Mai 1968 et le Mai rampant italien
Deuxième partie : l’Italie : Dix années de subversion (1968-1977)

III. La poursuite de l’offensive (1972-1974)

 

Les luttes ouvrières

À nouveau Fiat (septembre 1972–avril 1973)573

Pendant les vacances de l’été 1972, la direction de Fiat met au point une contre-offensive avec augmentation du travail forcé et licenciement d’ouvriers combatifs. Le 20 septembre c’est la grève générale avec comme moteur une puissante grève des métallos. La direction de Fiat répond en utilisant son syndicat-maison chargé d’organiser les « jaunes », les employés et la maîtrise. Les piquets de grève empêchent la plupart des assaillants de rentrer car, par rapport à 1969, la situation s’est détériorée et le rapport de forces est devenu défavorable. Des premières demandes se font pour une organisation interne de la lutte plus stratégique, plus clandestine, plus militaire. Les petits groupes de lutte armée vont enfin rencontrer le milieu correspondant à leur théorisation d’une « nouvelle résistance ». D’autant qu’au niveau syndical, la tactique a changé. Les syndicats décident de ne plus coller aux luttes de la base comme en 1969, mais de revenir aux actions au sommet et aux grandes grèves de pression, aux journées d’action. Cependant, les luttes d’équipes continuent à Fiat, à la carrosserie et à la mécanique.

Patronat et État se réunissent pour imposer un retour à l’ordre qui doit passer par la chasse à l’absentéisme, une plus grande utilisation des équipements avec retour au travail de nuit et jours fériés, la limitation du droit de grève en limitant les grèves bouchons. Le 2 novembre, en réponse, les ouvriers de Fiat se mettent à nouveau en grève, mais la répression se durcit avec des licenciements des ouvriers ou employés les plus avancés dans la lutte et particulièrement ceux qui continuent à pratiquer les cortèges internes. La direction profite de la grande grève générale du 22 novembre pour envoyer la police réoccuper Mirafiori.

Le 25 novembre, les groupes de la gauche extra-parlementaire organisent une manifestation à Turin à propos des 600 poursuites judiciaires contre le mouvement à l’échelle nationale. C’est la première fois depuis mai 1971 que ces groupes tentent d’organiser seuls une manifestation de rue. Des affrontements avec la police ont lieu pendant trois heures où des petits groupes fascistes jouent les supplétifs des forces de l’ordre. La question de l’efficacité de ces services d’ordre est d’ailleurs posée. Les tenants d’une ligne plus militariste avancent peu à peu leurs pions et les BR en profitent pour détruire neuf voitures de responsables fascistes de la Fiat. Pendant tout le mois de décembre, des grèves avec cortège interne, des actions contre les jaunes et fascistes se succèdent, mais trouvent en face d’elles la politique de répression de Fiat. Les licenciements et surtout des déplacements de personnel visent à isoler, dans des postes périphériques ou noyautés par les fascistes, les grévistes les plus radicaux. Face à cela, les syndicats adoptent une tactique de louvoiement qui n’est pas du goût de tout le monde. Ainsi, le 11 janvier, un noyau de prolétaires armés investit le local du syndicat fasciste CISNAL.

De son côté, la direction de Fiat prépare une riposte, mais la situation de Mirafiori est encore trop délicate pour penser affronter une telle forteresse ouvrière avec une chance de succès. Elle choisit plutôt Lancia comme centre de sa contre-offensive. Les piquets de grève sont enfoncés par la police qui pénètre dans l’usine le 20 janvier, faisant quatre blessés parmi les ouvriers. En réponse, l’usine est réoccupée, mais durant la journée, à Fiat-Avio, ce sont huit délégués tentant de convaincre les employés de se joindre à la grève qui sont agressés violemment par les gardiens. Cette contre-offensive ne fait qu’exacerber la lutte à Mirafiori et aussi à Rivalta. Les cortèges internes se radicalisent, non seulement par la pratique de la spazzolata ou passage au crible de toute l’usine, foulard rouge sur le visage, pour y découvrir et chasser les « jaunes », mais en se livrant à de gros dommages dans les ateliers. Le mot d’ordre « Tous à Lancia » est lancé, mais ne parvient pas à se concrétiser, comme si les ouvriers craignaient de perdre la maîtrise de la lutte en sortant de l’usine.

Le 1er février, plus de 100 000 ouvriers de Fiat et de Turin participent à la grève générale et parcourent les rues de la ville. Agnelli répond par 5000 suspensions. La riposte des ouvriers est immédiate avec un cortège de plus de 10 000 salariés qui parcourent les ateliers de Mirafiori. La direction met encore 8000 salariés en disponibilité et licencie un délégué syndical de Fiat-Avio qui avait déjà été agressé par les gardiens de l’usine. Le 12, le secrétaire de la CISNAL, Labate est retrouvé attaché aux grilles de l’usine alors que les BR font circuler un tract révélant son enlèvement et le contenu de son interrogatoire. Les BR démarrent ainsi leur longue série de sinistres « procès populaires », se croyant investis d’une mission de justiciers.

Pendant ce temps les licenciements d’ouvriers continuent, y compris parmi les délégués syndicaux, sans que la tactique de la direction apparaisse clairement. En effet, s’il est compréhensible qu’elle veuille s’attaquer au fort taux d’absentéisme, pourquoi alors ne s’appuie-t-elle pas sur des syndicats qui sont en gros d’accord avec elle sur cette question ? La direction, peu habituée au dialogue social mettra du temps à comprendre qu’avec des syndicats affaiblis, les délégués se transforment en agitateurs. Cette prise de conscience du patronat sera progressive et elle va conduire à un changement de stratégie.

Les cortèges continuent en mars, mais les licenciements et suspensions s’amplifient. Face à cette offensive et une répression accrue, les syndicats restent de marbre comme s’ils se refusaient à jeter de l’huile sur le feu. Une rencontre entre direction et syndicat dévoile la nouvelle tactique de Fiat : échanger une baisse de l’absentéisme contre une reconnaissance syndicale dans l’entreprise qui est à l’œuvre dans la plupart des pays capitalistes dominants ! La conséquence de cet accord implicite de cogestion de la force de travail est que la fracture s’approfondit entre ouvriers combatifs et syndicat. Celui-ci essaie à nouveau de noyer le poisson en déplaçant le terrain de la lutte de l’usine vers la rue, avec l’organisation d’une manifestation censée ranimer le souvenir de la glorieuse résistance antifasciste des années quarante (10 mars).

À la mi-mars la lutte se diversifie avec un début d’agitation chez les employés suite au licenciement d’une employée. Fin mars, les formes d’action se diversifient elles aussi avec des grèves-surprises et le blocage des marchandises par les « foulards rouges » qui, un bandeau sur le front et armés de klaxons et tambours poussent des cris de guerre rappelant les indiens d’Amérique. C’est le début du mouvement des « Indiens métropolitains » qui gagnera ensuite les facultés, surtout celles de Rome puis Bologne en 1976-77.

Les drapeaux rouges flottent sur l’usine et le « Parti de Mirafiori » (Negri) semble maître de la situation. Un comité de lutte coordonne les opérations entre les différents comités de piquets. Les groupes extérieurs sont chargés de la popularisation dans les écoles et quartiers ainsi que de la logistique (matériel et financement). Le 30 mars Agnelli est obligé de négocier, mais la situation, comme le rapport de forces, restent instables. Ainsi, début avril, le slogan : « les licenciés dans l’usine avec nous » continue à retentir malgré les efforts du PCI et de la fIom pour calmer le jeu. Le 3 avril, le contrat est signé entre direction et syndicats et la confusion est à son comble. Sauf aux presses, le travail ne reprend pas, mais aucune perspective n’est ouverte. On assiste juste à une répétition des actions précédentes, mais sur des bases très minoritaires. Une grande masse d’ouvriers est écœurée et retourne à la passivité.

Le « Parti de Mirafiori » s’avère être un tigre de papier par rapport à un PCI qui a su « chevaucher le tigre ». Il n’empêche que la situation concrète va s’améliorer du point de vue des conditions de travail, mais ce n’est pas dû principalement à une victoire ouvrière. En effet, la baisse des ventes d’automobiles après la double crise pétrolière de 1973-74, conduit Fiat à produire moins tout en étant dans l’obligation de garder le personnel en place à cause de la fameuse rigidité ouvrière gagnée par les ouvriers et négociée par les syndicats, en 1969-70. La contrainte au surtravail se fait moins forte et la productivité va s’effondrer. Une trêve s’établit entre 1975-79. Le niveau général de la lutte, qui pourtant s’est diffusée à l’extérieur des usines, va en être durablement affecté574. C’est comme si les ouvriers se contentaient des marges de manœuvre gagnées sans pousser plus loin leur avantage. Avec certes une intensité plus grande qu’en France, on a une situation proche de celle qui a prévalu avec le mouvement des occupations en mai-juin 68.

Pendant cette accalmie sociale relative et alors que le rapport de forces apparaît défavorable pour le patronat, une fois de plus se révèle juste le proverbe qui dit que « qui n’avance pas recule ». Avant même Fiat, c’est Pirelli qui allume la mèche de la contre-offensive et va entreprendre les premières restructurations dès le début des années soixante-dix en dressant ses établissements les uns contre les autres comme s’ils étaient en concurrence, en fermant les ateliers les plus combatifs, ce qui entraîne des départs vers les BR du fait de l’implantation très précoce d’un noyau du groupe derrière Corrado Alunni.

Pirelli se transforme en une véritable firme multinationale, sans doute la première d’Italie et elle internationalise sa production au détriment de la forteresse ouvrière que constitue son établissement principal de la Bicocca.

Les avant-gardes ouvrières et les débuts du gauchisme

L’assemblée ouvriers/étudiants de Turin et le problème d’une organisation autonome

Les 26-27 juillet 1973 se tient à Turin un congrès des avant-gardes ouvrières. Il regroupe des représentants des usines Fiat Mirafiori et Pirelli de Turin, Dalmine et Nuove Pignone de Massa, Solvay de Rosignano, Montedison de Porto Marghera et Ferrare, FATME, Autovox, Sacet et Voxon de Rome, SNAM, Farmitalia, Pirelli, Sit-Siemens, Alfa Romeo et Magneti-Marelli de Milan, les techniciens de la raI-TV de Milan, Piaggio de Pontedera, Saint-Gobain de Pise, Necchi de Pavie, Polymer Italsider de Piombino, Marzotto, Rhodiatoce, Ducati, et Weber de Bologne, l’Ignis de Varèse, Sir de Porto Torres, Eridania, le Saggiatore, Galileo de Florence, l’Arsenal de La Spezia. La présence de représentants des journaliers des Pouilles et des bergers d’Orgòsolo montre l’ampleur et la diversité de cette rencontre.

Le but en était la constitution de comités unitaires de base ouvriers-étudiants dans toute l’Italie, c’est-à-dire d’une organisation autonome au niveau national qui puisse agir au moment du renouvellement du contrat sans pour cela négliger un autre niveau qui est celui de la lutte contre l’État.

Depuis le premier congrès de Venise en 1968, il s’est passé beaucoup de luttes sociales et le congrès de Turin était de ce point de vue plus lié aux luttes ouvrières récentes que le précédent, mais il a perdu le caractère kaléidoscopique du point de vue idéologique qui caractérisait celui-ci, puisqu’on n’y retrouve plus ni les organisations marxistes-léninistes, ni les groupes bordiguistes ou trotskistes. Le nouveau congrès est fondamentalement opéraïste regroupant les éléments du journal La Classe575 et leurs compagnons Pisans et Turinois. Le journal La Classe est né en mai 1968 et il a succédé à Classe operaia. Il regroupe les opéraïstes du nord-est sauf ceux de Porto Marghera qui se sont fondus dans un Comitato Operaio, des Turinois et des Milanais et une fraction importante de romains. Le journal qui devait être un quotidien et avait reçu l’appui de certains journalistes professionnels et de personnalités comme Gian Maria Volontè, aurait pu être un journal du mouvement, mais il rencontra de grosses oppositions de la part de personnalités militantes comme Sofri et Piperno. En définitive, il ne qu’un moyen d’intervention du futur PotOp.

Ce groupe autour de La Classe se centre sur Fiat et soutient la thèse selon laquelle l’unité de la classe se fait à partir des besoins matériels des travailleurs, ce qui va lui attirer de nombreuses sympathies parmi les ouvriers, comme à Pirelli-Milan (avec de Mori du CUB), à Trente (avec Infelise) et surtout à Porto Marghera (avec Finzi, Sbroglio, Mander). Il suscité néanmoins la critique de groupes gauchistes qui tentent une approche plus idéologique. Sa base ouvrière est formée d’ouvriers en provenance de Fiat, qui dominent en nombre et aussi sans doute en expérience et d’ouvriers de Porto Marghera issus de l’assemblée ouvriers-étudiants. La position principielle est que la classe ouvrière n’a pas d’idéologie à réaliser. Cela laissait le champ ouvert à une intervention dialectique sur le terrain syndical en donnant ponctuellement plus de force au mouvement dans son ensemble. Concrètement, le mot d’ordre de ratification immédiate de la plate-forme syndicale pour le renouvellement des contrats s’impose, alors que les Pisans insistaient sur le fait que le mouvement devait trouver ses objectifs propres. Cette position majoritaire, qui ne faisait que radicaliser les positions syndicales traditionnelles, sera critiquée par Viale et Bologna comme totalement réductrice car ne posant ni la question des buts de la production, ni la question du pouvoir. Eux aussi se prononçaient pour le développement d’objectifs propres. En fait, ce qui a été réellement posé au congrès ne fut pas la question des CUB, mais celle de l’organisation révolutionnaire, or les participants avaient des positions très différentes sur de nombreux points. Par exemple, La Classe attribuait un caractère politique aux revendications salariales et au refus du travail, alors que la composante pisane accordait sa préférence aux formes de luttes, à l’auto-organisation et considérait la première position comme économiciste.

La première position donnera naissance au journal Potere Operaio qui se présente comme l’organe d’une organisation politique d’avant-garde en formation, une avant-garde externe pas très différente de l’avant-garde léniniste (position de Piperno rejoint par les groupes de Rome, Padoue et Florence).

La seconde se présente plutôt comme une avant-garde interne et donne naissance au journal Lotta Continua qui se présente comme le journal de la Fiat en lutte, à l’initiative de Sofri et Viale. Cela paraît, pour le moins, un détournement abusif du nom du petit journal ouvrier-étudiant circulant à l’intérieur de la Fiat, mais cette tendance avait réussi à faire prévaloir le fait qu’elle était l’héritière de l’expérience du mouvement turinois576. Dans l’ensemble, le congrès tenait un discours un peu trop optimiste, comme s’il avait été le représentant de l’ensemble de la classe en lutte, alors qu’il n’en était, au mieux, que son avant-garde interne. Son type de questionnement supposait aussi de négliger le fait d’une persistance de l’influence syndicale.

Sofri et Viale fondent donc Lotta Continua (LC), rejoints par les mouvements étudiants de Trente, Pise et Pavie sur une ligne mouvementiste à mi-chemin entre le maoïsme (la ligne de masse) qui progresse à l’intérieur de LC et le luxemburgisme (le parti comme processus)577.

Au niveau politique, Lotta Continua prône l’autonomie ouvrière par la rupture avec les organisations traditionnelles de la classe ouvrière, mais aussi avec tous les groupes d’extrême gauche. Au niveau théorique, elle émet une critique du travail en tant que tel et affirme le refus du salariat. Pour ce groupe, la théorie communiste ne peut être réduite à une théorie de l’ouvrier producteur, laquelle ne peut conduire qu’au corporatisme et au syndicalisme. Peu à peu une opposition se fait jour entre LC et PotOp et ce, aussi bien quant aux objectifs que quant aux méthodes de lutte. Pour PotOp, seule la lutte sur le salaire poussée à son maximum, c’est-à-dire déconnectée de la productivité et du travail (« le salaire politique ») peut faire échouer « le plan du capital ». Pour LC, ce qui compte ce n’est pas le niveau de salaire en soi, mais son caractère égalitaire ou non (revendication de la « 2e catégorie » pour tous). Le centre de la lutte c’est l’usine et non la rue et il ne sert à rien de mimer l’insurrection sans être en mesure de la faire. Néanmoins, Sofri insiste sur la dimension existentielle de la conflictualité, seule base pour développer une réelle autonomie du mouvement. L’influence prépondérante de Sofri sur la direction de LC s’accentue car son aura de impressionne militants de l’organisation et ouvriers de la Fiat, alors que Viale reste en retrait malgré (ou à cause de) ses dispositions théoriques plus affinées.

L’ouvrier typique de LC était l’ouvrier immigré du Sud travaillant à la Carosserie de Mirafiori578, celui qui écorchait les mots dans les assemblées de la Statale, provoquant les risées des stalino-maoïstes, mais aussi celui qui baignait dans la culture giovaniliste (Dylan, Beatles) et dans la révolte, plus qu’il ne se signalait par la réflexion et sa transcription en revendication originale. Chaque dimanche de l’automne 69, des caravanes de militants de LC se répandaient dans toutes les villes du Nord et du Centre-Nord pour raconter et discuter des luttes, participant ainsi à un processus original de politisation rappelant un peu celui des Iww américains au début du siècle.

D’ailleurs, Sofri et LC jugeaient économicistes les positions de PotOp par rapport à la lutte sur les salaires et ils insistaient plus sur la communauté de lutte que cela enclenchait, plutôt que sur l’objectif matériel de la lutte.

Malgré ce pot commun que tente de réaliser LC, la différence entre composante intellectuelle et ouvrière est patente dans l’organisation, par exemple au niveau des prises de parole. Les intellectuels théorisent et organisent, les ouvriers témoignent. D’après Cazzulo, « ils étaient peu nombreux les ouvriers qui ne se contentaient pas d’énoncer la ligne sous un mode plus pittoresque et avaient volonté d’élaborer leur propre ligne politique (Parlanti). Mais pour d’autres (Laterza et Bonfiglio), le fait d’être dans LC leur conférait une autorité dont le syndicat était obligé de tenir compte ». Peut-être finalement allaient-ils au plus important qui n’était pas d’avoir du poids dans l’organisation politique, mais d’utiliser cette dernière pour peser dans l’usine.

