Temps critiques #15
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Le cours chaotique de la révolution du capital

, par Jacques Wajnsztejn

Le capitalisme n’est pas un système économique

Tout d’abord, il faut préciser que nous nous distinguons de toute théorie des crises par le fait que nous n’envisageons pas la probabilité et la nature des crises à partir d’une infrastructure économique de la société qui déterminerait tout le reste et nous amènerait à concevoir ces crises en tant que crises économiques. Pour nous, le capitalisme n’est pas une substance, ni un système existant dans des choses (l’accumulation de capital fixe ou « une immense accumulation de marchandises », par exemple), mais l’organisation et la représentation d’une puissance que la recherche du profit permet d’accroître. C’est du moins ce que nous pensons avoir explicité dans nos récents écrits1. C’est ce que de nombreux auteurs anciens avaient déjà révélé avant que l’économie ne soit conçue comme une science, c’est-à-dire grosso modo à partir de J.B. Say2. Marx sera lui-même ravi, qu’un critique du Capital le soupçonne d’envisager « le mouvement social comme un enchaînement naturel de phénomènes historiques, enchaînement soumis à des lois3 ». À partir de là, le discours sur l’économie des économistes classiques et de Marx va séparer richesse et puissance dans un processus de naturalisation de l’économie dans lequel la valeur est substantialisée4 (c’est-à-dire qu’elle quitte sa nature qui est puissance) et divisée en une valeur d’usage et une valeur d’échange5. Conséquence de cela, le représentant de la puissance, l’État, devient un acteur mineur (« l’État improductif » de Smith et Marx). L’expansion irrésistible de la révolution industrielle semble reléguer l’État au rôle de simple gendarme du nouvel ordre (les libéraux), d’instrument de la bourgeoisie (les marxistes)6. Depuis, nous subissons effectivement les analyses en termes de main invisible et de « prix naturel » (Smith), « d’équilibre général » (les néo-classiques), de « valeur-travail » (Ricardo), de « loi de la valeur » et de « tendance à la baisse du taux de profit » (Marx). Chacun de ces auteurs projette son idéal historique sur un même positivisme daté, celui du xixe siècle, pour en extraire un sujet de la création de richesse : les individus propriétaires de l’État-nation minimal et libéral (Smith), le prolétariat (Marx)7. Toute la théorie économique qui en découle va apparaître comme une justification économique de ce choix politique et en orienter les concepts de manière à opérer le partage entre le bon grain productif et l’ivraie improductive. C’est aussi pour cela qu’il y a toujours eu des difficultés pour expliquer les « crises » du capitalisme.

Aujourd’hui il faut oser dire que si le capitalisme ne s’est pas encore écroulé, c’est parce qu’il ne constitue pas un « système » comprenant des contradictions internes qui le conduiraient automatiquement à une mort programmée8. Ces contradictions internes avaient été spécifiées, dans le marxisme premièrement comme contradiction du mode de production capitaliste (tendance à la baisse du taux de profit et à la surproduction), deuxièmement comme contradiction du rapport social capitaliste (l’antagonisme irréductible entre bourgeoisie et prolétariat), enfin ce qui reliait les deux premières, comme contradiction entre le développement des forces productives d’un côté et l’étroitesse des rapports sociaux de production de l’autre. Or si toutes ces contradictions ont bien joué un rôle historique, force est de reconnaître qu’elles ont épuisé leurs forces d’antagonisme, qu’elles ont été englobées. C’est en tout cas ce à quoi nous avons abouti au cours de notre activité critique. Mais il existe d’autres contradictions et d’autres facteurs possibles de crise. Tout d’abord, une crise de reproduction des rapports sociaux avec l’inessentialisation de la force de travail, la perte de centralité du travail vivant dans la valorisation et une déstructuration du salariat. Nous pouvons dire que nous sommes en plein dedans, même si cette crise prend une forme rampante ; ensuite, une crise du rapport à la nature extérieure avec épuisement relatif des ressources naturelles, même si cette dernière apparaît davantage comme une contradiction externe au développement du capital que comme une contradiction interne. Là aussi les références au « développement durable » et les conférences des puissants dans les sommets de Kyoto ou de Copenhague indiquent que la cote d’alerte est atteinte même si les échéances semblent encore être de l’ordre du moyen terme. Je ne développerai pas ici et je renvoie à mon livre Après la révolution du capital. Je dirai néanmoins un mot sur la perte de centralité du travail.

On peut remarquer que chaque grande crise du xxe siècle a inclus dans son déroulement une profonde transformation du salariat, indiquant que le capital est bien un rapport social. La crise des années 30 a vu, malgré une période de fort chômage et les destructions de la Deuxième Guerre mondiale, une extension sans précédent du salariat. La crise des années 70 a été marquée et en partie provoquée par un mouvement général de remise en cause des formes tayloristes et fordistes de travail par les travailleurs et une partie de la jeunesse développant une critique du travail, alors que parallèlement le salariat continuait à se développer au cœur des capitaux dominants, par exemple dans le secteur des services mais aussi dans les pays émergents.

À partir de la fin des années 90 et pendant les années 2000, c’est à une crise du salariat que nous assistons avec une inessentialisation accrue de la force de travail dans le procès de valorisation. Substitution du capital au travail dans le procès de production, dégraissage des effectifs dans les usines s’accélèrent alors qu’interviennent des mises hors travail d’une partie de la population active même si cela se réalise encore sur la base du salariat : chômage et allocations, développement des formes institutionnalisées de chômage partiel comme en Allemagne après l’exemple plus ancien de l’Italie, précarisation, pré-retraites, emplois « aidés ». Mais ces mises hors travail se réalisent aussi en dehors du salariat : rmi, puis rsa et son extension conditionnelle au moins de 25 ans, cmu pour les personnes démunies etc.). Alors que parallèlement le processus de globalisation s’est intensifié, c’est tout ce mouvement qui donne l’impression d’une déconnexion entre le monde de la finance et le monde « réel », apparence sur laquelle nous reviendrons largement pour dévoiler, justement, non pas une déconnexion mais une conjonction.

D’une manière générale et au niveau mondial, on assiste à une paupérisation qui ne peut pas être définie comme une prolétarisation reformant une « armée industrielle de réserve » prête à servir. Plus il y a, d’un côté de nouveaux prolétaires intégrés dans le salariat, plus il y a de l’autre et à un niveau quantitatif plus important encore, production de surnuméraires absolus du point de vue du capital. Ce phénomène s’accompagne d’une peur du développement de nouvelles « classes dangereuses » (le thème de l’insécurité) et des craintes d’une surpopulation mondiale. Le premier phénomène entraîne une orientation plus sécuritaire de la part des États ; le second engendre le retour en force des thèses malthusiennes ou eugénistes dans les cercles les plus divers du pouvoir y compris au sein des partis écologistes9.

Les insuffisances des théories des crises

Passons maintenant en revue quelques analyses de la crise, mais sans les développer vraiment car nous ne les prenons ici qu’en contre-point de nos thèses.

1- La théorie de la déconnexion

L’analyse en termes de déconnexion de « l’économie réelle » par rapport au monde de la finance (c’est la plus courante) décrit ce qui serait devenu un « capitalisme de casino » avec formation de bulles financières spéculatives. Elle conduit à une tentative de moralisation du capital sous sa forme industrielle parfois par ceux-là mêmes qui en critiquaient les pratiques d’exploitation. Ces moralisateurs partent de l’idée qu’il n’y a qu’une seule forme de capitalisme à visage humain, celui qui réconcilie capital et travail. La finance doit donc être maintenue à sa place et limitée à sa fonction qui est de financer la croissance, si possible à des taux d’intérêt très bas ou même négatifs, ce qui a été le cas durant les deux siècles de développement industriel. Le capital fictif n’est vu que comme un dysfonctionnement conjoncturel qui se traduit par des crises financières et non comme une composante structurelle, présente dès la période des Trente Glorieuses au cours de laquelle il a joué un rôle de soutien important à un rythme de croissance élevé sur longue période.

L’incohérence est alors à son comble quand l’augmentation du pouvoir d’achat (y compris à crédit) et de la demande globale (consommation + investissement) est saluée d’un côté, et l’inflation et la fictivisation critiquées de l’autre. Même incohérence quand les politiques anti-inflationnistes ne sont pas perçues justement comme des tentatives de limiter la fictivisation, premièrement en relançant l’économie par des politiques de l’offre (qu’est-ce d’autre qu’une piqûre de rappel du capital industriel en faveur du profit d’entrepreneur ?) et deuxièmement en allant chercher l’épargne là où elle se trouve, c’est-à-dire sur le marché financier plutôt que sur un marché monétaire (bancaire) créateur justement de masse monétaire supplémentaire et dont les taux d’intérêt sont devenus soudainement élevés. Mais ce passage d’un marché à l’autre a nécessité la création de nouveaux moyens et de nouveaux produits. Il a aussi fallu que les banques d’affaire prennent des risques, puisqu’elles ne pouvaient développer leurs activités à partir des dépôts des ménages.

Le cycle de croissance précédent était fondé sur une dépendance réciproque entre capital et travail dans le cadre d’un « mode fordiste de régulation » défini comme un compromis de classe induisant une productivité de plus en plus forte d’un côté contre une augmentation constante du revenu réel de l’autre, y compris sous sa forme de revenu social, le tout orienté et arbitré par l’État-Providence. Le financement de cette croissance reposait sur un crédit rendu bon marché par une inflation de longue durée. C’est cette donnée qui change à partir du début des années 80 avec l’importance nouvelle prise par le capital fictif depuis une croissance devenue explosive des marchés financiers. C’est un signe de la tendance à l’auto-présupposition du capital en dehors de son rapport au travail et, au-delà, de la forme productive industrielle. En effet, le capital fictif est une forme qui cherche à supprimer le temps de circulation en réalisant l’unité de la production et de la consommation. Cette unité apparaît bien dans le fait qu’aujourd’hui, très souvent, ce n’est ni le producteur ni le consommateur qui domine mais un tiers, le revendeur. La puissance nouvelle d’une entreprise comme Wal-Mart en fait foi : « À chaque époque une entreprise prototype représente un ensemble novateur de structures économiques et de relations sociales. À la fin du xixe siècle, la Compagnie des chemins de fer de Pennsylvanie se considéra comme « la référence du monde » ; au milieu du xxe siècle, General Motors représenta le symbole d’une gestion bureaucratique et perfectionnée et d’une production en série tirant profit des nouvelles technologies. Ces dernières années, Microsoft parut être le modèle d’une économie du savoir post-industrielle. Mais au début du xxie siècle, Wal-Mart semble incarner à son tour le type d’institution économique qui transforme le monde en imposant un système de production, de distribution et d’emploi transnational et fortement intégré. […] (Cette fois) le revendeur global est le centre, le pouvoir, alors que le fabricant devient le serf, le vassal10 ».

L’analyse en termes de déconnexion souffre aussi du maintien de la vieille division entre finance et industrie qui n’a plus de raison d’être aujourd’hui. Par exemple, la famille de Wendel, ancienne dynastie de la sidérurgie française, a reconverti la plupart de ses capitaux dans le fonds de pension Marine-Wendel qui achète et revend des actifs industriels ou des produits financiers suivant l’opportunité. Et Seillière, ancien président du medef, fait partie de la fine équipe alors que son métier d’origine est l’assurance.

