supplément #6 au numéro 19
Gilets jaunes : Sur la ligne de crête
Une ligne de crête qui accompagne tous les soulèvements car, par définition, on ne sait pas quand et comment va se faire la bascule. Ce qui nous fait entrevoir cette phase, c’est que le mouvement des Gilets jaunes s’échoue aujourd’hui sur plusieurs écueils qui ont pourtant fait sa force hier.
S’il ne se laisse pas définir, il ne se définit pas lui-même
Si le mouvement des Gilets jaunes ne se définit pas par ce qu’il n’est pas (antisémite, anti-migrant, sexiste, homophobe), ce qui serait se mettre dans la contre-dépendance des attaques de ses ennemis ou des médias, il ne se définit pas non plus par ce qu’il est. Comme dans tout mouvement qui possède une véritable dynamique propre, des clivages présentés comme une réalité incontournable par l’État, les sociologues et les médias, n’en sont plus pour lui. Pour « les gens d’en bas » qui se soulèvent contre l’ordre des dominants, les fractionnements entre « quartiers sensibles » et communes périurbaines sont relativisés lorsque les lycéens de Mantes-la-Jolie montrent qu’en banlieue aussi la survie n’est plus supportable ; fractionnement réduit entre assistés et chômeurs ciblés par la phrase assassine de Macron « il n’y a qu’à traverser la rue pour trouver un emploi » puisque de nombreux chômeurs, présents sur les ronds-points, développent solidarité et convivialité ; fractionnement effacé entre travailleurs pauvres (l’emploi n’est plus gage de vie décente) et petits salariés, artisans ou auto-entrepreneurs.
Par sa dynamique propre, par l’action directe, le mouvement des Gilets jaunes a réfuté pratiquement les reproches idéologiques que lui adressent abstraitement les milieux politico-médiatiques dominants.
Au sein d’une frange de la population, qui n’a pas toujours été la plus active dans les mouvements sociaux précédents, parce qu’elle a à la fois voulu et subi les processus d’individualisation, se fait jour la bonne vieille idée redécouverte dans chaque lutte d’importance, celle que le pouvoir divise pour mieux régner. Mais force est de reconnaître qu’après trois mois de lutte, ces avancées politiques sont insuffisantes. En effet, alors qu’il a aussi connu une certaine maturation dans le discernement de ses objectifs (de la lutte antifiscale à la lutte pour la justice sociale, par exemple), le mouvement ne parvient toujours pas à véritablement se définir. Cela nuit non seulement à son extension vers les marges de sympathisants hésitants, mais rend abstraite l’idée souvent mal comprise à l’extérieur du « Tous Gilets jaunes » puisque sans définition plus précise de ce qu’il est, toutes ces franges proches devraient l’intégrer et, à l’inverse, au nom de qui ou à partir de quel principe pourrait-il dire : « non, vous, vous n’êtes pas Gilets jaunes » ? Ni l‘appel de l’assemblée des assemblées à Commercy ni les communiqués du groupe Gilets jaunes Lyon-centre n’ont réussi à lever cette équivoque par rapport, par exemple, à la présence de l’extrême droite à l’intérieur du mouvement.
C’est que la communauté de lutte pose comme première valeur politique la solidarité dans le désaccord, c’est-à-dire l’inverse de l’appréhension traditionnelle de la politique, y compris à l’extrême gauche qui, quant à elle, pose au contraire le désaccord comme principe premier et « ligne » de partage. Cette disposition première, en faveur de la communauté de lutte et de la solidarité qui en découle, amène le mouvement à ne pas aborder ou à reléguer au second plan « les sujets qui fâchent ». Ne pas trop en dire pour pouvoir continuer à se dire les choses. Ainsi, alors que les Gilets jaunes parlent beaucoup de votes et les utilisent pour prendre des décisions, alors que nombreux sont ceux qui, parmi eux, mettent en avant le vote par RIC, la question du droit de vote n’est absolument pas abordée, car elle fractionnerait la solidarité des Gilets jaunes à partir du moment où il faudrait prendre une position sur le qui est citoyen et surtout qui ne l’est pas, au risque du désaccord.