Toutefois, la distinction entre avant-garde externe et avant-garde interne est plus principielle et organisationnelle que proprement théorique. C’est en tout cas l’impression que donne ce passage de Negri : « Aujourd’hui, l’avant-garde est la classe ouvrière en lutte tout entière parce que dans la classe ouvrière en lutte se représente et se dispose pratiquement toute l’insubordination sociale » (Classe operaia, no 3) qui est antérieur, mais qui indique la signification du passage de la première à la seconde organisation, c’est-à-dire le passage de l’autonomie de l’organisation à l’organisation de l’autonomie.

 

Ceux qui ne se sentaient ni d’une tendance ni d’une autre, comme Vittorio Rieser, vieux militant des Quaderni Rossi, partirent. Rieser fonde le collectif Lénine qui rejoindra AO et les CUB lombards. C’est l’éclatement de ce qui était resté relativement unitaire pendant le Biennio rosso579.

La composante violemment anti-syndicale, au sein de ces groupes, prit le dessus et il n’y eut pas, comme en France, une volonté de créer un syndicalisme rouge au sein du syndicat communiste. Mais que ce soit dans cette critique anti-syndicale des groupes italiens ou dans l’expérience des militants maoïstes français, le syndicalisme n’était pas encore compris, dans sa fonction d’institution comme un représentant du pôle travail dans le rapport social capitaliste. Ce qui n’était pas saisi encore, c’est que le syndicat n’est ni révolutionnable, ni un « tigre de papier ». Le syndicalisme ne peut être dépassé tant que le rapport social de dépendance réciproque entre les classes perdure. C’est pour cela que, sur le terrain, dans les usines se succèdent sans cesse des moments de critique du syndicat, de sentiment de trahison, de déchirement de cartes syndicales puis de retour progressif dans le giron syndical fut-il au sein d’une scission de gauche du syndicat (comme SUD pour la France) ou dans la création d’un syndicat new-look qui ne dit pas son nom comme les Cobas en Italie.

La persistance de l’influence syndicale fut alors seulement comprise comme le résultat de manœuvres de récupération et non aussi comme stagnation du niveau général de lutte.

Pourtant, jusqu’en juin 1969, il n’y avait pas de forte opposition entre base et syndicat, car ce dernier était faible et l’agitation est vue, par les militants étudiants et l’avant-garde ouvrière, comme une dialectique positive entre spontanéité et organisation qui inclut donc les syndicats ouvriers dans le mouvement.

La césure va se produire en juin 1969 quand Romolo Gobbi qui s’était déjà fait remarquer pour son radicalisme au moment de Piazza Statuto en 1962, proposa une grande manifestation autour de la Fiat-Mirafiori en direction du centre de Turin pour populariser la lutte à toute la ville et surtout au centre-ville. Les dirigeants des groupes se montraient plutôt réticents ou au moins sceptiques par rapport à la réussite de l’opération vu la probable présence policière pour isoler la manifestation en dehors du centre, sans parler du fait que des affrontements risqueraient de brusquer une avant-garde ouvrière encore mal stabilisée. Finalement, un cortège est décidé pour le jour de la grève et ce qui devait arriver arriva ; ce fut la grande bataille du Corso Traiano, qui, selon Bonfiglio, alors ouvrier à la Fiat puis cadre de Lotta Continua, fit beaucoup pour l’unité ouvriers/étudiants dans les affrontements coude à coude contre la police. Mais après se posait le problème de trouver un débouché, de ne pas faire comme en France à partir du 24 mai. Le pouvoir était-il dans la rue ou principalement dans la rue ?

Par rapport à Potere Operaio, à la fois plus porté sur les revendications discriminantes comme « le salaire variable indépendante », mais plus insurrectionniste dans son rapport à la police et l’État, Sofri et LC sont plus mesurés sur le niveau d’affrontement de rue et si l’usine reste le centre de la lutte, celle-ci ne doit pas se focaliser sur des revendications. Position mouvementiste et dimension existentielle du conflit doivent co-exister.

Le gauchisme comme fausse solution à la crise de croissance du Mouvement

C’est le 25 juillet 1969, pendant les vacances, que le ton change avec la tenue d’un congrès dont sont exclus : « les syndicats, les partis et tous ceux qui jusqu’à présent ont parlé et décidé pour nous en passant par-dessus nos têtes ». Il regroupe les avant-gardes ouvrières des principales usines580. La situation est donc fort différente de celle de la France dans laquelle le PCF, par l’intermédiaire de sa courroie de transmission, la CGT, fait peser sa poigne de fer stalinienne sur les ouvriers. Un groupe comme Il Manifesto (ou les Cahiers de Mai581 en France) représentait cette tentative de jeter une passerelle entre nouvelle conflictualité et organisation traditionnelle. Ce qui est difficile à comprendre pour des personnes extérieures à la situation italienne de l’époque, par exemple pour les membres du M22 — qui connaissent une situation où s’affrontent une critique libertaire des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier et les positions sectaires du parti stalinien et de son officine syndicale — c’est qu’en Italie les positions théoriques et programmatiques les plus extrêmes voisinaient encore avec des ancrages politiques très traditionnels. Ainsi Tronti proclamait que « Les ouvriers modernes et depuis longtemps, veulent surtout deux choses : travailler peu et gagner beaucoup » et que « l’éthique du travail est une éthique christiano-bourgeoise », une position qui aurait valu son exclusion du PCF s’il en avait été membre, cela restait compatible avec l’appartenance éventuelle au parti communiste italien. De la même façon, certains leaders opéraïstes comme Asor Rosa et Cacciari, membres ou compagnons de route du PCI, continuaient à mettre l’éthique du travail au cœur du programme prolétarien.

À part cela, un autre point positif des rapports ouvriers-étudiants en Italie apparaît dans le traitement de la question des employés. À l’origine du mouvement, les ouvriers en lutte ont une position très dure contre les autres catégories de salariés perçus comme vendus au patronat et c’est au contact des étudiants que cette position va évoluer. Progressivement, parce que dans un premier temps, les ouvriers comprennent la position des étudiants comme le fruit d’une alliance de classes entre futurs diplômés et fonction d’encadrement des employés, de la maîtrise et des techniciens. Dans un second temps, les positions vont se décanter dans un sens où un autre, puisque les ouvriers et étudiants décident de faire des piquets qui empêchent les employés d’entrer dans l’usine, au risque de les brusquer, mais en même temps, ils les poussent à mieux penser et préciser leur position par rapport à la direction et aux luttes. La part de violence nécessaire à la tenue des piquets est certes peu démocratique du point de vue formel, mais la fermeté de l’action permet parfois d’entraîner les indécis, les timorés qui autrement se rangent toujours dans le camp de la soumission. La question s’était déjà posée entre ouvriers avec la nécessité de faire pression, par les cortèges internes, sur une masse plus habituée à courber l’échine qu’à lutter.

Pour résumer, le mouvement étudiant entre en crise et les assemblées étudiants-ouvriers se transforment peu à peu en une gauche extra-parlementaire avec PotOp national (un tantinet léniniste), Avanguardia operaia (plus léniniste), LC (plus libertaire), le MS (stalino-maoïste), le Manifesto des ex-PCI. Ces nouvelles organisations ne sont pas le fruit d’une avancée pratique ou théorique quelconque, mais plutôt, comme en France dans l’après-68, le signe d’un double écueil, celui de la difficulté de la révolte étudiante à poursuivre la lutte sur des bases propres d’une part, les limites rencontrées dans les luttes d’usine d’autre part. Si on veut être plus sévère, on peut dire que l’autonomie italienne manque finalement d’autonomie, d’où son tournant organisationnel, avec mise en sourdine de toutes les organisations plus ou moins formelles nées des luttes sur le terrain.

Alors, comme en France, commence le temps du gauchisme. Exemplaire à ce niveau est le cas de LC. Nous avons parlé des efforts de ce groupe pour reconnaître le caractère prolétarien des luttes du Sud et pour s’y déplacer durablement, afin de combler le fossé politique entre luttes du Nord et luttes du Sud, alors que les ouvriers les plus combatifs dans les usines du Nord sont souvent issus d’une immigration en provenance du Sud. Mais pendant ce temps, alors que Sofri et Rostagno se trouvaient dans le Sud, les tendances partitistes se firent croissantes dans le Centre et le Nord, autour de Pietrostefani principalement et cela même si des leaders ouvriers comme Platania et Parlanti de la Fiat, Gioia et Milich de Pirelli, Sartori de la Siemens sont encore à l’exécutif de LC.

Il y eut aussi beaucoup d’hésitation sur le caractère que devait revêtir l’organisation politique de l’avant-garde. Parti ouvrier comme semblait l’indiquer l’influence grandissante des ouvriers de la Fiat au sein de LC ou Parti mouvement comme le soutenait Massimo Negarville qui pensait que les luttes étudiantes devaient garder leur autonomie et ne pas servir de force d’appui aux luttes ouvrières. Sous différentes formes et pour différentes raisons, cette dernière option semblait dominante. Ainsi, Viale étendait cette autonomie des conflictualités particulières en direction des ghettos urbains, de la micro-délinquance et l’idée que l’État des patrons est partout. L’ouvrier n’était plus au centre, c’est le prolétaire, le « sans réserve » qui le remplaçait. Dans cette lignée, c’est alors, le 12 novembre 1970 que fut lancé le Prendiamoci la città.

Il s’agissait aussi pour LC de passer à une deuxième phase. La première avait été celle de l’autonomie ouvrière, la seconde devait être celle de la création de bases rouges autonomes de l’État, mais finalement, au congrès de Bologne de juillet 71, c’est une sorte de troisième phase qui semble s’imposer sans transition avec une ligne de lutte armée pour la destruction de l’État qui fait le choix de privilégier les travailleurs les plus déterminés au détriment d’une unité que l’offensive sur la ville était pourtant censée renforcer.

Emmelisme, Brigades rouges, Communistes de Gauche : les spécialités milanaises

Les marxistes-léninistes (ml)

Comme nous l’avons déjà dit, la ville de Milan abrite le plus grand nombre de militants marxistes-léninistes, les « ML » (« le emmelisme » de Milan dira Scalzone), avec un MS, particulièrement implanté à l’université. C’est seulement à Milan que le Biennio rosso s’est manifesté dans une configuration idéologique avec prédominance du maoïsme. Nous ne tiendrons pas compte des différents petits partis marxistes-léninistes qui, comme en France d’ailleurs (nous les avons regroupés sous l’appellation générique « pro-chinois »), joueront un rôle très limité, car en décalage avec le Mouvement. Nous ne parlerons donc que des groupes qui ont eu non seulement une intervention dans le mouvement mais surtout une interaction avec celui-ci. C’est le cas du Movimento Studentesco (MS) de Mario Capanna et de certains groupes anti-impérialiste au sein desquels confluèrent des ouvriers et techniciens des comités de base (Pirelli, Ibm, Sit-Siemens) dont Mario Moretti, futur responsable de l’enlèvement de Moro, des membres de « la ligne rouge » du parti ML, d’autres sortis de l’expérience de « l’université négative » de Trente (dont Maria Cagol et Renato Curcio) et en rapport avec le groupe marxiste-léniniste Lavoro Politico de Vérone. Ce dernier groupe qui est lui-même le produit d’un regroupement va former une première coordination d’initiative de base à Milan. Dès l’automne 1969, le groupe autour de Curcio, certains membres des CUB Pirelli et Siemens, un groupe de la fédération de la jeunesse communiste de Reggio Emilia autour d’Alberto Franceschini, Prospero Gallinari582 et le collectif étudiants-ouvriers de Milan autour de Corrado Simioni, fondent le Collectif politique métropolitain (CPM). Sous l’influence de « l’esprit de Trente », le mot d’ordre reste celui que Curcio et Rostagno avaient soutenu jusque-là, à savoir « Mettez de la gaieté dans la révolution », mais la bombe du 12 décembre 1969 va amener un recentrage organisationnel et léniniste avec la transformation du groupe sous le nom de Sinistra proletaria. Toutefois, le groupe n’est pas encore homogène et comprend une cinquantaine de petits collectifs qui agissent pour la plupart à visage découvert, soit dans les usines, soit au cours d’occupation de maisons dans les quartiers populaires ou encore au cours des manifestations, au sein d’un service d’ordre encore peu professionnalisé. On y trouve aussi un groupe de femmes, les « Tantes rouges ».

Une revue du même nom voit le jour et connaîtra deux numéros alors que des Feuilles de luttes abordent les problèmes quotidiens dans les usines ou quartiers. Le noyau va se resserrer à partir de septembre 70, quand l’hypothèse de la lutte armée est envisagée d’une façon plus concrète à partir des exemples des Black Panthers et des Tupamaros, du Che en Bolivie ou de Marighela au Brésil.

Les Brigades rouges

Les Brigate Rosse sont créées à partir de Milan. Et le nouveau groupe politique agit publiquement ou dans la semi-légalité pendant un an. Le groupe reste donc très ouvert et en contact avec les groupes extra-parlementaires comme PotOp et LC, ce qui précipite la rupture avec le groupe Simioni dit du « superclan583 ». Mais à la différence d’autres maoïstes européens, il va confronter ce maoïsme occidental à l’autonomie ouvrière du mouvement jusqu’à s’en imprégner et assumer, pour finir, certaines de ses caractéristiques et par exemple son caractère anti-stalinien. Toutefois, cela ne fut pas toujours facile dans un milieu de formation stalinienne et le stalinisme chassé par la porte revenait souvent par la fenêtre584. Ce lien entre mouvement et BR conduit parfois jusqu’à envisager une liaison organisationnelle entre ces dernières et LC585.

Nées à Milan, les BR vont s’organiser et se développer à partir de sa spécificité, à savoir un tissu social avec une articulation particulière du rapport usines/ quartiers qui fait que le mouvement d’occupation des maisons et plus généralement les luttes de quartiers ne sont pas isolées des luttes d’usine et réciproquement (cf. leur base rouge de Sesto San Giovanni).

Les BR vont confronter leur capacité à développer l’idée d’une avant-garde armée, avec la réalité de l’autonomie ouvrière de masse, au cours de « la semaine rouge » qui voit l’occupation de l’usine Mirafiori (Fiat) à Turin, les 29 et 30 mars 1973. Cette action dans laquelle se mêlèrent des violences externes contre gardiens et chefs de la part des BR et des actions violentes internes de la part des « foulards rouges586 » se termine par l’enlèvement de Sossi, substitut du procureur à Gênes qui avait instruit le procès du groupe génois du 23 octobre587. Les syndicats iront jusqu’à lancer un mot d’ordre de grève locale contre l’enlèvement et ce qu’ils considèrent comme des provocations anti-ouvrières.

D’une manière générale, on peut dire que la ligne politique des BR souffre de plusieurs erreurs :

– une surestimation permanente du danger golpiste, alors que si, ponctuellement, le patronat peut s’appuyer sur l’extrême droite, un coup d’État n’est pas une solution pour un pays capitaliste dominant588. Cette erreur d’analyse amène les BR à osciller longtemps entre un rattachement et un détachement vis-à-vis du mouvement ouvrier traditionnel et des anciens communistes de la résistance partisane italienne. Cette hésitation à être plutôt contre le danger fasciste que contre le capital débouche sur des positions incohérentes par rapport au PCI et à l’État. Ainsi, les BR, de par le cursus politique de leurs chefs historiques, vont maintenir le plus longtemps possible une position de compromis vis-à-vis des organisations traditionnelles de la classe ouvrière, d’autant que leurs contacts dans les usines sont encore souvent encartés. On peut donc dire, qu’à l’origine, ils ont une position à la fois traditionaliste et pragmatique, mais qui manque de principe et de sens politique. Une position qui tranche avec celle de LC et surtout avec celle de PotOp.

C’est donc seulement à partir des négociations PCI-DC sur le compromis historique que la ligne des BR va se radicaliser.

– une sous-estimation du danger réformiste, ce qui est le propre de toute ligne antifasciste, même si elle ne prend pas la forme d’un frontisme officiel. Cela sera reconnu avec le passage d’une stratégie résistancialiste et anti-impérialiste (Curcio-Franceschini) à une stratégie « d’attaque au cœur de l’État » (Moretti) dirigée essentiellement contre la Démocratie chrétienne.

– une sous-estimation de la capacité des couches dirigeantes à faire bloc contre ce qui les menace. À ce niveau, l’enlèvement de Moro confine à l’erreur stratégique.

– une sous-estimation de la capacité de la classe dirigeante à diviser la classe ouvrière en opposant ouvriers des grandes ou petites entreprises, ouvriers et techniciens ou cadres, mais ce n’est pas une faiblesse qui lui est propre.

Sur le plan tactique589, ces erreurs ou faiblesses conduisent à pratiquer l’entrisme dans les organisations officielles du mouvement ouvrier et dans les organisations extra-parlementaires et à ne plus tenir compte du rythme propre du mouvement et de sa maturation communiste. Illusionnées par le nombre d’adhésions de prolétaires en leur sein, elles n’ont pas vu que cet afflux n’exprimait pas tant une intensification de la lutte et un rapport « militaire » de plus en plus favorable, qu’un désespoir de la part d’une minorité radicale, à la fois de plus en plus importante du point de vue quantitatif, mais de plus en plus isolée par rapport aux autres fractions de la classe590. Or, l’autonomie de la classe ne pouvait que se jouer sur un terrain majoritaire. C’est ce que comprendront, plus tard, les ex-groupes extra-parlementaires qui se sont tournés vers la lutte au sein des institutions, mais en confondant majorité de lutte et majorité parlementaire.

L’année 1970 commence par un dur affrontement au cours d’une manifestation contre l’attentat de Piazza Fontana. Un véritable traquenard est organisé par le MS contre la police. En septembre 70, les toutes nouvelles BR revendiquent la destruction du véhicule d’un dirigeant de la Sit-Siemens.

Le courant communiste de gauche à Turin, Milan et Gênes

Cette tendance est issue du journal Classe operaia, c’est-à-dire au sein du courant opéraïste dont il constituait une branche minoritaire, plutôt communiste libertaire si on veut la qualifier. Elle était animée par Gianfranco Faina et della Casa (qui partirent presque aussitôt) et Riccardo d’Este591 qui, avec Gianni Armaroli592, fonde ensuite l’Organizzazione Consiliare (OC) qui publiera la revue Acheronte, puis la revue Comontismo. L’OC apparaît à Turin, Milan, Gênes et Florence en 1970. À l’origine, elle est très influencée par les thèses de la revue SoB et particulièrement, pour d’Este, par les thèses de Castoriadis. Elle subit aussi l’influence des thèses conseillistes, mais de manière relativement indirecte, via les derniers numéros de la revue Internationale situationniste, car la gauche communiste germano-hollandaise est peu connue en Italie.