Le capital devient totalité parce qu’il conjugue alors substance et fictivité, stocks et flux. Dans ce processus, il dépasse des catégories plus immédiates qui tentent encore de distinguer ce qui est matériel de ce qui est immatériel11. Dans la fictivité, le capital fuit l’objectivation et se fait capital en procès. Le temps y est nié et bien évidemment y est également niée une de ses composantes, le temps de travail et avec lui la loi de la valeur. Ce faisant il s’auto-présuppose en anticipant le profit futur comme une donnée déjà présente12. Le capital virtualise la valeur.

Même chez les économistes marxistes qui reconnaissent l’importance du capital fictif comme F. Chesnais13, ils ne le voient que comme simple processus d’endettement, donc finalement comme un signe d’irrationalité du système. Cette prétendue irrationalité provient de l’effet d’optique produit par les bulles financières. Plutôt que de discuter à fond cela, je donnerai un exemple de « rationalité des acteurs » pour parler moderne. Si on admet (nous ne l’admettons pas, mais coulons-nous dans l’hypothèse marxiste) une tendance à la surproduction mondiale et que l’on admet par ailleurs que l’on peut faire la distinction entre l’argent comme équivalent général servant aux échanges et l’argent comme marchandise particulière désirable en soi, alors il est tout à fait possible que cette dernière forme se retire de la production et de la circulation (épargne et thésaurisation) pour attendre de meilleures opportunités. Si cette opportunité se présente sous la forme de placements (produits financiers) plus attractifs que des investissements directement productifs, il est alors logique que l’argent qui s’était retiré à cause d’anticipations négatives sur les profits à attendre du financement de cette activité, entre à nouveau dans le circuit. Incidemment, cela va faire augmenter la valeur d’échange de ces mêmes produits et donc pousser la tendance vers une bulle. Du point de vue des acteurs tout est parfaitement rationnel. L’hypothèse d’irrationalité n’intervient que si l’on croit que les mêmes acteurs ont pour unique but de faire croître le capital fixe (l’accumulation du capital productif), le niveau d’emploi et un profit qui ne serait tiré que de la plus-value sur le travail productif. Qui peut croire cela quand on sait que la tendance de l’argent à faire de l’argent est une donnée inscrite dans le corps même du capitalisme ? La porte de sortie pour les tenants de la déconnexion consiste alors à présupposer une irrationalité générale du système au niveau macro-économique quelle que soit la rationalité ou l’irrationalité des acteurs au niveau micro-économique. Comment tout cela peut-il fonctionner ? On se le demande toujours !

C’est aussi refuser de reconnaître le rôle dynamique de la financiarisation dans les restructurations industrielles (par exemple dans l’automobile) et le développement des nouvelles technologies et plus généralement le rôle de nettoyage que produit la crise avec une nouvelle concentration du secteur bancaire américain14.

Dans la notion de capital fictif n’est alors vu que l’aspect fictif et non l’aspect capital.

En fait, comme pour tous les marxistes, le capital n’est finalement perçu que sous sa forme de capital productif. Pourtant, quand le capital fictif se compose des actions et obligations d’une entreprise, les détenteurs de ces titres se représentent bien comme possédant un capital pas du tout fictif et donnant droit à des dividendes ou intérêts. Ces dividendes et intérêts peuvent eux-mêmes être investis de manière productive et donc ce qui est souvent accusé de représenter des « profits fictifs15 » se transformerait en profits réels. En tout cas, les comptabilités nationales les intègrent à leur colonne profit et ils représenteraient environ 27% des profits des 500 plus grandes entreprises américaines.

Pour conclure au sujet de cette approche de la crise, on peut dire qu’au niveau politique, c’est celle qui prédomine chez les « altermondialistes » et chez des économistes marxistes liés à ces milieux comme F. Chesnais. Pour eux, la crise financière est d’abord une crise due à la déconnexion finance/économie réelle. La crise financière entraînerait donc la crise économique et particulièrement la crise du secteur productif qui autrement serait sain. Le principal intérêt de l’analyse de Chesnais est de se centrer sur la notion de capital fictif mais il ne l’envisage pas dans toutes ses dimensions, y compris les plus « révolutionnaires ». En fait, il le réduit à un rôle spécifique qui serait de créer artificiellement un débouché à la consommation. Il n’est donc pas étonnant de voir réapparaître, au détour de son analyse, des affirmations qui sont incompatibles avec cette centralité du capital fictif. Ainsi, Chesnais découpe un monde de l’accumulation de capital et de biens (le capital est toujours défini comme « une immense accumulation de marchandises ») qui tendrait vers la surproduction et un monde de la circulation qui serait dominé par la finance. Le lien entre les deux mondes serait justement réalisé par le capital fictif. Le développement du capital fictif, au moins sous sa forme crédit, serait donc un nouveau mode de gestion de la contradiction capital/travail qui ne passerait plus par le mode de régulation fordiste (les politiques de revenus), mais par la financiarisation. Mais Chesnais ne peut se tenir à cette position qui fait du capital fictif quelque chose de réel (profits non réinvestis « productivement » ou « capitaux libres » de Husson, flux d’intérêts sur les dettes, épargne des riches, produits de la rente, fonds de pension c’est-à-dire épargne salariale, crédits) puisqu’il se range dans la catégorie des économistes qui croient à une déconnexion entre économie financière et économie réelle. Subséquemment, mais sans que cela soit dit explicitement, le capital fictif n’est plus qu’un capital irréel qui créerait quand même, mais « artificiellement », un débouché de demande pour la production. S’il y a quelque chose qui approche d’une « vérité » dans cette idée de déconnexion, c’est qu’elle rend compte, à son corps défendant, du fait que le capital a atteint un haut niveau de représentation et que même si le capital sous forme directement productive et matérielle garde son importance, sa forme fictive est bien plus appropriée pour exprimer la tendance du capital à se faire capital total.

2- La crise financière n’est pas une conséquence de la crise économique mais sa forme actuelle

Pour les marxistes de la gauche communiste radicale16, la crise financière n’est qu’une conséquence de la crise économique. C’est une conséquence logique de la conception de la monnaie de Marx17. Pourtant, dans sa forme argent, celle-ci est un flux qui traverse l’activité économique ; elle est pouvoir parce que la création monétaire manifeste que le capitalisme est endettement perpétuel, c’est-à-dire assignation sur de la richesse future. Revenons sur cette question, en apparence technique, de la création monétaire.

À l’origine, une banque crédite un agent économique (entreprise ou ménage) qui voit apparaître un signe sur son compte correspondant à une créance de la banque sur elle-même car il n’y a aucune « marchandise », telle l’or, qui vienne la garantir. Cette création est ensuite détruite par extinction de la dette au moment du remboursement contre intérêt par l’agent. À aucun moment ne se pose la question d’une quelconque transformation de la créance en « marchandise » car c’est la circulation des créances qui assure au contraire l’acquisition des marchandises à son possesseur. La seule instance qui crée et détruit, c’est la banque et non les agents économiques.

Où voulons-nous en venir ? Simplement au fait que les signes de créance de la monnaie ne sont pas moins réels que n’importe quel autre fait économique et que le capitalisme est une société de crédit ! On a donc une inversion de la chaîne de causalité. Ce n’est pas la monnaie qui doit être rabattue sur les marchandises — conception marxiste qui sépare les prix (illusion) des valeurs (le « réel ») —, mais les marchandises qui doivent être rabattues sur le plan monétaire, ce dont rend bien compte le système unifié de comptabilité nationale. C’est bien ce phénomène qui envahit tout aujourd’hui et qui est dénoncé comme une marchandisation du monde. Tout peut donc être monétisé même ce qui ne l’avait jamais été : l’air, le temps, les sentiments.

La « révolution du capital », c’est le capital à la limite, le capital qui repousse les limites.

Que la crise financière ne soit qu’une conséquence de la crise économique, c’est Bad qui le dit le plus expressément mais pas le plus clairement. En effet, il affirme d’un côté qu’il n’y a pas de rapport entre l’économie de casino (le capital fictif est assimilé à « la triche du crédit » et à la bulle spéculative) et l’économie ; mais il affirme également que, malgré tout, la crise économique était repérable dès 2008 avec la baisse du taux de profit (donc avant la crise des même subprimes) et que, par conséquent, c’est bien elle qui a provoqué la crise financière18 ! Or, malgré une démonstration chiffrée à partir des statistiques officielles et des outils orthodoxes de l’économie standard, comme la productivité du travail, Bad ne peut absolument pas prouver une baisse du taux de profit au niveau macro-économique. Cette baisse à un niveau d’ensemble de l’économie est encore moins repérable si on analyse la situation dans chaque branche, comme le fait le journal Le Monde dans son supplément économique du 10/11/09 à propos de l’aéronautique, où l’on voit que les perspectives de profit sont nettement plus dépendantes du cours du dollar que d’un quelconque taux de profit. Ce ne sont ni les écarts de productivité, ni des différences au niveau du partage de la valeur ajoutée (deux éléments pourtant essentiels pour la mesure du taux de profit) qui s’avèrent aujourd’hui déterminants. Cette « indécidabilité » d’une baisse du taux de profit encore plus manifeste aujourd’hui qu’à l’époque d’origine de la « loi tendancielle », semble être une des causes d’un retour en grâce, chez les marxistes, des théories sous-consommationnistes19.

En fait, chez tous ces auteurs, la discussion de l’antériorité de la crise économique sur la crise financière est faussée par la non prise en compte de la différence entre crise monétaire et crise financière (pourtant présente chez Marx). Or si la crise monétaire était un moment des crises industrielles qu’on pouvait donc apprécier comme une de ses conséquences, il n’en est pas de même avec la crise financière qui est une crise monétaire indépendante due à la masse de capital-argent et de capital fictif accumulée et non intégralement réinvestie. Ce phénomène apparaît dès les années 70 avec le développement des « eurodollars » et « pétrodollars » qui ne doivent pas rester oisifs mais se placer en bons du Trésor américain. Ce premier mouvement sera renforcé par l’accroissement d’autres liquidités provenant des particuliers dont les dépôts ne doivent plus dormir mais être placés dans les banques et assurances et par le développement de systèmes de retraite par capitalisation menant à la constitution des fonds de pension. Tout cela se retrouve sur un marché financier qui offre de nouvelles perspectives de développement aux entreprises, mais aussi de nouvelles formes de placement. Ce mouvement n’a cessé de s’amplifier jusqu’à aujourd’hui avec le développement des hegde funds et d’une « bulle immobilière20 ».

Le capital fictif n’est plus une variable extérieure comme le pensait Marx, il est internisé. De conjoncturel, il est devenu structurel et dépasse largement le phénomène d’une inflation conçue majoritairement comme une inflation par la demande, les coûts et principalement par les coûts salariaux comme dans la perspective néo-libérale. Cette inflation-là n’existe plus depuis la mise en place des politiques d’austérité. Mais l’inflation existe encore en tant que représentation de la fictivité à l’œuvre. On le voit très bien dans la crise actuelle. Alors qu’on connaît une tendance déflationniste certaine, on entend parler partout de risque inflationniste. Une fois encore nous voyons que le « fictif » a ses effets de « réel » !

