Avec le recul, mise en perspective et remarques sur les luttes récentes
1° – Depuis 1986 et les grèves des étudiants et des lycéens, des cheminots et des infirmier(e)s, la notion de « mouvement » et plus précisément de « mouvement social » semble supplanter tous les autres termes habituels : luttes sociales, luttes des classes… Ce phénomène, une fois généralisé prend corps dans l'expression : « les nouveaux mouvements sociaux ». Il ne s'agit pas là d'une simple question de terminologie. Ces évolutions sémantiques indiquent en fait une profonde évolution des rapports sociaux.
a) Ces mouvements se déroulent dans une phase de déclin du mouvement ouvrier, de ses organisations et de la théorie du prolétariat ; déclin qui est lui-même un élément de la crise des classes en tant que sujets de l'histoire. Les termes de « mouvement ouvrier » ou « mouvement prolétarien » s'inscrivent dans la durée et ne sont pas réductibles aux actions ponctuelles qui s'en réclament, alors que les « nouveaux mouvements sociaux » ne sont que leur action et se meuvent dans l'immédiat.
Mouvements ouvrier et prolétarien désignent aussi un antagonisme irréductible au sein du rapport social, un antagonisme avec les autres classes. L'idée de renverser l'ordre des choses (Marx remettant Hegel et sa dialectique sur les pieds), de prendre l'exacte contre-pied du rapport social capitaliste (« exproprier les expropriateurs ») en découle logiquement. L'ennemi théorique est clairement identifié même si, dans la pratique, on se trompe parfois d'ennemi sur le terrain. L'articulation global/particulier, théorique/ pratique n'est jamais simple à réaliser mais il y a encore une pensée de l'articulation qui intègre la dimension politique aux autres dimensions des luttes, et cela, même quand la dimension politique est mal posée.
C'est cette question politique qui va être révolutionnée à partir de la fin des années 60.
b) Mai 68, en France, peut être considéré comme une transition dans laquelle se manifeste encore l'ancien (la grève générale, le rôle des syndicats, les drapeaux rouges et l'Internationale), mais aussi le nouveau (origine étudiante du mouvement, diversité des catégories en lutte) qui annonce la fin d'un type de mouvement de grande ampleur qui serait identifiable à une classe. Le « sujet » de la contestation se dilue entre les étudiants, les jeunes prolétaires et les nouvelles couches sociales modernistes. Même si c'est l'Internationale situationniste qui rend le mieux compte, au niveau théorique de cette dilution, c'est le « mouvement du 22 mars » qui l'exprimera au niveau pratique.
« Mouvement » du 22 mars.
L'emploi des termes est rarement sans signification !
c) Si le mouvement de Mai 68 représente une critique en acte de la politique en tant sphère autonomisée de la domination, et en cela toute réflexion sur la question doit repartir de cette critique, même pour en pointer les limites, les années qui suivront seront les années gauchistes du « Tout est politique ». La défaite des gauchismes et des diverses tentatives de lutte armée (Italie, Allemagne, France) accompagne un retournement du cycle de crise. Ni la crise des valeurs traditionnelles, ni la crise économique qui s'annonce ne conduisent à une crise révolutionnaire et c'est à une libération des particularités que nous assistons alors.
La sphère politique devient la sphère de l'extériorité et les « libérations » conquises sur le terrain politique (féminisme, écologie, minorités, etc.) s'autonomisent dans les particularismes et finalement c'est toute l'articulation général/particulier qui est perdue de vue dans l'apologie de la dimension micro (cf. Guattari et sa « révolution moléculaire »). Le global n'est plus perçu que comme agrégation des particuliers. Le théorique et la dimension politique qu'il inclut sont rejetés explicitement ou bien simplement oubliés, dans l'activisme du quotidien.