Dans les AG, il est ainsi souvent nécessaire d’intervenir déjà pour faire corriger l’appellation « assemblée citoyenne » souvent utilisée dans les assemblées issues de ronds-points pour coordonner action et réflexion entre communes périurbaines. Car le flou persiste souvent sur les contours de la citoyenneté d’autant que dans ces actions, les Gilets jaunes n’hésitent pas à faire appel à des salles de mairie et à y accepter des élus municipaux ou même des députés, ce qui fait qu’on a parfois du mal à distinguer ces débats du « Grand débat ».
Ce n’est peut-être qu’un pis-aller, mais en l’état actuel des choses la notion « d’assemblée populaire » utilisée dans les assemblées de Commercy et celles (plus urbaines) qui les ont rejointes reste dans le vague. Malgré tout, cette dénomination d’assemblée populaire prête moins à confusion tout en étant fort paradoxale. En effet, les « assemblées citoyennes » sont d’une composition sociale bien plus populaire que les « assemblées populaires » qui sont, elles plus « citoyennes » au sens Révolution française du terme. Pourtant, à l’origine, sur le terrain des ronds-points, la question ne s’était pas posée abstraitement, mais de façon pratique, car il paraissait difficile d’être sur un barrage ou un rond-point avec un « étranger » qui se bat contre l’injustice fiscale à côté de vous et de lui dire que le RIC ce n’est pas pour lui… parce qu’il n’a pas la nationalité française et qu’il ne peut pas voter ! La référence à la Révolution française devrait ici encore servir : est « citoyen » celui qui participe à la « révolution », quelle que soit sa nationalité.
Si, pour beaucoup de Gilets jaunes, la référence à la Révolution française est réelle et profonde, alors il faut que le mouvement assume sa part de sans-culotterie sans qu’elle soit sans cesse rabattue sur celle d’un citoyen juste conçu comme sujet du pouvoir d’État en remplissant des devoirs qui donnent lieu à des droits. Par ailleurs, cela mettrait fin pratiquement à cette idée saugrenue, partagée par certains Gilets jaunes, d’un vote considéré comme obligatoire et donc comme un devoir plus qu’un droit. Mais ce serait faire preuve d’optimisme de penser que le mouvement pourrait en quatre mois acquérir une conscience de la communauté (humaine) qui efface toute frontière. La communauté de lutte trace, consciemment ou non, ses frontières dans la lutte. L’exemple frappant en est de la distinction qui apparaît dans des discussions entre Gilets jaunes « de base » sur la question des migrants1. Si les immigrés sont bien reconnus et acceptés par les Gilets jaunes — d’autant qu’il s’en trouve un nombre non négligeable parmi eux — ils le sont sur la base de l’ancienne figure du travailleur immigré. Des descendants de travailleurs immigrés et qui sont Gilets jaunes par ailleurs, considèrent que leurs parents et eux sont devenus ou sont français parce qu’ils ont contribué à la construction et à la prospérité du pays, alors qu’à leurs yeux les migrants d’aujourd’hui ne cherchent pas à se fixer et s’établir (cf. Calais et tous ceux qui veulent absolument passer en Angleterre) et relèveraient d’une gestion internationale de crise qui échappe à la communauté de lutte2. En conséquence, cela restreint considérablement le champ de sa tension vers la communauté humaine. Plus concrètement, c’est aussi une situation à courte vue, car si la force de travail est globalement surnuméraire aujourd’hui dans le procès de valorisation du capital, le surnombre n’est pas toujours là où on le croît, comme le montrent les efforts actuels d’entreprises comme MacDo, Starbucks et autres grossiums de l’hôtellerie-restauration ou du BTP, qui vont jusqu’à proposer à des migrants fraîchement arrivés3, des cours accélérés de français parce qu’elles recherchent des « petites mains » à des conditions tellement à la marge du droit du travail que personne ne les acceptent.
Un discours plus protestataire que révolutionnaire ou réformiste
Si l’expression d’une juste colère a fait la force du mouvement à ses débuts, il cherche aujourd’hui un second souffle qui le transformerait en une lutte sociale plus globale contre un ensemble structuré par l’État et le capital. Ce qu’il a tendance à résumer par les termes de lutte contre le « système », sans chercher à davantage le définir. Faute d’y parvenir, cette colère a tendance à se transformer en haine contre l’oligarchie (le « je vous hais compris » écrit parfois sur des gilets jaunes dénote en passant d’une certaine culture politique et d’un humour de bon aloi), elle-même réduite à quelques grandes entreprises ou banques et à quelques individus (politiques, journalistes influents) « que l’on va aller chercher » comme le disent les manifestants. C’est comme s’il fallait leur faire payer individuellement leur forfaiture, alors pourtant que les Gilets jaunes ont pris conscience progressivement qu’ils ont affaire à un « Système ». En cela Macron est victime de son propre « dégagisme ». Il croyait avoir fait le plus dur en se débarrassant de l’ancien monde politique et c’est l’ancien monde populaire qui lui tombe sur le dos ; un monde nettement plus difficile à faire disparaître.