Le processus de fictivisation ne se réduit donc pas à ce qui a été appelé capital financier à la suite d’Hilferding et de Lénine (fusion du capital industriel et du capital bancaire). Avec le capital fictif, on a une fusion des fonctions de l’argent (échange, épargne, investissement). Le capital total tend à dominer la valeur dans ce que nous avons appelé le
« niveau 121 » qui actualise la notion de « capitalisme du sommet » de Braudel, celui du captage de la richesse plus que de la production. C’est aussi le résultat d’une marche vers l’unité des procès de production et de circulation. Le capital fictif permet de réaliser la circulation en supprimant le temps de la circulation. À la flexibilité de la production correspond la fluidité de la circulation dans une mise à distance de l’accumulation en tant que celle-ci est immobilisation, propriété, entrave à la fluidité. Ce qui est difficile à comprendre, c’est que le capital fictif est une forme à la fois primitive et moderne du capital, mais qui en annonce potentiellement la mort sous l’effet des « crises du capitalisme » — ce que l’on appelle aujourd’hui « crises financières » ou parfois « systémiques22 ». Pendant une assez longue période, le capital fictif a joué un rôle subordonné, surtout dans la période du développement industriel et de la prédominance de la production matérielle. Par exemple, pendant la période des Trente Glorieuses, il a joué un rôle pro-cyclique dans la formation de ce qui a été appelé « la société de consommation », permettant ainsi un englobement de la contradiction des classes ; englobement que la revue Socialisme ou Barbarie avait bien perçu en son temps sans pourtant l’expliciter, ne dévoilant pas le mouvement de décrochage en train de se produire entre revenu du travail d’un côté, revenu social et utilisation du crédit par les ménages de l’autre.

Malgré les mesures anti-inflationnistes prises à partir de la fin des années 70 qui visaient à réduire ou au moins à contrôler la fictivisation, le capital fictif a alors joué un rôle contra-cyclique qui, adossé au développement du libre-échange, a permis le redémarrage de la croissance et le processus de restructuration. Là encore, la démarche était rationnelle : la politique anti-inflationniste et ce qui lui était complémentaire, c’est-à-dire une politique de relance par l’offre et non plus par la demande, sonnait comme une piqûre de rappel de la part des propriétaires de capital productif (les actionnaires). Ces derniers étaient en effet sensibles à une restauration immédiate des profits alors que les dirigeants des entreprises (les managers) pratiquaient des politiques de puissance à long terme impliquant gigantisme, publicité, sponsoring, mécénat (important dans la guerre pour les parts de marché mais coûteux) et fuite en avant technologique (importance des dépenses en recherche et développement). Mais limiter la fictivisation qui passait auparavant essentiellement par le crédit bancaire, supposait d’aller chercher l’épargne là où elle se trouvait et de l’attirer sur un nouveau marché, le marché financier. La volonté de limiter la fictivisation se retournait en une financiarisation accrue de l’économie et une tentative de capitalisation de toutes les activités, même celles qui ne sont pas produites et qui n’entrent donc pas dans le cadre de la définition des marchandises. Le résultat en fut ce que nous appelons « la société capitalisée ».

3- Surproduction, suraccumulation, sous-consommation, baisse du taux de profit : des interprétations qui ne tiennent pas compte des spécificités de la crise actuelle

a) L’analyse en termes de surproduction ne tient pas compte du fait que les profits ne font pas que gonfler le capital (tendance à la suraccumulation), mais qu’une partie importante d’entre eux est reversée à l’entrepreneur en tant que personne physique (le profit est à la fois un revenu du capital et un revenu du travail), à des cadres de haut niveau et aux actionnaires. Cela a pour effet d’augmenter une demande de plus en plus basée sur une différenciation et des inégalités de revenus puisque à l’autre pôle du rapport social, précarité et chômage se répandent.

C’est une situation très différente de celle de la phase précédente marquée par des rattrapages de revenus et une démocratisation de la consommation. En période calme de « croissance », la dépendance au revenu du travail a ainsi pu être oubliée puisque la consommation s’est détachée partiellement du revenu du travail comme nous l’avons déjà montré (importance de plus en plus grande de la part sociale du revenu + développement du crédit à la consommation). Les conduites des ménages sont alors devenues aussi auto-référentielles que les pratiques boursières. Ce n’est que lorsque la crise éclate que la dépendance monétaire pèse de nouveau par son influence sur le revenu du travail (chômage et précarité), sur les revenus sociaux (grignotage des acquis de l’État-Providence) et sur les possibilités de crédit soumises à conditions plus strictes. Toutefois, cette démocratisation peut perdurer, mais le crédit aux ménages devient alors plus risqué et les États se voient obligés d’intervenir pour limiter le surendettement et au pire de prendre en charge la dette comme « l’Internationale des puissances » le fait pour les pays les plus pauvres. Quoiqu’il en soit, la tendance à la surproduction a été freinée par l’adaptation de la production à une consommation toujours en hausse, mais de plus en plus différenciée (production en petites séries limitées, production et surtout distribution élargies des produits biologiques ou éthiques ou ethniques, retour en grâce d’une production de luxe et dans le même temps d’une distribution discount, etc.).

En fait, soit la tendance à la « surproduction » est organisée dans une optique politique (exemple du productivisme agricole aux États-Unis ou dans la Communauté européenne), soit elle est un phénomène inhérent à la forme « société de consommation ». Elle ne présente guère de menace puisqu’elle ne s’accompagne d’aucun mouvement massif de baisse des prix. Les prix importants étant des prix politiques ou des prix d’ententes oligopolistiques (cf. l’automobile sur une même gamme de voiture) ou encore des prix de cartels comme pour les matières premières, surproduction ou pénurie n’entraînent pas de variation importante et donc de crise du type de celle des années 30 (vaste mouvement déflationniste avec écroulement des prix). Les variations ne se produisent que sur les quantités marginales comme on le voit pour les variations du prix du pétrole, ce qui est assez dur à accepter pour un marxiste adepte de la loi de la valeur-travail. Ce sont les pays à capitaux dominants qui contrôlent justement les informations entre offre et demande mondiale et déterminent des prix très éloignés des « prix naturels » ou des coûts de production. Il en résulte, pour ces capitaux, des surprofits permanents puisqu’ils règlent la valeur sociale mondiale. La nation la plus riche n’est donc pas celle qui dépense la plus grande quantité de travail (par exemple la Chine et l’Inde), mais celle qui s’empare de la plus grande partie du produit mondial annuel (les États-Unis), c’est-à-dire qui achète le plus. Quant au prix de l’or, il fait l’objet de manipulations de la part de la puissance américaine, lesquelles profitent même aux États les plus endettés qui vendent à la hausse et rachètent à la baisse. Cela montre, là aussi, comme à l’omc, l’existence d’un lien étroit entre les différents maillons d’une chaîne qui, si elle est hiérarchisée, n’a rien de comparable avec ce qui pouvait exister à l’époque coloniale ou dans les formes plus récentes de néo-colonialisme.

Pour résumer et à partir d’une autre approche, il faut distinguer d’un côté, une souveraineté politique intérieure qui est réellement en déclin (crise des institutions et repli de l’intervention étatique au sein des niveaux 2 et 3 sur ses fonctions régalienne avec accompagnement social (cmu française, projet de sécurité sociale américaine) et, d’un autre côté, un redéploiement de l’État vers l’extérieur dans le niveau 1 pour les pays dominants (politique commerciale agressive, participation aux grands sommets, nouvelle symbiose entre État et capital globalisé et mondialisé). Ce redéploiement produit un mélange de coopération et de guerre économique, mais aujourd’hui, la guerre comme arme de puissance a laissé place au contrôle de la « recherche-développement », au contrôle de l’information23.

Comment parler de crise de surproduction quand à la chaîne fordiste (production vers consommation) a succédé le flux tendu du toyotisme (demande vers offre) avec la tendance aux stocks zéro ? Une tendance qui se répercute d’ailleurs au niveau des hypermarchés qui se retrouvent très souvent en rupture de stocks et incapables de livrer le client sur un produit ou une marque bien définie. En courte période, l’état du marché est considéré comme une donnée relativement stable sur des marchés à la fois très concurrentiels et saturés. Ces marchés ne laissent aucune place à une politique de surproduction qui pourrait constituer une compensation d’une baisse du taux de profit par sa masse. Ce fait est bien illustré par la situation dans l’industrie automobile. Le 2 décembre 2009, le secrétaire confédéral de la cgt, J.-Ch. Le Duigou, expliquait sur une chaîne de télévision à quel point la stratégie des entreprises industrielles est guidée par cette anticipation d’un profit futur qui doit être considéré comme une donnée stable et non pas comme un coup de dés aventureux. C’est ce qui amène Renault à ne plus produire de véhicules haut de gamme avec comme conséquence le développement du chômage partiel dans certaines de ses usines (cf. actuellement Sandouville) parce que le jeu n’en vaut pas la chandelle et à l’inverse à augmenter la production de la Logan dans sa filiale Dacia au-delà des prévisions de départ pour une voiture qui aurait dû ne concerner que le marché des pays de l’Est. La concurrence ne se situe donc qu’au niveau des gains de parts de marché par le biais de la compétitivité-prix24 ou de la compétitivité-qualité. Tout au plus peut-on parler de capacités de production excessives à court terme et encore doivent-elles s’apprécier au niveau du marché mondial. Seuls les plus gros sont censés se le permettre même si l’exemple actuel de General Motors montre la difficulté à maintenir les objectifs. Cette branche industrielle fournit un exemple actuel de ce que nous nommons une « reproduction rétrécie25 ».

Des contre-tendances à la surproduction existent aussi quand producteurs et États entretiennent volontairement une situation de pénurie, par exemple en limitant la gratuité des produits informatiques ou encore en détruisant la nature extérieure (cf. détournement de l’eau et organisation de sa pénurie).

Interpréter la crise en termes de surproduction, c’est toujours raisonner en termes de capital productif ou non, de travail productif ou improductif ; donc raisonner comme si ces couples formaient encore des antinomies, ce qui est devenu intenable aujourd’hui. Cela ne tient pas compte du fait que c’est l’entreprise comme organisation et non comme lieu productif qui devient le véritable sujet de la production, une production qui a d’ailleurs changé de nature quand tout devient objet ou sujet à production. Cette fonction organisatrice de l’entreprise impose ses propres prérogatives et priorités à la fonction productive par l’intermédiaire d’une stratégie politique de gouvernance. Ce dernier terme n’est pas anodin puisqu’il politise ainsi le processus d’auto-présupposition du capital que nous avons essayé de dégager antérieurement dans l’analyse de la « révolution du capital ». Il nous ramène, encore et toujours, à la question de la puissance.

b) L’analyse en termes de suraccumulation de capital

Elle prend deux formes. La première est celle de la suraccumulation de capital fixe qui est la seule véritablement envisagée par le marxisme orthodoxe. Elle est due à une forte concurrence oligopolistique sur des marchés immédiatement mondiaux en partie saturés. Les concentrations qui en découlent poussent à un accroissement des capacités de production potentielles pour pouvoir répondre à des reprises de la demande quand le « nettoyage » a été opéré au cours de la crise. C’est un phénomène qui a particulièrement touché l’industrie automobile26. Mais cette première tendance à la suraccumulation est limitée par deux phénomènes bien signalés par Loren Goldner27. Tout d’abord par le développement de plus en plus important du secteur des biens de consommation par rapport au secteur des biens de production. Il y voit une source de fictivisation du procès de production. En effet, les profits augmentent par décapitalisation puisque tout l’argent ne va pas à l’accumulation de capital productif mais à celle de capital-argent (la production ne semble plus être essentiellement pour le profit mais pour les besoins). Ensuite, par la fuite en avant dans les innovations technologiques produisant une techno-dépréciation qui correspond à une destruction de capital fixe, à une désaccumulation.