Son noyau formateur eut un rôle dans les manifestations de 1968 à Gênes et un poids important à Turin où elle organisa Ludd-consigli proletari, auquel se joint le groupe de Giorgio Cesarano et Eddy Ginosa qui était très actif sur Milan. En effet, Cesarano participa à la création du premier Comité Unitaire de Base, à Pirelli. Le groupe innove, du point de vue théorique, en mettant en avant la notion de « conseils prolétaires » plutôt que celle plus traditionnelle et historique de conseils ouvriers, suivant l’évidence épocale que le prolétaire n’est plus identifiable à la figure de l’ouvrier productif, qu’il est aussi bien l’operaio que l’emarginato. Ces groupes sont assez instables et fugitifs de par la personnalité de leurs initiateurs. Ainsi, Faina venu du PCI puis passé par l’opéraïsme de Classe operaia devient communiste des conseils et soutient que les groupes qu’il fonde sont comme des coquilles à utiliser et à briser le plus vite possible, pour les empêcher de prendre, en durcissant, une forme définitive.

Ludd affirme la possible réalisation du communisme sans phase de transition et sans construction préalable d’un modèle ou d’un projet positif593. Cette position est avancée non comme pure propagande radicale mais comme expression d’un nouveau cycle de lutte.

En Italie, il n’existait pas à proprement parler d’expérience radicale antérieure. Il y eut, certes, des luttes dures et des luttes parfois armées, mais de nature résistancialistes et antifascistes, pas prolétaire.

Elles étaient purement réactives comme cela apparaît à la lecture du formidable livre de Sante Notarnicola, La révolte à perpétuité594. Ce qui fait qu’on peut considérer que cette nouvelle radicalité fut le produit du nouveau cycle de lutte des années 1967-70. Les modèles théoriques et pratiques de lutte de ce courant doivent plutôt se rechercher à l’extérieur de l’Italie et en premier lieu avec les groupes Socialisme ou Barbarie et l’Internationale situationniste.

Le mouvement américain de 1964 (Berkeley) à 1967, et plus particulièrement le mouvement afro-américain, a aussi joué un rôle très important pour la maturation des idées dans la situation italienne. La violence, en partie expression du Black Power, mais surtout incarnée par la révolte « muette » des ghettos (Watts), culmine vraiment dans l’insurrection de la métropole ouvrière de Détroit qui connaît une semaine de combats de rue. De cette révolte de Détroit, les communistes de gauche italiens retirèrent une sensation enthousiasmante de la révolution à portée de mains.

C’était l’image d’un des centres les plus puissants du capital, à l’égal de Milan et Turin, tombé aux mains de desperados du ghetto en armes, qui avaient infligé une défaite retentissante aux forces répressives locales et affronté un formidable déploiement de forces militaires. Mais, toujours le même problème, les ouvriers occupant les usines étaient restés incapables d’en sortir pour participer en masse à l’insurrection, bloqués dans cette impasse révélatrice des pièges et des limites de l’idéologie des conseils, qui se manifestera aussi dans le Mai français.

Pour ce courant, l’été chaud de 1967 aux États-Unis alluma la mèche du mouvement étudiant européen. Au début de 1967, l’underground italien était caractérisé par quelques interventions contre-culturelles et communautaires de peu d’importance (des revues : Onda Verde, Barbonia City, des maisons occupées à la campagne, etc.). Elles ont le mérite de commencer à poser la question de la critique de la vie quotidienne. Elles mettent en avant la libération sexuelle, le refus du service militaire, la légalisation des drogues douces. Cette critique reprise en termes révolutionnaires avec l’apport des thèses de l’Internationale situationniste, va initier à cette révolution de la vie — dans une Italie pourtant provincialiste et bigote — une génération entière et de larges couches de la société.

Ce courant communiste de gauche est directement un produit du Biennio rosso. C’est ce qui le distingue des petits groupes issus de la gauche communiste bordiguiste. En particulier, les premiers noyaux communistes de gauche, surgissent des troubles issus des occupations d’universités et de lycées. Certains sont déjà influencés par l’IS qui à l’occasion formera une section italienne ; une autre composante provient directement de l’anarchisme qui, surtout après Mai, fut traversé par un vent revivifiant parce qu’il souffla dans le sens d’une prise en compte de certains éléments du marxisme. À Gênes par exemple, le mouvement trouva un point de référence dans la pré-existence d’un Cercle Rosa Luxemburg, un groupe provenant du PCI, par qui de nombreux militants sont passés. Il campait sur des positions anti-léninistes, et il était très ouvert aux nouvelles idées anti-bureaucratiques. Mais la caractéristique la plus authentique de ce mouvement réside dans sa spontanéité, incarnée à Gênes par la Ligue étudiants-ouvriers.

En 1968, devint perceptible à tous, sauf évidemment à ceux qui le nièrent pour des prétextes idéologiques, comme les trois petits partis bordiguistes, qu’une grande onde révolutionnaire traversait les groupes, les individus, et les masses, les poussant à entrer en action et à abandonner les anciennes affiliations politiques et idéologiques de quelque genre qu’elles fussent. Par delà leur origine et formation, les éléments les plus maximalistes de l’époque, étaient les plus prompts à mettre en discussion l’organisation globale de la vie plus que toute autre chose. Les luttes étudiantes et lycéennes de 1968 fournirent l’occasion concrète de réalisation de ce « programme » pour attaquer en priorité l’institution scolaire et universitaire, critiquer son fonctionnement anti-démocratique (l’autoritarisme), son injustice (la sélection sociale) et sa nature de classe.

Cela eut pour conséquence de faire éclater les vieilles structures anarchistes à la faveur de nouvelles formes d’organisation assembléistes ou plus ou moins conseillistes. Ainsi, en 1968, de nombreux anarchistes pouvaient continuer à se sentir tels sans participer d’aucune manière à la vie de leur organisation sclérosée, mais en donnant vie à des groupes informels et temporaires, à des ligues étudiantes, à des cercles communistes libertaires.

Le Mouvement du 22 Mars, mis en avant par les médias italiens comme le plus extrémiste, contenait en son sein une composante libertaire et le seul fait de voir au journal télévisé le drapeau noir des cortèges parisiens subvertissait les imageries politiques imposées par l’emprise du stalinisme du PCI, sa filiation tiers-mondiste et l’invasion des sectes marxistes-léninistes déjà en action depuis quelques années. Le groupe libertaire qui éditait la revue Noir et Rouge avait entretenu des contacts directs avec les jeunes contestataires du mouvement italien anarchiste et Cohn-Bendit avait participé au congrès anarchiste de Carrare en septembre 1968, pour le chahuter d’ailleurs. Les thèses de l’IS commençaient à être connues et dans un complexe work in process, le mouvement italien en vint à mettre en première ligne la critique de la vie quotidienne. Tout était mis en discussion. Cette dimension du mouvement entraîna explicitement la critique théorique et pratique de l’activité politique au sens traditionnel et militant du terme.

Les ouvriers trouvèrent rapidement l’inspiration dans le mouvement étudiant et de la jeunesse. Les révolutionnaires, dans cette situation, réussirent à se mettre au point d’intersection de deux mouvements encore séparés, car la masse des ouvriers acceptait provisoirement le contrôle externe du PCI sur leur propre autonomie. Ainsi naquirent les Comités unitaires de base ouvriers-étudiants (CUB), de fait ouverts à tous les révolutionnaires595. La participation active et autonome au mouvement, sous les sigles les plus variés, mais en général anonymes596, sans organisation ni parti, est emblématique de cette expérience communiste particulière.

En janvier 1969, les communistes de gauche soutiennent, comme d’ailleurs la section italienne de l’IS, la révolte de Battipaglia. Cesarano participe alors activement à la lutte menée par le CUB Pirelli de Milan au cours de laquelle l’hôtel du Commerce est occupé, ainsi qu’à l’autogestion de la maison d’édition Il Saggiatore. Cesarano adhère à Ludd consigli proletari.

Le 25 avril, deux bombes explosent à Milan et comme il est de coutume les « extrémistes de gauche » sont dans le collimateur : Cesarano, Fallisi, Gallieri et Ginosa sont arrêtés puis relâchés trois jours après.

Au printemps 69, le groupe français ICO lance un projet de réunion des groupes conseillistes. Armaroli, de Gênes s’y rend pour le compte de Ludd, mais la ligne informative du groupe français s’impose contre la position plus interventionniste d’Armaroli597.

En octobre 69, Ludd présente au congrès de la Fédération de la jeunesse anarchiste italienne de Carrare, le texte Tattica e strategia del capitalismo avanzato nelle sue linee di tendanza qui peut être considéré comme une première mouture collective de ce qui deviendra l’œuvre majeure de Cesarano, à savoir Critica dell’utopia capitale598.

Ce groupe, plutôt marxiste libertaire sous l’influence de l’origine anarchiste de Ginosa va paradoxalement subir l’attrait de la Gauche italienne bordiguiste rénovée, via la revue Invariance, et des individus comme Giorgio Collu et un petit groupe de Florence. Cette influence bordiguiste va se fondre tant bien que mal dans un creuset plus situationniste, certaines œuvres de Marx servant de trait d’union inter-courant.

Le point central à partir duquel peuvent s’identifier les contenus caractéristiques du courant communiste de gauche réside dans la conviction d’être entré dans une époque où le développement de la force productive est tel qu’il permet un développement direct du communisme. Au-delà de la problématique de la phase de transition et du socialisme, le développement de la science, de la technique, des machines et de l’automation permettrait une libération radicale par rapport au travail. Le capital est le résultat d’une telle accumulation de richesse qu’il rend possible une réalisation immédiate du communisme. Ce contenu central correspond au sens général du mouvement qui « révolutionna les révolutionnaires ».

Ce que sous-entend Cesarano, c’est que le 68 français a clos l’histoire du vieux mouvement ouvrier. Place donc au nouveau mouvement et au jeune prolétariat.

Tout cela impliquait aussi une réactualisation des contenus produits par la gauche communiste puisqu’à l’époque, nous l’avons déjà signalé, il n’existe pas, en Italie, de tradition conseilliste de type germano-hollandaise. Il a donc fallu réactiver le courant de la minorité de gauche issue du PCI et regroupée dans l’immigration de l’entre-deux-guerres, au sein de la « fraction de gauche » constituée autour de Pappalardi, Corradi et leur revue le Réveil communiste, puis l’Ouvrier communiste. La réévaluation de cet apport ainsi que celui de la révolution allemande et du communisme des conseils fut donc postérieure à 1968 et propre à ce milieu. Il ne concerna pas, par exemple, le courant opéraïste, à l’exception de Sergio Bologna.

Le numéro 1 de Ludd publia les actes de la réunion organisée à Bruxelles par ICO en juillet 1969, à laquelle participa à divers degrés toute la mouvance conseilliste, incluant aussi, les thèses des groupes immédiatistes qui mettaient au centre de leur praxis des formes de réalisation immédiate de la critique de la vie quotidienne (refus du travail, illégalisme, hédonisme) et qui ont, pour cela, durement contesté les autres participants à la réunion. À la fin, une composante de Ludd sympathisa clairement avec ces positions. Sûrement le groupe milanais dont faisait partie Cesarano qui, lui aussi, mettait au centre de son propre intérêt, la critique de la vie quotidienne sous la forme d’une recherche de cohérence extrême entre rapports personnels et développement des besoins réels. Dans Ludd fut publiée aussi La contribution à la critique de l’idéologie ultra-gauche de Barrot (Dauvé). Le groupe italien faisait sienne la critique portée par la gauche italienne aux tendances gestionnaires du courant conseilliste germano-hollandaise. Il y opposait un retour à Marx et une défense de l’essentiel de son œuvre, à travers la critique du processus de valorisation capitaliste dont l’abolition constituait le contenu de la révolution communiste, les conseils ne représentant finalement qu’une forme qu’on ne pouvait considérer qu’à partir du contenu qui s’exprimait en elle.

À partir de ce moment, Ludd ne reconduisit plus sa filiation conseilliste, prenant subitement des distances par rapport au projet d’autogestion qui se situait encore dans la tradition du conseillisme historique. Ludd ne se sentait plus aucune filiation historique, affirmant alors que le prolétariat n’a plus aucun programme à réaliser. Cette radicalisation de la critique correspondit paradoxalement, au déclin des luttes ouvrières et étudiantes.

Le reflux, en fait, fut surtout perçu comme retour des organisations politiques staliniennes ou néo-staliniennes. À la fin de l’année 1969, il y eut un véritable boom de ces organisations. La nécessité de tracer une ligne de séparation avec elles s’impose alors, mais elle s’est surtout manifestée en négatif. Au niveau théorique, avant tout comme refus du militantisme, répudiation de la politique et du prosélytisme ; en pratique par des actions de type nihiliste ou par le moyen d’actions exemplaires au cours desquelles s’offraient des occasions de confrontation avec la police pour défouler toute la rage accumulée.

La critique de la démocratie s’exprima pratiquement dans la conviction que dans la pratique politique offensive des ouvriers et étudiants, l’important était le rapport de forces, le contenu qu’ils réussiraient à donner à leur lutte, la capacité à détruire les rapports essentiels au système et en même temps la capacité à affirmer immédiatement le communisme. Une intransigeance envers les médiations qui restait quand même typique de la gauche germano-hollandaise.

Le 12 décembre 1969, c’est l’attentat de la Piazza Fontana à Milan. Cesarano et d’autres sont arrêtés. Ginosa, comme Sanguinetti de l’IS, est en fuite. C’est à partir de cette date que le courant communiste de gauche commence à théoriser la fin d’un cycle de lutte et le début du reflux. En janvier 1970, le groupe publie et diffuse le tract-affiche Bombe, sangue, capitale qui accuse ouvertement les services secrets du massacre de Piazza Fontana pendant que Sanguinetti publie, Il Reichstag brucia, avant de se réfugier en France.

L’année 70 fut encore une année de grande agitation sociale malgré la répression et la fin de l’automne chaud. Les universités et les écoles continuèrent à être occupées pendant que des noyaux d’ouvriers qui échappent à la récupération des groupes extra-parlementaires, créent des réseaux de contacts autonomes. À Milan, une agrégation d’anarchistes regroupée dans Azione Libertaria, et influencée directement par les communistes libertaires, réussit à mobiliser 3000 personnes dans des manifestations de rue. Dans une de celles-ci, à l’occasion du premier anniversaire de l’attentat de la Piazza Fontana, la seule Azione Libertaria est présente, en rupture avec tout le mouvement anarchiste officiel, qui ne voulait pas y participer à cause d’une interdiction de la préfecture. De violents affrontements ont lieu au centre de la ville au cours desquels Saverio Saltarelli, jeune militant de Rivoluzione Comunista est tué. Dans le courant de l’année, Azione Libertaria va se séparer du mouvement libertaire et sans pour cela entretenir des rapports organiques avec Ludd, réaliser un notable approfondissement des concepts et de la praxis de l’autonomie ouvrière sur un mode similaire à celui du groupe français ICO. L’hypothèse centrale devient de développer le contenu de l’autonomie ouvrière afin de rassembler les étudiants et noyaux prolétaires qui n’ont pas accepté d’être absorbés par les groupes extra-parlementaires. Dans cette perspective, il s’avère urgent d’approfondir la thématique des conflits sur le lieu de travail. Ce groupe sera à l’origine de diverses revues dont une, en 1971, prit le nom de Prolétaires autonomes.

Parallèlement, l’influence théorique bordiguiste se faisait plus importante. Le point de référence théorique principal devint la revue Invariance plus que l’IS assez peu connue finalement.

Indubitablement, la mise en place d’une telle perspective était contradictoire avec toute une partie du courant et particulièrement avec une revue comme Ludd, qui avait fait de 1968 un moment initiateur, l’ouverture d’une époque révolutionnaire totalement nouvelle dans laquelle dominait le caractère spontané des luttes. Mais cette contradiction correspondait surtout à la période précédente et elle était maintenant moins pesante, car mieux adaptée à la nouvelle réalité du reflux. La théorie, qui était auparavant simplement écoutée, prit tout son relief. C’est avec avidité qu’on se jeta sur Marx et Bordiga, reprenant les armes de la critique avec toute leur puissance. Le modèle du parti historique bordiguiste semblait correspondre à la situation599 du début des années soixante-dix. Les luttes refluaient, l’horizon était occupé par des groupes maoïstes braillards qui expulsaient systématiquement les communistes de gauche des assemblées600.

Cela impliquait aussi le rejet de la politique avec laquelle il s’agissait d’apurer les comptes, car aucune des variantes extrémistes ou terroristes, ne trouvait grâce à leurs yeux, pas plus que le courant opéraïste de « l’autonomie ouvrière » repoussé parce qu’il ne faisait que dévoiler ses limites activistes au sein d’une situation bloquée et asphyxiée. Seule une reprise prochaine du mouvement pouvait conduire à reposer les questions de façon dynamique et dans leur réelle dimension.

Pourtant, des tendances immédiatistes ont continué à se manifester, comme celle qui allait présider à la création du groupe Comontismo (Riccardo d’Este), en référence avec le concept de Gemeinwesen chez Marx ou celle d’un immédiatisme armé avec la dramatique expérience d’Azione Rivoluzionaria (Gianfranco Faina).

Le fait est que, malgré leur laisser-aller immédiatiste, les pratiques de Ludd allaient au-delà des grossières manifestations de Comontismo et de sa brutale et emphatique idéologie de la criminalité601. Le refus de la politique, du militantisme et de la continuité organisationnelle est alors érigé en principe. Un tel refus de l’organisation peut être aujourd’hui vu sous un jour critique parce qu’en l’absence des envahissants groupes gauchistes d’alors, il a perdu une grande partie de sa pertinence et peut apparaître comme une phobie incompréhensible. Il s’accompagne, d’un côté, de la fermeture exclusive dans le champ théorique et de l’autre, d’un choix de modèle d’action non plus centré sur la classe, mais sur le milieu de la désagrégation sociale, avec un soutien inconditionnel aux révoltes plus ou moins fascistoïdes et en tout cas clientélistes de Reggio de Calabre et de Caserte d’un côté et des initiatives violentes prises au cours des manifestations de rue de l’autre.

Ce qui est célébré, c’est « l’explosion sauvage » dans la prise de distance violente avec l’aliénation. Ce point est très important pour comprendre le virage du courant communiste de gauche italien dans les années soixante-dix et son devenir… stérile. Et c’est spécialement fondamental si on veut comprendre Critique de l’utopie-capital de Cesarano comme tentative de s’affronter à la tâche de trouver un débouché théorique dans un moment historique crucial.