Même si ces transformations s'effectuent en dehors du processus traditionnel de la lutte des classes, elles n'en sont pas indépendantes car leur passage au premier plan est justement en rapport avec le déclin progressif de celles-ci (l'Italie, l'Espagne et le Portugal des années 70 semblent clore l'ancien cycle de luttes). C'est qu'un même mouvement d'individuation et de particularisation se développe qui remet en cause la médiation des individus par les classes et la centralité du travail et de la production dans la restructuration du capitalisme en cours. Le nouveau centrage sur la reproduction prend à contre-pied le mouvement ouvrier traditionnel et ses organisations, laissant fleurir de nouvelles formes de luttes (coordinations en France, cobas en Italie, assemblées en Espagne)1.
d) Sans être strictement corporatistes (ce dont ils sont souvent accusés par les médias et les officines politiques), ces « nouveaux mouvements sociaux » (nous gardons volontairement le terme pour montrer que nous-mêmes, au moment du n°4, n'étions pas très clairs vis-à-vis de leur signification et de ce que pouvait impliquer cette appellation) étaient initiés par des catégories bien particulières à l'intérieur même des secteurs de la reproduction (conducteurs .dans les trains ou rames de métro, infirmier(e)s pour le personnel de santé, certaines catégories d'étudiants), catégories qui, tout en défendant une position particulière, manifestaient aussi une révolte générale contre la déqualification et l'inessentialisation de la force de travail. En outre, ces mouvements manifestaient une même méfiance, implicite ou explicite, vis-à-vis de la politique et de la généralisation des luttes, perçues comme récupération, manipulation de la part des appareils syndicaux. Et ceci à un tel point qu'ils arrivaient à se désintéresser des négociations centrales… en s'en remettant alors aux organisations syndicales pour négocier la fin d'un conflit comme si, seule l'existence du conflit avait de l'importance.
Si, on peut penser que la critique de la politique politicienne ou spectaculaire est une bonne chose, elle a néanmoins ses limites quand elle s'étend à toute réflexion politique et même à toute référence au niveau global, ou à la nature de l'État. À titre d'exemple, la réappropriation par les individus (travailleurs ou usagers) d'une « politique » des transports est rendue urgente par la place centrale que ceux-ci occupent dans l'organisation et le découpage de l'espace urbain et par les destructions-pollutions importantes qu'ils produisent quand ils sont laissés aux mains des politiciens et de leurs conseillers en techno-science. Mais cette réappropriation ne prend de sens que si les protagonistes envisagent la finalité de l'action, au delà de leur place dans l'entreprise, de l'entreprise elle-même ou de leur situation de consommateurs passifs mais exigeants. Cela ne veut pas dire que le particulier, le local, le lieu d'origine soient négligeables mais qu'il faut reconstruire une articulation entre les niveaux d'intervention, afin de tracer des perspectives.
2° – Ce qui est nouveau dans le mouvement anti-cip de 1994 et surtout dans celui de l'automne 95, c'est que le « global » fait un retour au premier plan mais sous la forme d'une apologie du social. C'est ce niveau social qui permettrait de réaliser l'unification des particularités contre la logique de domination sur le social que représenterait l'économique érigé en niveau dominant par les maîtres de l'ordre mondial. Mais ce retour du global se produit sans manifestation claire d'une exigence politique que requiert pourtant la situation.
a) Dans le terme même de mouvement social se dévoile bien cette dimension sociale dont la caractéristique serait d'être la vraie dimension publique des individus par rapport aussi bien à l'illusion politique (la pensée de l'utopie, la « révolution »), qu'à la fausse raison économique, qu'à la scène politique (la politique-spectacle).
b) Dans le conflit, le social se dresse en tant que sphère autonome (une sorte de « nouvelle société ») et ses participants sont censés représenter tout le social. C'est pour cela que le conflit de 95 ne rencontre pas vraiment d'opposition… dans la société. Il est tout le social, ce qui justifie qu'on puisse y participer directement en tant que gréviste ou indirectement par soutien (la « grève par procuration » inventée par les médias), suivant sa place ou sa situation dans la société.