Si suraccumulation il y a, elle provient des pays émergents et surtout de la Chine, mais elle présente des caractères tellement spécifiques que cela ne peut refonder une analyse en terme de surproduction à venir. En effet, l’accumulation du capital en Chine n’est phénoménale que parce qu’elle est encore quantitative et relative à un niveau d’origine très bas. La suraccumulation y est produite par une hypertrophie du secteur des biens de production par rapport au secteur des biens de consommation que seul un pouvoir despotique peut maintenir à un tel niveau parce que la Chine se construit sur la base de nombreux modes de production qui coexistent encore (mpa et mpc28). Pour cette raison, le secteur des biens de consommation courants n’existe que pour une demande étrangère encore limitée.

La deuxième tendance à la suraccumulation du capital se manifeste par une suraccumulation de liquidités. C’est une grosse différence avec une crise du type de celle des années 30. Ces liquidités sont formées des énormes réserves de pays émergents comme la Chine qui bloquent leur consommation intérieure ou le financement de systèmes de sécurité sociale, les énormes réserves des pays de la rente pétrolière et enfin celles en provenance des pratiques mafieuses reconverties après blanchiment. Toutes ces réserves alimentent une « reproduction rétrécie » du capital en finançant des dettes et des futurs projets de développement dont certains relèvent de la mégalomanie (cf. le devenir récent de Dubaï et ses limites). Cette seconde manifestation de la reproduction rétrécie (la première a été définie à la note 25) se manifeste par le rôle de plus en plus important joué par le capital fictif et les processus de virtualisation de la valeur. La dynamique du capital n’est plus produite par une accumulation de capital considérée comme une immobilisation dommageable et dont les composants (machines) sont d’ailleurs dévalorisés et rendus obsolètes par la course à l’innovation, mais par sa vitesse de circulation et l’importance prise par le captage de la valeur produite par rapport à la production de richesse proprement dite.

c) L’analyse de la crise en termes de chute du taux de profit est toujours centrée sur l’idée qu’il n’y a que le travail vivant productif qui crée de la valeur, donc plus la composition organique du capital, c’est-à-dire la part du travail mort (machines, locaux) par rapport au travail vivant productif utilisé (la force de travail) augmente, plus la valorisation serait difficile.

Cette analyse ne tient pas compte de plusieurs éléments. D’une part, la machine ne fait pas que transmettre la valeur correspondant au travail passé ou mort incorporé, elle transmet une valeur bien supérieure en tant que capital car elle est utilisable beaucoup plus longtemps que le temps nécessaire à sa fabrication, temps censé correspondre à « sa valeur ». D’autre part, on sait qu’aujourd’hui tout le travail vivant tend à être productif pour le capital puisque la valeur est évanescente Autrement dit : c’est le capital total qui attribue la valeur et donc tout ce qu’il garde à son service produit de la survaleur. Par rapport à la notion de plus-value, on pourrait définir la notion de plus-valeur comme l’incrément (croissance) de valeur créé par la capitalisation d’un toujours plus grand nombre d’activités humaines qui étaient jusque-là restées en dehors ou en marge de l’économie formelle.

On assiste, par ailleurs, si on en croit les statistiques, à une baisse relative de l’intensité capitalistique avec le développement des nouvelles technologies, ce qui peut contrecarrer la tendance à la hausse de la composition organique du capital et limiter la tendance à la baisse du taux de profit.

Le taux de profit peut aussi augmenter, même si la composition organique croît, à condition qu’il y ait dévalorisation du capital fixe, ce que provoque le développement de nouvelles technologies souvent financées par la dépense publique qui rendent obsolète un capital fixe avant même qu’il ne soit amorti.

En fait et surtout, ce qui n’a pas été envisagé, c’est que la crise des années 70 analysée comme la fin d’une phase descendante d’un cycle de Kondratiev puisse déboucher sur une « révolution du capital29 » sans qu’elle s’accompagne d’un nouveau mouvement ascendant.

4- La crise actuelle bouleverse les rapports entre monnaie et finance, entre économie et politique

L’épuisement des forces productives du capitalisme industriel a nécessité sa reprise en main par un capitalisme du sommet seul à même d’effectuer une restructuration qui représente pour nous une véritable « révolution du capital ». Comme nous l’avons énoncé dans Après la révolution du capital, puis dans Crise financière et capital fictif, elle est structuration en trois niveaux et nous n’y reviendrons pas ici en détail. Précisons seulement que c’est à partir du niveau 1, c’est-à-dire de ce capitalisme du sommet qu’ont pu s’élaborer progressivement des perspectives de sortie de crise et des expériences de nouvelles formes de régulation : gouvernance dans la globalisation, organisation du travail post-fordiste dans le sens d’un affaiblissement de l’identité ouvrière correspondant aussi à la perte de centralité du travail vivant dans la valorisation, remise en cause des États-nations et nouvelle symbiose entre l’État et le capital.

Tout cela devait porter le capitalisme au-delà de sa crise, mais pour le moment cela a seulement permis de porter ses contradictions du niveau de la production à celui de la reproduction d’ensemble. C’est pour cela que nous parlons de la crise actuelle comme d’une crise de la reproduction des rapports sociaux : crise du travail et du salariat qui, au moins dans les pays dominants, manifeste un troisième niveau de « la reproduction rétrécie30 » dans cette incapacité à sortir de cette tendance à l’inessentialisation de la force de travail et même à son irreproductibilité. Cette tendance n’est que partiellement contredite par le développement d’une « reproduction élargie » dans les pays émergents. En effet, la vitesse de rattrapage de ceux-ci tend à épuiser ses effets « progressistes » et à produire toujours plus de surnuméraires absolus par le vidage des campagnes de leur population active sans que cette dernière ne puisse majoritairement retrouver une activité au sein du nouveau salariat urbain.

Cette crise de reproduction apparaît souvent comme systémique parce que chaque dysfonctionnement donne l’impression que tout l’édifice va s’écrouler alors qu’il est soutenu et alimenté par son organisation en réseau et une forme liquide qui irrigue l’ensemble des trois niveaux. Sa préférence actuelle pour la liquidité est inséparable du processus de totalisation du capital. Il en est ainsi, par exemple, d’un « système » monétaire international devenu introuvable, dans lequel le dollar entretient la contradiction entre son statut de monnaie dépendante de la puissance publique américaine et celui de forme monétaire privée pour les agents de la communauté financière.

À cet égard, l’indépendance des banques centrales constitue la suite d’un processus de dépolitisation de la monnaie amorcé avec la mise en place des politiques anti-inflationnistes à la fin des années 70. Une dépolitisation qui semble accompagner la dématérialisation de la monnaie. La tendance est effectivement à ce que la communauté financière se substitue à la communauté monétaire et un ultra-libéral comme Hayek, dans la lignée du théoricien monétariste Milton Friedman et de l’École de Chicago, pousse le bouchon plus loin en proposant la suppression des banques centrales au profit de monnaies privées. La liquidité ne serait plus qu’un signe économique. Dans le même ordre d’idées, le protocole européen de Lisbonne envisage sérieusement que les banques commerciales et d’affaires soient les seules à pouvoir créer de la monnaie, ce qui dissoudrait toute idée de souveraineté nationale. Ce genre de projets n’est imaginable qu’en cas de refus de construire une Europe politique qui profiterait à l’Allemagne et à la France et à la condition d’accepter de se livrer à une Europe qui ne serait plus qu’un grand marché. C’est la position des « petits pays » de l’Europe qui sont pour la plupart des têtes de pont de la puissance américaine. Dans cette perspective, les économistes américains ont toute raison de s’interroger sur la pertinence du maintien de l’euro comme monnaie commune.

Toutefois, toutes les crises financières depuis 1987 ont indiqué les limites du processus de dépolitisation. À chaque fois, et encore en 2008, il a fallu l’intervention politique d’un « prêteur en dernier ressort » (la fed le plus souvent) pour contrôler la situation et assainir les marchés. Et dans chaque État, des politiques de sauvetage des banques ont été mises en place avec parfois même des nationalisations comme en Grande-Bretagne.

Même si les interventions sont différentes suivant les pays, elles font l’objet d’une concertation certaine au plus haut niveau des g10 et autres sommets. Or, pour le moment, ces modes de « gouvernance » de la globalisation sont influencés par la puissance américaine et la force de représentation de cette puissance dans le dollar ou la livre sterling sur les places financières. Le maintien de cette puissance permet de transférer la crise du domaine monétaire au domaine financier, ce qui est beaucoup moins dangereux puisque cela permet de réintroduire de la souveraineté y compris territoriale (la monnaie reste politique) là où la finance ne connaît pas de frontières (elle est immédiatement mondiale). La supériorité du dollar, c’est justement de présenter deux caractères que ni l’or, ni les droits de tirage spéciaux (dts31), ni aucun autre moyen existant actuellement ne représentent : il sert à la fois d’équivalent général mondial, de valeur refuge32 et il bénéficie d’une forme liquide ou semi-liquide (les bons du Trésor33). En effet, depuis 1971 (fin de la parité or-dollar) et surtout 1976 (crise de la Livre sterling), les banques centrales ne sont plus tenues à des réserves d’or en proportion de la masse monétaire en circulation, c’est-à-dire à un système de changes fixes conduisant à des dévaluations quand cette proportion n’est plus respectée. Un déséquilibre dans l’activité économique, par exemple du commerce extérieur, se résout alors de plus en plus par un déficit des comptes ce qui se traduit par une montée de la dette. Mais seuls les États-Unis (et à un degré moindre la Grande-Bretagne dont le refus d’entrer dans l’euro est liée à son rôle sur la première place financière du monde, la City) ont la possibilité de la faire financer par les autres à travers le rôle international du dollar dans les échanges et son statut de valeur refuge.

La crise actuelle n’a pas atteint un degré de gravité extrême parce que, justement, elle s’est limitée aux liquidités financières sans toucher les liquidités monétaires. Pourquoi cela ? Tout simplement parce qu’il y a des limites à la privatisation des fonctions monétaires car la monnaie moderne se rattache toujours à la puissance, à la souveraineté, à l’État. Par exemple, la confiance en la puissance des États-Unis et du dollar demeure. La première qualité de la puissance est en effet son pouvoir d’attraction, qu’il s’exerce sur les hommes (les courants migratoires) ou sur les choses (les courants financiers, le dollar et le financement des déficits américains par l’extérieur). Un surcroît de méfiance vis-à-vis du dollar pourrait devenir déstabilisateur s’il amenait les détenteurs de dollars à effectuer des ventes souterraines que la fed ne pourrait prévoir ou endiguer. D’où une contradiction entre d’un côté des taux d’intérêt à long terme que les Américains devraient baisser pour soutenir leur économie et l’économie mondiale par ricochet et, de l’autre, la crainte que dans ce cas les détenteurs extérieurs de dollars ne s’en débarrassent.

La Chine est mal placée pour remédier à cela puisqu’elle profite à plein de sa complémentarité avec les États-Unis34. Sa monnaie n’est pas convertible et sa croissance repose sur une économie très déséquilibrée. En effet, on parle souvent dans les médias d’un déséquilibre entre une offre abondante et une absence de véritable marché intérieur conduisant à une économie extravertie, mais on oublie souvent que les plans de relance sont, ici aussi, financés à coups de crédit. Une convertibilité de la monnaie chinoise déboucherait donc sur une forte revalorisation du yuan et un écroulement de la croissance.

La seule régulation financière par le marché s’avère donc impossible ou au moins incomplète. Bien conscientes de cela, les institutions financières et monétaires multiplient les actions d’interdépendance pour réduire les possibilités de dépendances. Par exemple, l’action financière accrue des banques (gestion de portefeuilles d’actions) accompagne et ne détruit pas leur action monétaire (création de monnaie par le crédit). On assiste plutôt à une fusion des fonctions de l’argent (échange, épargne, investissement) qu’à une concurrence entre ces fonctions. Là aussi, c’est cohérent avec notre idée de totalisation du capital.