Dans ce livre, on peut trouver les racines de l’immédiatisme que nous venons de décrire, celui qui fait l’apologie de la lutte des ghettos noirs et des bandes criminelles vus, décrits en France par certains groupes informels maximalistes, comme des exemples de « communisme négatif ».

Cesarano insérait ces actes de révolte dans un discours théorique général tendant à montrer le caractère biologique de la révolution, sa manière de se radicaliser dans le corps vivant de l’espèce humaine qui attaque simultanément l’univers organique, l’Ego-personne et le langage produit de la rationalité dominante. « Chaque fois qu’un homme devient “fou”, il renverse violemment la cage qui l’emprisonne et déclare inexistante et mensongère l’existence, l’imagination se réalise. Chaque fois doit devenir toujours602 ». Cela représentait la tentative de coopter dans le « mouvement réel », toutes les formes de rébellion spontanée en substitution d’un prolétariat qui, dans cette période, était amené à refluer de toute part, particulièrement dans les usines et dans les quartiers sur la question du logement.

Pour mieux comprendre l’origine de cette perspective, il faut retourner à Invariance qui, dans cette période, fournit le fonds principal d’inspiration à tout ce courant, même si c’est sous des formes diverses. Dans sa série II, la revue initie une prise de distance à marche forcée avec la théorie marxiste qui l’avait portée jusque-là, maintenant une fidélité à un nom — Marx — et à un principe, l’invariance de la théorie du prolétariat, devenu tout à coup contradictoire. Dans un renversement radical de perspective sur toutes les questions fondamentales, cette série II d’Invariance aboutit finalement, en 1977, date cruciale par bien des côtés, à un détachement vis-à-vis de la théorie révolutionnaire avec l’abandon de la problématique des cycles révolution/contre-révolution, valorisation/ dévalorisation.

Dans Critique de l’utopie capital, on retrouve deux thèmes emblématiques d’Invariance. En premier lieu, celui de la « classe universelle ». La condition prolétarienne tendant à se généraliser, les nouvelles classes moyennes (qu’on appelle plus communément aujourd’hui, les salariés du tertiaire et des services) vivent des conditions d’exploitation et d’aliénation analogues à celle du prolétariat. Ce concept de classe universelle vient s’intégrer à la perspective de Cesarano d’une « révolution biologique » au cours de laquelle toute distinction de classe devient obsolète, car « l’utopie capital » s’oppose à l’espèce humaine tout entière. Cela annonce aussi la critique écologiste, mais intégrée à la perspective de la communauté humaine.

Le second thème qui vient de la révolte des grandes métropoles américaines est l’affirmation concrète du communisme. Il vient donner son contenu subversif à une révolution « muette », caractérisée, selon Cesarano, uniquement par son œuvre destructrice, violence sans objet, incluant les manifestations sporadiques et individuelles comme celles des marginaux, drogués, criminels, sectes religieuses, désadaptés, sous-prolétaires névrosés et aliénés mentaux.

Comme le disait Marcuse dans ses derniers ouvrages (Sur la libération ; Contre-révolution et révolte) : « La critique est, de façon latente, en chacun de nous ».

Pour Cesarano, les manifestations visibles du prolétariat sont soit des expressions individuelles de la crise de l’Ego-personne, soit des explosions collectives indifférenciées et aveugles. Il ne se pose pas le problème d’identifier historiquement une pratique collective dans un secteur de la classe en lutte603 ou dans un ensemble de principes. Pour lui, le concept de communisme inclut « la totalité organique naturante » plus ample, mais encore plus abstraite et plus générique. Dans cette situation, le courant communiste maximaliste chercha à substituer d’autres manifestations novatrices à l’action généralisée et offensive du prolétariat qui se trouvait alors en reflux, mais qui soient irrécupérables par les appareils capitalistes. Ce fut pourtant une lourde erreur de croire que les valeurs giovanilistes échapperaient à une intégration dans l’industrie culturelle en tant que marchandises alternatives.

La force et les limites de Cesarano sont d’avoir produit une synthèse puissante et unitaire de la théorie de toute une époque, créant une complexe machine critique, mais incluant aussi les contradictions de fond du mouvement dont il était l’expression. Cesarano, par exemple, ne se posa jamais, sur un mode explicite, le problème de comment traverser une période de reflux. C’est ce à quoi se sont attachés Camatte et Collu dans l’article « Sur l’organisation » du no 2 de la revue Invariance, série II et qui peut se résumer ainsi :

– la domination réelle du capital tend aujourd’hui à transformer toute organisation en racket ;

– les rapports entre révolutionnaires sont uniquement utiles au niveau le plus élevé de la théorie que chacun doit atteindre sur un mode autonome et personnel sous peine de tomber dans le suivisme.

Selon Camatte et Collu, le péril de l’individualisme serait évité parce s’est déjà mise en route la « production de révolutionnaires » ; le processus révolutionnaire est parvenu à une intensité telle qu’un réseau de contacts inter-individuels au niveau le plus élevé de la théorie est garanti.

Camatte et Collu expriment là une erreur typique de tout le courant communiste de gauche et de Cesarano lui-même. En 1972, on ne peut plus considérer la situation comme étant caractéristique d’une phase pré-révolutionnaire sur le plan international. On ne peut donc pas retrouver cette « production de révolutionnaires » et la révolution portugaise de 1975 n’inversera pas cette tendance. Les petits groupes rescapés de cette mouvance vont se dissoudre peu à peu et le mouvement communiste de gauche va atteindre un tel état de faiblesse et de débilité en 1977, qu’il ne fut pas capable de produire une intervention notable pendant une période qui confirmait pourtant, dans la pratique, certaines des hypothèses théoriques et politiques du courant.

Ces discussions débouchent sur deux conceptions de la théorie, aussi critiquables l’une que l’autre ; la première est celle de la communauté-parti qui est fondée sur un substitutisme absolu : le prolétariat n’est pas révolutionnaire, mais nous sommes le prolétariat. Cela s’accompagne d’une fascination pour l’action et une haine de la théorie : position de Comontismo ; la seconde, celle d’Invariance, pour qui c’est le modèle du rapport entre théoriciens réduits à une petite secte de criticiens (Ludd et Invariance).

Plus concrètement, le groupe Ludd disparaît en 1971. Comontismo, avec d’Este, s’en est détaché bien avant et lance le mot d’ordre Teppistizziamoci ! (« Soyons voyous604 ! ») à la suite des événements de Reggio de Calabre qui sont censés indiquer une certaine politisation de la criminalité vers laquelle pourrait converger une criminalité politique. Avec son groupe il se livre à des attaques et pillages de magasins en plein jour et en 1972, à l’attaque du siège du Parti socialiste démocrate italien, ainsi que de nombreux magasins et bars du centre de Milan. Leur arrestation donne lieu à une campagne de presse délirante et aux calomnies de la plus grande partie des organisations de gauche et d’extrême gauche. Lotta Continua, par exemple, ira jusqu’à traiter d’Este de « fasciste », alors que certains de ses membres dirigeants de sont des anciens de Classe operaia et connaissent d’Este depuis longtemps !

Nani Cesarano et Joe Fallisi répondent par une lettre à l’Expresso qui sera traduite dans la revue française Invariance.

Comontismo fit un peu plus tard son auto-critique et le groupe se dissout. L’apologie de la criminalité ne peut être un modèle de destruction subversive. Aucun comportement illégal n’est en lui-même subversif. Il ne faut pas confondre un illégalisme historique lié à la fois à une domination seulement formelle du capital et à des nécessités de survie pour certains individus ou groupes et une glorification idéologique de l’illégalisme qui en deviendrait une ossature théorique.

En fait, l’action de Comontismo est limitée par son immédiatisme pratique : l’abolition des conditions présentes n’est entreprise qu’à l’échelle microscopique de la marginalité. L’affranchissement par rapport à la loi n’est alors que formel, dans la mesure où il ne trouve pas un contexte historico-politique lui fournissant un champ plus large d’intervention et de conscientisation. En l’absence de celui-ci, la tentative au repli communautaire est la solution de facilité. Ricardo d’Este, Dada Fusco et C. Venturi rejoignent Cesarano pour une tentative de communauté ouverte qui est finalement un échec. En mai 1975, Cesarano se suicide. Une partie des rescapés de Ludd et de Comontismo rejoindront plus tard Azione rivoluzionaria sous l’égide de Faina et Salvatore Cinieri puis les BR comme l’indique Jacques Camatte dans ses notes accompagnant « Chronique d’un bal masqué » in Invariance, série III, no 1605. Riccardo d’Este est condamné et emprisonné pour de longues années.

 

Cette limite du courant communiste de gauche apparaît aussi, mais dans le cadre d’une tout autre expérience, celle du collectif de La Barona que nous évoquons plus loin. En effet, les nouvelles formes d’organisation des luttes et du mouvement en général ont besoin d’un contexte favorable, d’un milieu ambiant qui ne les réduise pas au ghetto et à l’isolement. Si ce contexte vient à manquer, c’est alors la bande-racket qui triomphe, si elle revêt des oripeaux politiques.

D’une manière générale, la rage contre le système est d’autant plus désespérée et désespérante que le capital se fait plus complexe et plus abstrait. Là où le « terroriste politique » devait déjà faire apparaître visiblement et spectaculairement un ennemi qu’il faut personnaliser (les jambisations, les enlèvements, les procès populaires) pour donner une figure à l’abstraction du capital, le « délinquant social » cherche un ennemi qui n’est souvent qu’un autre soi-même.

La période 1974-75 marque une radicalisation générale, mais trompeuse, du mouvement social qui se répand des usines vers la ville et les actions de nombreux petits groupes de quartier, comme celui de Quartiere Oggiaro, ne sont pas très différentes de celles que menait Comontismo. Le collectif autonome publie Gatti selvaggi et prendra d’ailleurs contact pour des actions communes avec le collectif de la Barona606. Ce groupe est proche de la revue Puzz, issue de la contre-culture underground et il se radicalise au contact d’anciens membres de Ludd-conseil prolétaire. Pendant ce temps, le groupe originel de Ludd connaît une abondante production théorique avec la parution de Cronica d’un ballo maschiato607, dans laquelle est abordée pour la première fois la notion de « capital fictif comme forme dominante du capital sous sa « domination réelle ».

Nos auteurs se livrent alors à une critique de l’idéologie conseilliste qui, à l’époque contemporaine, a abandonné sa coquille historique de « conseil ouvrier », pour se présenter sous la forme nouvelle d’une démocratie directe à la base et dans la lutte. Certains noyaux révolutionnaires en incarnèrent de brefs instants de vérité opérante, mais en brisant sa règle et en le reconnaissant non comme le premier et le nouveau, mais comme le dernier des vieux modes de combattre.

Cesarano, Collu et Fallisi démêlent ici les fils du nouveau et de l’ancien qui caractérisent le caractère double du mouvement, tout en s’illusionnant un peu sur la capacité des fameux « noyaux révolutionnaires » à ne pas mythifier la forme ou la classe porteuse de la forme-conseil.

Néanmoins, ils n’ont pas opéré une critique abstraite des luttes, mais les ont reconnues dans leurs limites et leur séparation dans le but de faire apparaître ce qui les sous-tend. Pour eux, une certitude sans précédent est en train de surgir qui est la perspective d’un communisme sans transition. « Cette certitude réalise et incarne dans le mouvement réel le contenu des “théories révolutionnaires” du passé dépassant leur forme encore conscientielle sur un mode idéaliste608 ».

Aujourd’hui, un groupe comme Stranieri ovunque et son journal Il Viaggio semble proche des positions de Comontismo de l’époque : « La criminalité, c’est le prétexte (au fond d’où sort la criminalité si ce n’est de la nécessité de l’argent), le véritable objectif, c’est de faire baisser la tête à tous ». Mais le groupe bute sur la question de l’immigration qui n’a plus rien à voir avec celle des années soixante-dix. L’immigration interne italienne du Sud vers le Nord de l’Italie à cette époque a produit une critique et une lutte anti-travail que la « libre circulation » des migrants et autres réfugiés d’aujourd’hui, ne risque pas de reproduire. Comme le disait la revue allemande d’obédience opéraïste Kolinko, il n’y aura pas de nouvelle recomposition de classe avec les immigrés de l’extérieur qui sont de plus en plus nombreux, aujourd’hui, à chercher non pas un travail comme venaient le chercher les anciens immigrés économiques, mais avant tout des moyens de survie dans une société capitalisée qui a détruit les anciennes communautés, la leur dans leur pays d’origine et la communauté ouvrière dans leur supposée terre d’accueil, ce que Stranieri ovunque reconnaît d’ailleurs.

Tentative de bilan sur la gauche extra-parlementaire

C’est seulement en février 1970 que le groupe politique Lotta Continua (LC) va réintroduire le sens classique du rapport entre ouvriers et étudiants : « Alors qu’en 1968, les étudiants constituaient un élément de pointe dans l’affrontement anti-capitaliste, aujourd’hui, la classe ouvrière a repris la direction, également d’un point de vue subjectif, de l’affrontement de classe609 ». Ce faisant, les groupes gauchistes du type LC, mais aussi PotOp et Avanguardia operaia (AO) s’empêchent de voir le caractère double du mouvement et ils l’analysent comme s’il suivait un ordre chronologique inéluctable, une sorte de sens de l’histoire qui, s’il peut tolérer un accident (le caractère premier de la révolte étudiante), se doit de vite reprendre son ordre politique logique. C’est ce qui va redonner souffle au léninisme des groupes à partir de 1970. Certes, il s’agit d’un léninisme mâtiné de maoïsme spontanéiste dans le cas de LC dont la position est à la fois claire : « C’est là aussi que se trouve l’explication de notre rapport avec l’histoire du mouvement ouvrier et révolutionnaire et de notre effort, encore partiel et insuffisant, de n’être ni des continuateurs ni des récupérateurs de traditions idéologiques pré-existantes, mais, au contraire, de partir constamment de la pratique sociale et de ses enseignements610 »… et ambiguë quand elle se réfère au concept de révisionnisme comme concept central pour la critique du PCI.

LC insiste davantage sur la première composante puisque c’est celle qui exprime la dynamique d’un mouvement provoqué par une avant-garde de masse, celle des ouvriers sans métier et sans qualification des grandes forteresses ouvrières du Nord de l’Italie. « La rupture totale avec l’idéologie du travail, le refus total de la société du salaire, tout cela marquait non pas la reprise d’une tradition diffuse de la lutte des classes, mais l’apparition d’une nouvelle qualité de la lutte de classe, l’enterrement de toute la théorie sur le “communisme de l’ouvrier-producteur”, avec ce que cela entraînait de syndicalisme et de corporatisme611 ». Cette position est légitimée par une implantation non négligeable des groupes en milieu ouvrier et prolétaire (plus d’un tiers et parfois la moitié des délégués de LC). Elle s’explique en partie par le fait que le mouvement ouvrier italien n’a jamais manifesté d’anti-intellectualisme de principe. C’est une situation très différente de celle du mouvement ouvrier français. En effet, celui-ci se caractérise par un virulent anti-intellectualisme en provenance de sa frange syndicaliste révolutionnaire influencée par le proudhonisme et Georges Sorel. Cet aspect se développe aussi au sein du parti socialiste de Guesde. Il ne sera pas difficile de le retrouver au sein du PCF et de la CGT dont nombre de dirigeants passeront directement de l’anarcho-syndicalisme au léninisme612. Il n’en est pas ainsi en Italie où ni Bordiga et sa conception d’un parti-élite qui ne fait pas de fixation sur l’origine sociale des communistes, ni Gramsci et ses concepts d’hégémonie et de bloc historique qui laisse aux intellectuels une place de choix, n’ont tiré une frontière de classe entre manuels et intellectuels.

Isabelle Sommier nous semble faire une erreur quand elle oppose ce qui aurait été la tactique des gauchistes italiens (aller dans les usines où le PCI et la CGIL sont faibles) et celle des gauchistes français qui seraient allés dans les usines où le PCF et la CGT sont forts613. Cette idée est d’ailleurs contredite par Donatella della Porta614 qui insiste sur le fait, qu’à l’origine du moins, les militants étudiants italiens tinrent vraiment compte de l’existence d’un fort parti communiste et de son antenne syndicale. Ils reprenaient en cela la prudence des premiers opéraïstes qui ne voulaient pas se couper de la classe comme différentes petites sectes l’avaient fait dans les années de contre-révolution. La différence réside surtout dans le fait que les militants italiens ont été particulièrement bien accueillis par les jeunes prolétaires méridionaux non syndiqués. Il est vrai qu’ils ne cherchaient pas à retrouver un ouvrier mythique, aux mains calleuses et respectueux de son outil de travail et du travail. Leur position sur l’ouvrier-masse succédant à l’ouvrier professionnel, puis sur l’ouvrier social ne pouvait que rencontrer un écho chez les jeunes immigrés de l’intérieur. À l’inverse, pour les léninistes ou maoïstes français, le travail théorique d’analyse des transformations du capital et de la classe, la question d’une nouvelle composition de classe ne se posaient pas. Ce qu’il fallait c’était retrouver la vieille classe ouvrière, telle qu’elle était dans les livres et la mémoire nationale, une classe inchangée dans sa nature mais qui aurait retrouvé ses vertus révolutionnaires. Il s’agissait donc de rejouer l’histoire et par exemple, pour la GP, de refonder une CGT « rouge » ressemblant comme deux gouttes d’eau soit à la CGT de 1906, soit à la CGTU stalinienne de la ligne classe contre classe des années vingt.

C’est qu’en France, la force est dans la simultanéité de deux mouvements qui disent d’emblée qu’ils ne sont pas réductibles l’un à l’autre. Paradoxalement, surtout par rapport à ce que l’on entend partout, le mouvement français de mai-juin tire sa force du fait qu’il a porté très haut un autre possible… et qu’il a été défait presque immédiatement. C’est ce concentré qui a marqué les esprits et non pas « les idées de mai » qui effectivement ont continué à voler de leurs propres ailes et ont servi à tout et n’importe quoi, une fois le contexte d’origine mort et enterré.

