plus à gauche l’ensemble des parlementaires qui se sont sentis attaqués et mis en danger quasi physiquement, ont connu avec le mode d’action directe du mouvement des Gilets jaunes et son slogan fleurant bon la Révolution française et la journée des piques de 1792 : «  On va aller les chercher  !  »

Il est donc urgent, pour les pouvoirs en place de recréer, au moins idéologiquement, des tampons entre eux et des fractions d’individus qui, certes ponctuellement, font peuple à travers leur communauté de lutte. Les nombreux appels à la société civile ont cette fonction paradoxale, de recréer un sas, une intermédiation artificielle, quand, par ailleurs, toute la société du capital tend à supprimer ou réduire le pouvoir des anciennes médiations. La quadrature du cercle en quelque sorte.

Ce serait donc à cette nouvelle société civile de servir de garde-fou à des pouvoirs courant à l’abîme si l’on en croît la prolifération des termes catastrophistes dans les médias. Ce serait à elle de réagir à la fois comme lanceur d’alerte (comme sur le climat) ou sous la forme de l’indignation contre la politique politicarde, contre le cumul des mandats, contre le pantouflage. Bref, pour une moralisation de la vie politique comme si cette «  société civile  » invoquée était elle-même morale29, alors que des Bernard Tapie ou Silvio Berlusconi issus pourtant de cette société civile avant d’entrer en politique, ont pu représenter, temporairement, des modèles de réussite enviables pour des millions d’individus rêvant de faire en petit ce que les susnommés faisaient en grand, ce qui a assuré, un temps, leur succès électoral. D’ailleurs on s’est vite aperçu que certains macroniens issus de la société civile étaient en passe d’être tout aussi discrédités par les «  affaires  » que les politiciens professionnels (à des titres divers  : Ferrand, Castaner, Darmarin, Dupont-Moretti).

Le pouvoir macronien est un exemple plus récent de cette désinstitutionnalisation/dépolitisation du pouvoir politique et à un stade plus «  avancé  » puisqu’il est censé incarner le monde nouveau et le dépassement de la politique politicienne par une large ouverture vers des représentants de la société civile, aussi bien à travers des ministres et des députés qui en sont issus que par des invitations citoyennes à participer à des «  grands débats  » ou à une grande convention démocratique d’individus tirés au sort sur la question du climat. Par contre, les manifestations ne semblent pas faire partie de la panoplie «  nouveau monde  » ni de la «  société civile  » (civilisée), mais plutôt de pratiques «  d’ensauvagement  » qui accompagnent sporadiquement les soubresauts de l’ancien monde  ; manifestations de résistance qu’il faut donc éradiquer par presque tous les moyens comme on a pu s’en rendre compte depuis deux ans.

Le discours du capital peut feindre de ne craindre aucun interdit puisqu’il imprègne et est lui-même imprégné de tout le champ social. Mais comme ce discours est quand même personnifié ou se représente dans des pouvoirs précis et par exemple censément dans le pouvoir politique celui-ci se trouve délégitimé par son manque de distance et avec la haute fonction publique et avec la finance et le monde des affaires30.

Macron nous fournit un exemple de cet organigramme de la «  gouvernance  ». Le rapport public/privé y est bouleversé. Que ce soit dans la «  vie quotidienne  » où toute vie privée du personnel public devient publique et surtout où il doit en rendre compte  ; ou alors quand des entreprises publiques ou même des anciens services publics sont privatisés  ; ils sont alors livrés au public. La Poste a ses clients  ; les transports publics ont aussi leurs clients et non plus des usagers  ; L’Éducation nationale a ses consommateurs, ses parents érigés en juges et même ses assassins.

La collecte des données sur Internet abolit les frontières entre sphère publique et sphère privée, entre État et entreprises. Cela est renforcé par le fait que les grandes plateformes ont tendance à collaborer étroitement avec la puissance publique dans la gestion/­contrôle des réseaux  : la censure des contenus non politiquement corrects, la chasse aux fake news et maintenant le projet d’applications anti-coronavirus. Cela confine à une gestion des données dont les niveaux de régulation se font de plus en plus opaques, même si le projet de taxation européenne des GAFA est le signe des conflits entre factions capitalistes.

Dans une perspective plus autonome que citoyenne, des actions de désobéissance civile se sont développées comme celle des enseignants «  désobéisseurs  » en 2008-2009  ; des actions d’associations comme celles du DAL (Droit au logement), RESF (Réseau éducation sans frontière), l’appel des cinéastes pour un hébergement des sans-papiers ou certaines actions de groupes de Gilets jaunes. Toutes ces actions relèvent de l’action directe, le plus souvent non-violente même si les limites entre violence et non-violence sont parfois difficiles à établir comme dans le cas des «  faucheurs volontaires  »31. En fait ces actes de désobéissance civile ne posent pas une opposition entre «  société civile  » et société politique puisqu’ils brouillent justement les frontières en se développant le plus souvent à partir d’une position civique ou citoyenne pour déboucher sur des positions politiques. Dans l’absolu, le «  citoyen responsable  » doit poser la proportionnalité de son action d’insoumission partielle par rapport à un devoir d’obéissance vis-à-vis du cadre démocratique qu’il ne critique le plus souvent que pour ses dysfonctionnements. Mais concrètement, la tendance à la criminalisation des luttes le pousse à s’affronter à l’État qui détermine en dernier ressort le niveau de l’affrontement en ressortant l’argument du monopole de la violence légitime et son corrélat communicationnel : «  il n’y a pas de violences policières, tout au plus des bavures  ».