Cette colère anti-Système des Gilets jaunes est confortée par une vision oligarchique du pouvoir, vouant à la vindicte populaire seulement les 1 % les plus riches qui opprimeraient les 99 % autres, alors que tous les rapports sociaux sont traversés par des hiérarchies et des inégalités qui divisent et fragmentent ; le procès de domination parcourt l’ensemble du rapport social. Reconnaître cela, ou au moins en tenir compte, serait reconnaître que la notion de peuple n’existe pas en soi, qu’elle se construit dans le conflit et la tension entre ceux qui dirigent, à quelque titre que ce soit (économique, politique, culturel) et ceux qui n’ont aucun titre pour le faire. Mais il n’y a pas non plus de raison de faire porter aux Gilets jaunes le poids d’une supposée inexpérience politique alors que c’est une opinion bien partagée, aussi bien par les Occupy Wall Street américains que par un parti politique comme La France insoumise !
Il s’ensuit que le mouvement est souvent guetté par la recherche du bouc émissaire ou par les thèses complotistes d’autant que les réseaux sociaux cultivent facilement l’entre-soi et particulièrement Facebook qui est leur relai le plus utilisé. Cela a été le cas, plusieurs fois, quand, dans certaines villes, le mouvement a projeté de lancer des actions contre la banque Rothschild, une cible privilégiée parce qu’elle serait un symbole du capitalisme mondialisé et aussi parce que Macron y a été associé-gérant. Que ce type d’action soit repris par un groupe spontané comme Article 35–Insurrection est une chose, puisque sa révolte se situe dans l’immédiatisme et l’action directe. Mais que l’on en arrive à devoir expliquer en AG, où des représentants des divers groupes de Gilets jaunes sont présents, qu’il faut arrêter avec les symboles et regarder plutôt la réalité du système bancaire dans le fonctionnement global du capitalisme est le signe d’une réelle faiblesse théorique. Sur ce point comme sur le rôle des actionnaires dans la formation du capital, la critique du « système » est biaisée par le fantasme d’une finance qui représenterait le mal absolu.
Nous l’avons déjà dit, on ne peut reprocher aux Gilets jaunes dont la maturité politique est de quatre mois de commettre les mêmes simplifications que celles produites par des organisations politiques d’extrême gauche confirmées ou par des journaux comme Le Monde diplomatique. La difficulté consiste à essayer de corriger le tir sans jouer aux experts… et en tenant compte du fait que l’analyse des Gilets jaunes est limitée d’entrée de jeu par le fait qu’elle isole le procès de circulation du capital du procès de production alors que le capital justement tente, à travers les réformes libérales, de l’unifier.
Pour rester concrets les Gilets jaunes ont parfois tendance à se rattacher à des chiffres censés parler par eux-mêmes, mais qui donnent lieu à une surinterprétation proche du contresens. Par exemple dans un tract Gilets jaunes sur la finance, dont une partie est consacrée aux actionnaires et aux dividendes. La présentation qui en est faite pour la France tend à accréditer l’idée que c’est en France que les dividendes atteignent la meilleure rémunération en pourcentage pour les actionnaires, ce qui serait absolument scandaleux et ferait de celle-ci un modèle de capitalisme spoliateur. Or, c’est justement parce que jusqu’à maintenant la France a mieux résisté au modèle anglo-saxon de capitalisme et à ses exigences, que la France a plus besoin d’attirer de capitaux. Ainsi, elle a refusé le passage aux retraites par capitalisation, ce qui la prive de ses propres fonds de pensions et l’amène à rétribuer davantage les placements. Le problème n’est pas tant que cette approche est fausse, mais qu’elle empêche de comprendre le fonctionnement d’ensemble du capitalisme au niveau théorique et au niveau pratique, ce qui bloque souvent les discussions. Le mouvement ayant tendance à porter une attaque « morale » plus que politique cela inclut l’idée d’une moralisation possible des choses et des rapports sociaux. Cette tendance ne peut être contrecarrée que par des actions qui commencent juste, mais se développent en soutien à des conflits sociaux, dans des secteurs qui sont demandeurs parce que les syndicats y sont peu présents, comme les entreprises de sous-traitance de la grande distribution. Elles complètent les actions premières de blocage de la circulation en direction des plateformes en ce qu’elles mettent l’accent sur la dénonciation de l’exploitation et qu’elles peuvent jouer dans un sens favorable sur le rapport de force.
