Temps critiques #5

Les réseaux et leur institution

, par Jacques Guigou

I – Genèse sociale et genèse théorique de la notion de réseau

Le terme apparaît dans la langue au xviie siècle formé à partir du latin retis (filet), avec le sens de maillage. C'est au xviiie qu'il prend toute son extension. L'anatomie et la médecine qui l'utilisent fréquemment (tel le réseau sanguin), établit son acception courante dans les domaines scientifiques et techniques. Son devenir se confond alors avec celui de l'industrialisation. Le xixe consacre l'usage de la notion de réseau à travers son opérationnalisation techno-économique. Les grands réseaux se mettent en place sous le Second empire et les débuts de la Troisième république : réseaux postal, routier, ferroviaire, de conduites d'eau et de canaux. L'électrification se développera en réseaux, préfigurant ce que seront, au cours du xxe les énormes et puissants réseaux téléphoniques, puis informatiques. Peu de sciences se privent de la fécondité sémantique de la notion de réseau : l'écologie et les sciences de l'information en font aujourd'hui un usage massif. Les sciences humaines et sociales puisent abondamment dans les ressources métaphoriques de ce terme, non sans ambiguïté et confusion.

 

II – Le réseau entre modernité et modernisme

Emprunté aux sciences et aux techniques de l'information et de la communication, la notion de réseau a vu, depuis le début des années quatre-vingt, son usage se répandre dans le langage de la gestion, de l'organisation et du même coup il a été donné comme une valeur positive par les hommes politiques qui cherchaient à moderniser leur discours. À la pesante immobilité de la structure, à 1'évanescence du groupe et à l'indistinction totalisante du système, l'idéologie flexible et mobile du réseau semble arrivée à point nommé pour marquer le triomphe du pragmatisme et de la particularisation du rapport social et contemporain.

Dans la décomposition/recomposition accélérée de l'économie d'aujourd'hui, le passage d'une organisation hiérarchisée, taylorienne et linéaire de l'entreprise à une organisation autonomisée, particularisée, flexible bien qu'indépendante, constitue le réseau comme la norme autour de laquelle se cristallise l'ordre et le pouvoir moderniste.

 

III – Le rôle dans le réseau et le rôle des réseaux

Cette émergence de l'idéologie des réseaux n'a pu se réaliser qu'à la faveur du déclin des anciennes solidarités de la classe sociale. Avec la montée en puissance des appareils techno-scientifiques et la part de plus en plus grande de « l'intelligence artificielle » dans la réalisation du profit, les individus, comme les ordinateurs doivent être « mis en réseaux ». Cette connexion généralisée des opérateurs économiques induit une mutation organisationnelle. Dans l'entreprise, comme dans l'administration, à l'ancien statut de l'agent doit se substituer le nouveau rôle de l'acteur. Le réseau appelle donc le rôle, le jeu de rôle, la participation, l'implication, la coopération. Cette conception du réseau comme système d'interactions d'acteurs a été bien défini par un idéologue de l'organisation des réseaux : « Le concept de réseau est intéressant que si les individus peuvent jouer avec leurs rôles, se jouer des limites et contraintes institutionnelles et sociologiques ordinaires. Le réseau suppose des acteurs susceptibles de mobiliser des relations sociales qui ne sont pas nécessairement représentatives de leurs appartenances (réseaux clandestins). Les liens sociaux ainsi noués demeurent conjoncturels et occasionnels. Le réseau, même encadré dans une structure reste fluide. » (Gabriel Dupuy- Encyclopœdia Universalis - vol. 19, p. 879).

Le réseau tire son pouvoir organisateur de sa capacité à connecter des différences. Il faut considérer la mise en réseau d'une organisation comme une institution politique et idéologique. Le réseau est un rapport social. Il contribue à la particularisation des activités et il le fait en augmentant considérablement le potentiel de chaque élément qui le compose. Il tire son efficacité d'une intensification des connexions et des échanges. Mais, ce faisant, il n'est pas porteur d'universalisation autre que celle de sa forme. Le réseau vit d'une mise en forme permanente ; il tend à éliminer les contenus anciens au profit de sa forme nouvelle. Le réseau fait le vide ... Il occupe le vide par la manifestation de son identité faite d'une pure forme.

Inscrivant ses membres dans une horizontalité de fonction, le réseau tend de la même manière à abolir la distance hiérarchique entre le centre et la périphérie. Les « têtes de réseau » peuvent se situer dans ce qui était jadis à la périphérie de l'organisation. Les exigences homogénéisatrices du réseau l'entraînent à absorber d'autres réseaux plus petits ou moins performants que lui. S'il n'est pas nécessairement totalitaire, le réseau implique une totalisation des fonctions qu'il assure. Grand consommateur de codes et de signaux, le réseau normalise les singularités des anciens langages qui n'entrent pas dans son univers technique. S'il potentialise les particularités, il anéantit les singularités. Cohérence et sytématicité donnent au réseau ses capacités d'investissement d'un territoire. La notion d'organisation en réseau reste fondamentalement spatialisante, elle ne s'accommode que fort mal de l'historicité et de la temporalité.

L’idéologie du réseau s'apparente donc aux divers avatars contemporains du positivisme et de l'empirisme logique.

 

IV – Réseau et négativité historique

La panne, voilà l'ennemi intérieur du réseau. Confiant dans les capacités d'auto-régulation de son système de communication informatisée, le réseau baigne dans la positivité. Or, la panne du réseau introduit brusquement une rupture dans les continuités fonctionnelles de la communication. Inattendue et imprévisible, la panne est un analyseur fondamental des faiblesses du réseau lorsque l'histoire surgit. Car la discontinuité de la panne peut être assimilée à un « retour du refoulé politique » du réseau. Légère ou catastrophique, la panne est rarement circonscrite par les réponses techniques prévues par les plans de « gestion des risques majeurs ». Certes, le plus souvent, la panne est réparée, les dégâts sont évalués, les mesures de protection sont intensifiées, mais le réseau reste ignorant de l'essentiel. La panne est un impensé majeur du réseau.

L'anomie, la non participation, l'absentéisme, la démotivation constituent une autre manifestation de la négativité dans un réseau. Parce qu'il est fondé sur le consensus et sur la participation effective de tous ses membres, le réseau tolère fort mal les résistances ou les oppositions à son « bon fonctionnement ». Croyant pouvoir réaliser les libertés et les potentialités de chacun de ses membres, le réseau ne « comprend » pas pourquoi tous ne deviennent pas de fervents adeptes de ses vertus ! Par ses appels incessants à la participation, le réseau cherche à former ses membres à s'identifier à lui. Identité : réseau, tel est l'objectif et le moyen d'y parvenir. La surimplication représente l'idéal quotidien de l'individu en réseau. Ne pas adhérer au réseau, ne pas contribuer à réduire ses « dysfonctionnement » constitue une « erreur » (non une faute — car le réseau se constitue désormais dans l'ère de l'éthique).

Il est certainement encore trop tôt pour que l'institution des réseaux soit consciente de la dialectique négative qui la traverse. Quel sera le devenir-autre des réseaux mis en place dans notre période ? Dans l'état actuel des choses, le mode d'organisation en réseau est une composante majeure de la recomposition du capital. On peut penser que ce qui fait aujourd'hui la force du réseau, son identification à la seule rationalité techno-utilitaire, sera demain sa faiblesse car elle sera devenue indifférence à la communauté humaine…