Distincts des mouvements identitaires et particularistes, sceptiques à l’égard des vieilles stratégies social-démocrates et réformistes, ces mouvements affirment une positivité critique. Ils pensent que des alternatives sont possibles tout de suite, que l’on peut vivre, travailler, communiquer et créer autrement en recherchant de nouvelles «  médiations  » à travers les réseaux, l’interactivité et les solidarités concrètes. Leurs visées de type universaliste (réseau école sans frontières, associations d’aide aux migrants, logement pour tous) les conduisent dans de nombreux secteurs de la vie quotidienne à prendre le relais de l’État, lequel bien qu’étant devenu un État gestionnaire qui lui aussi se «  met en réseau  », laisse à ce qui serait encore selon lui la société civile le soin des interventions locales ou sensibles. D’où la multiplication des pratiques de lobbying qui exaltent les subjectivités au goût du jour et rabattent les luttes sur un débouché juridique, sur une perpétuelle définition de droits nouveaux à faire reconnaître (droit à une alimentation saine, droit à l’enfant, droit des animaux, droit des arbres et des plantes, droit de l’environnement, droit aux loisirs culturels, droit d’accéder à Internet, etc.). C’est oublier que le droit est une catégorie de l’État en tant qu’il symbolise la puissance publique, ce que finalement les Gilets jaunes ont rappelé quand ils ont fait resurgir une dimension immédiatement politique (attaque des représentants et des lieux de pouvoir), certes limitée, sans s’adresser initialement et directement à l’ancienne «  société du travail  » régie par les conflits de classes. Ils ne se sont pas plus adressés à une quelconque «  société civile  » dont ils n’ont aucune représentation puisque justement ils ont l’impression que la société ne fait plus société et que c’est la reproduction même des rapports sociaux qui est en jeu, ce qu’ils traduisent politiquement comme urgence sociale. En cela le «  Tous Gilets jaunes  » de 2019 n’a pas le sens du «  Tous ensemble  » de 1995, lequel restait le symbole de luttes salariales et statutaires encore largement modelées par le monde du travail salarié et sa dominante ouvrière avec la défense d’une Sécurité sociale conçue sur cette base (par répartition et non capitalisation  ; par répartition et non assurantielle, le maintien des «  régimes spéciaux  » et plus généralement du salariat comme forme dominante du rapport capital/travail). Un «  tous ensemble  » des salariés donc, défendant sur le terrain de la loi, par le refus du projet de réforme, leur condition sociale dégradée et même menacée. Mais les grévistes et manifestants étaient encore reconnus comme des partenaires sociaux à travers leurs organisations syndicales. Ce fut beaucoup moins le cas pendant la dernière lutte sur les retraites parce que clairement, vingt-cinq ans se sont écoulés, mais pas comme un long fleuve tranquille. La révolution du capital n’a cessé de porter des coups aux anciennes médiations et particulièrement aux syndicats. Elle a aussi porté plus directement ses coups contre le monde du travail dans la mesure où la force de travail est devenue plus inessentielle pour la valorisation du capital. Dans ces conditions, le «  tous ensemble  » qui réapparut parfois au cours des manifestations contre la réforme des retraites ne pouvait plus avoir le même sens car depuis 1995 beaucoup d’individus sont restés au bord de la route et se retrouvent plus ou moins désaffiliés du salariat ou n’y sont même jamais rentrés, rendus à la situation d’individus-prolétaires comme c’est le cas des travailleurs de plateformes et de centres d’appel. Pour eux aussi se posait la question de l’urgence sociale et la pandémie n’a rien arrangé. Il n’empêche que peu de salariés «  garantis  » ou précaires ont rejoints les Gilets jaunes et ce, même quand ils étaient considérés avec le même mépris comme ce fut le cas avec le traitement infligé au camion des directions syndicales le 1er mai 2019 par le préfet et ses forces de l’ordre.

Qu’est-ce qui se cache derrière la «  société civile  » vantée par Macron32  ?

L’expression «  issu de la société civile  » revient actuellement comme un leitmotiv utilisé aussi bien par les médias que par la nouvelle classe politique ou même par des militants de la citoyenneté. Ainsi, à l’issue d’une «  primaire citoyenne  » organisée sur Internet, Charlotte Marchandise, femme aux multiples engagements associatifs, se retrouvait auto-désignée « candidate citoyenne » à la dernière élection présidentielle. Au journal la Tribune, elle expliquait  : « Sur le terrain, mon étiquette “société civile”, hors des partis, me permet de parler avec tout le monde et de faire avancer des dossiers. » Charlotte Marchandise n’a pas eu les 500 parrainages nécessaires pour se présenter au premier tour de l’élection présidentielle, mais la société civile, elle, est restée dans l’air du temps, notamment autour du candidat devenu président de la République, Emmanuel Macron. Son parti, la République en marche (LREM), s’est vanté de présenter 52 % de candidats issus de la société civile. Selon LREM, celle-ci regrouperait les « personnes n’ayant jamais effectué de mandat politique ». Une définition large, qui pourrait faire penser qu’elle inclut toutes les catégories sociales et individus en général à l’exclusion des politiciens professionnels ou occasionnels. Pourtant, si on rentre dans les détails de la campagne de recrutement opérée par LREM pour se doter de sa structure société civile, on s’aperçoit, comme l’a relevé Mediapart, que la sélection effectuée parmi les possibles candidats n’a débouché sur aucune surprise sociologique et politique  : pas d’ouvrier, très peu d’employés, mais des figures médiatiques comme le mathématicien Cédric Villani, des patrons comme Mounir Mahjoubi ou encore des hauts fonctionnaires comme l’ancien patron du Raid Jean-Michel Fauvergue. Et comme Mounir Mahjoubi au Conseil national du numérique, ils ont pu frayer avec les milieux politiques ou avoir été conseillers régionaux, comme la magistrate Laurence Vichnievsky. LFI et Mélenchon n’échappent pas à la mode et revendiquent le label avec 60 % de leurs candidats qui seraient issus de la société civile, dont des ouvriers (cela devient un critère de pouvoir en exhiber au moins un  !). Pour ou contre l’UE, peu importe, ce n’est pas ici ce qui fait clivage puisque «  la société civile  » n’a pas à entretenir des positions, elle a juste à exister sous le magistère des États et des structures de l’hypercapitalisme qui les coiffe  ; ici en l’occurrence pour ce qui nous concerne, l’UE. Ainsi, en 2001, un Livre blanc de la gouvernance européenne, adopté par la Commission européenne, vante les apports potentiels de la société civile au fonctionnement de l’Union. Le concept de «  gouvernance  », relativement récent est aussi un élément fondamental de cette nouvelle combinatoire bien éloignée de ce que les pères fondateurs distinguaient dans les termes de société politique appuyée sur l’idée de souveraineté et la société civile des besoins. Dans cette nouvelle perspective la notion de gouvernance constitue le mot magique censé exercer le pouvoir dans tous les champs du possible indépendamment de toutes les séparations antérieures en transformant toute chose en intermédiations qui s’articulent pour gérer les rapports sociaux capitalistes, aussi bien à l’échelle internationale (avec le FMI et la banque mondiale) que nationale ou locale, avec des formes de gestion des affaires publiques dans lesquelles le pouvoir invoque de se rapprocher de la société civile en réduisant le rôle des institutions politiques (cf. les projets des Cinq étoiles et de Macron de réduire le nombre des parlementaires). Dans ce contexte, comme le dit le chercheur italien Raffaele Laudani dans le Monde diplomatique en septembre 2012, « même ce qu’on appelle les mouvements de la “société civile” finissent par se fondre dans la gouvernance globale, pour n’être plus qu’une forme spécifique de pression politique qui, à l’instar des lobbys économiques et financiers, des États nationaux, des nouveaux acteurs politiques mondiaux et des agences de notation, contribue à la gestion “démocratique” de nos sociétés ».

