Temps critiques #12

Néo-luddisme et résistances ouvrières

, par Jacques Wajnsztejn

Les restructurations dans les grandes entreprises à la fin des années 70 et pendant les années 80 n'ont pas produit des luttes d'une très grande ampleur, surtout si on les compare à celles des années 60 et du début des années 70. Seules les luttes des mineurs anglais, des sidérurgistes lorrains et des dockers de Barcelone ont atteint une réelle intensité. Si le mode de régulation fordiste s'est vu contester dans sa capacité à conduire vers une nouvelle phase de prospérité, il n'en a pas moins continué à gérer la crise et il a réussi à endiguer les possibilités de grandes luttes. La généralisation des systèmes de pré-retraites, les cessations progressives d'activité, les primes de départ et de reconversion ont en partie « acheté » les travailleurs des secteurs de la grosse industrie, ceux qui fournissaient justement les gros bataillons de la combativité ouvrière. Mais alors que les effectifs des grosses entreprises de ces secteurs continuent à fondre sans faire trop de bruits, se sont récemment des salariés de petites entreprises de ces mêmes secteurs, mais aussi d'autres qui se sont mis à donner de la voix !

Rien que cet été, on a pu recenser des luttes chez Cellatex à Givet (Ardennes), Heineken-Adelshoffen (Alsace), Forgeval à Valenciennes, Job à Toulouse et Bertrand Faure à Nogent sur Seine, puis à l'usine Devanlay de Saint Dizier. Leur point commun : défendre des emplois ou au moins arracher de grosses indemnisations et cela par tous les moyens. En effet, les salariés de ces entreprises ne bénéficient pas automatiquement des mécanismes d'amortissage des tensions sociales mis en place contractuellement dans les grandes entreprises, du fait de l'enjeu politique et éventuellement de l'aspect subversif qu'elles peuvent contenir. Pour les salariés de ces petites ou moyennes entreprises il s'agit donc de se battre avec ses petits moyens… mais tous ses moyens dans un contexte de désertification industrielle. A Valenciennes par exemple, le départ des gros industriels (Usinor) a laissé une friche qui ne permet aucune illusion et ne donne aucune perspective.

Il ne s'agit donc pas, pour eux, de défendre l'entreprise, comme cela a pu se faire quand les salariés des grandes entreprises s'organisaient en véritables forteresses ouvrières comme à Renault-Billancourt et à la Fiat de Turin. Leur puissance reposait alors non sur la quantité de nuisances qu'ils pouvaient occasionner à l'extérieur, au patron, à la société ou à la police, mais sur la quantité de capital productif accumulé et potentiellement créateur de richesses qu'elles renfermaient. Il ne s'agit pas non plus de chercher à valoriser les actifs de l'entreprise en posant la question de la gestion ouvrière comme chez Lip dans les années 70. Cette question ne peut plus se poser pour les salariés de la « vieille économie »1. En effet, ces petites ou moyennes entreprises n'existent déjà plus en tant qu'unités de production autonomes, parce qu'elles sont inféodées à une division internationale du travail qui les condamne à un rôle subalterne de sous-traitants. Il s'ensuit que le capital et la force de travail qu'elles contiennent sont potentiellement dévalorisés et peuvent être mis au rancart à tout moment. Le fait qu'elles soient encore « rentables », comme le clament parfois les travailleurs n'a aucune importance dans le contexte actuel ou presque plus rien ne s'apprécie suivant les critères classiques qui présidaient à la détermination d'un taux de profit par unité de capital.