Mais avec « la révolution du capital », c’est aussi la fonction symbolique de la monnaie qui change : elle n’est plus essentiellement ce qui scinde en deux l’échange marchand (dans sa forme argent), mais la base d’un monde commun dans lequel l’argent retrouve une légitimité et recolle en quelque sorte à la monnaie. Il peut ainsi faire office de nouveau langage commun pour un nouvel ensemble territorial comme le montre la création de l’euro. Mais surtout, il devient un moyen de liberté individuelle en direction du marché. Il a un pouvoir libératoire (argent de poche des enfants, autonomie des femmes par le travail, accès à la consommation discount pour les plus pauvres). Et plus le marché est ouvert, plus il semble décentralisé, non hiérarchique, plus il permet de justifier les inégalités (certains profitent plus que d’autres). Plus personne n’a de compte à rendre sur ce qu’il achète alors que jusqu’aux années 60, la consommation devait encore être en rapport avec un travail et un statut ; consommation dont la grande peur sociale de la fin du cycle prolétarien des révolutions (1968-78) avait contenu la manifestation du luxe dans les voyages et les soirées privées.

L’argent est aussi un vecteur privilégié de l’individualisation sociale. En effet, si la monétarisation des rapports sociaux augmente notre dépendance par rapport à d’autres individus, ce sont des autres interchangeables ; de sorte que les inégalités semblent disparaître, au moins dans l’échange lié à la consommation. Le règne de l’argent est devenu un règne sans maître, en osmose avec les aspirations de l’individu-démocratique.

Mais la crise actuelle fait resurgir la traditionnelle peur vis-à-vis de l’argent « mauvais » et ravive la recherche d’éventuels boucs-émissaires. Ainsi, il n’y a pas de critique massive de la monétarisation des rapports sociaux comme le montre l’exemple de la multiplication des cadeaux en argent dans les cercles familiaux ou amicaux, mais seulement dénonciation du pouvoir de la finance. C’est un signe qui plus est visible, de la fin de la dialectique des luttes de classes (dépendance réciproque et antagonisme) et de la transformation de ces dernières en catégories sociales de la « société capitalisée ». Les rapports sociaux de domination sont internisés comme naturels et ce qui est dénoncé est perçu comme extérieur, non vrai ou exagéré (les bonus des traders, les revenus des pdg et leurs parachutes dorés, les revenus des sportifs de haut niveau, etc.).

La monnaie n’est plus seulement un symbole de la valeur, elle est elle-même valeur opératoire. On a un exemple de cette « valeur-puissance » avec le rôle joué par un dollar qui s’auto-valorise par captage de la richesse produite par les autres à travers les dollars détenus à l’étranger, lesquels reviennent financer l’économie américaine. Le dollar représente bien une valeur fictive à effet de réel.

5- Totalisation du capital et régulation par la gestion des cycles courts de la crise

Des économistes « ouverts » comme Aglietta enregistrent ce processus de totalisation du capital comme un fait accompli35. Ils cherchent à refonder une alternative démocratique plausible dans une nouvelle alliance entre le capital et le travail qui s’exprimerait au moyen d’un développement de l’actionnariat ouvrier et des fonds de pension. Cela serait censé rééquilibrer un rapport de force devenu défavorable aux salariés au niveau du partage de la valeur ajoutée. Le salarié-actionnaire-consommateur légitimerait ainsi un néo-capitalisme ! Cette position, a priori peu sérieuse si ce n’était l’esprit de sérieux de son promoteur, est pourtant rendue plausible par le fait que la question de la propriété des moyens de production n’est plus aussi déterminante qu’auparavant. Elle tend à céder la place à la réalité d’une simple possession de titres de la part d’actionnaires qui ne sont en fait que des petits épargnants regroupés de façon à faire valoir leurs droits aux dividendes. En effet, les fonds de pension reposent sur l’idée d’un capital liquide nomade se portant sur le plus offrant. Ils représentent, du côté du travail cette fois, un nouveau degré de capitalisme collectif qui parachève celui que Marx décrivait déjà à son époque, du côté du capital, sous la forme des sociétés par actions. Mais ce capitalisme collectif n’est pas porteur d’un grand projet, il ne se projette qu’à court terme dans des opportunités de rentabilité immédiate.

Cela justifie pleinement le développement des stratégies de puissance et de captation de la richesse de la part du niveau 1 sur les niveaux 2 (celui de la production stricto sensu, ne constitue plus qu’un centre de valorisation parmi d’autres) et 3 (terres et matières premières, capitaux locaux intégrés au marché mondial). Globalisation, financiarisation et fictivisation36 marquent ce processus.

Nous avons déjà dit, avec l’exemple du dollar, que le capital fictif pouvait avoir un effet de réel, mais avec le triomphe de la puissance du capital total comme représentation, on entrouvre aussi la possibilité subjective de l’abolition de la société capitalisée et pas simplement une possibilité objective, une mort potentielle. En effet, globalisation et financiarisation constituent des développements « à la limite » de pratiques qui existaient auparavant mais de manière plus réduite et contrôlable. Par exemple le phénomène de titrisation37 existe depuis les années 70. Il a porté toutes les restructurations industrielles américaines (preuve encore qu’il n’y a pas « déconnexion ») et la croissance des marchés financiers. Mais le développement « à la limite » est lié au fait que, de plus en plus, les banques d’affaires se sont substituées aux banques de dépôts dans ces opérations et qu’elles ont été rejointes par des assurances qui, certes, possèdent des dépôts, mais se révèlent plus « placières » (lire spéculatives) que réellement investisseuses (pour les États-Unis, voir le poids de Freddie Mac et de Fannie Mae révélé par la récente crise, ainsi que la faillite des assurances aig qui opèrent dans 100 pays et emploient près de 120 000 personnes). Comme le développement est « à la limite », le moindre petit choc crée un « effet papillon ». Par comparaison, le défaut de paiement du fonds ltmc en 1998 se montait à 110 milliards de dollars alors que la crise des subprimes ne portait que sur un défaut de 30 milliards et a pourtant eu des effets beaucoup plus ravageurs. Ce développement « à la limite » se remarque enfin dans la tendance à des taux d’intérêt bas à long terme, ce que M. Aglietta appelle « un régime financier à inclination déflationniste ». C’est aussi ce caractère qui a conduit à chercher des placements plus risqués… tout en créant des produits pour s’en prémunir !

La structuration financière du capital (ce n’est pas une question de simple espace du marché financier !) indique que le système peut fonctionner en situation de « sous-optimalité » pour reprendre le langage de Keynes ou de reproduction rétrécie si nous voulons rester fidèle à notre conceptualisation avancée tout au long de ce texte38. Si on veut employer un langage un peu plus descriptif, on dira que la croissance du capital fictif signale un mode de croissance déflationniste (cf. Aglietta).

Ce qui compte, pour le capitalisme du sommet, c’est la captation des richesses plus que leur création. Ainsi, les excédents commerciaux des pays asiatiques ont été recyclés aux États-Unis grâce à l’achat d’actifs financiers, ce qui a beaucoup renforcé la liquidité en circulation. Les richesses soustraites au métabolisme des économies officielles par les organisations mafieuses sont aussi recyclées au sein des circuits de circulation de capitaux après blanchiment de l’argent sale. Enfin, le retour en importance de la rente brouille les frontières du profit. Quand nous parlons de rente ici nous ne faisons pas allusion à la « rente absolue » crée par le grand propriétaire terrien faisant obstacle à la mise en place d’une meilleure productivité dans l’agriculture, ni encore à la rente pétrolière jusqu’à la crise du pétrole en 1973 et 1974. Nous faisons allusion à la « rente différentielle » qui, chez Marx par exemple, est une rente typiquement capitaliste puisqu’elle sépare propriété et production dans un rapport de distribution. On peut rapporter cela à la situation actuelle qui voit les pétromonarchies du golfe toucher la rente sur l’exploitation de la production faîte par les compagnies étrangères qui assurent l’exploitation et empochent le profit. Mais cette rente n’est plus utilisée de façon improductive ou seulement somptuaire. Elle est intégrée au mouvement d’ensemble du capital (extraction des ressources naturelles, croissance des liquidités, nouveaux investissements, transferts de populations).

Cette rente prend aussi de nouvelles formes comme celle des rentes de situation dans le cadre de la mise continuelle sur le marché de nouveaux produits liés à une innovation accélérée ou à la division du travail entre petites entreprises innovantes et capacités organisatives des grandes39 ; ou celle des rentes « de qualité40 » (voir par exemple les incidences du phénomène des marques). Enfin, elle prend une nouvelle dimension, négligée par Marx, qui est produite par l’action de l’État, que ce soit à travers l’impôt foncier et les politiques agricoles d’hier ou par le biais des politiques environnementales d’aujourd’hui. À partir du moment où l’État envisage la nature sur son espace territorial national comme un bien commun qu’il peut posséder directement ou laisser en usufruit à des « propriétaires » privés, on peut dire qu’il élève la question de la rente du niveau de la rente absolue dans le niveau 3 aux nouvelles formes de rente dans le niveau 1, c’est-à-dire au niveau des contradictions de la reproduction d’ensemble.

Cette structuration financière concerne aussi les grandes entreprises en réseau du niveau 1 qui se constituent en holdings financiers coiffant leurs activités productives, ce qui permet de se livrer à la guerre économique (Offres Publiques d’Achat) en dehors même des règles du marché et de la concurrence (délits d’initiés). Cela concerne aussi les grandes banques d’affaires ou assurances qui sont les intervenants principaux sur le marché financier. C’est à partir des années 80 que ces institutions se mettent à négocier activement pour leur propre compte et non plus pour celui de leurs clients.

La finance n’a alors plus essentiellement la fonction de financer car elle devient une branche d’activité à part entière dont la fonction est de produire des services financiers aux meilleures conditions et de capter une partie du pib mondial. Comme le montre Peter Gowan41, le but de cette activité n’est pas l’investissement à long terme mais l’arbitrage spéculatif : il s’agit d’exploiter voire d’engendrer des écarts de prix entre marchés, produits ou places financières. Gowan montre comment le gonflement des bulles est volontairement provoqué par ce qu’il appelle « le nouveau système Wall Street ». Ainsi, il y a eu la bulle des nouvelles technologies, puis celle de l’immobilier puis encore celle des cours de l’énergie, puis des pays émergents. Ce « système » procède ensuite au dégonflement des bulles dans une sorte de gestion rationnelle de ce que le commun des mortels perçoit comme irrationnel. Cela ne peut se produire que parce qu’il s’appuie sur une formidable centralisation financière reposant sur cinq grandes banques d’affaires, alors que le système bancaire de base, aux États-Unis, est encore très décentralisé et sujet à de nombreuses faillites (cf. l’écroulement des caisses d’épargne dans les années 80-90 ainsi que la faillite de la Continental Illinois, neuvième banque américaine en termes d’importance). Il ne s’agit pas là d’une nouvelle version de la théorie du complot puisque les possibilités données aux acteurs financiers reposent sur la financiarisation structurelle produite par le processus de globalisation. Simplement, le système a tendance à faire tache d’huile puisque les acteurs financiers reconnus et réglementés produisent, de par leurs activités, le développement d’un secteur fantôme composé de fonds spéculatifs (hedge funds) dont certains, les plus sérieux, sont des filiales des grandes banques. Mais ce n’est pas le cas de tous puisque certains sont composés aussi de sociétés spécialisées dans l’acquisition et la revente d’entreprises et autres special investment vehicles qui sont des intermédiaires ad hoc fonctionnant comme des banques sans capitaux propres.