 

D’une manière générale, la question du rapport entre mouvement étudiant et mouvement ouvrier va être, si ce n’est dépassée, du moins mise à l’arrière-plan, parce que pour les groupes les plus actifs et les plus intéressants, c’est plutôt deux autres questions qui vont se poser et diviser :

– ceux qui, dans la lignée de la théorisation de Dutschke, défendent l’idée d’une extension progressive de la lutte, non seulement aux ouvriers, mais aussi à d’autres catégories comme les lycéens, les marginaux, les techniciens. C’est l’optique finalement assez marcusienne de la recherche du « nouveau sujet ». Mais, contrairement à l’Allemagne, elle ne remet pas totalement en cause la nécessité d’une analyse en termes de classes puisqu’elle va penser le « nouveau sujet » à l’intérieur du concept de composition de classe.

– ceux qui se penchent sur « l’identité complexe du sujet ouvrier » et la question de la nouvelle composition de classe. Si la critique de la théorie de la valeur, que Negri amorcera ensuite, n’est pas encore menée explicitement, la question du travail productif et des nouvelles formes de production est déjà posée. Guido Viale, se positionne explicitement de façon critique par rapport à la première tendance sur le nouveau sujet, car il y voit une possibilité d’instaurer des rapports de pouvoir de la part d’intellectuels sur un nouveau sujet très éclaté. Toutefois, cette position ne le conduit pas à céder à la facilité des courants plus léninistes de Milan et Rome qui théorisent abstraitement la centralité ouvrière, en l’absence d’« instruments politico-organisationnels615 ». Les activistes des Universités de Milan et Rome s’avérent en effet plus classiques dans leur analyse de la place des étudiants dans les luttes de classes. Ils partent de l’idée que les étudiants sont majoritairement, de par leur extraction sociale d’une part, de par leur destinée sociale d’autre part, des bourgeois ou au moins des petits bourgeois. Les luttes étudiantes n’ont donc d’intérêt que parce qu’elles permettent d’accélérer la prise de conscience révolutionnaire d’une avant-garde étudiante qui sera réutilisable sur un autre terrain, plus fondamental.

Le point commun à tout le mouvement italien est de soutenir l’idée-force qu’il faut éviter une récupération réformiste et que pour cela « l’élargissement de la lutte à d’autres forces sociales subversives, la radicalisation des termes de la lutte sont deux moments nécessaires à la logique politique de masse qui s’est mise en mouvement616 ».

À la conférence de Milan de janvier 1971617, 1500 militants d’usines se réunissent à l’initiative d’Il Manifesto et de Potere Operaio, pour faire un bilan de la situation que nous pouvons résumer comme suit. Les luttes de 1968-1969 en arrachant des avantages ont mis en péril l’accumulation capitaliste en Italie et la classe dirigeante est trop faible pour répliquer par des réformes à la française (hausse massive des bas salaires pour entrer de plain-pied dans la société de consommation, mensualisation des ouvriers, contrats de progrès et de participation). Mais la classe ouvrière italienne qui a objectivement les clés de la situation en mains, semble bloquée alors qu’il suffirait qu’elle reste ferme pour que le rapport social d’exploitation cesse de fonctionner et provoque une crise révolutionnaire que la gauche parlementaire et syndicale veut éviter à tout prix en se dévoilant comme force agissante pour la reprise du développement capitaliste618.

À partir de ce constat commun, les positions divergent ensuite. Nous résumons ici les positions du Manifesto.

Le danger est donc celui du reflux. Ce reflux n’a pas encore eu lieu (la baisse de la productivité continue dans les usines, il n’y a pas d’extension du travail posté en équipes et l’embauche croît encore), mais il n’empêche que la situation est moins favorable qu’en 1968-69. Pour éviter ce risque de reflux, Il Manifesto pose la nécessité d’une plate-forme revendicative contre la politique des revenus qui éviterait la dispersion et la division des forces. Cette lutte prendrait tout son sens aujourd’hui parce que contrairement à la période 1968-69 qui laissait des marges de manœuvre au capital (accords de Grenelle français, échelle mobile italienne des salaires), la période de crise qui s’amorce fait de la lutte sur le salaire un facteur aggravant de la crise et son impact politique serait énorme619. Mais Il Manifesto, tout en rejetant une ligne défensive rendue impossible par l’absence de grains à moudre dans la crise, ne pense pas plus possible une attaque frontale qui, minoritaire, userait l’avant-garde et ne laisserait que le vide. Il craint aussi une simple répétition spontanéiste des luttes de 69 qui lui paraissent limitées par le caractère borné du cadre de la lutte (le renouvellement des contrats), même si celle-ci a su revêtir des formes nouvelles, intéressantes et développer un haut niveau de combativité.

Pour sortir du spontanéisme et dégager les prémisses d’une alternative, il faut en passer par des moyens organisationnels transitoires pour regrouper les avant-gardes ouvrières à l’intérieur de comités politiques d’usines et de quartier. Des comités qui seraient des organes permanents et qui ne seraient pas limités, contrairement aux Comités unitaires de base (CUB), par l’unique horizon de l’usine, ni par un cycle de lutte particulier. Ils ne constitueront pas non plus l’instance de base du nouveau parti en formation, parce qu’ils sont l’expression directe d’une contestation sociale, qui ne passe pas par un accord stratégique ni par une discipline nationale. Ils ne demandent accord que sur des choix de lutte précis à partir desquels ils se coordonneront par la suite. En effet, les conseils de délégués issus de l’automne chaud ne sont plus des formes d’organisation acceptables, car la gauche syndicale les a progressivement investis pour les utiliser dans le cadre de sa lutte contre la bureaucratie syndicale620. Mais ces comités sont posés, contradictoirement, comme base d’un nouveau parti et comme voie pour un mouvement de conseils autonomes dépassant les dualités parti/syndicat, avant-garde/masse.

On ne peut mieux dire que cela reste à mi-chemin de la conception bolchévique et de la conception conseilliste en ne dépassant pas la question de la forme de l’organisation, sans tenir compte des contenus nouveaux de la lutte et particulièrement de la critique du travail effective pendant le Biennio rosso.

Oreste Scalzone, l’un des dirigeants de PotOp en est d’ailleurs conscient puisqu’il compare son organisation au KAPD allemand des années vingt. Cet entre-deux est aussi celui d’Il Manifesto, sur la question de l’organisation du travail. Il refuse de reconnaître la déqualification du travail produite sur les nouveaux postes de travail par les innovations technologiques en disant qu’il s’agit d’une nouvelle qualification, d’une qualification collective. En cela, il reste assez proche des positions de la gauche syndicale italienne. Il reste productiviste au sein du camp « progressiste ». Il ne s’en distingue que par deux points : tout d’abord, par le fait qu’il se place résolument du côté de la force de travail précarisée, mais alors pourquoi parler en termes de « nouvelle qualification ? Ensuite, parce qu’influencé sûrement par la lecture des Grundrisse, il critique l’insistance syndicale sur une valeur individuelle du travail qui est devenue immesurable.

Pour résumer, la position du Manifesto reste très usiniste et tranche avec celle que Potere Operaio va adopter.

La tentative de sortie par le haut de Potere Operaio

 Tout d’abord PotOp relativise les luttes de l’ouvrier-masse des grandes forteresses du Nord à partir de deux faits : premièrement, ces luttes de 1969 ont certes atteint un haut niveau d’intensité, mais se sont finalement enfermées dans l’usine. Ce n’est certes pas le même enfermement que celui qui s’est produit en France dans le mouvement des occupations et PotOp en souligne le caractère actif, mais le résultat reste le même. La lutte sur le salaire n’a pas été une attaque contre les rapports de production eux-mêmes, ce que PotOp détermine comme le niveau politique ; deuxièmement, les luttes du Sud comme à Reggio de Calabre montrent que l’insurrection de masse est possible et en dehors du cadre limité des usines.

PotOp se détache d’une conception qui lierait trop étroitement classe et structure de production. Il inverse le paradigme opéraïste théorisé par Tronti de la priorité de la force de travail en tant que classe ouvrière sur la force de travail en tant que seule richesse des sans réserves, en tant que prolétariat. Le groupe reconnaît alors que la crise actuelle prolétarise en même temps qu’elle désouvriérise la force de travail.

PotOp posait alors le nécessaire passage du salaire politique des années soixante au salaire garanti pour tous. C’est la suite logique de sa position sur le processus de prolétarisation qui conçoit la question de la reproduction de la force de travail en dehors du procès de production. Cette tendance était renforcée par la capacité de ce groupe politique à tenir compte de certains acquis d’un mouvement féministe naissant en Italie, mais très intégré aux luttes ouvrières et qui prônait le salaire domestique621. Son analyse s’affine et si elle débouche sur une remise en cause de fait de la théorie de la composition de classe, elle ne porte en aucune manière, de façon intrinsèque, l’idée d’un passage obligé vers le tout ou rien et la militarisation du nouveau mouvement révolutionnaire que lui reproche, par exemple Steve Wright (op. cit. p. 125). Si on en croit les souvenirs personnels de Scalzone, la possibilité de la lutte armée pour abattre le système était sous-jacente à la perspective de PotOp et les groupes armés qui allaient se développer ne sont donc pas sortis du néant. Mais dire cela, ce n’est pas dire que le parti armé constituait la référence centrale des militants de PotOp. Par exemple, pour Negri à l’époque, le parti, c’est encore le « parti de Mirafiori », c’est-à-dire un parti-usine à direction ouvrière. Et pour Piperno et Scalzone, le parti est affaire de parti et non de composition sociologique ou d’impératifs militaires.

Si PotOp se livre à un raccourci coupable, c’est celui d’inférer de cette prolétarisation et des nouvelles nécessités de la reproduction des rapports sociaux non pas la communisation de ces rapports mais la réappropriation d’une richesse sociale produite comme par magie et dont le caractère de marchandise et plus généralement le caractère de valeur d’usage n’est pas discutée à cette époque.

C’est surtout sur le plan de l’organisation, bien plus que sur celui de la lutte armée, que PotOp effectue un retour vers un léninisme qui ne dit pas toujours son nom. En effet, le groupe abandonne progressivement une vision de l’avant-garde interne partagée avec LC sur le modèle du M22 français, pour celui plus traditionnel de l’avant-garde externe que la Gauche communiste, en France, nommait péjorativement la « bande-racket » (Invariance, Négation). C’est cette critique que nous allons maintenant aborder.

La critique du groupe Négation adressée au groupe Potere Operaio622

Négation part d’un concept promu par les auteurs de la revue Invariance.

En période de domination réelle du capital, la forme organisationnelle adéquate ne peut plus être un parti de masse (sur le modèle du parti bolchévique et des partis communistes occidentaux), ni un parti d’avant-garde (le parti organique au sens de Bordiga), mais un parti historique au sens de Marx décidant la dissolution de la Première Internationale au lendemain de la défaite de la Commune. Le parti, c’est alors ce qui maintient la perspective communiste et s’il le faut il ne comprendra que deux personnes (Engels et Marx) pendant le temps qu’il faudra. En dehors de la révolution, toutes les autres organisations formelles ne sont que des rackets.

Négation applique cela à la situation italienne et s’attaque à ce qui lui paraît être le racket le plus dangereux, PotOp, à la fois parce qu’il est le plus proche de la forme parti (par rapport à LC), l’un des plus prolifiques du point de vue conceptuel (Negri et l’opéraïsme) et sans doute aussi le plus proche de la perspective communiste. Ce préalable fait, nous pouvons maintenant passer à l’exposé des critiques de Négation :

– en revendiquant le salaire politique, c’est-à-dire le salaire pour les travailleurs et les non-travailleurs sans considération économique et de productivité, PotOp propose le salariat généralisé se posant en contradiction du salariat, système basé sur l’exploitation de la force de travail et le profit623.

– PotOp tombe alors dans la contradiction de vouloir organiser politiquement ce qui est une critique à la fois du travail et de la politique. En effet, pour PotOp, le raisonnement est le suivant : puisque le refus du travail dépasse le cadre de l’économie (vue par PotOp comme limitée à la sphère productive), ce mouvement est directement politique, d’où la possibilité de l’organiser. Or ce qu’il ne voit pas, c’est que la domination du capital est partout et que l’économie est donc partout alors qu’elle semble ici paradoxalement disparaître. Pour PotOp tout devient politique624. C’est le « retard » de développement capitaliste de la situation italienne par rapport à la France, qui permettrait de comprendre, objectivement, la différence avec le mouvement français qui critique la politique au point de ne pas se préoccuper de la question de l’État et du pouvoir (à part dans son rapport aux forces de l’ordre) et pour qui toute médiation politique est forcément politicienne (opération Charléty derrière Mendès-France ; candidature trotskiste aux législatives).

Ce retard explique que le mouvement italien en soit encore à rechercher une médiation politique non politicienne, un retard qui ne sera comblé qu’avec le mouvement de 1977 [NDLR].

PotOp considère le mouvement extra-travail, dans son immédiateté dans le système capitaliste, c’est-à-dire en tant que simple négatif de cette société. De la même manière, mais à partir d’un présupposé inverse, les léninistes traditionnels et les conseillistes ne considèrent le mouvement du travail que dans sa réalité immédiate : le positif de cette société.

Dans les deux cas, il y a un oubli du mouvement dialectique, ce qui conduit, dans le premier cas, à produire une positivité politique de ce qui n’est que le négatif dans la société et dans le second cas, à un discours révolutionnaire couvrant une pratique réformiste. Les manifestations pour le salaire politique apparaissent alors aussi abstraites que les manifestations pour le droit au travail.

Il ne faut donc pas confondre le négatif dans cette société avec le négatif de cette société. Sinon, on oppose forcément négatif et positif en privilégiant le premier terme625, alors qu’il faut tenir compte de la nécessaire interpénétration des luttes d’usines et des luttes extra-travail.

Comme les luttes ne semblent pas vouloir s’unifier, il faut pour PotOp accentuer la fracture dans la composition de classe de manière à produire un tel éclatement qui est la seule base sur laquelle peut se réaliser une nouvelle unité626. En attendant, l’unité ne peut qu’être au niveau de la conscience, en fait au niveau idéologique de l’organisation politique.

La critique du groupe GLAT adressée à Lotta Continua627

Le plan d’attaque est différent de celui de Négation puisque le GLAT considère comme essentielle la question de l’organisation. L’autonomie prolétarienne y est définie comme la contradiction insurmontable entre les classes se présentant comme un mouvement visible ou souterrain capable de se donner des formes organisationnelles qui lui soient propres, adaptées au niveau de l’affrontement en cours. Il existe donc un problème organisationnel réel étant donné que la classe ne peut se libérer en tant que somme de groupes locaux. Mais cette centralisation ne peut être conçue comme faisant entrer de force, de manière volontariste, le mouvement réel dans le cadre d’un programme pré-établi. Elle doit au contraire être la définition continue, par les prolétaires, d’un programme théorico-pratique.

Or, tout partisan d’une organisation envisagée comme transition de la spontanéité à une direction minoritaire se situe par sa logique dans le cadre du projet social-démocrate, qu’il soit réformiste ou léniniste.

Une tentative évidente de réduction de l’autonomie prolétarienne au rang de soutien de structures bureaucratiques consiste à la définir comme un ensemble d’objectifs qualitatifs : réappropriation, salaire garanti, refus du travail. Voir les choses de cette façon, c’est confondre le mouvement avec les formes qu’il assume parfois, avec les étapes intermédiaires qu’il se donne, ou — ce qui est pire — que l’on cherche à lui donner. Au contraire, les objectifs que la classe poursuit sont déterminés par les contingences de temps et de lieu, par le rapport de forces, le poids des classes moyennes, des organisations syndicales, etc. On a pu voir, au cours de ces dernières années, comme illustration de cette logique, la tentation d’étendre à toute la classe ouvrière italienne, les objectifs et les formes de lutte d’un secteur important, mais particulier, à savoir celui de l’ouvrier-masse de la Fiat au cours des conflits de 1968-69.

À travers les assemblées ouvriers-étudiants, LC s’est chargée de la généralisation de cette expérience, mais qui a confiné de mythe d’un véritable dépassement de la séparation ouvriers/étudiants, travail manuel/travail intellectuel. L’évolution ultérieure de LC, de prétendue « coordination des avant-gardes réelles » à un groupe semi-parlementaire, montre de façon exemplaire comment un tel renversement du rôle de l’organisation révolutionnaire prépare — à moins qu’il ne le couvre — des opérations néo-bureaucratiques. Aujourd’hui, la zone de l’autonomie court un risque analogue, dans la mesure où est proposée une centralisation basée sur les objectifs628. Cette thèse permet à une série de groupes de s’unifier et de chercher à unifier des organismes réels, à partir de l’idée qu’aujourd’hui la tâche de l’autonomie ouvrière organisée serait de frapper un capitalisme en crise. Cette voie conduit à s’éloigner des intérêts concrets de la classe ouvrière, à rechercher la centralisation sur la base des niveaux élevés de l’affrontement, en négligeant toute une série d’étapes intermédiaires. Cela conduit aussi à s’appuyer sur les actions velléitaires et confuses des marginaux ou des « exclus », dont on prend la radicalité spontanée comme point de référence politique, alors qu’elle n’est tout au plus qu’un aspect secondaire de l’intensification de l’affrontement629.

Les nouvelles formes d’organisation

Il nous faut faire un petit retour en arrière. Nous avons déjà parlé du rôle de Piazza Statuto en 1962 dans le changement d’intensité de la lutte et l’ouverture d’un nouveau cycle. Cela se confirme quelques années plus tard. À partir de 1965, les conflits se durcissent et la police est envoyée contre les travailleurs à Milan, Rome et Naples. En 1966, c’est une véritable guérilla qui se mène à l’Alfa Romeo de Milan, avec pour finir un véritable échange de prisonniers entre grévistes et policiers. Et à l’inauguration de la grande fête de Milan, des milliers d’ouvriers, malgré les consignes syndicales, vont empêcher la visite du président de la République, Saragat.