Nous ne sommes plus dans la situation historique de la formation de la démocratie moderne pendant laquelle la «  société civile » représentait l’universalité de la classe dominante. Aujourd’hui il n’y a pas de nouvelle société civile qui émergerait de nouveaux mouvements sociaux. La seule société civile de l’histoire fut celle de la classe bourgeoise où État et société étaient posés comme séparés. Or aujourd’hui, le tout de l’État n’est plus le tout de l’époque de l’État-nation, c’est-à-dire le tout de l’unité. À travers les réseaux il se développe et s’individualise en tant que totalité multiple.

Pour revenir à ce que nous disions au début à propos de Hegel, l’État n’est plus aujourd’hui hégélien, tel qu’en tout cas celui-ci le définissait dans Principes de la philosophie du droit où il est supposé exprimer l’universalité au sens de la reconnaissance de principes moraux plus ou moins partagés autour desquels les citoyens peuvent se reconnaître et développer une conscience générale différente de celle qui est la leur quand, en tant qu’individus ou corporations, ils expriment leurs particularités (par rapport au travail surtout à l’époque) dans la «  société civile  ». L’idée wébérienne de la domination rationnelle légale comme caractéristique fondamentale de l’esprit du capitalisme ne s’éloignait pas vraiment de l’idée hégélienne  ; elle la modernisait tout au plus même si Weber avait tendance à insister sur «  l’efficacité  » de ce type de pouvoir. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’aujourd’hui le pouvoir politique est sorti de cette route qui était censée lui montrer le chemin vers une forme de légitimité sans conteste reléguant le monopole de la violence légitime au rang de dernier recours et quasiment d’accessoire inutile. C’est oublier que cette construction weberienne reposait sur une grande confiance envers une fonction publique ayant ses propres modes d’organisation et non pas comme aujourd’hui à la remorque des modes de gestion managériale de l’entreprise privée. Elle impliquait un nombre important de fonctionnaires assurant à l’État, dans sa forme nation, la garantie d’être en mission pour la République et son message d’universalité. Non pas certes, celui de l’idéal révolutionnaire de la «  République du genre humain  » de Cloots, oublié depuis longtemps même si les Gilets jaunes ont cherché à le réactiver, mais celle qui préside à la restauration post-révolutionnaire dans laquelle Hegel introduit dans l’organe supérieur l’élément médiateur, le corps intermédiaire nouveau représenté par les fonctionnaires. Tout cela s’inscrivait dans une Weltanschauung bourgeoise reposant sur la propriété privée comme principe premier avant même le processus matériel d’appropriation capitaliste. L’accumulation du capital reposait sur la contradiction assumée d’une propriété privée étendue aux moyens de production elle-même en constante violation de ce principe de propriété privée, ce que l’État devait gérer avec doigté au mieux des intérêts et des rapports de classes et de forces du moment. Mais quand même, si cette partialité de l’État ne faisait aucun doute, rendant par là les grands principes de l’universalité (liberté, égalité et fraternité) abstraits, elle s’exprimait de façon spécifique à partir d’une position d’extériorité surplombante33 tenant progressivement compte de la dimension universelle des problèmes… La partialité n’entraînait pas la primauté de la ou des particularités sauf dans les périodes de capitalisme sauvage ou de guerre. Le New Deal dans les années 1930 puis le Welfare state et le mode de régulation fordiste des Trente Glorieuses nous en fournissent des exemples historiques contemporains.

Le nouveau gouvernement de Macron s’est cru un temps au-dessus de tout risque, car il était censé intégrer la société civile dans le «  nouveau monde  » et son imaginaire du start-uper renversant les barrières et les lourdeurs de «  l’ancien monde  » était bien fait pour plaire à sa petite catégorie d’électeurs, un bien trop petit ensemble pour reformer une «  société civile  ». Les Gilets jaunes d’une part, les cheminots et traminots de l’autre, allaient vite lui démontrer en acte qu’en lieu et place de la société civile dont il rêvait, existait encore une «  société si vile  » que les premières réponses du pouvoir furent de la qualifier de tous les noms d’oiseaux possibles et imaginables. Aujourd’hui nous sommes toujours dans le même registre de la peur fantasmée de l’existence de nouvelles classes dangereuses avec «  l’ensauvagement  » de la jeunesse dénoncé par Darmarin. La société civile de Macron, c’est en fait la société pacifiée, «  civilisée  ».