La titrisation constitue souvent le lien entre le système Wall Street et le système fantôme qui a son centre à Londres. New York n’est donc pas le centre de l’accumulation des marchandises mais le centre de la mise en réseau du monde, réseaux financiers, commerciaux, techniques, de recherche militaire et civile, des affaires en général, de la culture aussi. Face à cet arsenal, qu’importe le niveau des déficits américains ! Raisonner en termes de balances (commerciale ou des paiements), c’est en rester à une vision nationale et industrialiste du capitalisme.

Cette activité de services financiers est aussi le fait de nouveaux types de fonds, par exemple les « fonds vautours » qui se spécialisent dans le rachat partiel de dettes à bas prix. On vient d’en avoir un exemple avec le rachat par un de ces fonds de l’entreprise allemande Almatis, le numéro un mondial de la production d’alumine, préalablement acheté par l’émirat de Dubaï. On voit encore ici qu’il est très difficile de séparer spéculation et investissement puisque ce fonds a pour but une restructuration profitable d’Almatis.

Il se crée même une complémentarité entre marché financier et marché monétaire dans la mesure où les intervenants principaux sur le marché monétaire (les banques de dépôt) vont de plus en plus opérer sur le marché financier en captant une partie des fonds de pension et des sicav et en proposant de plus en plus de « produits dérivés ». Ce n’est d’ailleurs pas l’ultra-libéralisme du marché qui produit cela puisque les grandes banques de Wall Street fonctionnent comme une sorte de cartel dont les activités sont bien connues de Greenspan, l’ancien président de la fed. La déréglementation financière qui participe effectivement des politiques néo-libérales permet en retour le développement de son contraire, la constitution d’oligopoles mondiaux. Parallèlement, et on voit bien là un des traits de la globalisation, les banques d’affaires s’adressent au marché monétaire pour obtenir des liquidités monétaires à court terme activant ainsi le fameux marché interbancaire qui s’est grippé en 2009. Fonctionner « à la limite », c’est alors aboutir à une multiplication de produits dérivés dont personne ne connaît vraiment la valeur et qui peuvent donc devenir « toxiques » très rapidement, malgré un contrôle permanent des opérations visibles. Paradoxalement donc, le renforcement des règles de transparence visant à tirer des enseignements des précédentes crises financières et à piloter du sommet et à long terme (règles de « bonne gouvernance », agences de notation, multiples expertises, répression des délits d’initiés) semble faire bon ménage avec les activités les plus opaques qui mettent en danger ce pilotage et conduisent à des interventions de court terme pour parer au plus pressé (le renflouement des banques), sans rien changer à l’essentiel comme le montre la situation actuelle et la reprise des activités financières à un relatif bon niveau.

On retrouve ce type de gestion à court terme à travers les difficultés de mise en place d’un nouveau système de régulation des rapports sociaux suite à l’abandon du mode fordiste. La restructuration des entreprises est une réponse de la fin des années 70-85 à la double crise du fordisme (luttes prolétariennes contre le travail avec baisse de la productivité d’un côté, fin de la première phase de la « société de consommation » de l’autre). Avec l’inessentialisation accrue de la force de travail, on assiste à la réémergence de la nature première du rapport salarial qui est commandement sur la force de travail et garantie en conséquence de sa dépendance monétaire. La monnaie comme violence directe plutôt que comme médiation, a pour but d’intégrer la restructuration des entreprises au sein même du processus plus large de globalisation (reingeering et gouvernance d’entreprise). Mais il existe plusieurs limites à cela :

– Premièrement, pour que la rigueur de l’exploitation sur la force de travail soit maximum, il faudrait que la demande soit essentiellement externe au salariat (par exemple parmi les artisans, commerçants et professions libérales et indépendantes), ce qui est impossible quand plus de 85% de la population active est salariée ou bien alors, il faudrait que la couche des salariés privilégiés soit suffisamment importante pour servir de débouché. Le développement de l’actionnariat salarié ou celui des fonds de pension ne répondent qu’en partie à cette exigence (proposition d’Aglietta) ;

– Deuxièmement, la reproduction des rapports sociaux nécessite le maintien de revenus sociaux (et donc de charges patronales) et de formes diverses de garantie d’un revenu (revenu minimum garanti ou revenu d’existence dans les pays de tradition social-démocrate, crédit d’impôt dans les pays anglo-saxons libéraux). Pour Aglietta, le développement du capital fictif correspond, de fait, à un nouveau type de relance par la demande. Citons-le : « Pour maintenir un profit haut et régulier il faut une demande dynamique. Elle ne peut pas venir des pays émergents puisqu’ils sont en excédents structurels de leur balance des paiements. Elle ne peut pas venir des revenus salariaux dont la croissance est faible. Elle vient des revenus distribués aux actionnaires et à l’élite dirigeante, mais la masse de ces revenus est insuffisante pour soutenir une demande agrégée en croissance rapide. Le capitalisme contemporain trouve la demande qui permet de réaliser les exigences de la valeur actionnariale dans le crédit aux ménages. Ce processus atteint son paroxysme aux États-Unis. Il alimente les déséquilibres financiers globaux qui s’accumulent selon une dérive qui n’a pas de contre-tendance. Le lien entre le crédit et le principe de la valeur actionnariale est étroit. En poussant à la hausse les prix des actifs patrimoniaux, le crédit déconnecte la consommation du revenu disponible42 ». Le problème est de savoir si ou quand ce développement « à la limite » atteint sa vraie limite.

Il n’y a rien à attendre de la crise en elle-même. Son aggravation subite nous trouverait dans un état de désarmement (théorique et pratique) presque complet. Un redémarrage d’une croissance forte ne nous serait pas plus profitable car elle recréerait des illusions. Rien n’indique que la crise sera de longue durée, mais le cours chaotique du capital depuis 1973 et les crises qui s’ensuivent servent de mode de régulation par défaut, au coup par coup.

C’est dans les interstices de cette dynamique chaotique qui ne passe ni par une crise finale ni par un parachèvement de la domination, qu’il faut se glisser pour en accentuer, dans les luttes à venir, les dysfonctionnements. Il n’y a donc rien à restaurer et surtout pas une économie de producteurs, même associés, alors que ces producteurs ne représentent qu’une minorité, au niveau national comme mondial, et que ce qu’ils produisent a perdu sa valeur d’usage ou même n’en a jamais eu, sauf pour le capitalisme. Il ne faut donc pas réorganiser l’économie sur la base d’une « vraie » production (la production matérielle), sur la base de la « vraie » valeur, celle qui induirait l’égalité et la justice de l’échange et du contrat (un travail « payé à sa juste valeur » comme on entend dans les syndicats). Il ne s’agit pas non plus d’organiser rationnellement ou autogestionnairement un capital qu’on pourrait encore s’approprier (« rien n’est à eux tout est à nous. Tout ce qu’ils ont, ils l’ont volé », clament des militants de la cnt), mais décapitaliser nos corps et nos têtes.

Dans Crise financière et capital fictif, nous indiquions quelques pistes plus concrètes à la lumière des événements de la Guadeloupe, sortes « d’objectifs intermédiaires », mais il n’y a pas de recettes. Comme chaque fois dans les périodes de grand bouleversement, les forces sociales se désagrègent, mais les socles relativement solides sur lesquels s’effectuait la recomposition n’existent plus aujourd’hui. Ce n’est pas pour rien que les anciens clivages politiques explosent et que les transfuges sont légion, offrant un spectacle qui laisse de plus en plus indifférent.

Notes

1 – Après la révolution du capital (2007), Crise financière et capital fictif (2008) ainsi que dans un dernier article pour ce no 15 de la revue Temps critiques (hiver 2010), « Capitalisme, capital et société capitalisée ».

2 – Par exemple, Hobbes assimile richesse et puissance, Petty parle de la puissance des nations en fonction de leur richesse et l’économie politique est conçue comme un service aux Princes, ce que montre amplement le rôle politique joué par les mercantilistes puis les physiocrates du xvie au xviiie siècle. Par contre, pour Say, l’économie est une science de la nature, science de la formation, de la distribution et de la consommation des richesses. En cherchant à énoncer des « lois » (par exemple : « L’offre crée sa propre demande »), il supprime à la fois le caractère politique (art de gouverner) et technique (gestion) de ces activités. Mais surtout il crée un domaine social séparé là où il n’existait encore qu’un discours économique greffé sur des pratiques de pouvoir. Si Keynes a été, à partir des années 30 du xxe siècle, un restaurateur d’une conception de la puissance à travers le rôle interventionniste de l’État, avec la restructuration des années 70, puis la mathématisation actuelle de l’économie et de la finance, on en est revenu à cette tendance lourde de la science économique qui est de séparer richesse et puissance, économie et politique.

3 – Cf. Préface à la 2e édition, Ed. Sociales, tome 1, p. 27. C’est en suivant Say, qu’il détestait pourtant en tant qu’individu mais l’air de l’époque était plus fort que les sentiments, que Marx va ériger sa division entre infrastructure et superstructure… et reléguer l’État dans la superstructure, commettant ici la même erreur que tous les économistes classiques, celle de ranger l’État dans les fonctions improductives !

4 – Marx soutient tantôt que la valeur est un pouvoir d’achat, c’est-à-dire une commande sur tout le travail, tantôt il énonce que la valeur est du « travail contenu ». Il ne la voit pas comme une relation de pouvoir, un rapport de force. En conséquence, il la pense comme quelque chose à produire et, par exemple, il va se pencher sur les secteurs économiques les plus productifs ; l’agriculture en tête, le commerce international en queue. Les marxistes se mouleront dans cette approche qui conçoit la production comme la somme statique de produits et non pas comme une inter-relation entre produits au sein d’une économie rendue dynamique par les échanges entre branches. C’est ce qui sera reproduit dans les plans soviétiques avec les résultats qu’on sait (priorité à l’industrie lourde, abandon de l’agriculture, planification impérative et quantitativiste, etc.).

5 – La valeur d’usage de Say va être développée par l’école marginaliste (les libéraux dit-on aujourd’hui) qui noie la valeur dans la notion d’utilité reposant sur la satisfaction du consommateur ; quant à la valeur d’échange, elle devient une quantité de travail abstrait pour Ricardo puis pour les marxistes.

6 – Il est intéressant de voir que Marx s’intéresse à la question de l’État, dans le sillage de Hegel (philosophe de la fin du xviiie siècle, d’avant cette révolution industrielle), et donc dans ses œuvres de jeunesse. Mais il abandonne ensuite cette question pour la reporter à la fin de ses études pour Le Capital. En fait, il n’abordera plus cette question d’un point de vue théorique, mais politique à travers l’expérience de la Commune de Paris.

7 – Tout Le Capital peut être lu comme un effort pour dévoiler la source ouvrière de la puissance capitaliste et pour prouver qu’elle doit nécessairement s’effondrer. Mais qui ne se laisse pas étourdir par ce refrain ne peut qu’entendre, comme en sourdine sous la dialectique des lois tendancielles et des contre-tendances, une petite interrogation sur la nature des contradictions internes du capital, bref, des doutes sur sa propre fin.

8 – Pour plus de précisions, on pourra se reporter à l’article « Capitalisme, capital et société capitalisée » de ce numéro qui permet de comprendre pourquoi nous utilisons la notion de « système » en y mettant des guillemets.

9 – Cf. les dernières déclarations d’Yves Cochet sur ce point.

