Temps critiques #9
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La politique… avant tout

, par Loïc Debray

Je partirai d'un constat : celui de la confusion généralisée qui va des individus réifiés ballottés d'une particularité à une autre, aux groupes politiques, ultra-gauches, trotskystes, anarchistes, dont le seul champ d'intervention maintenant envisageable par eux est le social pour le social, et pourtant ils n'ont rien à dire ni à faire quand un mouvement social se présente. Quant aux partis étatiques, eux clament haut et fort depuis longtemps une vérité que peu entendent : « Nous ne faisons pas de politique. » En effet, ils font de la gestion. Tous ont en commun cette absence de politique qui est devenue une substance caractérisée par un combiné d'opinions, de gestion, de bons sentiments, de droits de l'homme, d'éthique, de tolérance démocratique, de réalisme, qui s'enracinent dans le social d'où peindraient des nécessités économiques, voire culturelles et cultuelles. Le social baigne dans un consensus plus ou moins ignoré fait de petits dissensus.

C'est le faux universel.

Il n'y a pas d'histoire cumulative, mais il existe des rythmes, des périodes historiques. Dans les bonnes périodes, dont la plus récente est Mai 68, toute dérive — et même toute irrationalité — est une manifestation du désir qui est désir de changement et s'accompagne de plus de liberté, de plus d'égalité, de plus de singularité. Dans les traversées du désert qui sont toujours plus longues, comme dans l'époque actuelle, toute particularité est un repli frileux lié à des substances imaginaires jusqu'à devenir catastrophiques. Toute confusion, toute absence de rationalité, tout manque de pensée critique sont lourds de conséquences. Il est temps de faire un effort de clarification pour aller vers plus de lucidité et plus de courage, afin d'interrompre l'inacceptable. Pour ce faire, énonçons une prescription qui s'adresse à ceux qui veulent changer le monde : « Faisons de la politique, c'est-à-dire une politique de non-domination et d'égalité, qui met en action des processus singuliers de subjectivation qui se heurtent à l'ordre établi et qui deviennent antagonistes à l'État reproducteur, producteur et garant du non-changement. » Pour ne pas se contenter d'être réactif ou victime, mettons en avant la politique et de façon indissociable, l'intervention politique. La politique n'est pas une affaire de professionnels, mais affaire de tout un chacun capable d'échapper, de loin en loin, aux diverses particularités qui l'assujettissent.

J'avance une thèse : dans notre époque une politique de non-domination est le seul en-commun universel engendrant l'égalité et la liberté. Il faut bien mesurer la portée de cette thèse afin d'écarter toute ambiguïté. La politique doit être inséparable de la non-domination, ce qui exclut toute politique liée à l'État ou à un futur État. Le mouvement ouvrier s'est méfié à juste titre de la politique, que les anarcho-syndicalistes appelaient la politique politicienne, qui a consisté historiquement en une collaboration avec la bourgeoisie, la classe au pouvoir qui ne se privait pas de tirer sur les ouvriers grévistes. Il ne faut pas non plus oublier cette autre modalité de la politique étatique qui a été, une fois la révolution de 1917 terminée, la dictature du Parti qui a culminé avec la contre-révolution stalinienne. Il est indéniable aussi que la politique étatique est un champ lié au mensonge, à la corruption, au crime, au sophisme, à la manipulation. Il y a eu une sous-estimation théorique de la politique, non seulement chez Marx, mais aussi chez Bakounine. La politique ou le politique était le domaine de la superstructure, l'important étant le domaine de la production, de l'économie ; même la reproduction a été sous-estimée.

Tous ces obstacles à une politique de non-domination ne sont pas à prendre à la légère, et il faut être précis et ne pas se contenter d'employer des mots comme des automatismes ou des ritournelles. Le « c'est politique » ou le « ce n'est pas politique » peuvent fonctionner de façon réversible comme radicalité d'un engagement ou comme peur d'un engagement.

Pour illustrer ce qu'il en est de la politique, et lorsqu'elle vient trop à manquer des dangers qui s'ensuivent, nous nous appuierons sur deux faits exemplaires et symptomatiques. Le premier est le mouvement qui s'est manifesté en décembre dernier en France et le second est un tract émanant d'un groupe libertaire invitant des libertaires « à débattre » sur « le silence du mouvement libertaire face à l'islamisme militant ».