La crise sanitaire aurait pu servir de porte de secours à un pouvoir désemparé si l’appel à soutenir le courage des «  soignants  » et des «  premiers de cordée  », n’avait été d’un cynisme absolu de la part d’un pouvoir ayant progressivement, mais continûment, mis en crise l’hôpital public et méprisé les différentes catégories de travailleurs des hôpitaux pourtant en lutte de façon récurrente depuis plusieurs années et plus généralement l’ensemble des travailleurs manuels et précaires.

La crise sanitaire a au contraire montré une capitulation du pouvoir politique alors qu’il avait pourtant fanfaronné sur une «  guerre au virus  », une guerre à mains nues en quelque sorte puisqu’apparemment on ne peut pas à la fois acheter de nouveaux lanceurs de balles de défense (LBD), des masques et des appareils respiratoires. Ce fut donc dans les faits une capitulation rapide et en rase campagne face à des comités scientifiques d’experts aux propositions et contre-propositions donnant lieu à des recommandations contradictoires et donc peu compréhensibles pour une société civile renvoyée tout à coup dans ses foyers par les mesures de confinement.

La société capitalisée

Elle est justement la société dans laquelle la tendance est vers la suppression de la distinction société civile/société politique parce que le rapport des «  masses  » à l’État n’est plus médié principalement par les anciennes médiations de la «  société civile  » (famille, quartiers, villages, marchés, bistrots, syndicats) et de la société politique (les institutions), mais est le fruit de multiples connexions à des réseaux eux-mêmes multiples.

L’État, dans sa forme historique d’État-nation a été progressivement aspiré dans le jeu d’acteurs sociaux «  privés  » ou non étatiques (associations, groupes de pression) développant pourtant une stratégie d’ordre politique qui leur fait perdre ce caractère privé sans pour cela qu’ils soient intégrés officiellement dans la puissance publique. Et si l’État a été entraîné dans ce mouvement, plutôt qu’il n’en a été à l’origine, c’est en raison de l’évolution de la conception qu’il se fait de son pouvoir régalien à dire le Droit. D’exclusif, hiérarchisé et délimitant strictement les domaines public et privé, les droits et les devoirs, il s’est progressivement transformé en devenant plus inclusif et en brouillant justement les frontières entre public et privé, entre Droit général et droits de plus en plus particuliers, entre droits et règles, entre droits et devoirs. De rigide il s’est fait plus flexible et a accru sa capacité de légitimation des nouvelles conflictualités privées à partir du moment où celles-ci demandaient ou même exigeaient de façon collective que des régulations publiques de droit viennent remplacer les arrangements privés de fait. L’État reléguant alors en arrière-fond les principes abstraits d’une légalité universaliste afin de débloquer en retour les rapports de forces qui jusque-là y étaient contenus dans certaines limites, il y a en revanche perdu en légitimité reconnue au sens de Weber, c’est-à-dire celle qui comprend à la fois des éléments traditionnels/conservateurs, des éléments rationnels et des éléments charismatiques. Il est alors devenu lui-même l’enjeu de ces rapports de forces, réseau parmi les réseaux, partenaire parmi d’autres partenaires même s’il veille à garder la main en dernier ressort. Son champ d’intervention s’est donc accru, mais au détriment de la cohérence de cette intervention et de son unité. C’est cela qui ne se percevait encore que difficilement dans les années 1970 quand Henri Lefebvre théorisait le «  mode de production étatique  » ou qu’Ernest Mandel, et parfois aussi des staliniens, parlaient en termes de «  capitalisme monopolistique d’État  », c’est-à-dire avant «  la révolution du capital  ». La multiplication de ses tâches et interventions était alors vue comme une accumulation de pouvoirs, mais encore contenus dans les appareils d’État (cf. les travaux de François Fourquet sur les équipements du pouvoir) et non pas comme une dilution du pouvoir de l’État dans ce qui peut apparaître comme de nouvelles clientèles à qui sont finalement concédés de micro-pouvoirs en termes d’influence et de droits à partir de l’exercice de leur «  pouvoir d’agir  » (cf. Le collectif du même nom crée en 2010). L’importation puis le développement de la notion positivée d’empowerment s’inscrit dans ce mouvement34.). L’empowerment articule deux dimensions, celle du pouvoir, qui constitue la racine du mot, et celle du processus d’apprentissage pour y accéder. Aux États-Unis, le mouvement des femmes battues qui émerge au début des années 1970 semble avoir été parmi les premiers à utiliser ce terme pour décrire le processus d’acquisition d’une «  conscience sociale  » ou «  conscience critique  » permettant aux femmes de développer un «  pouvoir intérieur  », d’acquérir des capacités d’action à la fois personnelles et collectives, et de s’inscrire dans une perspective de changement social. L’adoption du vocabulaire de l’empowerment en France témoigne aussi d’une réaction vis-à-vis d’institutions bureaucratiques et hiérarchisées, de modes d’encadrement normatifs, de fonctionnements politiques élitistes et fermés. Cette critique repose sur la valorisation des individus comme acteurs, à une époque où la subjectivité et les identités deviennent des thèmes majeurs dans les sciences sociales comme dans les mouvements sociaux. Il est à noter que la notion s’emploie aussi bien dans sa version féministe radicale que dans sa version réformiste de changement social, qu’enfin dans sa version libérale puisqu’elle met aussi l’accent sur l’engagement, l’autodétermination, la responsabilisation et le libre choix des individus.