Déjà dans le mouvement anti-cip on trouvait cette absence d'opposition mais le mouvement restait trop circonscrit pour que cela soit significatif. Le fait que ce phénomène se reproduise indique donc une tendance en cours, celle de la mise en avant d'une dimension sociale éthique, elle-même fruit d'une certain consensus sur le fonctionnement et la reproduction des rapports sociaux.
c) Le « mouvement », dans la mesure où il se perçoit comme expression du social au sein de la société, comme étant finalement tout le rapport social ne se pose pas de question sur son unité. C'est aussi ça le sens du « Tous ensemble ». Il se comprend dans une existence permanente qu'il suffit de vivifier pour le mettre à jour. On touche là à une limite importante. D'un côté, dès que l'action proprement dite s'achève, on a l'impression que tout s'achève du jour au lendemain, qu'il n'y a pas de trace, que le mouvement est résorbé dans le social, qu'il réintègre sa nature de corps social. Mais d'un autre côté, ses protagonistes s'attendent toujours à une reprise de l'action et par exemple, pour ce qui est du conflit de 95, beaucoup pensaient que les grèves allaient reprendre dès la rentrée 96, ou du moins au printemps.
C'est cette conception du social qui conduit le mouvement à se leurrer sur son niveau de combativité, sur sa force réelle et qui l'empêche aussi de faire réflexion sur lui-même et éventuellement de se poser les questions qu'il recouvre dans toutes leurs dimensions et donc aussi dans leur dimension politique. À cet égard, la faiblesse de l'encadrement syndical et politique qui constitue un aspect favorable en ce qu'il facilite le déclenchement du mouvement, créée dans une 2e1TM phase un vide et des difficultés pour exprimer de façon autonome une perspective, une conscience des fins.
d) La dialectique des moyens et des fins cassée du fait que le niveau de lutte reste souvent identique du début à la fin car le mouvement ne produit pas de revendication positive, large et claire qui lui permettrait, tout aussi clairement, d'identifier les « ennemis » et non pas simplement les adversaires du moment (les Devaquet, Rocard, Jospin, Juppé) ; et donc qui lui permettrait de produire son propre niveau d'antagonisme et les moyens adéquats de le développer. Mais en l'état actuel des choses, s'il peut y avoir extension-généralisation des luttes, ce qui est logique puisque le mouvement est sensé exprimer tout le social, il peut difficilement y avoir approfondissement, tant il en reste à l'affirmation de son existence (la fonction publique = le social ; les conducteurs de trains ou de métro = les professionnels ; les lycéens-étudiants = la jeunesse) et au refus de mesures ou de projets ressentis comme des atteintes à cette existence.
3° – Les formes d'organisation dont se dotent ces mouvements sont à la fois embryonnaires et instables et ne dépassent pas les séparations entre social et économique, social et politique, éthique et politique. Seul le rapport du particulier au général semble mieux articulé même si c'est par le biais magique du social.
a) Les coordinations tendent à être moins nombreuses (parmi les salariés), mais sans qu'on puisse noter une remontée des syndicats traditionnels, ou bien alors elles sont fossilisées dès leur apparition (milieu étudiant).
Le succès de nouveaux syndicats, tel sud, n'apporte pas d'élément nouveau dans la mesure où cette organisation occupe la place laissée libre par la cfdt new look. Toutefois, on peut noter que sud participe largement de l'idéologie du social puisque ses militants sont aussi très présents dans des structures comme « Agir contre le chômage », « Droit au logement ».
Quant à la cnt, elle reste malheureusement bloquée sur son slogan de grève générale qui lui permet de manifester sa différence au moins depuis la guerre dans le Golfe. Ses militants sont souvent très actifs sur leur lieu de travail mais le hiatus existant entre les luttes à la base et le niveau abstrait du slogan n'est pas questionné.