10 – N. Lichtenstein, spécialiste de l’histoire ouvrière à l’Université Santa Barbara de Californie, cité dans, « La crise vue d’en bas » par G. Bad dans Échanges (automne 2007) ; mais ce dernier ne tire aucune conséquence de ces transformations du capitalisme.

11 – Les systèmes de comptabilité nationale s’y efforcent vainement en distinguant par exemple l’investissement matériel (la formation brute de capital fixe ou fbcf) de l’investissement immatériel et en ne comptabilisant que le premier. Distinguer un investissement en ordinateur d’un investissement en logiciel est pourtant purement arbitraire ou plus exactement l’effet d’habitudes. Mais cela devient absurde quand l’investissement « immatériel » devient majoritaire.

Les néo-opéraïstes italiens, à la suite de Negri, Lazzaratto et Virno distinguent eux aussi le travail matériel du travail immatériel. Pour une critique de cette position je renvoie à une lettre au cercle de discussion « Socialisme ou Barbarie » à la fin de ce numéro.

12 – Pour Marx, les limites à ce mouvement seraient premièrement la baisse du taux de profit, mais si la loi de la valeur ne s’applique pas dans ce cas alors la tendance à la baisse de ce taux est une affirmation non fondée ; deuxièmement la nécessité de retourner, en fin de course, à la matérialité de l’or : « Avec le développement du système de crédit, la production capitaliste cherche continuellement à lever cette barrière de métal, cette barrière à la fois matérielle et imaginaire de la richesse et du mouvement de celle-ci, mais revient toujours se buter la tête contre ce mur. Dans la crise on voit se manifester cette revendication : la totalité des lettres de change doit pouvoir être tout d’un coup et simultanément convertible en argent bancaire et tout cet argent à son tour en or » (Le Capital, Livre 1, tome iii, chapitre xxxv). Là aussi, c’est ce qui ne se passe plus avec la disparition de l’étalon-or et pourtant les crises financières se succèdent depuis 1987 sans que la machine s’enraye ! On retrouve ici la dépendance de Marx par rapport à une conception matérielle de la richesse qui repose sur tout le travail passé des hommes. Or ce travail passé serait finalement symbolisé par le stockage de la richesse sous forme d’or puisque la valeur de ce stock peut alors s’exprimer, comme pour toutes les autres marchandises, sous forme de temps de travail cristallisé. Il ne peut donc reconnaître les formes fiduciaires de monnaie et plus généralement le processus de dématérialisation de la monnaie qui n’en était qu’à ses débuts. Il ne peut reconnaître que la monnaie a été très tôt un pur signe car cela ruinerait sa théorie de la valeur-travail alors qu’on a affaire ici à une valeur puissance (on le voit bien avec la référence prédominante au dollar qui succède au Gold Exchange Standard). Il est donc amené à renverser les rapports en référant la valeur de la monnaie à son équivalent-or alors que si l’or est devenu précieux, c’est parce qu’il s’est fait monnaie.

13 – F. Chesnais : carre rouge.org/IMG/doc/Introd_discussionlacriseapresmodif

14 – Certains commentateurs aux États-Unis sont même allés jusqu’à dire que la crise financière marquait le triomphe de la banque protestante contre la banque juive ! Laissons leur cette hypothèse qui a au moins le mérite de ne pas considérer la finance comme un bloc rigide, mais on trouvera des informations plus essentielles dans l’analyse de Peter Gowan à la note 36. Chesnais tient sur ce point un discours contradictoire ; il soutient à la fois que ce nettoyage ne s’est pas vraiment fait à cause des plans de sauvetage mis en place par les États… et qu’il s’est fait comme le montrent la liquidation de Lehman Brothers et les grandes manœuvres dans l’industrie automobile.

15 – Les arguties autour de la notion de « profits fictifs » vont bon train. Chesnais est quand même prudent qui ne réserve ce qualificatif qu’aux gains qui ne reposeraient sur aucun titre de propriété ou reconnaissance de dettes, mais seulement sur la circulation financière (ils ne seraient liés qu’à la spéculation). En cela il exprime son désaccord avec la thèse d’économistes brésiliens pour qui un tel développement du capital fictif depuis 1998, fait pratiquement disparaître le capital porteur d’intérêt au sein d’un processus plus large qui l’englobe. Chesnais reconnaît bien cela, mais il en conteste la conclusion qui serait que les « profits fictifs » provenant de ce mouvement contrecarreraient la tendance à la baisse du taux de profit. Ah que c’est dur d’être à la fois un économiste et un marxiste !

16 – Tels G. Bad (cf. le site de la revue Échanges et le site Spartacus), A. Bihr (cf. la revue A Contre Courant de novembre 2008) et pour B. Astarian-R. Simon (cf. leur dernière discussion sur la théorie des crises dans « Le moment actuel » in Théorie Communiste, été 2009 et la réponse de B. Astarian sur le site de la revue Échanges.

17 – Au chapitre iii du Livre i, section 1 du Capital, Marx reconnaît trois fonctions de la monnaie :

– mesure de la valeur : la monnaie doit rester matérielle, être une marchandise comme les autres puisque sa valeur repose sur le temps de travail nécessaire à la produire, mais c’est une marchandise particulière en tant qu’équivalent général de toutes les autres marchandises.

– moyen d’un échange qui lui pré-existe. C’est la monnaie « numéraire » qui peut être sous forme fiduciaire (papier, chèque) puisqu’elle représente une convention, mais elle n’a pas de différence de nature avec la monnaie métallique.

– la monnaie-argent (thésaurisation), première forme du capital qui conduit au fétichisme de l’argent conçu sur le modèle du fétichisme de la marchandise. Il y a là une différence de nature avec les deux premières fonctions. Elle va permettre par la suite, surtout dans la langue française qui distingue clairement les deux mots, de séparer la monnaie, toujours bonne et vraie (sauf quand elle est fausse monnaie) de l’argent toujours sale (il a de l’odeur), ce qui a pour conséquence de rendre incompréhensible ce qu’on voulait pourtant expliquer, c’est-à-dire l’existence d’une troisième fonction.

18 – Un autre point commun à ces auteurs est de voir une continuité entre la crise des années 70 et la crise actuelle. C’est logique puisqu’ils nient finalement (ou n’en tiennent pas compte) le rôle devenu essentiel du capital fictif. Ainsi, Bad relie la crise actuelle avec la crise des années 70 en ce qu’elles seraient toutes les deux caractérisées par une situation de stagflation définie comme la contraction de deux mouvements concomitants : une tendance vers l’inflation (hausse des prix) et une autre vers la hausse du chômage. Cette notion de stagflation a été développée au début des années 80 pour rendre compte d’une situation nouvelle engendrée par la crise des années 70, alors que la théorie économique keynésienne dominante pendant les années 40-75 associait toujours croissance de l’emploi et inflation (courbe de Phillips). Mais à partir de là, Bad ne peut expliquer la tendance déflationniste actuelle, la baisse des prix et des taux d’intérêt, trois éléments qui caractérisent pourtant la restructuration. À l’intérieur de ce modèle, les hausses sont soit formées par des bulles auto-entretenues (l’immobilier par exemple), soit par un jeu sur les prix politiques ou le niveau de la rente fixés au niveau mondial (exemple du prix des matières premières).

19 – Les marxistes se divisent traditionnellement entre tenants d’une crise de réalisation et de débouchés (les « sous-consommationnistes » Bihr et Husson, référence théorique et historique : Rosa Luxembourg) et tenants de la crise de surproduction et de la baisse du taux de profit (Astarian et Bad, référence théorique et historique : Mattick et Grossmann). Mais alors que les seconds sont fixés sur les analyses pures et dures de la gauche communiste quant à la théorie des crises, les premiers signalent, à leur corps défendant semble-t-il, des différences notables par rapport au dogme. Ainsi Bihr parle « d’excès de plus-value » au-delà des possibilités de l’accumulation et Husson d’un taux d’accumulation qui est devenu inférieur au taux de profit avec, en conséquence, le développement de « capitaux libres » (cf. [hussonet.free.fr] : le taux d’accumulation ne suit plus le taux de profit. Note 2 du 25/09/09). Si l’on traduit, ne retrouve-t-on pas là notre idée d’évanescence de la valeur puisque la valorisation est partout (cf. : L’évanescence de la valeur, éd. L’Harmattan, 2004) et celle de la fictivisation ?

Seul Roland Simon (op. cit.) semble faire cavalier seul. Tout d’abord, et nous sommes bien d’accord avec lui, il avance l’idée que la crise actuelle n’est pas la continuation de celle des années 70 car il s’est produit un changement radical (pour lui, la restructuration, pour nous, la révolution du capital). En conséquence, tout en voulant rester dans le cadre conceptuel de la théorie marxiste des crises, il doit lui aussi s’en écarter en faisant l’hypothèse d’une crise qui ferait co-exister les deux théories précédentes alors que jusque là elles s’excluaient. On comprend qu’Astarian soit sceptique puisque il défend le dogme alors que Simon est obligé d’innover pour rendre compte de la nouveauté de la situation, mais en gardant la prémisse de départ (la tendance à la baisse du taux de profit). Pour notre part, nous nous situons en dehors de ce cadre théorique qui ne peut se maintenir que par la croyance en des contradictions inhérentes (et internes) au capital produisant sa fin automatique.

20 – Cela apparaît clairement au niveau de l’immobilier. En effet, les placements récents dans l’immobilier ont été considérés comme des « actifs financiers », alors qu’en comptabilité nationale ils sont considérés comme des investissements dans le secteur du bâtiment et des travaux publics. Là encore on a un aperçu de la totalisation du capital à travers une fictivité qui est toute relative puisque ce sont surtout des dérapages qui la font apparaître comme telle.

21 – Cf. Guigou J. et Wajnsztejn J., Crise financière et capital fictif, éd. L’Harmattan, 2008.

22 – Cf. les intéressantes descriptions qu’en fait Braudel à propos de la Bourse d’Amsterdam pendant la « tulipomania » au xviie siècle. Les produits dérivés y existent déjà ainsi que l’idée que la propriété n’est rien parce qu’elle inclut l’immobilisation et que la circulation est tout. Cela est à rapporter à plusieurs phénomènes qui naissent alors et qui vont ensuite s’effacer au profit d’autres formes de développement du capital… avant de réapparaître aujourd’hui comme la dimension d’ouverture internationale, les débuts de la monnaie-signe (fiduciaire), la mise en place de structures supérieures qui échappent aux lois du marché et cherchent à domestiquer l’économie au service d’une politique de la puissance. Roland Simon voit dans la perspective de Braudel une conception a-historique du capitalisme où on a toujours le retour du même alors qu’au contraire on aurait une histoire conçue exclusivement sur une base chronologique à travers la succession des modes de production et au sein du mpc, à travers le passage des formes les plus primitives du capital aux formes les plus modernes. Ce matérialisme dialectique et historique rigide ne permet pas de comprendre la nature du capital et notamment le fait qu’il n’a pas de forme privilégiée.

23 – Nous ne développons pas davantage et nous renvoyons à notre critique de la notion d’impérialisme dans la présentation du livre Empire de Hardt et Negri (Temps critiques no 13, p. 40-47), disponible sur le site de TC.

24 – Si elle s’obtient le plus souvent par une baisse relative (ou parfois absolue) des salaires, ce n’est pas parce que ceux-ci correspondraient à une part importante des coûts de production (ils ne dépassent parfois pas 10% du coût total !). En fait, ils sont les coûts les plus flexibles, surtout dans les pays où il n’y a pas de salaire minimum, alors que l’énergie et les matières premières ont pratiquement des cours mondiaux sur lesquels les entreprises ne peuvent agir directement. Les principes du toyotisme font le reste puisque les entreprises ne cherchant plus à avoir des stocks, il n’y a plus nécessité d’entretenir une part de salariés considérés comme une sorte de capital fixe (les fameux « salariés à vie »). Cela explique les « dégraissages » même en situation de hausse des profits et le recours à une main d’œuvre précaire.