Les salariés n'ont plus qu'une seule possibilité qui devient leur seul but, celui de faire payer cher leur départ et cela par tous les moyens. Chez Cellatex ce sera le vidage d'acide sulfurique dans la rivière, action qui dépasse la simple remise en cause de l'outil de travail pour s'attaquer à ce qui semble être un bien commun. On peut alors faire le rapprochement avec certaines des actions de jeunes des banlieues dont la rage s'exerce d'abord contre ce qui structure encore leur vie quotidienne (habitat, services publics). Désespoir et nihilisme qui peuvent difficilement être définis comme expression d'une violence de classe2, même si on peut y reconnaître l'expression d'une violence sociale. Chez Heineken la menace de faire sauter des citernes à gaz, chez B. Faure la menace de mettre le feu à l'outil de travail et enfin chez Devanlay la mise à feu effective de 10 machines à coudre dans la rue signalent des actions qui s'affranchissent du vieux compromis entre les classes qui constituait et reproduisait la communauté du travail. Comme le dit un ouvrier de Forgeval : « On était toute une famille. On va se séparer. On aurait dû continuer la lutte. Je ne crois pas que je pourrai retrouver un emploi »3. L'affirmation d'une communauté de lutte apparaît alors comme la dernière preuve d'existence de la force de travail, quand les conditions objectives d'une existence en tant que classe tendent à disparaître. C'est un phénomène qui parcourt de nombreuses luttes depuis 1986 et le développement des coordinations4.

Même la perspective d'un autre travail s'inscrit dans une rupture avec l'ancienne communauté du travail qui poussait les salariés à envisager les problèmes collectivement. Un autre ouvrier de Forgeval l'exprime allusivement : « Après le 24 Septembre, il n'y aura plus de comité d'entreprise, plus de syndicat. Je vais être repris par un nouvel employeur. Mais j'ai peur de faire une faute dans le travail » (c'est nous qui soulignons). Dans ces actions, ce qui semble levé, c'est aussi le vieux tabou sur l'outil de travail5 considéré comme la prolongation du corps du travailleur, même si sa propriété lui échappe. En même temps c'est toute l'idéologie ouvrière de la réappropriation de l'outil de travail qui devient caduque, non pas parce qu'il y a prise de conscience de l'illusion que représentent les idées de gestion ouvrière ou d'autogestion, mais parce que les conditions objectives constituées par les tendances à la valorisation sans le travail et à l'inessentialisation de la force de travail s'imposent. Ces luttes sont donc aussi une réponse des travailleurs à ce qui les nie, une réaction à la domination du capital sur le procès de travail. Comme aux débuts de l'industrialisation, ce procès de travail semble faire face aux salariés comme si le capital pouvait se reproduire en dehors de l'implication réciproque entre capital et travail. De là provient sans doute la relative violence de ces luttes.

Aussitôt des voix se sont élevées pour condamner ou se féliciter des actes qui rappelleraient le mouvement luddiste de la fin du xviiie début xixe siècle ou/et un renouveau du syndicalisme révolutionnaire. Pour bien en juger, il est nécessaire de faire un petit détour historique. Le mouvement luddiste fait référence au mythique Nedd Ludd (leader réel ou imaginaire) qui en 1779, avec d'autres compagnons, brisa des machines à fabriquer des bas, dans le Leicestershire. Ce mouvement atteint son apogée en 1811-1812 avec la lutte des ouvriers tricoteurs de la région de Nottingham, l'assassinat d'un patron particulièrement répressif dans le Yorkshire et les luttes contre les filatures utilisant la machine à vapeur dans le Lancashire (1811-1826). Il est très organisé, sous forme de sociétés secrètes et contrairement à l'interprétation réductrice qu'en donne aujourd'hui l'imagerie révolutionnaire radicale, il ne fut pas un déchaînement de sabotage contre les machines, mais plutôt un moyen de résistance nécessaire6 dans le cadre d'une lutte plus large. Mouvement défensif contre le passage à la manufacture et à la nouvelle subordination qui en découlerait, mais aussi offensif et politique dans sa dimension auto-organisée que l'expression d'« armée du peuple » de l'historien Thomson ne rend que très imparfaitement. En France, le premier exemple de ce type de lutte provient des ouvriers de l'Hérault en 1818 qui menacèrent les industriels du textile7 dans un contexte de récession et de chômage. On trouve des mouvements similaires pendant la période de la « Grande Dépression » (1875-1890). Mais en 1830 et en 1848, c'est le contexte politique qui voit les ouvriers du Livre détruire les presses mécaniques créant ainsi un rapport de force favorable à des transformations du monde du travail (diminution du temps de travail).