Le mouvement de décembre est d'emblée étiqueté avec un large consensus : « c'est un mouvement social ». C'est en fait une première façon de le circonscrire, c'est-à-dire en logique répressive de l'aseptiser avant de le mater, ou encore en logique pompiers : on circonscrit, puis on mate le feu. Il est social, pour preuve les sociologues officiels sont convoqués, comme A. Touraine — d'autant plus objectif puisqu'il serait de gauche — qui déclare à la télévision qu'il est contre le mouvement (cela lui rappelle-t-il un mauvais souvenir, peut-être 68 ?). De toute façon, il est catégorique, il ne reconnaît pas ses bons mouvements sociaux des années quatre vingt. Il est d'ailleurs significatif que son ami, ancien collègue de Nanterre, P. Ricœur, le philosophe, ne puisse s'exprimer que dans le Journal du dimanche pour exalter la rationalité du plan Juppé. Tout cela n'est pas trop surprenant, ils jouent leur rôle de façon plus ou moins comique. Bourdieu, qui est pour le mouvement, s'adresse aux cheminots et fait l'apologie des valeurs républicaines. On peut relever, cependant, son souci d'écarter la politique essentiellement sur deux points : l'État est vu comme le garant des valeurs républicaines1 alors que l'État français les a niées continuellement ; il ne donne aucune perspective au mouvement au-delà des platitudes sociales. Cette fois il ne passe pas à la télévision : l'abbé Pierre aurait-il refusé de l'accompagner ? Misère noblesse oblige ! Un enseignant gréviste, plus lucide, s'adressera aux cheminots en leur disant : « N'oubliez pas que vous n'êtes admirables que dans la mesure où les autres sont lamentables. »

L'interrogation sociologique du mouvement se poursuit chez les médiatiques ; leurs propos sont dignes des slogans staliniens sur les « origines de classe » : ce sont les petits bourgeois qui font grève, les vrais travailleurs sont gênés par la grève. Quelques gauchistes y ont vu au contraire la preuve que la classe ouvrière se réveillait. Comment ! vous n'avez pas vu les fumées à la tombée de la nuit ? Mais Eisenstein a fait mieux ! Le Parti communiste français n'a rien à dire, il ne veut pas être accusé de politiser le mouvement ; ainsi, il n'osera même pas appeler à une manifestation en disant « c'est l'affaire des syndicats ». Toutefois, il veillera au bon déroulement des manifestations en s'occupant des transports, leur gestion a été bonne : il y a eu peu de désordre dans Paris et aucun travailleur n'a eu à se plaindre d'avoir mangé sa soupe en retard. Le Parti communiste a susurré à ses militants fidèles « tout ça c'est la faute à Maastricht, et il faut que le gouvernement négocie avec les syndicats ». Le Parti socialiste, réduit en cette occurrence à Jospin, reste muet. Quant aux syndicats, la cgt proclame que cela concerne la base et l'intervention de Viannet à la télévision se résume à dire d'un air complètement abattu « rendez-vous compte du triste Noël que vont avoir les cheminots grévistes, il faut vite négocier », au moment où le mouvement des cheminots est le plus déterminé. Et la seule fois où il répond fermement aux journalistes : « Ah ! ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Nous n'avons jamais dit que nous étions pour le retrait du plan Juppé. » En ce qui concerne la cfdt, ce qui est considéré comme positif dans le plan Juppé est globalement positif. Même les conseillers de Juppé se demandaient si l'enthousiasme de Notât n'allait pas leur causer du tort. Quant à fo, Blondel toujours aussi vaudevillesque, dans le rôle de l'épouse indignée : « Chirac, tu m'as trompé ». Quant à la cnt, sauf dans l'Essonne, elle a été inexistante, engluée dans le social autogéré, sans même être capable, à l'image de tous les syndicats étatiques, d'avancer un mot d'ordre. Hormis des négociations pour reprendre le travail au plus tôt ou certains conseils démobilisateurs du genre « faites grève si c'est possible et si vous pouvez », aucun syndicat n'a prononcé un mot d'ordre de grève. Et pourtant de nombreux gauchistes ont été en admiration devant les syndicats étatiques. La vacuité politique entraîne l'inconsistance des positions syndicales ou encore l'inconsistance politique entraîne la vacuité syndicale.