Un universalisme contradictoire au risque de l’isolement
Après avoir élargi ses revendications de départ et continué à refuser de négocier, ce point étant essentiel dans le maintien d’un rapport de force antagonique avec les pouvoirs en place, le mouvement rencontre des difficultés à s’étendre sur cette base initiale. Difficultés rencontrées dans la jonction du 5 février et avec l’échec de la liaison avec le mouvement lycéen en décembre, qui conduisent le mouvement à faire retour sur lui-même, dans des revendications qui font peut-être son originalité, mais qui ne sont plus que les siennes propres. Le mouvement des Gilets jaunes a certes raison de vouloir affirmer à la fois sa préséance dans la lutte et son autonomie par rapport aux autres forces. Par là, il s’est placé comme une sorte d’avant-garde de masse (« Tous Gilets jaunes ») dans la mesure où le fait d’enfiler le gilet jaune devenait tout à coup un acte de résistance en lui-même, un signe de reconnaissance ensuite et enfin le premier pas vers autre chose. De ce fait, il n’avait rien à attendre de l’appel traditionnel et le plus souvent « bidon », à une « convergence des luttes », tarte à la crème des années 2000 ayant succédé au « Tous ensemble » des années 1990. Le fiasco de la manifestation commune du 16 mars entre Climat et Gilets jaunes montre que le chemin sera long avant que tout le monde devienne « Gilets jaunes » où que les Gilets jaunes se fondent dans la révolution ou la République du genre humain ». Mais il n’est pas dit que certains de ceux-là ne se retrouvent pas plus facilement sur des actions de blocage de l’économie (énergie) ou dans des actions de soutien aux salariés en lutte ; autant d’interventions qui peuvent profiter de la déstabilisation générale des pouvoirs en place. Le problème est alors de savoir quel rôle y jouer. Sans vouloir trancher définitivement, notre expérience actuelle de la chose nous montre qu’il serait dommage qu’on y rejoue le soutien aux luttes du peuple tenu par les maos dans les années 1970. Les Gilets jaunes, sous prétexte qu’ils sont mobilisés et déterminés ne doivent pas être une sorte de bras armé (même sans arme) des salariés ou de n’importe quelle autre lutte.
C’est quand on agit ensemble contre la société capitalisée qu’on converge et non pas en agissant séparément d’abord, pour converger éventuellement ensuite (cf. à ce sujet, le contre-exemple des « stylos rouges4 »).
Si les Gilets jaunes font ressortir aujourd’hui un autre « Tous ensemble », il n’est pas de même nature que celui de 1995. Le premier était un appel à toutes les fractions de salariés, mais avec l’idée que la classe ouvrière et des catégories particulières comme les cheminots, en étaient la pointe avancée ; avec le second celui des Gilets jaunes, le « Tous ensemble » est posé au-delà du fractionnement. Étant potentiellement tout le monde, on ne voit pas qui pourrait les rejoindre, mais la conséquence en est que ce sont les Gilets jaunes qui finalement se posent ou sont perçus comme cette pointe avancée, ce qui évidemment n’est pas fait pour plaire à tout le monde et explique en partie les atermoiements de la CGT et de ses différentes fractions par rapport au mouvement, chose qui est apparue encore plus clairement le 19 mars que le 5 février.