Ce type d'action s'est fait plus rare au cours de l'histoire du mouvement ouvrier et Engels et Marx y voyaient du reste le signe de l'immaturité prolétaire : « Il faut du temps et de l'expérience avant que les ouvriers ayant appris à distinguer entre la machine et son emploi capitaliste, dirigent leurs attaques non contre le matériel de production mais contre son mode social d'exploitation »8. Pourtant, la cgt syndicaliste révolutionnaire et des militants comme Pouget défendront toutes les formes de sabotage, y compris le bris de machines, même si Pouget reconnaît qu'il n'y a pas de la part des ouvriers, de volonté systématique de détérioration sans préoccupation du but. Là encore c'est la nécessité de l'action qui semble être le moteur et non une haine particulière ou un principe. C'est quand même ce qui semble distinguer la tradition luddiste des formes néo-luddistes qui surgissent aujourd'hui, surtout aux États-Unis. En effet, celles-ci prennent soit la forme d'un néo-luddisme officiel qui veut interrompre les ravages du progrès afin de réhabiliter l'environnement et la personne humaine9 et qui s'exprime par des actions médiatiques comme le casse public d'un ordinateur par K. Sale en 1995, au New York City Town Hall ; soit la forme d'une critique radicale de la technologie et du « progressisme » et la revendication de petites communautés électives permettant « l'auto-accomplissement » comme chez Kaczinsky, Zerzan, ou maintenant L'Encyclopédie des Nuisances10.

C'est en 1918 que la nouvelle cgt se prononce contre le sabotage, au nom de la lutte politicienne. Cette position n'est donc pas liée à un tournant réformiste de l'action syndicale, mais à l'obsession de la conquête du pouvoir. Elle annonce aussi la future position d'une cgt simple courroie de transmission du Parti Communiste. Cette position va perdurer jusqu'aux années 90, dans un infléchissement de plus en plus net vers un réformisme teinté de nationalisme qui se contenterait d'un simple transfert de propriété des moyens de production. Mai 1968 en fournit la manifestation éclatante. Malgré les nombreuses occupations, les services de sécurité sont assurés partout et les sabotages destructeurs connaissent leurs taux officiels les plus bas11. Le refus cégétiste de laisser pénétrer des éléments extérieurs à l'entreprise s'inscrit aussi dans cette défense de l'outil de travail, même s'il n'en est pas l'unique raison.

Or que remarque-t-on aujourd'hui ? La cgt, bien présente dans les entreprises concernées ne s'est pas opposée aux actions de la base et a même essayé de les justifier en entérinant ce qui serait une nouvelle forme de lutte « casse contre casse » », si l'on peut dire, puisqu'il y a belle lurette que la stratégie « classe contre classe » des années 30 a été remisée aux poubelles de l'histoire. C'est évidemment le signe d'un grand désarroi syndical et politique et plus généralement d'une crise de toutes les médiations chargées d'assurer la pérennité des rapports sociaux en place. Face à l'alliance medef/cfdt qui se prononce clairement pour la sauvegarde du travail comme valeur et discipline (cf. les projets de care puis de pare), la cgt tergiverse entre sa position traditionnelle de défense de l'outil de travail et de la condition ouvrière et les conditions objectives de désindustrialisation qui peuvent pousser vers des pratiques de table rase. Dans son no 94 de l'été 2000, la revue Echanges et mouvement semble se réjouir de cette tendance en occultant le fait que si les salariés en lutte semblent se délivrer de quelque chose, c'est bien plus de leur passé de travailleurs que de la société capitaliste. Ce que ne voulaient pas être les luddistes, à savoir des ouvriers dominés par le « travail mort » (machines ou capital fixe), des salariés de Cellatex et d'ailleurs ne peuvent même plus l'être.