Il s’est alors connecté à tout ce qui était branché sur lui dans une sorte de processus d’inversion, mais avec des effets d’interaction.

De sujet transcendantal (Hegel), l’État est devenu objet de tous les rapports de force qu’il avait «  libérés  » et vis-à-vis desquels il joue soit le rôle d’accélérateur (le mariage pour tous) soit le rôle de modérateur (les lois de bioéthique). Plus généralement, nous l’avons dit ailleurs, les droits et règles qui sont la résultante empirique des rapports de force remplacent le Droit. Alors que ce dernier tenait sa source du principe constitutionnel, les premiers établissent leur régime de droit conventionnel sur la base de leur propre paradigme régulateur (cf. les arguments pour la PMA et la GPA, la séparation entre féminicide et homicide, l’apparition de la notion d’écocide, etc.). L’équilibre doit alors se réaliser par agrégation horizontale d’équivalences (d’équivaleurs) plutôt que par synthèse consensuelle hiérarchisée verticale. Mais tout cela ne fait pas partie d’un Plan du capital  ; tout se passe de manière purement empirique et à tâtons, de proche en proche dans un système d’ensemble qui ne semble plus se définir qu’a posteriori. C’est en tout cas ce que l’on peut entendre quand on écoute le discours de ces forces (cf. les thèses intersectionnistes) qui se croient en lutte contre l’ordre moral et politique établi sans voir qu’aujourd’hui c’est principalement le capital qui émancipe des anciennes valeurs et normes et donc les émancipent en en «  libérant  » d’autres35.

Cet équilibre ne peut qu’être instable ou transitoire, puisque ces rapports de forces devenus dans la pratique des campagnes de militantisme promotionnel se modifient potentiellement au jour le jour au gré du nomadisme des identités multiples et relatives. C’est comme s’il y avait une base de droits comme il y a une base de données et que ces droits cherchent des sujets ou des paroles pour les représenter (le droit des animaux, le droit des arbres, etc.) car de la même façon qu’il y aurait des minorités invisibilisées, il y aurait des identités silencieuses. Mais ce qui se présente comme nouveau sujet ne peut le faire que dans l’expressivité d’une pratique «  communicationnelle  ». Elle doit s’inventer un langage de compréhension du monde (exemple de l’écriture inclusive) et de fausse conscience (le discours de la victimisation) de la barbarisation des rapports humains. La conséquence en est qu’il est difficile de se retrouver sur un langage commun, pourtant à la base de tout échange et de toute unité d’action. Pourtant, ce langage posé en a priori de la communication et de l’information, relègue son éventuel contenu politique au second plan. Sur cette base performative le discours censé changer le monde doit pour exister se présenter comme pratique sociale réelle pouvant faire l’objet d’études scientifiques (par exemple les «  études de genre  ») sans pour cela relever d’une théorie (il n’y aurait pas de théorie du genre). Il est vrai que des connaissances spécialisées ainsi produites saucissonnées, n’ont plus les unes pour les autres aucune signification autre que militante puisqu’elles ne relèvent plus d’un modèle commun d’objectivité/universalité, mais d’une décision forcément non partagée car extrémisée en arbitraire (par exemple de «  mon corps est à moi  », à je peux donc le prostituer).

La société capitalisée est en autoproduction permanente, mais on pourrait chercher en vain une «  société civile  » dans ce magma (processus de totalisation) fractionné (sans totalité).

Parachèvement de la tendance ou contre tendance  ?

La solidarité organique dont nous avons parlé dans le cadre de l’action de l’État protecteur perdure dans ses formes anciennes de mission de service public comme en témoigne l’accueil de tous dans les hôpitaux publics, la prise en charge des tests et soins, mais en tension et même en contradiction avec les nouvelles pratiques de gouvernance (la rétribution à l’acte) et de gestion des flux (le développement des pratiques ambulatoires puisque le nombre de lits n’augmente pas) que la crise sanitaire a soudain fait émerger au grand jour. Aussi, pour lutter pleinement contre le virus, dans les conditions qui sont les leurs, les personnels de santé ont été dans l’obligation de bousculer (ne serait-ce que provisoirement) les anciennes hiérarchies et les clivages d’une profession encore organisée de façon très corporatiste. Les structures hiérarchiques ont été partiellement supplantées par l’urgence et la nécessaire mise en place de gestes de coopération, de réseaux de complicité, de partage et de roulement des tâches. Alors même que le personnel soignant avait été à la pointe des mouvements revendicatifs depuis quelques années à cause de ses conditions de travail déplorables, mais avec des revendications qui n’ont pas vraiment semblé s’attaquer aux lourdes hiérarchies en place, le virus a engendré une sorte de «  passion  » du soin qui peut être vue comme un début de réappropriation de la fonction hospitalière au sens noble du terme. En cela, ces pratiques ne peuvent être réduites à ce que le gouvernement a voulu en faire en saluant les «  premiers de cordée  », ni même d’ailleurs à l’accueil que leur ont réservé les «  usagers  » du service public manifestant tous les soirs aux fenêtres, eux qui, pour la plupart, n’avaient pas manifesté dans la rue aux côté de ces mêmes soignants quelques mois plus tôt.