Cette faillite est encore bien montrée par le meeting trotskyste qui a eu lieu à la Mutualité au moment où les médias ne cessaient de répéter selon la méthode Coué « ça y est, c'est la reprise ». Arlette Laguiller entérine ce coup de bluff à la reprise : « Maintenant que c'est vraisemblablement fini… mais le jour où la grande masse des travailleurs du privé se mettra en grève, alors là le patronat n'aura qu'à bien se tenir. » Et applaudissements de la salle…

Rien n'a été proposé, aucune directive, aucun mot d'ordre, si ce n'est cette tautologie des sociologues de terrain : « on vous le dit, croyez-en les experts en mouvement social : oui, c'est bien un mouvement social ! ». Et encore, le groupe Makhno de la Fédération anarchiste de Saint-Étienne : dira « la crise est sociale, sa solution doit être sociale » et se proposera de faire redémarrer la production en autogestion. Ceci tient du réflexe pavlovien, qui montre que les mots n'ont aucun poids. Même si on met sur le compte de la maladresse la confusion du secteur de la production et celui de la reproduction, c'est un appel à la reprise où autogestion n'a aucun contenu subversif.

Un mouvement est par nature confus, les niveaux d'engagements, de conscience sont différents, de nombreuses tendances sont présentes, de la politique y est toujours en jeu comme un enjeu sous-jacent. L'analyse et l'intervention politiques doivent radicaliser la lutte et faire advenir la politique, notamment en constituant des cibles et en organisant l'effectivité des coups portés. De plus, les analyses de ceux qui sont extérieurs au mouvement risquent de manquer de pertinence.

Les positions des grévistes ont oscillé entre une gestion meilleure, reflet de l'idéologie étatique d'un secteur public (comment combler le trou de la Sécurité sociale, comment rendre les transports compétitifs ?), et la position de service public qui veut qu'on parte des besoins qui ne doivent être soumis à aucune gestion, à aucune économie. Le vrai faux trou de la Sécurité sociale a été opposé aux gouffres de l'armée, de la police, aux détournements de fonds. On a eu une opposition entre secteur public et service public.

De même il y a eu une hésitation entre la solidarité, mettant en avant le côté victime, préférant les signes de la charité à la réalité de la justice, et l'affirmation de l'égalité, notamment dans la lutte des traminots de Marseille.

Les cheminots, en avançant une revendication catégorielle, donc une particularité, ont montré qu'en tenant sur cette particularité on rejoint une universalité : « tous ensemble ouais »2. Mais ce « tous ensemble » avait également une position faible, celle du consensus : les grévistes, les non-grévistes, jusqu'aux briseurs de grève qui approuvent la grève, ou plutôt le mouvement social, car la grève choque encore certains. C'était aussi la manifestation du « il ne faut pas culpabiliser les non-grévistes » ou encore « tu ne vas pas me culpabiliser ». Les canailles font de la psychanalyse spontanée à la Dolto. Rien n'engage à rien, les comportements ne portent pas à conséquence. Cela a été le terrain des contrevérités : on plaint les pauvres travailleurs isolés du privé qui voudraient faire grève mais qui ne peuvent pas, alors qu'il existe des concentrations de travailleurs du privé de plus de cinq mille personnes, voire dix mille personnes. C'est l'incapacité de trouver un ennemi. Tout est question de bonne volonté et même Juppé, si on lui explique bien, il sera pour nous. La négociation au plus vite permettra d'arrêter la désorganisation, le désordre. C'est l'unité inconsistante, l'oubli que, s'il est vrai que la lutte unit, elle doit diviser pour obtenir une consistance. Cette tendance se concrétise dans ce paradoxe : reprendre le travail et annoncer une manifestation gigantesque.

À ce moment le mouvement retombe dans la « sérialité » (Sartre), c'est le domaine du compte, de l'absence de force, et il devient la caricature d'un parti parlementaire, un groupe de pression du capitalo-parlementarisme. On a retrouvé le champ de l'opinion, le social n'engage personne, tout le monde a ses idées. C'est la peur qui l'a emporté, la peur même de gagner. Et même la peur que les Juppé tombent.