Le premier conseil d’usine ouvrier va se former à la Siemens de Milan à partir de délégués d’atelier. Il ne dura pas, vu qu’il fut en butte à des tentatives de sabotage de la part des syndicats. Il manifestait un nouveau désir des ouvriers de s’auto-organiser dans la lutte, mais pas seulement. En effet, l’agitation des thèmes égalitaristes630 et anti-productivistes au cours de cette courte expérience aura une influence sur l’avant-garde ouvrière et sur les cadres syndicaux. Parallèlement, la volonté déjà présente du PCI, de vouloir entrer au gouvernement, va imposer à la CGIL, courroie de transmission de la ligne du parti, une politique d’unité syndicale au sommet, qui la conduit à rejoindre la politique ultra-collaborationniste habituelle des deux autres syndicats. Or, ces grandes manœuvres sont assez inadaptées à une situation sur le terrain qui voit naître une nouvelle composition de classe, jeune, immigrée, précaire ou peu qualifiée. Par ailleurs, les techniciens, les employés et les travailleurs des services (poste, téléphone, hôpitaux, transports, etc.) subissaient de profondes modifications de leur statut et de leur fonction dans le procès de production, à cause de l’automatisation par exemple. Les fonctions techniques étaient restreintes au profit de fonctions administratives qui ressemblaient fort à une dévalorisation de leur travail, pour ne pas parler d’une prolétarisation de leur statut, alors que le PCI développait alors une politique de conquête des classes moyennes. Les slogans ouvriers-employés tous unis commencèrent donc à fleurir dans les luttes rompant une séparation qui durait depuis le début de la division sociale du travail dans la fabrique moderne. Et cela, même si une partie des employés conservait des fonctions de chefs ou de contrôleurs du rythme de travail.

La lutte contre la collaboration de classe prit différentes formes, à commencer par la lutte à l’intérieur du syndicat, mais aussi de plus en plus, comme volonté de former des organes autonomes.

En 1968, les comités de base apparus dans de nombreuses usines, sont l’expression la plus significative de l’initiative en direction de l’autonomie ouvrière. Mais s’il y a démarcation par rapport aux syndicats quant aux pratiques (unité à la base plutôt qu’unité syndicale, démocratie ouvrière plutôt que « démocratie syndicale », revendications particulières plus que revendications générales), il n’y a pas d’opposition explicite à la ligne syndicale générale. Les CUB sont donc plus des organes autonomes vis-à-vis des syndicats, que des organes concurrents ou complémentaires. Ils occupent souvent le vide laissé par l’absence d’initiative syndicale, mais ils ne se substituent pas au syndicat.

L’exemple du cub Pirelli

Juin 1968 et mars 1969 voient se développer une guerre de harcèlement entre ouvriers et patronat à Pirelli, dans l’usine de la Bicocca de Milan. Un Comité unitaire de base ouvriers/étudiants s’est formé, dès le printemps 68, en liaison avec d’autres expériences à Milan, comme à l’Innocenti où les étudiants sont particulièrement présents et insérés dans la lutte ou à Magneti-Marelli.

Le cub est composé d’activistes syndicaux de la CGIL et de la cIsl, sans qu’il se réclame d’une idéologie particulière. Il représente ce que Romano Alquati appelle les « communistes d’usine » qui ne sont évidemment pas assimilables à des militants de cellules d’usine du PCI, même si certains d’entre eux peuvent être encore au syndicat ou au Parti. La moyenne d’âge de l’usine est très jeune et on y trouve de nombreux travailleurs-étudiants. Ils ont un meilleur niveau d’étude que les prolétaires du Sud et une meilleure adaptation à la vie dans la grande métropole. Ils sont très ouverts aux contacts avec les étudiants devant les portes de l’usine.

Au sein du CUB, les objectifs de la lutte doivent être débattus à la base et ils concernent la question des rendements avec des débrayages-surprises que le syndicat s’efforce de programmer. Le CUB lance : « Grève totale de l’usine » sur la revendication d’une limitation des cadences avec refus de respecter les préavis de grève, refus des augmentations de salaire en pourcentage (un point commun avec les luttes à Fiat), refus d’une stratégie de lutte qui couperait les ouvriers des étudiants avec d’un côté la revendication du contrôle ouvrier et de l’autre, celle du pouvoir étudiant. Le CUB ne cherche à se heurter ni au syndicat ni à composer avec lui puisqu’il se place à un autre niveau ; il est à côté et poursuit une action différente. Les syndicats ne sont pas dénoncés comme des traîtres, mais l’action du CUB dévoile les limites intrinsèques de la ligne syndicale. Il ne s’agit donc pas de remplacer les syndicats ou de chercher à en faire des syndicats rouges de lutte de classe, mais de trouver une nouvelle articulation entre dimension économique et dimension politique631.

Il faut différencier démocratie (l’assemblée générale) et gestion de la lutte. De plus en plus, les syndicats réclament plus de démocratie synonyme de plus de participation, mais ils gardent en main la direction stratégique de la lutte par le biais de la négociation avec les patrons. Le discours sur la démocratie à la base doit donc être clarifié car il peut être mis à toutes les sauces. Le CUB le précise en disant que la forme démocratique ne peut être séparée du contenu de la lutte et de sa gestion. Il ne s’agit donc pas de s’exprimer pour s’exprimer.

Le CUB a réalisé un genre nouveau de liaison par rapport à ce qui avait été mis en pratique jusque-là, dans les rapports ouvriers/étudiants. En effet, si le mouvement étudiant avait subi, un moment, l’influence française pour la conquête d’un pouvoir étudiant, il s’en était ensuite détaché et avait poussé ses luttes dans un sens clairement anti-capitaliste. Mais il avait buté, au moins en 1968 à Milan, chez Innocenti et à la Marelli, sur une absence de perspective, car il se trouvait réduit à une simple fonction de force d’appoint, d’auxiliaire technique de la lutte (distribution de tracts, aide aux piquets de grève).

Ce qui est nouveau et original dans le CUB-Pirelli, c’est que les étudiants n’ont plus cette position subordonnée, car il ne s’agit plus d’une action ouvrière de la classe, mais d’une action politique qui ne tient pas compte des origines sociales des participants. Le CUB refuse toute mythologie de classe et a réussi à dépasser la notion d’autonomie telle que la concevait le PCI et la CGIL en Italie, l’UNEF et le PSU en France, c’est-à-dire une autonomie comprise au sens d’indépendance. Dans cette conception, la séparation entre étudiants et ouvriers ne pouvait donc pas être d’ordre politique mais uniquement technique, les étudiants disposant par exemple de plus de temps et les ouvriers de plus de vécu du terrain, la division du travail militant s’effectuait sur cette base ne remettant rien en cause des rapports sociaux capitalistes. Le CUB s’inscrit en faux contre cette tendance à la séparation définitive des tâches. Il sous-entend que l’union politique des différentes catégories ne se fait pas sur la base d’analyses théoriques qui immédiatement réintroduisent une coupure entre ceux qui savent et les autres, mais sur la base des conditions réelles de l’exploitation et du mécontentement.

Malgré cela, et comme à Fiat plus tard, l’action autonome des ouvriers du CUB a finalement profité aux syndicats. D’abord parce que le CUB reste ambigu par rapport aux syndicats. Il ne se définit pas comme anti-syndical ni comme anti-bureaucratique, mais comme une force parallèle au syndicat, dans le but plus ou moins avoué de le tirer vers sa gauche. S’il conteste les formes de la lutte syndicale, il lui laisse le soin de négocier et donc de décider. Ainsi, malgré l’ouverture de principe vers l’extérieur, la négociation réinscrit le conflit dans son cadre usiniste et la dimension politique se limite à parler politique. La négociation est souvent le point limite qui précède la retombée du mouvement. Le syndicat, en tant que représentant permanent de la défense de la force de travail prend alors le pas sur une forme de conseil qui n’est plus considéré que comme un organe approprié à la lutte.

Tout semble se terminer par un match nul : il y a un usage syndical de la grève et de la lutte ouvrière d’un côté et un usage ouvrier de la fonction syndicale de l’autre. Massimo Cacciari en conclut : « L’organisation ouvrière autonome de base maintient un haut degré de conflictualité, oblige le syndicat à une certaine direction, mais elle atteint seulement la limite inférieure de son contenu politique. Sa fonction de guide de masse s’épuise dans le cadre de l’affrontement duquel elle exalte la valeur politique sans être en mesure de la récupérer et l’organiser. Le danger de fond dans tout ça est facilement repérable : répéter l’erreur de confondre type d’actions syndicales offensives et stratégie politique, de confondre niveau revendicatif et niveau stratégique, de “décharger” toute la tendance du processus dans l’auto-organisation au sein de l’usine, dans la mise en place de l’affrontement pour la conquête des objectifs revendicatifs632 ».

On reconnaît là la position de ceux qui comme Cacciari, mais aussi Asor Rosa et Tronti, retourneront progressivement au PCI en proclamant l’autonomie du politique.

Le CUB Pirelli se délite donc, en juin 69, sur la question de l’organisation. Une partie de ses militants identifiant Avanguardia operaia (AO) comme le parti révolutionnaire en formation va adhérer à cette organisation, l’autre partie des militants, mettant en avant la lutte d’usine va collaborer avec le gruppo Gramsci. Ligne de parti et ligne de masse s’opposent donc, mais les surprises ne sont pas absentes quand on sait qu’une scission à l’intérieur de la ligne de masse se produit sous l’influence du Collettivo politico metropolitano (CPM) une organisation qui est le produit de l’expérience politique au sein du « groupe d’étude » de Siemens appuyé sur une assemblée formés pratiquement que d’employés. Ce groupe de Siemens s’opposait aux syndicats surtout dans le domaine pratique en utilisant des méthodes rupturistes (blocage des marchandises, sabotages, piquets de grève, cortèges internes, refus de pointer, etc.). Il chercha aussi systématiquement des rapports avec les autres organismes autonomes comme le CUB Pirelli et le comité de FACE-Standard de Milan. Le niveau élevé de formation des membres du groupe d’étude allait les amener à dépasser le seul niveau de la lutte d’usine et à vouloir la projeter vers les quartiers et écoles. Ce fut l’objectif du CPM.

La position de Potere Operaio sur ces formes d’organisation est intéressante à analyser. Ce groupe relève trois tendances au sein du CUB633 :

– une qui envisage le CUB comme organisation de masse allant vers l’organisation politique révolutionnaire, via une coordination horizontale.

– une qui l’envisage comme noyau du futur syndicat rouge de lutte de classes.

– une qui l’envisage comme base des futurs noyaux du Parti.

Ce qui réunit les trois positions, c’est premièrement une commune perspective de l’organisation d’avant-garde que l’on retrouve de façon beaucoup plus marquée en Italie que dans le mouvement français pendant lequel, la JCR qui pourrait à la limite représenter une conception proche, fait profil bas pour intégrer peu ou prou le Mouvement du 22 Mars, ce qui revient à repousser la question de l’organisation à plus tard (pour eux, Mai-68 n’est qu’une « répétition générale ») C’est deuxièmement un volontarisme producteur d’illusions qui les fait vouloir transformer un instrument de lutte en instrument politique stratégique. Or, le capitalisme détruit sans cesse les marges d’autonomie que la classe conquiert dans les luttes. Il n’y a donc pas de processus cumulatif qui amènerait à une toujours plus grande autonomie du pôle travail par rapport au pôle capital. Une perspective qui assurerait, au sein du CUB, une unité entre lutte économique et lutte politique serait un point positif et on s’en est approché quand, le 3 juillet 1969, des militants ouvriers de Turin ont essayé de transférer la lutte interne à l’usine vers la « ville-usine », pour reprendre le terme d’Alquati, alors que les étudiants y étaient réticents et ne se sont ralliés que la veille à la proposition.

Les formes d’organisation spécifiques à Fiat

En 1968, grâce à la contagion des luttes étudiantes et aussi à l’influence et l’exemple fourni par le mouvement de mai-juin en France, les comités de base d’usine apparaissent comme l’expression la plus significative de l’autonomie ouvrière. Ils se démarquent du syndicat sur trois points : l’unité et la démocratie à la base tout d’abord, la participation d’éléments extérieurs à l’usine, dont nombre d’étudiants, ensuite et enfin, des objectifs de lutte particuliers qui ne sont pas forcément pris en compte par les centrales syndicales, sans toutefois qu’ils s’opposent explicitement à la ligne syndicale. Ils constituent aussi un lieu de maturation des expériences et de la conscience prolétarienne au sein de ce que des individus et groupes italiens nommeront « l’avant-garde ouvrière ».

Or, le paradoxe, c’est que cette tendance de fond qui traverse de nombreuses luttes d’usines, ne se retrouve justement pas dans celle qui est emblématique des luttes de l’époque, à savoir Fiat. En effet, si les CUB, ou le groupe de travail de la Siemens regroupent d’une part, des ouvriers de la classe ouvrière traditionnelle de référence pciste ou opéraïste et d’autre part des membres de la nouvelle classe ouvrière théorisée par Mallet, Gorz et Dina, ce sont les OS et les jeunes immigrés méridionaux qui se retrouvent au premier plan dans l’automobile. Ce sont eux qui donnent forme concrète à la nouvelle théorie opéraïste de l’ouvrier-masse.

La conflictualité à Fiat, de caractère endémique et non plus programmée, rend compte d’une insubordination diffuse de la force de travail. Elle a de plus en plus tendance à prendre la forme explicite d’une lutte continue (Lotta Continua  !) qui concerne tous les aspects de l’aliénation au travail et de l’exploitation par le capital. Elle fait voler en éclat l’ancienne conscience ouvrière du producteur, la loi de la valeur avec la revendication du salaire déconnecté de la productivité qui implique une lutte contre la hiérarchie ouvrière.

Ces derniers points expliquent pourquoi le rapport aux syndicats va changer. Ce n’est pas tant une volonté politique de s’opposer aux syndicats (comme cela a été en partie le cas en France) qui prime, que le résultat objectif des contenus de la lutte. Dans cette mesure, ce qui était au départ une lutte sans syndicat se transforme en une lutte contre le syndicat. Le mécanisme est le suivant : quand le syndicat signe un accord, la lutte s’intensifie ; quand le syndicat présente comme une victoire la reconnaissance par les patrons de cette caricature de délégués ouvriers que sont les « experts de la prime », les ouvriers les tournent en ridicule. Ces délégués ne sont pas une création spontanée, mais au contraire une façon syndicale et patronale de répondre à la création spontanée des comités ouvriers autonomes. Les ouvriers de Fiat posaient en fait, avant les groupes politiques, la question de l’autonomie ouvrière et de ses formes. De ses formes plurielles, car elles ne partent pas d’une volonté politique stratégique visant à trouver la forme valable pour tous, mais des situations et rapports de force concrets propres à chaque usine. LC insiste sur ces contenus concrets de la lutte qui seuls peuvent donner à l’organisation autonome son caractère révolutionnaire634.

Il n’y a pas de fétichisme de la forme et d’idéologie conseilliste là-dedans, car c’est à la fois la composition de classe dans l’usine (très différente nous l’avons vu entre Fiat d’une part, Siemens et Pirelli d’autre part) et le type de lutte qui déterminent la forme d’organisation635. D’autre part, il s’avère vain de dénoncer les manipulations ou trahisons syndicales. Personne ne croit plus au syndicat qui d’ailleurs reste faible, car il n’a pas encore vraiment pris pied dans l’usine, même s’il a signé les accords en décembre. C’est ce que reconnaît d’ailleurs L’Unità après la grève totale de huit jours de 25 000 ouvriers en décembre 69 : « Des formes de lutte dangereuses apparaissent là où le syndicat est le plus faible ». Devant cette impuissance, la réponse du capital n’est pas claire. Une partie de la classe dirigeante va chercher une solution sur un autre terrain, celui des massacres d’État, alors que la frange éclairée du patronat cherche encore le compromis. Luraghi, directeur général de l’Alfa Romeo déclare : « L’aspect le plus préoccupant des luttes syndicales et, par suite, leurs conséquences les plus directes sur l’économie du pays, ce n’est pas tant le manque à gagner, pourtant très important, et les frais qu’impliquent les nouveaux accords, que le climat d’indiscipline et l’habitude du désordre qui ont régné trop longtemps dans les usines ». On retrouve l’idée de L’Unità sur les formes de lutte dangereuses.

Le 14 février, le journal Lotta Continua revient sur la question des délégués pour marquer sa grande méfiance vis-à-vis de cette forme. Ils sont évidemment une réponse au besoin permanent d’organisation face à une lutte qui a souvent pris des formes sauvages et ponctuelles et qui a créé ses propres formes : assemblées d’usine et cortèges ouvriers. Mais c’est aussi une réponse syndicale de contrôle sur la force de travail. De là vient la critique du journal par rapport aux délégués. En effet, le délégué est inutile dans la lutte puisque c’est alors la force collective et unitaire qui importe (« Nous sommes tous des délégués »), mais il est aussi inutile dans les moments de repli, car alors rien ne le distingue du syndicat. Il ne sert donc à rien de vouloir garantir un caractère vraiment ouvrier au délégué636 (position qui est grosso modo celle du Manifesto). C’est en décembre 1970 que l’institution­nalisation des délégués est annoncée par la CGIL comme instance de base du syndicat. Pourtant, ils représentent l’image inversée du développement de l’unité ouvrière dans la lutte. Tandis que celle-ci est portée par les ateliers les plus combatifs qui imposent un rapport de forces qui tend à dépasser la question formelle de la démocratie, les conseils fonctionnent sur un rapport électoraliste qui favorise une majorité plus modérée637. En avril et mai 1970, les conseils de délégués sont mis en position de faiblesse face aux grèves autonomes anti-hiérarchiques. Début juin, Fiat est à nouveau paralysée, Lancia est occupée, Innocenti aussi. Fin juin, Fiat-Rivalta, Lingotto et Autobianchi sont fermées. C’est à ce moment que le retournement syndical est complet. Les syndicats signent le 7 juillet, après la chute du gouvernement Rumor, un accord qui revient en deçà des accords précédents (retour aux 44 heures au lieu de 40 et trois jours fériés devront être travaillés !).

Les avant-gardes ouvrières vont avoir alors tendance à comprendre ce tournant comme une victoire de l’autonomie ouvrière alors qu’il va en dévoiler les limites. Limites qui apparaissent dans le fait que les luttes, sans cesser vraiment (chez Alfa, à Italsider, chez Pirelli, Siemens, Solvay) restent partielles, alors pourtant que les ouvriers ont conscience que face à cette attaque généralisée, la riposte devrait, elle aussi, être générale.

LC va être amené à revoir sa position sur les délégués, mais quelques années plus tard. En effet, les choses ont changé et vu les positions prises par les directions syndicales, les conseils de délégués retrouvaient de fait une certaine autonomie et auraient pu servir de base d’appui pour un futur redémarrage des luttes à un niveau plus élevé et plus intense. Une fois de plus nous pouvons remarquer que la question de l’organisation ne se pose pas en termes formels, mais en rapport avec le contenu des luttes, le rapport de forces, le contexte général.