Il n’en demeure pas moins que la catégorie des «  soignants  » et plus particulièrement les médecins et urgentistes d’hôpitaux se retrouvent encore aujourd’hui en situation d’appuyer à la base la position des experts en jouant les Cassandre devant l’éventualité d’une seconde vague. Ils jouent ainsi un rôle d’intermédiation entre l’État et la population en contradiction avec le discours syndical convenu de lutte contre la «  casse  » de l’hôpital public tenu pendant la période précédent la pandémie. C’est un exemple du lien existant encore entre ce qui n’est plus vraiment l’appareil de l’État tel qu’il existait dans sa forme nation et l’ancienne société des besoins (la «  société civile  »). Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons dit dans notre livre et les suppléments plus tardifs au sujet du mouvement des Gilets jaunes36 et sur ce que le mouvement a eu de «  sauvage  ». Juste pourrait-on préciser que la stratégie du «  grand débat  » de Macron se voulait une réponse à l’immédiateté posée par les Gilets jaunes face à l’État en remplissant le manque que constituerait cette absence de «  société civile  ». Accessoirement, cette manœuvre dilatoire court-circuitait le débat interne au mouvement des Gilets jaunes et tendait à disqualifier la lutte continue, Acte après Acte, comme un refus de tout débat et une attaque directe et consciente contre l’État. C’est en tout cas ce qu’affirmèrent Castaner et le préfet de Paris Lallemand quand ils décidèrent de considérer toute manifestation des Gilets jaunes comme illégale et devant être réprimée par des mesures aussi bien préventives qu’in situ.

Dans ses avatars tardifs, des fractions de gauche du mouvement des Gilets jaunes ont cherché à recycler des éléments de la lutte dans une perspective de type Conseil national de la résistance (CNR) comme si le programme de celui-ci avait été mis en place par des forces résistantes de terrain, une illusoire société civile de résistance et non pas par l’État-Plan de la Libération exaltant la puissance nationale et coloniale à travers une stratégie politique d’indépendance nationale fondée sur l’énergie nucléaire, le progrès à tout prix et l’appui précieux de la politique du «  retroussons nos manches  » et «  il faut savoir terminer une grève  » de la CGT et du Parti communiste français  !

Le fondement politico-stratégique de ces nouvelles alliances à nouer serait que la nouvelle résistance aurait aujourd’hui comme ennemi principal le système ordolibéral contre lequel il faudrait faire front et non pas le capitalisme.

Nous avons signalé ailleurs (cf. le Relevé de notes en temps de crise sanitaire, no X du 28 juin 2020) le silence actuel des groupes écologistes et des manifestants pour le climat par rapport à la question du nucléaire, son lien avec la forme nation de l’État et le concept de souveraineté avec tout ce qu’il contient de manifestation de puissance. D’une question politique donnant lieu à des antagonismes et des affrontements contre l’État-nation (encore aujourd’hui à Bure), on est en train de glisser tout doucement vers des discussions plus techniques sur les énergies alternatives, leur aspect plus ou moins carboné et la nouvelle place que le nucléaire pourrait occuper dans les différents flux énergétiques qui circulent à travers le monde. Querelles d’experts qui ennuient particulièrement les pouvoirs politiques et échappent à ce qui est aujourd’hui censé refaire «  société civile  » puisque les personnes tirées au sort de la convention sur le climat ne se sont semble-t-il pas prononcées sur ce sujet, à la réflexion encore très et trop clivant.

Pour conclure, le capital continue à faire société en tant qu’il reste un rapport social, mais il est maintenant difficile de le théoriser dans les termes anciens utilisés par Hegel et Marx car un terme, comme celui de «  société civile  » nous est aujourd’hui proposé non plus dans la version objective de son origine, mais en tant que reconstruction idéologique à effets politiques. En effet, le recours à la notion de «  société civile  » dans les conditions d’aujourd’hui n’est, pour nous, qu’une façon de qualifier la tendance à l’unité de la société capitalisée à travers le développement de la forme réseau de l’État. 

Or, aujourd’hui, la vulgate consiste à opposer la société civile à «  la société politique  »  ; en gros des individus, groupes ou associations qui proviennent des milieux non directement impliqués dans la décision politique et stratégique nationale ou mondiale, mais qui, dans leur sphère, ont de l’influence et du pouvoir. Un des derniers exemples de cette nouvelle forme d’alliance en réseaux nous est fournie par la réunion du 16 octobre 2020 à Chapelle Darblay devant l’usine de papier 100 % recyclé en situation de fermeture et de mesures de licenciements, entre la direction de la CGT et celle de Greenpeace, Attac ayant semble-t-il joué l’agent de liaison pour cette opération.

C’est bien ce sens de mise en réseau de nouveaux niveaux de pouvoir que la définition de l’ONU donne de la société civile  :

«  La société civile est le “troisième secteur” de la société, aux côtés du gouvernement et du monde des affaires. Elle comprend des organisations de la société civile et les organisations non-gouvernementales. L’ONU reconnaît l’importance du partenariat avec la société civile, parce qu’elle fait progresser les idéaux de l’Organisation et qu’elle appuie ses efforts  ».

Une définition proche de celle de la Banque mondiale  :

«  Le terme société civile désigne le large éventail d’organisations non-gouvernementales et à but non-lucratif qui animent la vie publique, et défendent les intérêts et les valeurs de leurs membres ou autres, basés sur des considérations d’ordre éthique, culturel, politique, scientifique, religieux ou philanthropique. Le terme organisations de la société civile (OSC) fait donc référence à un vaste éventail d’organisations  : groupements communautaires, organisations non gouvernementales (ONG), syndicats, organisations de populations autochtones, organisations caritatives, organismes confessionnels, associations professionnelles et fondations privées  ». Ces définitions parlent d’elles-mêmes, elles sont descriptives et n’nt plus rien à voir avec le concept théorique d’origine.