Ce « Tous ensemble » est donc plus potentiel que réel et ajouté à la répétitivité usante des manifestations du samedi avec leur cortège de blessés, de condamnations et d’arrestations préventives, le mouvement a été amené à se tourner davantage vers des actions institutionnelles. Des actions qui visent d’un côté l’affirmation de la nécessité du RIC, non pas, comme à l’origine, une revendication parmi d’autres, mais comme remède miracle à la crise de la représentation politique, modèle de démocratie directe ; et de l’autre côté, la tentative de répondre au « Grand débat » du gouvernement par la supposée alternative que représenterait un « Vrai débat », animé cette fois par les Gilets jaunes. Pour nous une fausse alternative car finalement elle reste dans une sorte de contre-dépendance avec le Grand débat, puisque concrètement et même si les formes en sont plus libres, l’idée d’origine des Cahiers de doléances se retrouve bel et bien retournée, à son profit, par le pouvoir politique.
C’est bien au recul d’une action directe appuyée sur la base la plus large et la plus compréhensible pour tous du slogan « Macron-démission » auquel nous assistons. Un recul par rapport au défi à l’État que représentaient les blocages des ronds-points et les manifestations non déclarées. Dans cette mesure, le RIC semble maintenant représenter l’espoir d’une lointaine destitution venant remplacer la croyance en une démission immédiate.
Une référence appuyée au RIC qui pourtant ne trouve grâce dans aucune autre fraction de la population et qui, par ailleurs, n’est pas véritablement discutée au sein des différents groupes de Gilets jaunes. Par exemple, il n’y a pas véritablement accord sur le fait de savoir si le RIC est une revendication et dans ce cas là à quelle place il se trouve dans le vaste catalogue des revendications ou des propositions parcellaires que sont souvent chacune des 42 propositions d’origine ; ou bien s’il n’est qu’un outil permettant de satisfaire les revendications ou les propositions constituantes. Or, le RIC est censé régler tous les problèmes à partir du moment où il serait compris par tous après une popularisation de ses principes (cf. Les « marcheurs » du RIC). Ce qui apparaît ici, c’est la contradiction entre l’action collective des Gilets jaunes et un RIC qui repose sur l’acte individuel du vote dans l’isoloir ou même d’un simple clic d’ordinateur à effectuer chez soi les pieds dans les pantoufles.
Et surtout, avec le RIC en tête d’affiche, on aurait une coupure entre révolution politique et révolution sociale, une coupure déjà présente au moment de la Révolution française5.
Le pouvoir lui-même n’est pas questionné, ni d’ailleurs la nature de l’État. C’est comme si toute la problématique rendant possible le RIC faisait oublier aux Gilets jaunes la nature de l’État qu’ils ont pourtant découverte, ou redécouverte, pendant leur mouvement. Il s’ensuit un danger qui est de trop personnaliser la fonction politique et de ne pas tenir compte du lien contradictoire qui existe entre personnalité individuelle et fonction publique. Pour une majorité des Gilets jaunes, personnel politique et oligarchie font « Système » et ne sont donc pas dissociables. Il semble alors peu cohérent de ne s’attaquer qu’au personnel politique (Macron, Castaner) et à ses sous-fifres (Benalla, etc.), comme s’il fallait les punir en tant qu’individus plutôt que de lutter contre le fait même qu’il existe un personnel politique professionnel dont la fonction est séparée, cette séparation des activités, une parmi tant d’autres, étant une caractéristique du « Système »… capitaliste. Il en est de même quand le RIC veut réaliser son opération mains propres en demandant à ce que les casiers judiciaires des représentants du peuple soient vierges. Or, cette proposition risque de conduire à la situation italienne d’aujourd’hui survenue en partie grâce à l’opération « main propre » (mani pulite), même si le mouvement est très différent du Cinq étoiles.
Certes les Gilets jaunes demandent l’amnistie pour les Gilets jaunes condamnés, mais ils ne pensent pas à étendre cela à des faits préalables, commis au cours des manifestations contre la loi-travail, alors qu’ils étaient un peu du même ordre avec arrestations préventives, interdictions de manifester et peines disproportionnées. Même si beaucoup de Gilets jaunes disent regretter leur passivité de l’époque, ils ne semblent pas vouloir raccorder les événements et sont peut-être victimes de leur « présentisme ».