Dans cette nouvelle situation, la CGIL va lancer une nouvelle offensive en appelant à la constitution, dès le 3 juillet, de conseils de zones dans toute l’Italie et particulièrement dans le Sud. C’est la réponse syndicale à la volonté ouvrière d’une plus grande socialisation des luttes contre toutes les formes d’exploitation et de domination, mais elle s’inscrit clairement dans la perspective pciste de lutte pour des réformes de structure. Ces « conseils de zones » seraient uniquement syndicaux, mais ouverts à des chômeurs, à des jeunes, à toutes les forces méridionales qui s’intéressent aux transformations. Mais en fait, derrière ces propositions, il y a toujours l’idée de noyer les forces les plus subversives dans la masse la plus indifférenciée. Au nom de la démocratie formelle, il faudrait s’aligner sur les fractions les plus modérées de la classe. Ces expériences sont peu probantes au nord de l’Italie, mais à Naples, il semble que cela ait rencontré un certain succès. Les conseils de zones vont regrouper des ouvriers de petites entreprises, des étudiants, des conseils d’usines de grandes entreprises. Ils vont servir de lieu de coordination pour aborder des questions générales comme le problème du chômage, de l’unité avec les étudiants, de l’efficacité des luttes hors usines, etc.

Adriano Sofri va se pencher sur l’histoire des conseils ouvriers en Italie pour essayer de chercher quelques points de repère utilisables pour la lutte des années soixante-dix. C’est que l’histoire semble se répéter, au moins au niveau des questionnements. Dès la fin du XIXe siècle, au cours des luttes, naissent des « Commissions internes » (CI) qui disparaissent après la lutte638. Déjà, à cette époque, les syndicats les accusent de particularisme corporatiste. Les jeunes militants de l’Ordine Nuovo et Gramsci vont y reconnaître des germes d’organisation soviétique, mais en inversant l’ordre logique des choses. La révolution leur paraît inéluctable et donc il faut penser à en garantir le succès en se posant la question de la future gestion ouvrière. Bordiga va s’élever immédiatement contre cette conception d’un « socialisme des producteurs639 ». L’optique de Gramsci correspond aussi à une vision où le socialisme n’est qu’un capitalisme sans capitalistes, mais où la question de la production reste inchangée640. La supériorité du conseil sur le syndicat et le parti résiderait dans le fait que le premier représente organiquement la classe alors que les deux autres sont une conséquence de la division en classes et représentent un volontarisme politique641.

Sofri conclut642 en disant qu’aujourd’hui aussi se pose le risque d’une identification immédiate avec le mouvement de masse (hier : position du premier Gramsci par rapport aux conseils ; aujourd’hui, de LC avec sa position assembléiste et le concept d’autonomie ouvrière) et d’une projection-extrapolation idéologique et totalisante de certains contenus du mouvement de masse (hier : la gestion ouvrière par les producteurs ; aujourd’hui : le refus du travail). Il en résulte que la question du rapport au syndicalisme est mal comprise, car on tend alors, en dehors de toute volonté d’en prendre la tête, à lui opposer l’idée d’une organisation de masse autonome capable d’assumer toutes les tâches, syndicales comme politiques ; comme si elle était l’organisation unitaire de toute la classe. Or, jusqu’à preuve du contraire, cette organisation de toute la classe, en phase statique, c’est le syndicat qui la représente en cherchant à concilier tous les aspects de la composition de classe et le nécessaire rapport au capital qui ne peut être occulté. Pour sortir de cela, Sofri réintroduit un peu de Bordiga, mais dont le parti aurait trouvé un lien avec le mouvement de masse. Il nous semble que c’est comme cela qu’on peut comprendre et expliquer le concept « d’avant-garde de masse » de l’autonomie ouvrière. Une passerelle entre parti historique et parti formel.

Quelques années plus tard, Adriano Sofri revient sur l’unilatéralisme de la position de Lotta Continua et de Potere Operaio à propos de la question des conseils de délégués, alors que ces conseils font partie de la situation de classe et expriment les contradictions du syndicalisme et des positions de la gauche syndicale qui cherche à s’approprier cette nouvelle organisation de base. Contradictions qui sont l’effet du caractère double du mouvement et qui, en tant que telles, participent au mouvement643. Cette gauche que représente bien le nouveau parti PDUP (1972)644, pousse à l’unification syndicale au sein de la fIm-cIsl, comme si elle était équivalente de l’unité ouvrière. Elle fonctionne comme un parti des sans-partis.

Le caractère peut-être le plus juste de cette position est son basisme. La lutte doit partir de l’atelier, mais ce qui fait problème c’est son centrage sur la professionnalité, la conscience du producteur, la perspective d’une démocratie des producteurs645. La lutte de classe est remplacée par la connaissance qu’ont les ouvriers de la production. On retrouve ici la critique que Munis adressait aux Quaderni Rossi. Pourtant, cette position prouve sa pertinence dans les grèves de 1968 et 1969, centrées sur des revendications unifiantes, qui dépassent les problèmes et revendications d’ateliers particuliers, en insistant sur l’indifférenciation du travail, sa massification (la problématique de l’ouvrier-masse).

Sofri reconnaît l’erreur qui a consisté à croire que l’usine devenait une limite, alors que parallèlement les mouvements sur les logements et les transports se développaient. C’était méconnaître les limites propres des luttes d’usine et essayer d’en trouver des causes externes dans l’absence de médiations politiques adéquates (c’est en tout cas la position de LC et PotOp). Il reconnaît aussi l’unilatéralité de la position anti-délégués qui s’explique par un simple calque de la situation des années soixante-dix sur celle qui sert de modèle, à savoir les luttes de l’automne chaud de 69, avec le mot d’ordre dominant : « Nous sommes tous des délégués ». Il s’ensuivit, un isolement renforcé par une valeur excessive accordée aux comportements et choix subjectifs d’une partie des avant-gardes ouvrières.

À ce sujet, la position de départ des CUB nous paraît plus intéressante, car elle ne posait pas la question du soviet d’une manière formaliste (à l’opposé, par exemple, de PotOp).

LC dut reconnaître ensuite que les syndicats sont finalement sortis renforcés de la période et purent ainsi noyer le particularisme des luttes spécifiques des OS dans la généralité de la lutte pour le contrat. Sofri conclut : « L’ambivalence entre représentation ouvrière et représentation syndicale n’est pas autre chose que le reflet d’une ambivalence de la classe ouvrière elle-même : celle-ci est simultanément force de travail et donc agent de la production et de la reproduction capitalistes, et classe potentiellement révolutionnaire donc antagoniste vis-à-vis du mode de production capitaliste646 ».

La création des délégués servit aussi de médiation entre conflictualité interne et lutte générale. Beaucoup d’ouvriers radicaux devinrent délégués non pas parce qu’ils furent récupérés par la bureaucratie syndicale, comme le pensèrent les opéraïstes dans un premier temps, mais par un mouvement naturel, à partir du moment où la lutte n’avait pas franchi un palier supplémentaire. C’est aussi dans cette continuité qu’il n’y a rien d’étonnant, pour qui veut rester au plus près des faits, à ce que nombre de ces délégués ouvriers soient ensuite devenus membres des BR. C’est le même mouvement, mais dans la direction inverse. « La nature a horreur du vide »

La fIm-cIsl, branche métallurgie d’un syndicat assez proche de la CFDT, fut la plus réceptive aux nouvelles idées et les intégra si bien qu’elle finit par les court-circuiter. Elle explique cela, par le fait que la radicalité d’une revendication purement économique (c’est sa lecture de la revendication d’une augmentation égale pour tous), ne peut que s’épuiser en l’absence de révolution, que tourner à la position anti-syndicale par principe et donc manquer le moment politique de la lutte et se retrouver sans débouché.

Il est très difficile de savoir si les délégués sont des instruments de l’autonomie de la classe ou s’ils participent d’une nouvelle structuration du syndicat en période de conflit647. Étaient-ils spontanés648 ou créés de toute pièce par les syndicats ?

Résumons les différentes positions. Certains syndicats de base penchaient pour la dissolution des anciennes formes d’organisation et leur remplacement par les nouvelles structures unitaires d’usine, mais ce n’était sûrement pas une position majoritaire. D’autres pensaient faire de ces conseils, un moyen de transformation du syndicat649. Enfin, la position de la CGIL réaffirmait le rôle dirigeant du syndicat contre les tendances corporatistes inhérentes aux structures autonomes de base. Cette position était pourtant contestée au sein de la CGT, par exemple à la fédération métallurgie de Florence650. Ce qui est sûr, c’est que cette poussée spontanée de l’auto-organisation des ouvriers constituait une mise en cause indirecte des organisations syndicales.

En fait, on pouvait relever deux sortes de délégués : ceux issus des assemblées et ceux reconnus, mais pas forcément nommés par les syndicats et qui fonctionnaient comme experts de terrain au sein d’une Commission interne élargie. La bataille ne se situait plus alors qu’entre le fait de savoir si on accordait aux conseils un rôle premier ou second par rapport à la commission élargie. Il y avait donc un problème de représentation de la base qui n’existait pas dans les CUB. La perspective, à Fiat, comme chez Olivetti ou dans les usines textiles de Biela, ne fut souvent que celle du contrôle ouvrier, soutenu par l’aile ouvriériste du PSIup (Vittorio Foa), en référence à la fois aux comités d’atelier de 1920 et aux conseils de gestion de 1945651. À l’inverse, chez Siemens, la lutte est centrée sur les autoréductions de cadence sur la chaîne et les comités ouvriers techniques sont très autonomes par rapport aux organisations syndicales. L’enjeu principal est en fait de savoir qui contrôle les délégués : l’assemblée ou les syndicats. C’est plus une question politique qu’une question de forme. Or la dérive va se faire dans une direction qui tend à immerger complètement les conseils dans la professionnalité et la conscience de classe du producteur652.

Certains ouvriers radicaux proposeront un travail au sein de comités d’usine non pas comme comités syndicaux, mais comme comités révolutionnaires pour s’opposer à une tendance qui cherche à produire des organes intermédiaires en transformant les conseils de délégués en un rassemblement des délégués élus par les assemblées et ceux nommés par les syndicats653. Mais là aussi l’absence de débouché pour la lutte est flagrante. D’après P. Ferraris, le mouvement radical et diffus produit des implications politiques générales qu’il est incapable de gérer dans sa propre logique. Il ne parvient pas à affronter le rapport entre démocratie d’assemblée et démocratie sélective. Cette faible dialectique conduit les avant-gardes à tenir le rôle de détonateur, les syndicats restant les médiateurs institutionnels qui, dans le conflit, donnent l’impression de se substituer aux partis.

 À ce niveau, la situation est plus avancée en Italie qu’en France, avec l’unité syndicale dans la métallurgie et une position de la CGIL beaucoup plus indépendante que celle de la CGT par rapport au parti communiste. Cette indépendance va se manifester par une transformation profonde du syndicat et un nouveau type de démocratie à la base prôné par Bruno Trentin. La position de la cIsl est aussi davantage théorisée que celle de la CFDT. Ainsi, le turinois Macario expose la théorie de la masse salariale comme variable indépendante du cycle économique et productif. Cela contredit à la fois la loi d’airain des salaires de Ricardo, reprise par Marx, comme quoi le salaire tendrait toujours vers sa baisse relative (la théorie de Marx de la paupérisation relative en est issue), et l’idée des organisations ouvrières traditionnelles selon laquelle il doit y avoir un rapport entre augmentation de la productivité et augmentation des salaires (le « partage des fruits de la croissance »). En effet, pour les opéraïstes, c’est la lutte de classes qui détermine principalement le niveau des salaires et une revendication exorbitante d’augmentation de salaire sort du contexte de l’habituelle négociation conventionnelle quantitative, pour atteindre le niveau subversif de la mise en crise du plan du capital sur la politique des revenus654.

Au bout d’un moment, cette capacité des syndicats à contrôler les luttes ouvrières les fit apparaître, aux yeux du patronat, comme la seule force capable de rétablir l’ordre dans les grandes entreprises. Des négociations avec le grand patronat aboutirent à des accords donnant droit de regard aux syndicats sur la question des cadences et la qualification des postes de travail. À Fiat, entreprise de vieille tradition patronale anti-ouvrière, la direction accepta ainsi d’appliquer le prélèvement direct de la cotisation salariale sur la paye des ouvriers. Ce faisant, elle réalisait un véritable aggiornamento par rapport à toutes ses positions antérieures. Elle suivait le modèle scandinave qui est le meilleur moyen de développer un syndicalisme de masse et de collaboration de classe.

Cette collaboration apparaît dans l’interview conjoint de Trentin, dirigeant de la fIom-CGIL et Petri, président du holding d’État IrI655.

Trentin : « La volonté des syndicats italiens d’obtenir une modification graduelle des modes d’organisation du travail se traduit par une série de revendications au niveau de l’usine pour définir les cadences et les rythmes, les pauses, les effectifs ouvriers […]. La recomposition des tâches, la reconnaissance d’un degré plus élevé d’autonomie de décision au groupe ouvrier intéressé sont possibles dès à présent et conviennent aux entreprises, étant donné la limite désormais infranchissable à laquelle se heurte l’actuelle organisation du travail. Notre rapport avec l’entreprise demeure nécessairement conflictuel […]. Cela ne veut pas dire que le syndicat ne doive pas prendre en charge de façon autonome le problème de la productivité […] ni donner des réponses qui soient siennes aux risques d’un ralentissement du taux de croissance de la productivité […]. Lorsque, par la faute du syndicat, leur protestation se traduit en revendications irrationnelles ou illusoires, ces ouvriers expriment ainsi leur refus de produire sans penser, de travailler sans décider, leur besoin de pouvoir ».

Petri : « Il est par conséquent évident, à mon sens, que le travail à la chaîne comporte un véritable gaspillage des capacités humaines et engendre, chez les travailleurs, un sentiment fort compréhensible de frustration dont découlent des tensions sociales qu’il faut considérer avec réalisme comme étant une donnée plutôt structurale que conjoncturelle […]. Il est évident que toute la problématique de l’organisation du travail ne concerne les entrepreneurs que dans la mesure où elle peut se traduire, en dernière analyse, par une efficacité accrue de l’entreprise, une participation plus grande des ouvriers à la définition des objectifs de production. Elle pose une série de problèmes qui touchent moins à l’organisation du travail qu’à la définition de l’équilibre du pouvoir au sein de l’entreprise ».

Ces discours et tentatives de compromis s’inspirent du modèle suédois, mais dans un contexte de violente conflictualité à la base qui les rend surréalistes. Un des fruits de cette collaboration patronat-syndicat fut la proposition, chez Innocenti, Alfa Roméo et Italsider, de transformer les primes au rendement, si critiquées par les ouvriers, en un quota fixe basé sur une productivité moyenne d’un atelier ou d’une usine. L’accord comptait ainsi remplacer une prime individuelle par une prime collective visant à assurer un flux continu de production.

De leur côté, les groupes Il Manifesto et Potere Operaio sont à la même époque à l’origine d’une Conférence nationale ouvrière réunie à Milan en janvier 1971 et les groupes ouvriers qui y participent ne sont pas dupes puisqu’un rapport souligne : « Dans ces conditions, une prime collective indexée sur la productivité moyenne présuppose de toute évidence une organisation du travail fondée sur des cadences imposées. […] Une plate-forme revendicative visant réellement au dépassement du salaire au rendement doit détacher progressivement le salaire réel de la productivité moyenne. Il s’agit en substance, d’obtenir la transformation progressive des primes de rendement en un salaire totalement indépendant du rendement (individuel ou collectif), pour favoriser au contraire la tendance à l’auto-détermination des cadences, revendication profondément ancrée dans la résistance ouvrière ». Il conclut : « Quand elle devient une forme de lutte permanente contre l’organisation de l’entreprise et qu’elle entend le rester, l’auto-détermination des cadences ne peut plus être séparée de la revendication d’une transformation de la prime de rendement en salaire fixe, c’est-à-dire d’une suppression pure et simple des incitations au rendement ».

Un accord va avoir lieu à Fiat le 11 juin 1971. Un texte collectif d’un groupe de délégués de Mirafiori fait part de ses inquiétudes : « Avec cet accord, la Fiat espère déplacer les conflits du niveau des ouvriers, de la base, au niveau bureaucratique des commissions. Elle espère qu’au lieu de contester les cadences en pratique, par la lutte, on les contestera seulement autour des tables rondes des commissions. Il est clair que dans une discussion technique entre experts patronaux et “experts” des ouvriers, le patron compte que ses experts auront le dessus, qu’ils réussiront à imposer des compromis favorables à la direction et il espère ensuite que les “experts” des ouvriers retourneront dans leur équipe et convaincront les travailleurs d’accepter le compromis ». Ce groupe de délégués qui semble favorable à l’existence de formes d’organisation intermédiaires, explicite sa conception sur l’utilisation des heures de délégation et les commissions : « Les heures de délégation doivent surtout servir pour le travail de discussion, d’organisation et de liaison entre les ouvriers, dans les équipes de travail, et non pour s’embourber dans des travaux bureaucratiques de commission. Les commissions peuvent servir au maximum pour avoir des données et pour faire part officiellement de certaines de nos contestations. Elles ne doivent pas devenir le lieu ou l’on décide. Le lieu où les choses se décident doit rester l’équipe. […] Avant tout, il s’agit de ne pas abandonner ce qui fait notre force : l’organisation ouvrière à la base, équipe par équipe, la capacité de contester, jour après jour, les mesures du patron pour nous exploiter plus ».

À Fiat, il n’y a pas eu de CUB656, mais une organisation fluide que ni l’assemblée ni le réseau de délégués mis en place avec les syndicats ne peuvent représenter complètement. Il y a l’idée que l’unité de la classe ne doit se faire que par un haut niveau de lutte, par une radicalité extrême et non pas par une simple union à la base sur des points d’entente minimum. Il y a une opposition à tout compromis qui se réaliserait avant le début de négociations qui, de toute façon, aboutissent toujours à un compromis. Mais pour que cela fonctionne, il aurait fallu que l’exemple de 1969 à Turin et Milan se répande à l’échelle de toute l’Italie et que cela perdure jusqu’à rencontrer le mouvement de 1977. Or le mouvement de 69 est resté bloqué dans le Nord et à Rome alors qu’il avait commencé dans le Sud657 et il fut battu en tant que mouvement de l’autonomie ouvrière et du refus du travail avant que ne débute le mouvement de l’autonomie diffuse de 1977.