La vision d'Engels et de Marx selon laquelle la conscience de classe se développe suivant un sens de l'histoire déterminé qui inclut une progressivité de l'action, chaque forme nouvelle étant supérieure à la précédente (vol, crime, destruction des machines, organisation syndicale et grèves, lutte pour la prise du pouvoir d'État)12 s'est vue en partie confirmée dans la mesure ou au cours de son développement, le système capitaliste a imposé son mode spécifique de subordination. En tant que rapport social, le capital n'est pas seulement rapport de domination, il est aussi rapport entre des classes. Le travail produit donc le capital comme le capital produit le travail et le reproduit. Cet enchaînement réciproque tend à légitimer la « servitude volontaire » du travailleur « libre » au sein du salariat. L'échec puis le caractère marginal que prendront les pratiques luddistes ne sont pas liés à un quelconque sens de l'Histoire, mais à la mise en place d'une subordination réelle de la classe dominée à l'intérieur de l'implication réciproque que reproduisent le système des classes et la lutte des classes elle-même.

C'est cette reproduction de l'implication réciproque qui est en crise aujourd'hui, avec ce que nous appelons l'inessentialisation de la force de travail et le développement de la valeur sans le travail. Tout le mouvement semble alors se rejouer à l'envers. L'Histoire se répète non comme une farce comme le prédisait Marx, mais bien plutôt comme tragédie, la tragédie d'une classe défaite, dont quelques atomes manifestent encore les convulsions du condamné. C'est d'ailleurs ce que Marx craignait le plus, que la classe dominée ne soit qu'un mixte de jacqueries paysannes sans lendemain et de lumpen-prolétarisation avec son cortège de violences barbares.

La puissance du négatif, chère à Hegel et à Marx ne semble plus jouer maintenant qu'à sens unique. Ce n'est plus la puissance d'une force sociale antagoniste et porteuse d'autres rapports sociaux qui s'exprime, mais une sorte de logique catastrophiste du capital, une indifférence au pire, une fuite en avant qui saisit aussi les individus les plus exploités quand leur réponse frôle parfois le nihilisme comme à Cellatex. La violence de cette lutte, d'ailleurs plus symbolique que réelle, crée peut-être un décalage avec les pratiques syndicales traditionnelles, un décalage bienvenu par rapport à l'idée sempiternelle selon laquelle il ne faut pas se mettre à dos l'opinion publique, mais il n'y a aucun décalage par rapport à la violence bien réelle exercée quotidiennement par le capital, à cause du fonctionnement même de l'entreprise. Violence quotidienne contre les salariés, les habitants de la région, la nature. Tout se passe comme si les salariés épousaient cette violence originelle en espérant l'instrumentaliser, la détourner à leur profit.

En ne se posant pas de question là-dessus, ni sur le caractère polluant de cette (leur) activité, les salariés montrent implicitement qu'ils ne sont qu'un élément contingent de la production qui peut donc être supprimé ou remplacé du jour au lendemain. En ne rendant pas visible et public le scandale que constitue l'existence même de leur usine dans les conditions actuelles (ce n'est pourtant pas le battage médiatique autour d'eux qui les en empêchaient !), ils ne peuvent opérer une transcroissance des conditions originelles de leur lutte qui aurait pu les amener à cette dimension politique que certaines actions ont pu atteindre ces derniers mois (actions directes contre les silos de maïs transgénique, attaque du centre de recherche de Montpellier qui travaille sur l'introduction d'ogm dans la riziculture camarguaise, etc.). En s'en tenant à la loi du silence sur l'absence de station d'épuration dans l'entreprise, en échange de la promesse du maintien des emplois, ils ont perdu l'occasion de prendre la parole et se sont contentés de la « cagnotte » des pauvres. Il y a bien eu une certaine diffusion de la lutte puisque les salariés d'Adelshoffen ont reconnu s'être inspirés de l'exemple de Givet, mais elle est plus due au phénomène d'amplification médiatique qu'à la dynamique propre de la lutte. Celle-ci n'a jamais dépassé l'horizon de la revendication d'une redistribution des richesses, comme si les salariés en lutte prenaient acte de ce que ces richesses sont de moins en moins engendrées par leur travail. Le fil historique travail productif-classe ouvrière-révolution est bien rompu et le cri, révolutionnaire à l'origine : « Tout est à nous, rien n'est à eux » ne sonne plus que comme un slogan bien creux (repris par les libertaires), quand le capital a crée un monde où il semble que « Tout est à lui, rien n'est à nous ». Je dis bien il semble, car nous sommes en fait au-delà de la question de la propriété, qu'elle soit bourgeoise ou prolétarienne. Et ce monde est bien notre monde construit dans l'antagonisme mais aussi la complicité de ces classes. Or aujourd'hui, dans le dépassement de ses origines classistes, il se pose comme face à nous, individus déclassés ou hors-classes.