La confirmation de cette tendance a été concrétisée par le plan Vigipirate où chacun sentait qu'ici il n'était pas question de s'en mêler ; le racisme ouvert n'a même pas été dénoncé. Le champ de l'État, c'est bien la Terreur.

Quant au tract, c'est la démonstration des bons sentiments, antiracistes, sans politique, qui conduisent au bord du racisme. Après avoir dénoncé la confusion arabe = islam = terrorisme et protesté à juste titre contre l'assassinat par la police de Khaled Kelkal, l'appel se pose la question de savoir pourquoi il y a peu d'arabes, d'individus de culture musulmane dans les groupes libertaires ? On est stupéfait. Ces libertaires ont-ils oublié que les groupes libertaires sont ultra-minoritaires et que compter quoi que ce soit est voué à la nullité ? Y a-t-il beaucoup d'Arméniens, de Bretons, de Lyonnais, de Français, etc. ? Ce faux problème est dangereux. Ici « Arabe » est une caractéristique que beaucoup considèrent comme ethnique, alors qu'une fois de plus c'est une substance imaginaire, une essence. « Arabes », « Français » sont des notions qui tendent vers des opinions criminelles, du type « les Français d'abord ». De plus ce groupe libertaire, si on se place un instant sur son terrain, ignore-t-il que la cnt, le seul syndicat libertaire, syndique les ouvriers de la c.o.m.a.t.e.c., entreprise travaillant pour la ratp, qui sont majoritairement des maliens d'origine et de religion musulmane. Ce fait a d'ailleurs été une des causes de la scission de la cnt en deux parties Nord et Sud. Le Sud accusant Paris de syndiquer des religieux. Nouvel effet de la confusion : les anarchistes d'aujourd'hui ne sont pas capables d'avancer des thèses sur la religion (pas plus sur le syndicat), ce que je me propose de faire, c'est-à-dire une analyse politique de la religion.

Ce tract confirme ce processus qui a fait disparaître le mot ouvrier sous celui d'immigré. On se souvient de Mauroy disant « les grévistes sont des ayatollahs ». On se souvient aussi de la grève de Talbot où les ouvriers grévistes répétaient « nous voulons nos droits ». Tous ces gens qui ne parlent que des droits de l'homme, syndicats, État et direction, ont répété en chœur « mais voyons, vous n'avez pas de droits ». Pour eux, le droit est bien une catégorie de l'État. Les gauchistes de la citoyenneté n'ont pas compris la portée et la force politiques de ce mot d'ordre.

Puis le tract donne un semblant de réponse à cette fausse question : « Le mouvement libertaire est fortement marqué par le contexte historique de sa naissance et en particulier de la culture judéo-chrétienne. » On est en plein délire : c'est bien connu, l'islam n'a aucun rapport avec la culture judéo-chrétienne ! Puis il arrive à la question des questions : « Le mouvement libertaire n'est-il qu'un mouvement de petits blancs ? » Ils ajoutent encore : « Quel est l'universalisme de la pensée libertaire ? » Toujours la même confusion entre l'universel et le faux multiple, qui comprend laïcité comme l'ensemble des religions, alors que la laïcité doit être antagonique à toute religion.

La domination est générale et transhistorique, elle est inséparable de État et du capital qui en assurent l'effectivité et la permanence. Pour notre temps, il y a principalement production et reproduction de la domination. L'exploitation est une modalité d'exercice de la domination qui perdure, la principale étant la gestion exercée et garantie par l'État dont la forme générale actuelle est la démocratie-autoritaire-capitalo-parlementaire. C'est pour cette raison que la politique doit impérativement être définie de façon principalement négative : une politique de non-domination. Le négatif indique la tension critique entre ce qui est la situation, la domination, l'exploitation, l'État, la misère, l'exclusion, les victimes, les massacres, les génocides et ce qui devrait être l'égalité, la liberté, la révolution, la singularité. Cette tension antagonique entre fait et événement désigne des cibles et des repères pour la lutte. La politique est indissociable de la lutte politique et de la pensée politique. La politique doit être pensée comme un mouvement. La politique est action.