 

Cette «  troisième société  » — dont parlent les définitions de l’ONU et de l’UE et qu’elles nomment société civile — ne fusionne ni n’est assimilée dans l’État. Par exemple, si les ONG — qui sont données par ces définitions comme des acteurs de la nouvelle société civile — se mettent parfois au service de l’État, elles restent distinctes de lui et même revendiquent cette supposée indépendance, alors qu’il ne s’agit que d’une autonomie qui leur permet de jouer d’égal à égal avec un État lui-même redéveloppé dans sa forme réseau. Ainsi Greenpeace peut inciter les États à agir selon ses objectifs propres  ; et s’ils n’agissent pas en ce sens, l’ONG peut passer outre et transgresser les (faibles) règles de la supposée «  communauté internationale  ». Un État «  light  » donc, tel que le conçoit idéalement, au niveau I de l’hypercapitalisme du sommet, l’UE par rapport à ses États membres. Quant au niveau II du territoire national, les formes diluées des anciens États-nations interagissent avec la nouvelle mal nommée «  société civile  » dans certaines conjonctures et pour certaines opérations qui, finalement, constituent de puissantes forces désinstitutionnalisantes.

 

Jacques Wajnsztejn, septembre-octobre 2020

Notes

1 – Si on veut être complet, la première référence est celle à la koinônia politikè d’Aristote qui sera traduite en latin au XVIe siècle par le terme de societas civilis et repris par John Locke dans sa Lettre sur la tolérance de façon à la distinguer de la société religieuse. Au XVIIIe siècle elle est associée à la res publica au sens d’une société politisée/civilisée opposée à l’état de nature (cf. les théories du droit naturel). La boucle semble bouclée  : la société n’est ni religieuse ni naturelle, mais contractuelle.

2 – Alors que comme le montre Fernand Braudel il est à la fois accumulateur primitif, capteur des échanges hors de lui et à l’initiative du commerce au long cours.

3 – Bürgerliche als (comme bourgeois) disait-il.

4 – C’est une rupture fondamentale avec la conception d’Aristote, qui dominait jusque-là, dans laquelle société civile et société politique étaient confondues.

5 – C’est en tout cas la «  traduction  » qu’en donne Kostas Papaoioannu dans sa présentation du livre de Marx sous l’intitulé hétérodoxe de Critique de l’État hégélien. Manuscrit de 1843, UGE, coll. «  10/18  », 1976, dont je m’inspire ici. Il surinterprète, à mon avis à bon escient, la simple traduction littérale de la notion de «  vie éthique  ».

6 – Marx parlera de «  transsubstantiation politique  ».

7 – «  Le principe des États modernes a cette puissance et cette profondeur extrêmes de laisser le principe de la subjectivité s’accomplir jusqu’à l’extrémité de la particularité personnelle autonome et en même temps de le ramener à l’unité substantielle et ainsi de maintenir cette unité dans ce principe même  » (Critique du droit politique hégélien, op. cit., p. 277-278). Aux États-Unis, l’écart à la norme reste important puisque les quakers, anabaptistes, et aujourd’hui les survivalistes échappent tout ou partie au rapport à l’État.

8 – À cet égard, le RIC en toute matière de certains Gilets jaunes innove parce qu’il introduit une rupture avec l’idée de médiation représentative et une critique de la dimension verticale du pouvoir.

9 – Ceci est en rupture avec la position de Fichte proche de celle des mercantilistes et de List avec sa théorie du protectionnisme éducateur. À la plasticité et la vivacité des échanges, Fichte préfère une mécanique sociale maîtrisant la loi de la jungle qui règne sur le marché libre.

10 – Il n’adhère à la Révolution française que tant que celle-ci est capable de préserver la Totalité et de ne pas la sacrifier à la «  liberté absolue  » érigée en mauvais universel car, dans ce cas, elle exacerberait les luttes entre fractions et ne pourrait que faire œuvre destructrice (cf. Phénoménologie de l’Esprit, vol. II, Aubier, p. 135). Pour Hegel c’est plus Napoléon que Robespierre qui est capable de réaliser l’idéal d’un État comme lieu d’accomplissement de la Raison. Il y voit l’accomplissement de l’Aufhe­bung dialectique à la fois dépassement et réconciliation.

11 – Sans qu’intervienne l’idée démocratique que tous doivent participer aux affaires de l’État, puisque tous n’y entendent pas quelque chose (ibid., p. 340).

12 – Un point de vue qui sera finalement systématisé par Max Weber à propos de la place de la bureaucratie dans «  l’esprit du capitalisme  ».

13 – C’est par exemple, le peuple des Gilets jaunes dans son idéalité qui en fait l’unité. L’erreur serait alors de le figer dans des contrats ou des pactes lui donnant, par surcroît, son contenu social, ce qu’ont cherché à faire des fractions de gauche des Gilets jaunes type LFI/Fakir où l’Assemblée des assemblées et le NPA/CGT. Alors que ce qu’il y avait de nouveau dans cette révolte, c’est que le mouvement révélait la grandeur du «  peuple Gilets jaunes  » de par sa simple existence combattante. À l’opposé, pour nous, il n’y avait pas de raison de vouloir le gauchir artificiellement ni de lui chercher des revendications et des convergences le légitimant vis-à-vis du pouvoir, des organisations syndicales, des salariés et de l’opinion publique. On peut ici rappeler la formule de Marx  : «  La plus grande mesure prise par la Commune, c’est sa propre existence  » (La guerre civile en France, Éditions sociales, 1953, p. 224.)

14 – Pour Hegel, le peuple n’est qu’une foule, une masse informe dont l’action ne peut être que rudimentaire, irrationnelle et sauvage, l’expression des passions. Il n’y a rien à en attendre du point de vue de la Constitution. Celle-ci doit être imposée au peuple réel au nom du peuple comme idée.

15 – Critique du droit politique hégélien, Éditions sociales, 1975, p. 68-69.

16 – Pour elle, l’existence d’une vie politique présuppose la dialectique du privé et du public parce qu’il faut avoir une autonomie suffisante dans la sphère privée (la possibilité de se donner sa propre loi) pour prétendre participer à la loi commune. Une dialectique donc et non la confusion privé/public qui conduit à la dégradation de l’ordre politique en une société dominée par le social (aujourd’hui on dirait plutôt  : dominée par «  les faits de société  »).