Il ne s'agit pas de dénoncer la méthode de lutte comme terroriste13, mais de souligner qu'elle est d'autant plus dure qu'elle n'a aucune perspective, qu'elle ne cherche pas à s'étendre. Il n'y a en effet aucune pédagogie de l'action désespérée. Sa résonance est d'ailleurs paradoxale car l'action ne tient pas compte de son image dans l'opinion publique (en cela elle se rapproche effectivement de l'action terroriste), mais en même temps c'est par la seule médiatisation qu'elle assure cette résonance et peut entrevoir une certaine victoire par rapport à son objectif limité.

Il n'y a ni Général Ludd ni plan d'actions directes qui soient concertées ou qui s'inscrivent dans des perspectives de type syndicaliste révolutionnaire. Là encore il n'y a pas à se réjouir de l'absence d'une avant-garde qui aurait pu souffler aux travailleurs la marche radicale à suivre, comme le fait la revue Echanges car cela sous-entend alors qu'il n'y a pas de conscience possible autre que celle de la situation immédiate. Les conditions objectives particulières de ces salariés les condamnent alors à l'isolement… et il n'y a plus qu'à attendre que ces conditions s'étendent à tous pour pouvoir espérer quelque chose : le « mouvementisme » ouvriériste d'Échanges aboutit aux mêmes conclusions que « l'objectivisme » de la revue Théorie Communiste14.

Pourtant, il faut essayer de tenir les deux bouts : d'un côté, on ne peut pas s'en remettre totalement aux conditions objectives pour attendre ce que certains appellent la crise finale et d'autres la catastrophe vers laquelle filerait le système, mais d'un autre côté on ne peut pas non plus compter uniquement sur l'action exemplaire au nom de grands principes contre la civilisation industrielle et le capitalisme, d'autant que bien souvent les tenants de cette position prônent l'action exemplaire, alors qu'en même temps ils ont tendance à mépriser les individus qui, participant à la reproduction15 de leurs conditions, sombrent alors dans la soumission16. La prise en compte des événements et leur interprétation correcte et non fantasmée me parait un nécessaire garde-fou de la critique. Ainsi l'interprétation qui peut être faite du mouvement luddite rejaillit forcément sur les conceptions actuelles de la lutte. Si le mouvement luddite est analysé, comme le fait René Riesel, comme « un mouvement pré-insurrectionnel mené par les ouvriers anglais du textile et de la laine contre l'introduction du machinisme » (L'Écologiste no 1, automne 2000), alors la méthode de la destruction des produits et du sabotage des laboratoires de recherche s'impose, mais si c'est la position de Morton et Tate qu'on choisit alors on peut faire une autre analyse de la lutte à Cellatex17 et avoir une autre appréhension des actions menées contre les centres d'expérimentation des nouvelles technologies. Par ailleurs nous ne sommes pas du tout dans la même situation que les luddites et Riesel reconnaît que nous n'avons plus de communauté à défendre. Mais alors justement, au nom de quoi faut-il attaquer une société qui n'est plus envisagée que sous son angle de civilisation industrielle et dans laquelle la notion même de capital semble s'évanouir ? Riesel nous indique simplement qu'il faudrait recréer une communauté, mais est-ce que ça veut dire retrouver l'ancienne communauté des petits producteurs comme semble le penser Kaczynski18 ou retourner aux formes de vie primitive comme le suggère Zerzan ?19 Penser cela c'est nier tout le processus historique, le considérer comme une errance désastreuse de l'humanité, c'est aussi nier tout le processus d'individualisation et ses acquis, c'est enfin nier que ce processus ne se déroule pas en dehors de la communauté mais en son sein. C'est enfin nier que si le rapport individu/communauté a effectivement pré-existé et perdurera au-delà de la forme-capital, il est aussi rapport dialectique qui s'exprime dans une tension dont l'intensité est déterminée par des conditions historiques.