La politique est liée à la raison, à la rationalité nécessaire à toute pensée et qui n'est en aucun cas le raisonnable qui annonce toujours une capitulation, une tentative de rationaliser la peur, qui s'applique aussi bien à ceux qui souhaiteraient que cela change qu'à ceux qui n'y ont pas intérêt.

La politique touche à l'universel qui ne doit pas être confondu avec le général qui n'est qu'une particularité se faisant passer pour l'universel (comme l'État mondial). L'universel n'est pas non plus la totalité indifférenciée ; il faut l'entendre au sens où une vérité est universelle, la même pour tous, même si seulement une minorité la connaît. Ainsi le prolétariat pour Marx n'est-il pas seulement une classe (une particularité) mais est en puissance la dissolution de toutes les classes.

Le tort subi par le prolétariat n'est pas un tort particulier mais un tort universel irréparable et même imprésentable.

La singularité comme concentré de globalité est un concept fondamental de la politique, ainsi que celui de frontière. L'activité politique est un mode d'intervention qui doit subvertir les assignations particulières qui par nature produisent et reproduisant des sans-parts, des sans-droits, les en-dehors de la comptabilité, les laissés-pour-compte.

La politique doit être distinguée non seulement de la tactique mais aussi de la stratégie ; plutôt qu'une théorie désignant la pertinence d'une cible, c'est-à-dire sa faiblesse ou sa force, elle est un principe régulateur donnant une éthique consistante, à la différence de toutes les politiques qui, comme celles des droits de l'homme deviennent appareil idéologique d'État et ne se privent pas de fonctionner à la violence : intervention militaire qui se traduit par un massacre des populations civiles. Pour l'intolérable il n'y a pas de petites ou de grandes responsabilités liées à la hiérarchie. Le degré politique d'une lutte ne signifie pas qu'elle vise le pouvoir le plus lointain, le plus grand. De surcroît, peut être qu'en attaquant au plus près on portera des coups plus efficacement au plus loin.

Ainsi l'énoncé juste, qui dit qu'il faut s'attaquer à l'impérialisme américain, seul garant aujourd'hui de l'ordre mondial, est-il souvent un énoncé démobilisateur au contenu faible conduisant à la résignation. Prenons l'exemple récent des enseignants d'origine étrangère qui ont été menacés d'exclusion de l'Éducation nationale et donc d'expulsion. Il y a eu principalement deux positions : l'une de droite et extrême droite qui dit « c'est bien normal, les Français d'abord » et l'autre de gauche gauchiste qui dit « ce sont les lois Pasqua ». Les syndicats fsu défendant cette position étaient en cela d'accord avec le rectorat qui rejetait la responsabilité sur les lois Pasqua. Leur conclusion était la même, c'était « on ne peut rien faire ».

Premièrement, des fonctionnaires peuvent refuser d'appliquer des lois injustes ; en fait, il s'est avéré qu'il n'y a aucun texte de lois permettant la non-reconduction des nominations. Le rectorat n'exécutait pas une loi mais obéissait aux injonctions racistes du Ministère de l'intérieur. L'intervention politique juste dans la situation a consisté à obliger les fonctionnaires du rectorat à reconduire les nominations ou à montrer le texte de lois leur interdisant de le faire. Cet exemple montre que le pétainisme n'a pas été éradiqué. Ce qui n'empêche pas, par ailleurs, qu'il faille tout faire pour abroger les lois Pasqua. La politique est antagonique à la gestion qui sous sa forme idéologique signifierait neutralité, cela serait une simple technique ; la gestion est indifférente aux individus : gestion des flux, des marchandises, du sang, des vaches, des matières radioactives, de ressources humaines, de l'exclusion… La gestion est liée à la terreur (le chômage et l'exclusion comme rupture du lien social), les gestionnaires sont des criminels.

L'autogestion est un mot équivoque, il est trop proche de la gestion. Ainsi faire fonctionner un secteur délaissé par État avec moins de moyens consiste à rester englué dans le social. Pour qu'il y ait de la politique il faut dépasser cette particularité et le mot d'ordre d'autogestion doit pour le moins être complété par le mot subversion, pour rappeler que l'autogestion est inséparable d'une lutte contre la hiérarchie où les chefs, petits et grands, sont destitués, c'est le refus d'exécuter des ordres.