Or, en l'état actuel des choses, la grève générale, concrètement, et non en tant que slogan symbolique ou mobilisateur, conduit ni plus ni moins qu'à remettre la lutte entre les mains de la cgt La nature et l'efficacité de la grève ne sont pas non plus questionnées, dans un contexte où pourtant il y a de plus en plus d'individus qui ne travaillent pas et où ceux qui travaillent, quand ils sont dans des secteurs comme les transports ou les communications pourraient mettre leur activité et leurs moyens matériels à la dispositions des dits individus, au service du mouvement d'ensemble (les électriciens ont tenté autre chose mais qui va dans le même sens). Il ne s'agit pas de donner des leçons ou de livrer des recettes, mais il faut bien sortir des ornières…
b) II est symptomatique que le seul jugement politique « autorisé » (et donc médiatisé) sur le conflit de l'automne 95 provienne d'une organisation, « Lutte ouvrière », qui en aura été manifestement absente. Par la voix de son porte-parole habituel, A. Laguiller, elle reproche aux travailleurs de ne pas être assez politisés (sic). Il est vrai qu'une organisation « ouvrière » dont les scores électoraux enflent à la mesure du déclin de la classe ouvrière sans qu'elle n'en retire rien du point de vue pratique et organisationnel, a du mal à comprendre et à s'en remettre. Faire de la résistance sous forme de témoignage politique tous les 5 ou 7 ans est une chose mais intervenir directement dans une situation de dissolution du politique dans le social en est une autre. Et « lo » en est réduite à dénoncer l'opportunisme de ses rivaux trotskystes qui les conduit à se fondre dans le social via sud et ac pour la Ligue communiste, à agir en sous-marin de fo pour le parti des travailleurs. En effet, pour lo la politique relève de l'imposition des mains et la solution ne peut venir que des guérisseurs. On nage toujours en plein léninisme.
À aucun moment il n'est envisagé que cette exigence politique de la situation puisse émaner du processus de lutte lui-même.
4° – Ce qui distingue les retraits complets des projets Devaquet et du cip du retrait partiel du plan Juppé, c'est le type d'enjeu et le niveau potentiel de violence que peut atteindre la lutte.
Dans les mouvements étudiants-lycéens l'enjeu est certes impor tant mais souvent peu pressant, l'encadrement syndical faible et la violence potentielle forte ; dans les mouvements de salariés l'enjeu est souvent considéré comme plus important, l'encadrement syndical plus fort et en tout cas plus expérimenté et le niveau de violence plus contrôlé, mieux sanctionné (sur le lieu de travail par exemple comme on l'a vu avec les sanctions prises contre les agents edf). Pour le moment, quand cette violence s'exprime vraiment, c'est plus à l'intérieur d'une révolte ponctuelle, suite à une « bavure », comme l'ont montré les mineurs, cet automne. Mais dans ce dernier cas de figure, la violence est encore plus extérieure au mouvement d'ensemble que ne l'est celle des « casseurs » dans les manifestations. Elle n'offre aucune indication sur le niveau réel de la lutte, sur les possibilités qu'une opposition se transforme en confrontation ou sur la généralisation du mouvement que cela produira. La plupart du temps la « bavure » est circonscrite par des négociations séparées ultra-rapides afin d'éviter tout cycle provo cation-répression qui pourrait déboucher sur une extension des formes violentes de luttes.
Pendant ce temps, le mouvement continue sa route, sûr de sa force ; d'autant plus sûr qu'il ne rencontre aucun obstacle face à lui. Il avance, mais son chemin n'est pas une avenue, juste une impasse.
Par rapport à ce que disait J.-L. Rocca dans son article, à la fin du n°8, on peut nuancer l'affirmation selon laquelle « les décisions politiques sont largement superficielles et symboliques ». Ces projets ont fonction de test des nouveaux rapports de force dans le cadre d'une politique de navigation à vue de la part des dirigeants des États-nations en crise. Ils n'ont pas non plus la même « utilité », ni la même urgence, ni le même terrain d'application. Il demeure donc difficile de cerner les réponses de l'État et leur signification. Le « un pas en avant deux pas en arrière » (Devaquet et cip) peut très bien être suivi du « deux pas en avant un pas en arrière » (plan Juppé) sans que cela nous éclaire beaucoup sur les forces et faiblesses actuelles de l'État.▪
juin 1996
Notes
1 – Cf. l'article sur les « nouveaux mouvements sociaux » dans le no 4 de Temps critiques.