25 – Cette notion se distingue à la fois de celle de « reproduction simple » (c’est celle qui se situe à niveau de productivité constante et qui met en avant la distinction alors essentielle entre travail productif et travail improductif. Elle est analysée au niveau des capitaux individuels) et de « reproduction élargie » (valeur qui s’auto-valorise à travers une accumulation du capital constant toujours plus importante par rapport au capital variable et donc une productivité du travail accrue. Elle est analysée au niveau du capital global). Ces deux notions sont définies par Marx, la première dans les livres i et ii du Capital, la seconde dans le livre iii. Par rapport à cela et en référence à notre exemple, une des manifestations de cette « reproduction rétrécie » se manifeste justement par ce processus de désaccumulation relative dans la production et les limites rencontrées dans l’accroissement de la productivité du travail (instrument de mesure devenu hautement discutable depuis la révolution du capital). Concrètement, cela se signale par la place centrale prise par la notion de compétitivité par rapport à la notion de productivité même si les deux notions entretiennent un rapport.

26 – La crise de l’industrie automobile a été exemplaire de la crise du fordisme car ce secteur exprimait toutes les caractéristiques de la période des Trente Glorieuses : production de masse standardisée appuyée sur une main d’œuvre peu qualifiée importante devenue rebelle et une intensité capitalistique forte, gigantisme, bureaucratisme, stocks importants, rigidité de la production et enfin un élément externe ; la hausse du prix du pétrole. Les restructurations y ont été sévères avec cure d’amaigrissement (small is beautiful symbolisé par Chrysler au début des années 80), passage au toyotisme (produire moins mais mieux et en flux tendus), politique d’abaissement du « point mort » défini comme le nombre minimum de véhicules qu’il faut produire pour commencer à gagner de l’argent. Mais très rapidement, la reprise de la consommation a poussé à un nouveau gigantisme et il y a 20 ans, on nous disait que la « taille critique » au niveau mondial pour perdurer dans cette branche devait être autour de 2M de véhicules par an, ce que ni Renault ni Peugeot n’atteignaient alors. Or aujourd’hui, cette taille critique serait autour de 5-6 M de véhicules. Les grandes manœuvres continuent donc comme le montre la nouvelle stratégie de Fiat en direction de Chrysler ou, encore plus récente et étonnante, la prise de participation de Peugeot dans la branche auto de Mitsubishi sur le modèle de Renault-Nissan.

27 – Cf. Goldner (Loren), « Sur le capital fictif », traduction de la revue Échanges, 2003. Ce texte est reproduit dans un volume 1 des écrits de cet auteur rassemblés sous le titre Nous vivrons la révolution, éd. Ni patrie ni frontières, 2008. Nous renvoyons aussi à nos échanges avec Loren Goldner dans ce même no 15 de Temps critiques.

28 – Sur ce point, nous renvoyons à notre article sur la Chine dans ce no 15 de Temps critiques (hiver 2010).

29 – I. Wallerstein fait une remarque (« Le capitalisme touche à sa fin », Le Monde du 11/10/08) sur le fait que les phases B descendantes des cycles de Kondratiev se sont toujours caractérisées par une financiarisation et une spéculation accrues. Ce n’est pas faux, mais il faut se méfier d’une tendance des historiens de la longue durée à gommer toutes les particularités de chacune des crises advenues. Ainsi, la globalisation actuelle ne peut être réduite à une simple financiarisation conjoncturelle. A part cela, nous ne pensons pas qu’une analyse en termes de cycles longs permette de saisir la spécificité de la situation actuelle. Pour une critique de la pertinence des cycles Kondratiev aujourd’hui, cf. J. Wajnsztejn, Après la révolution du capital, éd. L’Harmattan, 2007, note 84, p. 149-151.

30 – Notre notion de « reproduction rétrécie » comprise dans ses trois dimensions (productive, globale et financière, de rapport social) ne correspond pas vraiment à la notion de « rétrogression » qu’on trouve chez Goldner (cf. op. cit.). En effet, il semble rester dans le champ des théories de la « décadence » du capitalisme qui voient le capital perdurer en dehors du « progrès » et de la valorisation productive à travers l’impérialisme ou le pillage. Il n’y a plus alors de véritable reproduction et la crise est inévitable. Goldner ne voit pas la phase actuelle comme domination du capital sur la valeur et donc capacité à valoriser toutes les activités. Il confond « évanescence de la valeur » et non-valorisation.

31 – Les droits de tirage spéciaux accordés par le fmi ne représentent absolument pas une alternative au dollar sous prétexte qu’ils sont constitués sur la base d’un panel de monnaies. Ils sont bien plutôt un élément supplémentaire de la fictivisation en ce qu’ils augmentent la quantité de crédits en circulation. Toutefois, comme il n’y a pas de stratégie de déconnexion, ces crédits sont accordés à des pays qui en ont besoin pour rétablir une confiance nécessaire à la poursuite des investissements directs à l’étranger (ide) chez eux, à condition qu’ils mènent une politique « saine » (c’est le cas du Mexique et de la Pologne actuellement).

32 – La notion de valeur refuge ne peut plus avoir le même sens après la « révolution du capital » qu’avant. En effet, aujourd’hui, elle n’est plus formée principalement d’une chose qui s’immobilise (or, immobilier, art) car rien n’échappe à la spéculation et à la fictivisation, mais d’une valeur qui peut se retirer puis entrer à tout moment dans le circuit de l’activité économique comme le $ et les bons du Trésor américain.

33 – Bad (cf. op. cit.), de par sa conception unilatérale et morale du capitalisme, ne supporte pas cela et voit dans la dématérialisation de la monnaie une façon de « pomper » davantage le « citoyen » (sic). Une sorte de complot des méchants sans rapport avec la dynamique du capital. Curieuse conception pour un matérialiste !

34 – Cf. notre article sur la Chine dans ce même numéro.

35 – Les économistes de l’École de Cambridge, fervents lecteurs de Keynes comme de Marx, avaient déjà signalé ce processus en appelant « capital global » ce que nous nommons « capital fictif ». Une globalisation qui rendait impossible toute théorisation en termes de plus-value et d’égalisation a posteriori des taux de profit. Joan Robinson, la plus célèbre de ses représentants en France, avance à ce sujet deux positions intéressantes. La première consiste en une critique de la métaphysique de la valeur : « Pourquoi donc utiliser l’espace de la valeur pour montrer qu’on peut faire des profits dans l’industrie en vendant des marchandises au-dessus de leur coût de production ou pour expliquer le pouvoir de ceux qui commandent la finance… ? » (Monthly Review, 1972, cité par wikipedia) ; la seconde est une reprise pure et simple de la célèbre phrase de l’économiste hétérodoxe Kalecki, autre bon connaisseur du marxisme : « Les capitalistes gagnent ce qu’ils dépensent, les travailleurs dépensent ce qu’ils gagnent ». C’est une radicalisation des thèses de Keynes pour qui les investissements et la consommation des capitalistes font les profits et non l’inverse comme dans la théorie néo-classique. Le profit peut donc être considéré comme une donnée puisqu’il est en grande partie anticipé dans la nouvelle stratégie entrepreneuriale.

36 – L’emploi de la notion de « capital fictif » peut être opératoire (nous l’avons d’ailleurs largement utilisée) mais elle est entachée de sa référence implicite à l’existence d’un capital « réel », productif. Or, à partir du moment où nous parlons de tendance à l’unification du capital au-delà de ses formes (capital commercial, capital porteur d’intérêt, capital industriel*), la notion perd de sa pertinence même si nous l’avons employée pour garder un vocabulaire commun.

*Pour les économistes classiques et Marx lui-même, seul le capital dans sa forme productive industrielle était doté de contenu. C’est ce contenu qui n’apparaît plus comme la source principale de valorisation, mais comme entrave à la circulation, à la fluidité, à la liquidité.

37 – La titrisation consiste à transformer des prêts bancaires en obligations auprès d’investisseurs du monde entier. Les produits dérivés sont des dérivés de crédit comportant le transfert, moyennant un intérêt, du risque lié à la détention d’obligations d’entreprises. Son poids est devenu tellement important que les banques centrales ont cessé de contrôler totalement le niveau de capital fictif tolérable. En effet, la titrisation permet de placer des créances de plus en plus importantes hors bilan ce qui accroît l’incertitude.

38 – Cf. Guy Fargette dans sa revue Le Crépuscule du xxe siècle a été le premier à utiliser le mot mais dans un sens sensiblement différent. Pour lui, l’État et les forces syndicales encore bien présentes dans la fonction publique ne seraient plus que force d’inertie sur le modèle du mpa. Elles seraient coupées de la sphère de l’économie et limiteraient particulièrement la dynamique et la stratégie de puissance des grandes entreprises.

On pourra aussi se reporter à l’article de Riccardo d’Este dans le no 8 de la revue Temps critiques (1995) repris dans le volume 1 de l’anthologie des textes de la revue, intitulé : L’individu et la communauté humaine, éd. L’Harmattan (1998), p. 377-387. Il y décrit une opposition entre production et reproduction. Dans la phase « progressiste » du capital, la production domine la reproduction car elle contient une sorte de dimension supérieure ou supplémentaire porteuse d’un nouveau développement (par exemple le passage du cabriolet à l’automobile). Mais dans le « néo-capitalisme », la reproduction dominerait la production en ce que cette dernière ne serait plus qu’itérative (la Punto ne fait que remplacer la Uno). Les innovations ne seraient plus guidées que par des conditions de reproduction. C’est proche de ce que nous disons maintenant, mais Riccardo d’Este le conçoit encore dans le cadre d’une « reproduction élargie ».

39 – C’est particulièrement le cas dans le secteur de l’information et de la communication, par exemple dans la musique et le cinéma avec la répartition du travail entre « indépendants » et « majors ».

40 – Pour un article intéressant sur l’analyse d’un phénomène de rente « de qualité » ou « rente hédoniste » dans le territoire des Baronnies dans la Drôme, cf. :

www.inra.fr/internet/Departe...

41 – Sur ces points on peut se reporter à l’excellent article de Peter Gowan, « Crisis in the Heartland », New Left Review, no 55, janvier-février 2009.

En opposition à cette description précise de la stratégie de financiarisation qui fait de Wall Street et New York le centre du monde capitalisé, Chesnais, par exemple, parle de « l’avidité de Wall Street » ! Quant à Bad, dans « Or et $ les reliques de la barbarie capitaliste » (novembre 2009), il pense que la crise financière a réduit la puissance financière de Wall Street et de la City. Pour ce faire, il s’appuie sur un article du 17 juin 2009 de l’économiste américain Mickael Hudson : « Dé-dollarisation et démantèlement de l’empire militaire et financier américain », un démantèlement qui aurait dû avoir lieu les 15 et 16 juin 2009 au sommet d’Iekaterinbourg, mais qu’on attend toujours ! On aurait donc eu une crise qui pour une fois n’aurait pas servi de station d’épuration et de moyen de concentration de la puissance. C’est difficile à croire, sauf à penser que nous sommes dans une crise finale à très court terme ce que nous ne pensons pas.

42 – Aglietta et Berrebi, Désordre dans le capitalisme mondial, éd. Odile Jacob, 2007, p. 63.