L'autonomie présente les mêmes risques quand elle perd de vue ce de quoi elle s'autonomise, c'est à dire des réseaux de pouvoir qui ne peuvent être laissés à leur sort comme s'ils allaient magiquement se vider de leur puissance et de leur force répressive. Dans ce cas de figure l'autonomie s'appauvrit en devenant alternative gestionnaire. L'autonomie ne doit être que le premier pas, l'écart nécessaire qu'il faut produire par rapport à ce monde pour avoir une chance de le subvertir, mais elle doit s'accompagner d'actions politiques appropriées.

La politique ne peut se réduire au syndicalisme, même si c'est un syndicat de combat, mais tout travailleur pour faire de la politique doit faire du syndicalisme au sens d'organiser les luttes, d'être vigilant pour marquer les injustices, les inégalités et désorganiser le travail dès qu'il a une opportunité.

La politique est antagonique à la négociation, et pour faire advenir de la politique dans les luttes syndicales il faut renoncer au consensus du moindre mal. La lutte politique est soustraite au nombre et on doit lutter même si on est seul.

La politique est un risque, il faut risquer des décisions qui s'appuient sur le vide. Elle est toujours une radicalisation de la situation : des positions se dégagent, des forces se constituent dans la lutte et, de leur opposition, doit émerger la pratique politique du mouvement quitte à ce que les choix qui en découlent le divise, ainsi, Marx disait qu'il y avait le choix entre deux camps, celui du prolétariat et celui de la bourgeoisie Ce à quoi les réalistes, les sociologues répondent « mais non, il y en a beaucoup plus », ce qui est en fait l'effacement des frontières. La réalité comme telle est une fiction idéologique simpliste qui s'énonce sous la forme de la complexité alors que Marx énonçait à son époque une vérité politique.

Pour marquer la radicalité, la politique de non-domination doit garder le mot révolution. La question de la possibilité de la révolution n'est pas politique, la révolution est un axiome nécessaire pour faire de la politique. Jean-Claude Milner à propos de la « démocratisation de l'urss », dans son livre Constat, dit : « Car je tiens ceci : que le nom de Révolution s'inscrit au champ de la politique et que s'y inscrivant, il est supposé le bouleverser. » Pour Milner, la révolution c'est la conjonction infinie de la révolte et de la pensée. C'est la conception conformiste du sujet révolutionnaire : la tête et les jambes. Ne pas penser un sujet révolutionnaire singulier revient à attendre sans fin l'événement, sans même contribuer à sa venue Penser la révolution est une exigence et y renoncer est une défaite de la pensée et l'acceptation qu'il n'y aura plus d'événement, autre que catastrophique3.

Enfin, s'il est vrai que pour penser la politique il est nécessaire de penser le groupe politique, celui-ci doit être formé de relations d'individus à individus à l'exclusion de tout rapport de commandement ou obéissance sous prétexte d'une prétendue efficacité, car alors on a la politique et la pensée de sa structure. Politique doit être conjoint à impiété pour éviter toute réification, dogmatisme, et pour éviter de retomber dans le « pratico-inerte ». La politique est liée à l'urgence. L'enjeu est toujours actuel. La politique est une prise de position qui met l'individu toujours en danger, elle ne relève d'aucun champ particulier de la connaissance, que ce soient l'histoire, l'économie, la philosophie, la sociologie, la psychologie, les mathématiques ou la culture. Il faut donc enlever à « la politique » tout ce qui n'est pas politique. Tout n'est pas politique, mais tout peut être l'occasion d'une analyse politique et d'une intervention politique, à condition de se débarrasser de toute cette gangue qui est un confort et qui empêche la politique d'advenir.

Le « grand refus » est de plus en plus actuel, affirmons simultanément la puissance de la négation et la puissance de la subjectivité singulière. L'anarchie doit être une archipolitique, une exacerbation de la politique.

 

Notes

1 – La police est pour lui une valeur républicaine comme les autres.

2 – Repris par les enseignants de la fsu : « tous ensemble oui ».

3 – Jaurès (qui n'était pas particulièrement révolutionnaire mais qui n'était pas un imbécile) disait qu'il fallait penser non seulement la révolution mais aussi l'insurrection pour lui donner de la concrétude.