17 – Dans ces textes sur la Commune il prend acte du fait que l’État politique est devenu l’État-appareil qui s’est rendu maître de la «  société civile  » et la Commune devient son antidote en tant que «  reprise par le peuple et pour le peuple de sa propre vie sociale  » (op. cit., p. 212). Sur les trois conceptions successives de Marx sur l’État, nous renvoyons à notre texte  : «  Marx, l’État et la théorie de la dérivation  », in J. Guigou et J. Wajnsztejn (dir.), La société capitalisée, p. 154 sq., disponible sur le site de Temps critiques à  : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article300.

Marx y met en avant la nécessité d’une médiation dans une forme politique  : «  la Constitution communale  » sans institutionnalisation au sens où elle est insurrection permanente contre une résurgence de l’appareil d’État. Cette tendance communaliste de Marx, assez conjoncturelle faut-il ajouter, s’oppose à sa position principale, post-politique qui considère comme essentiel un dépérissement du politique au profit d’une administration des choses, notion reprise de Saint-Simon, mais dans une tout autre perspective.

18 – Marx, Vers l’abolition de l’État et de la société civile, ŒuvresIII. Philosophie, [traduction de Maximilien Rubel], Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1027-1028.

19 – Une difficulté que l’on retrouvait encore au sein de Temps critiques à ses débuts entre 1989 et 1992 parce que les camarades allemands accolaient toujours la qualité de bourgeoise à «  société  »  ; de même pour l’individu, toujours nommé individu bourgeois alors que nous parlions nous en termes de processus d’individualisation confinant d’abord vers l’individu-prolétaire puis à ce que nous avons appelé, dès le no 2, l’individu-démocratique (cf. l’article de Charles Sfar et de Jacques Wajnsztejn  : «  L’individu-démocratique et le miroir tragique du salariat  ».

20 – Gramsci ne fait pas partie de notre «  album de famille  », mais il a ici doublement son actualité.

21 – Cahiers no 6, p. 83, Gallimard, 1971.

22 – Pétain n’englobe pas la famille parce qu’il en fait un point cardinal de sa trilogie («  travail-famille-patrie  ») et dans cette mesure il l’annexe. Ici, dans les nouvelles formes de famille le mouvement n’est pas de haut en bas comme dans le rapport traditionnel État/société civile, mais il est suffisamment horizontal et interactif pour que la distinction n’ait plus lieu d’être.

23 – Cf. Les dernières interventions d’Agamben sur la Covid-19, retranscrites dans Lundi matin et notre critique dans cette même revue.

24 – Une vision certes présente chez Marx, mais non hypostasiée, car cohabitant avec d’autres appréciations.

25 – Cf. les condamnations des mesures préfectorales récentes par les tribunaux administratifs de Lyon et Strasbourg.

26 – Sur ce point on peut se reporter à la note 1 du «  Relevé de notes en temps de crise sanitaire V  » sur le blog de Temps critiques.

27 – Habermas, L’intégration républicaine : Essais de théorie politique, Paris, Fayard, 1998, p. 356. Devant les risques de colonisation du monde vécu par le «  système  », la société civile reste une force restructurante source de droits et de liberté, qu’il faut préserver.

28 – Cf. Oskar Negt, Payot, 2007 dont la thèse sur l’espace public oppositionnel est censée faire pièce à la neutralisation de l’espace politique dans la société du capital. Cf. aussi, les thèses d’Alexander Neumann dans la revue internationale en ligne Variations.

29 – Jean-Claude Michéa ne déroge guère à cet appel moralisateur aux valeurs supposées partagées de la «  société civile  ». Il met en avant la «  décence ordinaire  » (cf. La common decency britannique exaltée par George Orwell) et il la définit comme «  Sens commun qui nous avertit qu’il y a des choses qui ne se font pas  ». Une position qui ne représente qu’une alternative à la position dominante sans en constituer l’opposition.

30 – Si on peut dire que la distance qu’entretenait quelqu’un comme Giscard relevait encore de la distance de classe, Mitterrand représentait un des derniers types de l’homme d’État distancié et donc forcément un peu au-dessus de la mêlée, comme de Gaulle avait pu le paraître pour d’autres raisons et à une autre époque. Les gesticulations de Sarkozy comme celles de Macron montrent a contrario cette perte de distance et une dimension immédiatement et essentiellement de nature communicationnelle. Le «  concept  » de start-up nation en est l’émanation la plus récente et dans la simplification caricaturale des rapports sociaux qu’elle produit, elle rend immédiatement fallacieux tout le discours sur la société civile puisqu’elle confond sans vergogne politique républicaine et monde des affaires.

31 – Cf. aussi, Paolo Virno  : «  Virtuosité et révolution  : notes sur le concept d’action politique  » (Futur antérieur, no 19-20) et une théorisation de l’action vers une sphère publique autonome via les possibilités du General intellect.

32 – Cf. l’article du même nom de Frantz Durupt, in Libération, le 17 mai 2017.

33 – Seul Rousseau dans Le Contrat social condamne cette position de surplomb en proposant la séparation en souveraineté du peuple et gouvernement  ; puis les anarchistes bien sûr, en théorie du moins, car l’exemple espagnol de la guerre d’Espagne ne fut pas probant avec leur participation au gouvernement bourgeois.

34 – Cf. Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener  : L’empowerment, une pratique émancipatrice ?, Paris, La Découverte, 2013.

35 – Pour un point de vue différent sur l’émancipation, on se reportera, dans ce même numéro, à l’article de Sophie Wahnich.

36 – L’évènement Gilets jaunes, La Bauche, À plus d’un titre, 2019  ; et les suppléments à Temps critiques  : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?rubrique16