Dans leur colère ciblée sur les personnes, même si ce ne sont plus les mêmes, les Gilets jaunes marchent toujours sur les traces de la Révolution française. En effet, si la prise de la Bastille fut suivie d’une ouverture de la prison, elle fut très vite remplie à nouveau et même sur-remplie par ceux qui ne furent pas guillotinés. D’ailleurs, sur les ronds-points des Gilets jaunes, on pouvait trouver, pendant tout un temps, des panneaux figurants des guillotines et des manifestants ont même été traduits en justice pour avoir mimés, par figurines interposées, l’exécution publique de Macron. Toujours la symbolique de la Révolution française. Le problème est quand même qu’aujourd’hui, le « Système » est un peu plus détaché de ses « porteurs » qu’à l’époque. Cela est vrai aussi bien du point de vue d’une structure capitalistique toujours plus abstraite que du côté d’un État qui passe de la forme nation à la forme réseau. Mais c’est peut-être ça aussi qui produit la brèche par laquelle s’engouffrer. En effet, par rapport au temps de la Révolution française pendant laquelle ses institutions solides n’étaient pas encore en place, les Troisième et Quatrième République vont reléguer les hommes politiques à des positions subordonnées à leur fonction et aux institutions de l’État-nation. Or, la Cinquième République et surtout l’élection au suffrage universel ont inversé la tendance. La personnalisation du pouvoir qui s’en est suivi a été renforcée indirectement depuis par la résorption relative des institutions au sein de l’État dans sa forme réseau.
Il y a là tempête dans la tête des Gilets jaunes car comment résoudre la contradiction entre, d’un côté la tendance universaliste à la République du genre humain6 qui apparaît comme la perspective stratégique du mouvement et de l’autre un souverainisme populaire qui semble redonner des couleurs et du vernis à la forme nation ?
La difficulté à trouver une forme d’organisation
La généralisation de l’occupation des ronds-points que nous appelions de nos vœux dans notre brochure « Une tenue jaune qui fait communauté7 » est aujourd’hui battue en brèche par la répression de l’État qui y a vu une dislocation de son espace capitaliste intégré (un danger pour son contrôle des flux de personnes et de marchandises) et les prémisses d’une autre reproduction des rapports sociaux, qui sans atteindre un point de fixation important et organisé comme Notre-Dame-des-Landes, n’en constituait pas moins une tendance à la prolifération de cabanes, considérées comme autant de scories dans un paysage à lisser. La situation est aujourd’hui au repli sur des terrains privés ou à des actions coups de poing sur des péages avec une difficulté, semble-t-il, bien plus grande en périphérie des grandes villes, par rapport à la situation dans les villages et autour des petites villes, où toutes les formes intermédiaires de lutte semblent pouvoir coexister et perdurer tant bien que mal.
Les assemblées se sont par contre développées dans de nombreuses villes, mais sur des bases plus traditionnelles et des modes d’organisation plus proches de ce qu’ils furent au moment de Nuit debout, c’est-à-dire avec une fixation sur le formalisme démocratique bien souvent en contradiction avec l’idée d’une libre prise de parole. Avec aussi des tendances à vouloir « organiser l’organisation » ou bien à faire voter pour savoir si on va voter et autres joyeusetés procédurières. Cela aboutit parfois à une inversion des choses dans laquelle l’AG croit faire le mouvement, alors que c’est le mouvement qui fait l’AG. Alors que sur les ronds-points on pouvait passer de la discussion à l’action et inversement sans le moindre problème, l’organisation étant éventuellement au niveau d’une coordination de ronds-points, la forme assemblée s’est trouvée fortement démunie devant le décalage entre l’avancée de sa forme organisationnelle et le peu de réalité de sa forme décisionnelle, par exemple au niveau de l’organisation de manifestations dont le déroulement, de fait, a continué à lui échapper.
Tout n’est pas joué
L’action collective, qu’elle soit sur les ronds-points ou dans la rue ressoude sans arrêt le corps politique et social des Gilets jaunes parce que c’est à ces occasions qu’il se confronte au pouvoir de l’État, y compris physiquement, là où se joue un tout ou rien, bien au-delà des « Vrais débats » et autres RIC. D’ailleurs les thèmes postés sur les réseaux sociaux par les Gilets jaunes et traités dans une enquête du journal Le Monde, en font foi puisqu’ils laissent apparaître que c’est celui de la mobilisation qui revient le plus souvent suivi par celui de la répression, puis la critique des élites, deux fois moins utilisé que le premier et enfin celui des revendications, quatre fois moins utilisé que le premier8.