Toutefois, un vieux verrou a sauté et c'est tout l'ancien compromis entre les classes, autour des questions du travail, de la valeur-travail et du travail comme valeur qui est remis en cause. Les derniers événements dans le secteur de l'agriculture indiquent que là aussi les choses sont en train de changer20. Les agriculteurs, eux aussi, avaient passé un compromis avec l'État et son antenne (Le Crédit agricole) : des subventions contre leur silence vis à vis des risques que pouvait entraîner la mise en place d'une agriculture industrielle.

La lutte circonstancielle sur le terrain peut trouver un cadre théorique et une perspective plus large, plus subversive à partir du moment où il devient impossible de continuer à assimiler capitalisme et progrès et où la domination de la techno-science n'est plus comprise comme une fatalité de la civilisation industrielle, mais comme le stade ultime atteint par un système politico-économique : la société capitalisée.

Notes

1 – C'est le nom donné par Martine Orange dans Le Monde du 10/08/2000, mais on peut traduire en faisant remarquer qu'il est celui où semblaient régner la valeur-travail et le travail comme valeur.

2 – Cette position s'exprime dans la revue Echanges, no 95 de l'hiver 2000, pages 3 et 4. Le terme exact employé est « violence sociale de classe », mais on n'arrive pas à savoir s'il s'agit là d'une forme particulière de la violence sociale ou s'il est implicite que toute violence sociale est de classe. La référence à la notion plus que douteuse « d'exclus » qui regrouperait les prolétaires sans emploi des « réservoirs ghettos de main-d'oeuvre de la banlieue des villes » et les salariés de type Cellatex ne peut raisonnablement suffire à créer la perspective d'un néo-prolétariat.

3 – Ici est affirmé une communauté de lutte comme moyen de sauver l'existence subjective de la classe quand ses fondements objectifs deviennent caducs.

4 – Sur les caractères de ces « nouveaux mouvements sociaux », on peut se reporter à mes articles des no 4 et 8 de la revue Temps Critiques.

5 – Si pendant le mouvement de 1995 certains cheminots ont envisagé la possibilité d'un sabotage des voies, cela s'est avéré sans suite pour deux raisons au moins, d'abord parce que dans les grosses entreprises, a fortiori publiques, le frein syndical peut jouer à fond et ensuite et surtout parce que cette pratique du sabotage, peut-être efficace du point de vue de la pression, entrait en contradiction avec l'idéologie implicite du mouvement de 1995 sur la mission de service public à défendre, avec ou sans l'État.

6 – D'après Morton et Tate dans Histoire du mouvement ouvrier anglais. Maspéro. 1963. Les luddistes étaient le plus souvent des petits artisans ou ouvriers très qualifiés travaillant depuis de nombreuses années sur des machines complexes datant d'avant la révolution industrielle. Il y a donc peu de raisons de penser que les bris de machines fussent le résultat d'une hostilité en soi des travailleurs vis-à-vis des machines. Comme pour les Canuts, les salaires de misère et les affreuses conditions de travail sont la cause des actions des travailleurs qui louaient les machines aux patrons tout en les utilisant chez eux et pour qui la seule façon d'arrêter le travail est de rendre les machines inutilisables. Même E. p. Thomson, assez favorable à la thèse courante de la rage against machines fait remarquer dans La formation de la classe ouvrière anglaise que seuls les métiers à tisser appartenant aux employeurs qui ont réduit les salaires de leurs ouvriers, sont détruits.

7 – « Vous avez huit jours pour réfléchir, si vous ne retirez pas vos laines des mécaniques pour faire travailler quatre ou cinq cent ouvriers qui sont aux portes…ne soyez pas surpris si vous voyez un soulèvement pour tomber sur vous et vos mécaniques ».

8 – Marx , Le Capital Livre 1…

9 – Chellis Glending : « Notes pour l'écriture d'un manifeste néo-luddite » (dans la revue Utne Reader) qui énonce : « Les technologies créées et disséminées par les sociétés occidentales sont incontrôlables et défigurent le fragile équilibre de la vie sur la terre »

10 – Au nom de la raison, article signé EdN du 20/01/2001, publié dans le no 84 de la revue No pasaran, p. 16-17.

11 – Dubois et Durand, La grève, A. Colin, 1975.

12 – Engels, La situation de la classe laborieuse en Angleterre.

13 – C'est un peu la position de D. Kessous dans Deux thèses sur la violence révolutionnaire (texte non édité pour l'instant) où il s'attaque à certaines tendances marxistes ou anarchistes, citant par exemple M. Tronti : « le problème n'est pas de savoir ce qu'il convient de substituer au vieux monde mais comment le détruire » (Mario Tronti : Ouvriers et capital, Ch. Bourgois. 1977)

14 – Pour être juste, il faut reconnaître que la position d'Echanges n'est pas univoque et que dans sa dernière livraison (no 95) elle s'écarte de sa position dominante, en réaction aux groupes ultra-gauche pour qui les luttes ne sont jamais assez révolutionnaires ou jamais « ceci-cela ») : « …à partir du moment où un mouvement de lutte est déclenché, quelles qu'en soient les circonstances, quelles qu'en soient les fonctions assignées par ses promoteurs dissimulant plus ou moins leurs intentions, bien des choses peuvent changer. Et l'action peut basculer dans des directions totalement imprévues, y compris dans une généralisation à grande échelle plus ou moins importante, voire ouvrir des perspectives révolutionnaires » (p. 15).

15 – C'est une des critiques que l'on peut adresser au groupe de l'Encyclopédie des Nuisances.

16 – Cf. Riesel, interview dans Libération du 3-4 février 2001 dans lequel il indique que « Les progrès de la soumission vont à une vitesse effroyable » et que « par l'internet ou tout autre artifice de la quincaillerie technologique, la « culture » industrielle se répand partout ». Cette idée de la soumission, désigne bien sûr toujours celle de la soumission des autres et donc cela repose sur une vision avant-gardiste de la révolte ou des refus de l'existant. Le monde n'est pas vu comme ensemble de rapports sociaux, mais comme un extérieur abstrait contre lequel il faut être capable de s'insurger. On est ici très proche de l'univers de la science-fiction. Par contre, si on pense le monde et donc le capital en termes de rapports sociaux, ceux-ci ne peuvent justement pas être des rapports de soumission, comme l'a bien montré Hegel avec sa dialectique du maître et de l'esclave. Il ne faut pas confondre soumission et subordination !

17 – Ainsi, si on reprend l'exemple des cheminots pendant la grève de 1995, les quelques propositions de sabotage ne constituaient pas des prises de position contre le tgv ou la politique générale de la sncf, mais une arme efficace dans la lutte.

18 – Kaczynski , La société industrielle et son avenir, Ed. de L'Encyclopédie des Nuisances, 1998.

19 – Zerzan , Futur primitif, Ed. de L'Insomniaque, 1999.

20 – J. Bové, dans le livre Le monde n'est pas une marchandise cite l'exemple des maçons de la cnt espagnole qui ont refusé, entre 1920 et 1930, de construire la moindre prison en Espagne. Dans ce qui reste de campagnes comme dans ce qui reste de villes, cette dimension de la lutte devra ressortir de plus en plus afin de donner sens aux mouvements de refus et de résistance qui ne manqueront pas de s'exprimer prochainement.