C’est dans cette action collective que le mouvement fait l’expérience pratique d’un monde que tout à coup il ne semble plus subir, parce qu’il a commencé à en transformer certaines conditions (socialité, fraternité et solidarité, entraide), tout en permettant à chacun de se découvrir et se transformer dans le même mouvement, à travers cette action-là.
L’action directe est constitutive du mouvement et les manifestations, comme celle de samedi 16 mars, en montrent la nécessité. En dehors de la satisfaction subjective de la casse ciblée, pour la première fois les Gilets jaunes se sont assumés « casseurs » ou pro-casseurs, posant sans honte au milieu des dégâts. Mais pas sûr que cela fasse avancer les choses à partir du moment où la base du mouvement se rétrécit, que de plus en plus une autre colère monte... mais contre les Gilets jaunes et qu’à la limite, la prochaine fois le pouvoir pourra « marquer » les manifestants avec des produits indélébiles et pourquoi pas faire tirer dans le tas9.
Aucune solution immédiate ne se présente à nous parce que le mouvement a épuisé une partie de sa dynamique première. Force est de constater que c’est dans le moment de sa plus grande violence que le mouvement s’aperçoit qu’il est mis à nu... et à la merci des décisions du pouvoir. La prise au sérieux du désir de révolution de la part des Gilets jaunes, chose inimaginable au début du mouvement, le pousse, pour l’instant, vers une succession alternée de tentatives d’institutionnalisation et de politique du tout ou rien jusqu’à des pratiques émeutières (Paris, Bordeaux, Toulouse à un degré moindre). « L’ultimatum » du 16 mars est un acte fort, mais qui est aussi au risque d’un saut dans le vide si le mouvement ne réagit pas immédiatement et en diversifiant ses modes d’action ; en fuyant momentanément une nouvelle épreuve de force par exemple ou en la provoquant ailleurs, mais de façon inopinée10. Il s’agit de créer un lien entre tous ces modes d’action sans les opposer. Des actions menées depuis le début de la semaine montrent que le pouvoir a peur. Contrairement à ce qu’il cherche à faire croire, tout attroupement n’est pas interdit et surtout pas quand il a affaire aux Gilets jaunes, la nouvelle peste sociale. Il ne peut donc intervenir partout à condition qu’on le harcèle partout justement. La survie du mouvement est à ce prix. En avant !
Temps critiques, 22 mars 2019
Notes
1 – Nous ne parlons donc pas ici des assemblées de Gilets jaunes style Commercy ou Maison du Peuple de Saint-Nazaire qui, de fait, regroupent des personnes politisées par un passage à Nuit debout ou des militants plus ou moins en phase avec LFI ou le NPA qui affirment la libre circulation des personnes, l’accueil des migrants et se préoccupent peu de l’approche des « gens d’en bas » dont ils ne font pas vraiment partie ; leur adhésion au mouvement étant le plus souvent motivée par du prosélytisme politique.
2 – C’est sans doute pour cela que des pancartes contre le Pacte de Marrakech ont pu apparaître parfois et de façon finalement subreptice, dans les cortèges de Gilets jaunes, via des manifestants d’extrême droite.
3 – Cf. l’article : « Les réfugiés sont les bienvenus sur les métiers en tension ». Le Monde, 21 mars 2019, p. 20.
4 – C’est comme si les Gilets jaunes avaient tiré, intuitivement les leçons du 13 mai 1968 quand les étudiants ont remis le devenir du mouvement dans les mains de la CGT alors que dans le contexte actuel cette même CGT ne serait de toute façon pas capable de faire face à cette demande vu le rapport de force capital/travail et son influence décroissante.
5 – Cf. notre tract : « Dans les rets du RIC : remarques sur les faiblesses politiques d’une revendication », février 2019 :
http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article397
6 – http://blog.tempscritiques.net/archives/2614
7 – http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article392
8 – Bien sûr ce ne sont que des enquêtes et des statistiques, mais c’est à se demander qui a introduit le RIC dans le fruit ?
9 – Cf. le tract du syndicat policier Synergie-Officiers (https://twitter.com/PoliceSynergie/status/1107662000291753985/photo/1).
10 – Cette situation, les plus anciens d’entre nous l’on connue le 25 mai 1968 au petit matin… sans avoir la possibilité d’y trouver une issue favorable. Mais l’Histoire ne se répète jamais…