S’il y a eu recomposition de la classe, il n’y a pas eu d’unification parce que les décalages sont restés importants. Nous avons vu qu’il y avait eu un décalage entre les luttes de 1969 et 1977, mais aussi décalage entre les catégories. Ainsi, ce ne sont pas les OS qui sont à l’origine de la lutte à Mirafiori, de même qu’à Porto Marghera et dans la chimie où les ouvriers qualifiés seront à la pointe des luttes, mais ce sont les OS qui ont débordé le cadre prédéterminé des luttes syndicales précédant le renouvellement des contrats. Ce sont aussi eux qui ont mis en place les nouvelles formes de lutte rompant avec la tradition ouvrière alors que la mémoire ouvrière de la fIom (branche métallurgie de la CGIL) reposait sur les luttes des ouvriers qualifiés de la période des Trente glorieuses, luttes qui tentaient de s’aménager ou de préserver des espaces d’autonomie dans l’organisation tayloriste de la production. Dans cette optique, le rapport entre niveau de conscience de classe et niveau de qualification apparaissait comme incontournable, au moins pour les syndicats.

La violence des affrontements à Fiat va bouleverser tout cela et faire passer les préoccupations revendicatives et gestionnaires des ouvriers qualifiés et techniciens au second plan. La conséquence en est, qu’un nombre important d’ouvriers combatifs à l’origine du mouvement, vont progressivement se mettre en retrait, au fur et à mesure que la recomposition de classe leur apparaît se faire contre eux ou au moins qu’elle débouche sur une division de la classe et un brouillage des frontières de classe. La violence des grévistes contre les employés, surtout à la Fiat, va s’avérer très dommageable pour le mouvement puisque cette violence apparaît comme une attaque contre la communauté de travail et ses valeurs. Plus concrètement, les ouvriers qualifiés voient dans les positions anti-travail des jeunes prolétaires, une remise en cause de leur parcours professionnel ascendant et de leur professionalità. Le Vogliamo tutto des jeunes ouvriers rétifs à la discipline d’usine devient incompatible avec l’idée réformiste d’hégémonie ouvrière regroupant non seulement la classe ouvrière, mais aussi les couches proches en développement grâce à l’intégration de la techno-science au procès de production (techniciens, professions intermédiaires des services) et celles en déclin (victimes des transformations du capitalisme). À l’expérience ouvrière « positive » de la lutte à long terme s’oppose l’expérience « négative » du refus du travail et de la hiérarchie. Il n’en reste pas moins que cette tendance principale est bridée par des temporalités différentes et des caractéristiques propres à chaque usine658. À cet égard, sIt-Siemens, Montedison, Ibm, sIp, SNAM-Progetti nous fournissent peut-être des contres-tendances, parce que sont des usines où l’articulation entre les luttes des différentes fractions ouvrières semble se réaliser.

Ce débat apparaît aujourd’hui un peu scolastique dans la mesure où la « révolution du capital » a liquidé la question de la professionnalité en même temps qu’elle a réussi à diminuer drastiquement le nombre d’OS (automatisation très avancée en Italie, la seconde quantitativement derrière l’Allemagne et loin devant la France). Le capital a non seulement remporté la bataille de classe, il s’est aussi chargé de « liquider » les protagonistes du drame social et politique des années soixante-soixante-dix. Que l’on retrouve des salariés très qualifiés dans de nouveaux secteurs d’un côté et des non qualifiés et précaires dans d’autres ne signifie pas un retour de cette question, car cela se produit à l’extérieur des grandes concentrations productives qui généraient à la fois la solidarité du travail et le caractère antagoniste des rapports sociaux. La situation actuelle, amorcée depuis les années quatre-vingt est celle d’une production d’une nouvelle masse de « sans réserves », c’est-à-dire de prolétaires au sens premier du terme, qui n’ont comme seule richesse que leur force de travail, mais qui ne forment plus, au moins dans les pays dominants, une « armée industrielle de réserve » au sens de Marx. Ils sont devenus surnuméraires de façon absolue, mais leur prise en charge s’effectue encore, tant bien que mal et de façon très différente selon les pays, en fonction des mécanismes sociaux de redistribution.

Ce qui était difficile à percevoir à l’époque, c’est que la lutte des OS ne représentait pas le début d’un nouveau cycle de lutte mais la fin de l’ancien. C’est aussi là que la dialectique des classes produit sa ruse hégélienne : en désorganisant la rigidité du mode de production fordiste des Trente glorieuses, les OS, avec la défaite, ont accéléré le processus de flexibilité du procès de travail. En ce sens, on peut dire que la théorie opéraïste souffre d’une vision un peu trop unilatérale de la dialectique des luttes de classes… ou alors, qu’elle pêche par optimisme.

En 1973 a lieu la dernière grande occupation d’usine par des ouvriers organisés en groupes de choc (avec des cagoules rouges sur la tête !). Après celle-ci, une forte proportion de grévistes et activistes a compris que le terrain de l’usine comme lieu de lutte ne suffisait plus. Lotta Continua peut alors relancer le mouvement du « Reprenons la ville », amorcé, comme nous l’avons vu, dès juillet 1971, avec les luttes sur le logement, l’occupation des maisons, l’intégration des ménagères à la lutte. Mais LC envisageait surtout cela comme des luttes exemplaires (un peu comme la Gauche prolétarienne en France), sans se préoccuper de l’existence ou non d’un mouvement plus large pouvant reprendre les idées et pratiques des noyaux ouvriers révolutionnaires (le futur mouvement des autoréductions sera une avancée de ce point de vue là, mais à un moment où la lutte d’usine a baissé d’intensité).

En fait, dans les grandes luttes de 1968 à 1973, une forte minorité des ouvriers italiens ont cassé le rapport entre travail et salaire, remettant ainsi en cause le profit et le travail. Mais dans la mesure où cette lutte ne trouve pas de débouché politique, elle permet une riposte du patronat qui s’empare de la déconnexion salaire-travail pour la retourner à son profit par une utilisation abusive de la procédure de Cassa Integrazione659 et son extension à toutes les entreprises en phase de restructuration. À partir de 1973 ce système va être utilisé systématiquement et particulièrement par Fiat qui en profite pour écouler des stocks énormes. La mise en Cassa integrazione, l’augmentation du nombre de licenciements, la montée du chômage avec la fermeture de certaines usines liées à des firmes multinationales (Innocenti par exemple) vont progressivement transférer le centre de la lutte de l’usine vers les quartiers. Incidemment, la question des délégués, qui avait agité les débats des années précédentes, va définitivement passer au second plan. Le problème, c’est que ce qui est vu sur le moment comme un dépassement du caractère étroit des luttes d’usine et donc une extension du champ de la lutte n’est pas vu contradictoirement comme limite du mouvement d’ensemble, limite de la capacité prolétarienne à trouver des perspectives à partir d’une position strictement classiste. À notre sens, il y a plus déplacement de l’axe central de la lutte que dépassement de son cadre limité.

L’Assemblée autonome de Porto Marghera (P-M)

Elle est créée le 2 novembre 1972 suite à l’échec des luttes pour le renouvellement des conventions collectives. C’est que la donne a changé. D’un côté, l’État passe d’une politique de planification industrielle et des revenus, à une politique de gestion anti-ouvrière de la crise ; et de l’autre les syndicats se compromettent avec cette nouvelle politique, sans que l’on perçoive l’intérêt de cette nouvelle position. Pour le mouvement cela représente une opportunité pour déborder les conseils d’usine des syndicats en effectuant un recentrage sur le caractère ouvrier de l’antagonisme de classes. Ainsi, pour l’assemblée autonome, les nouvelles positions de Potere Operaio sur la nécessité de construire le parti, tout en développant une aile militaire du mouvement, apparaissent comme une fuite en avant. Les liens privilégiés ne doivent plus être des liens avec des groupes politiques proches, mais avec d’autres avant-gardes ouvrières comme celles de l’assemblée autonome de l’Alfa Roméo d’Arèse, du comité de base de sIt-Siemens, du comité ouvrier de l’ENEL, du Collectif des travailleurs de la Polyclinique de Rome, etc.

Sur le fond, et sur le terrain, l’Assemblée autonome de P-M combat la ligne défaitiste de la CGIL sur la défense des lieux de travail. En 1973, ces groupes et d’autres se retrouvent à Bologne et cherchent à organiser une coordination nationale sur l’axe de lutte du salaire garanti et la notion de réappropriation de l’usine et du territoire.

Derrière la position de l’Assemblée autonome, il n’y a pas de rupture entre ouvriers et intellectuels puisque la spécificité italienne a été cet alliage, mais l’idée que les intellectuels se sont emparés du champ de la politisation des luttes en récréant une distinction parti/syndicat pourtant contestée par tous. L’Assemblée autonome de P-M publie le premier numéro de Lavoro zero en octobre 1973 dans lequel est réaffirmée (contre les avant-gardes politiques) l’idée qu’il faut partir des intérêts immédiats des ouvriers, mais en dehors de tout corporatisme, c’est-à-dire sans faire de distinction entre lutte économique et lutte politique.

En 1974, les luttes s’étendent hors de l’usine avec les actions contre la vie chère. L’accent est mis sur l’idée de passer d’une situation d’usagers en colère (par exemple contre la hausse des tarifs de l’électricité) à celle de travailleurs en lutte contre une hausse des prix que l’application d’une échelle mobile des salaires n’arrive pas à compenser du fait de sa péréquation défavorable aux bas salaires.

À partir de 1975, l’Assemblée autonome constate une décomposition de la classe avec le déclin des forteresses ouvrières et la dissémination du tissu industriel et de la force de travail qui en résultent. L’Assemblée envisage la possibilité d’utiliser des modes d’action illégaux, mais sans pour cela passer à une lutte armée qui a tendance à se sectariser et à s’autonomiser par rapport aux luttes de masse. Lavoro zero engage la lutte pour imposer des prix politiques sous la double menace de la CGIL/PCI et de la police/justice.

La lutte s’étend à l’école dans la mesure où l’État cherche à créer une sorte de cIp à la française pour les premiers emplois. Une coordination des travailleurs précaires et étudiants/lycéens se crée qui s’exprime dans la revue Controlavoro en lien avec Lavoro zero.

Pendant le mouvement de 1977, l’Assemblée autonome et les camarades regroupés autour des deux revues précitées prennent leur distance avec la centralisation léniniste qui touche de plus en plus l’aire de l’Autonomie organisée. Cela ne veut pas dire qu’ils rejoignent l’autonomie diffuse type Bologne, mais qu’ils refusent la centralisation de type léniniste. Ils créent radio Sherwood et radio Harpo.

Le collectif de La Barona à Milan660

En novembre 1974, quelques très jeunes lycéens forment un collectif autonome antifasciste. Comme le raconte un de ses fondateurs : « On se retrouvait dans un local peu salubre en sous-sol, dans un café, ou dans la rue, et on parlait de nous-mêmes, de ce que nous réservait l’avenir. C’était le temps du collectif autonome antifasciste de la Barona, un groupuscule de gars qui, sans chercher le moindre appui ni s’aligner sur les positions de partis ou de mouvements politiques existants, voulaient essayer de construire politiquement quelque chose de neuf dans le quartier. Nous étions nés tout seuls et nous voulions tout faire nous-mêmes661 ». Si le groupe est parti de thèmes abstraits comme l’antifascisme ou l’anti-impérialisme, ce sont les thèmes concrets qui s’imposent rapidement en fonction de leur position dans la vie courante et la mémoire du quartier : lutte pour le logement662 et les occupations, lutte contre le travail au noir, analyse du rapport entre école et travail. Tout cela se faisait sur la base de l’enquête sur le quartier. Si le groupe se proclame autonome, c’est simplement parce qu’il cherche à maintenir le contrôle sur son activité, mais c’est sans référence explicite avec le mouvement de l’autonomie ouvrière organisée qui s’exprimait alors dans le journal Rosso, encore inconnu à la Barona.

Dans l’autre composante que se donnait le collectif, l’antifascisme, il y avait à la fois une référence à la culture générale du mouvement de l’époque qui baignait dans l’atmosphère d’un coup d’État fasciste et dans les affrontements récurrents comme ceux de San Babila. Mais il y avait aussi une volonté commune à beaucoup de collectifs de jeunes de banlieue, de surveillance et de contrôle du quartier contre les fascistes toujours ou les dealers parfois. Sur cet objectif se rejoignaient la bande traditionnelle de quartier cherchant à contrôler son territoire et le groupe politique. Cette identité politique, ils la portaient sur eux avec un habillement de type guévariste, même si leurs modèles étaient plutôt de provenance nord-américaine (Weathermen, Black Panthers). Le PCI du quartier, par l’intermédiaire de sa feuille locale (La sedicesima), se montra rapidement hostile et de toute façon, les rapports auraient été rendus difficiles par une certaine culture anti-stalinienne qui imprégnait le mouvement.

Les rapports avec les groupes extra-parlementaires n’étaient pas meilleurs à l’origine, car ces derniers avaient tendance à considérer ceux de la Barona comme des « blancs becs ». Ils eurent quand même lieu, par exemple, au sein du Fabbrikone663. À part les luttes habituelles sur le logement et les transports, ces derniers posant d’énormes problèmes en Italie du fait d’une insuffisance chronique des liens entre centre-ville et périphérie, ils portaient leurs efforts sur la lutte contre le travail au noir, en intervenant tous les samedis dans les petites usines du quartier. « Travailler sur le territoire pour la recomposition prolétaire sur des bases révolutionnaires, cela n’a rien de facile : c’est un projet de longue haleine qui chemine entre mille difficultés de toutes sortes, mais que nous avons fait nôtre depuis toujours, en débarrassant le terrain de toute ambiguïté démocratiste ». Cette pratique allait d’ailleurs essaimer dans toute l’Italie dans le cadre des « rondes prolétaires » qui vont être dirigées contre les heures supplémentaires. En théorie les syndicats étaient opposés à cette exigence patronale, mais en réalité ils n’osaient pas aller à l’affrontement, qui obligeait à des pratiques illégales, voire violentes. Les rondes ouvrières vont alors agir tous les samedis matin dans les zones industrielles. Il s’agissait de dépasser les traditionnels piquets de grève filtrant par une pénétration plus perturbante à l’intérieur des usines, avec distribution de tracts expliquant l’action. Alessandro Stella (op. cit., p. 124 et sq) rend compte de ce mouvement pour la région de Vicence.

Il fallait donc tout recommencer, partir parfois de zéro, pour aborder de façon critique tous les aspects de la quotidienneté métropolitaine, pour matérialiser collectivement les besoins prolétaires. Pour cela, ils utilisèrent l’enquête de masse comme donnée de départ, afin de construire un rapport continu avec les habitants et ne pas s’autonomiser en tant que marginaux664.

La coopération avec d’autres collectifs de quartier se fit plus intense et les liens avec le comité communiste d’unité et de lutte (Co-Co-U-Lo) formé de militants ouvriers des usines du sud de Milan et de quelques intellectuels marxistes-léninistes se développent sur des bases assez égalitaires, dans le cadre de la lutte contre le travail au noir et les heures supplémentaires. Des camarades sardes rejoignent le collectif, ce qui élargit son horizon aux problèmes des jeunes immigrés désillusionnés et marginalisés. Au moment où il s’élargissait, le collectif de la Barona, comme d’autres, fut agité par le débat sur le rapport violence de masse/lutte armée et forcément, ses membres furent amenés à participer à des actions dans lesquelles les protagonistes n’étaient pas tous sur la même longueur d’onde. Ainsi, ils durent s’éloigner du collectif de Romana-Vittoria animé par Marco Barbone, ce dernier cherchant à provoquer des heurts armés, à l’insu de la majeure partie des participants aux manifestations665.

Après Bologne 77, à ce point de leur histoire, les membres du collectif cherchèrent une voie politique qui, d’une part, les aurait fait sortir de l’atmosphère étroite de leur quartier et leur aurait permis de répondre à la tendance générale visant à former une organisation plus large et d’autre part, les aurait différenciés des autres projets qui circulaient dans le mouvement.

En réponse à la proposition de Rosso de constituer un parti de l’Autonomie, ils publièrent Eppur si muove, un journal pour l’organisation prolétaire dans la métropole, comme première tentative d’analyse des expériences communes aux collectifs territoriaux milanais. Ils expliquaient comment cette extension sociale de la subversion correspondait au fond, à l’incapacité des diverses forces de l’autonomie dite organisée, à être des moments d’organisation et de direction : « Tant que les propositions de militantisme révolutionnaire seront riches d’idéologie et de moralisme, l’autonomie diffuse y sera de plus en plus étrangère : nous laissons les intellectuels et les militants qui nient la réalité de leurs besoins se branler sur des formes partitistes et plus ou moins intergalactiques ».

Le fait de fonder son projet d’organisation en prenant uniquement le territoire comme moment central de recomposition prolétaire est le fruit d’années de luttes, d’une longue pratique d’activités territoriales à Milan, alors que ce terrain était le plus souvent considéré comme secondaire et complémentaire de l’organisation d’usine. Or, la réalité est plus diverse. Les mouvements de masse autonomes vis-à-vis du capital se sont développés dans les écoles, dans les services, dans les quartiers-ghettos, dans les petites usines et dans les prisons.

Le mouvement des jeunes prolétaires et le mouvement des femmes annoncent le mouvement de 1977 et ont mis fin au mot d’ordre opéraïste de la « centralité ouvrière ».

Pour le collectif de la Barona, la voie de l’organisation se fait maintenant plus complexe et tortueuse et ne peut qu’être le produit d’une lutte collective et massive sur le territoire, pour et dans la recomposition de classe. Pour participer à ce processus, il est nécessaire d’attaquer les sédimentations organisationnelles existantes666. Le collectif se démarque donc de groupes politiques comme Rosso667 dont il était pourtant devenu assez proche. Il se démarque aussi clairement des pratiques de lutte armée à visée exemplaire, celles qui attaquent les individus-fonctions plutôt que les structures et les institutions. Mais le projet d’extension et de continuité de la lutte au quotidien entrait en contradiction avec une accentuation, d’un côté, de la répression étatique, de l’autre, de la militarisation de la mouvance au sein de formations armées de plus en plus organisées.

En voulant agir maintenant partout, le collectif n’avait plus d’influence réelle nulle part et il fut une proie facile quand des assassinats furent commis dans le quartier, début 79 et qu’on leur en attribua la paternité. Ils furent incarcérés, certains torturés, puis relâchés et fin 1979, ils publièrent un nouveau numéro de Eppure si muove qui prenait la défense de tous ceux qui payaient pour leur manière de s’opposer à l’État. Ce n’est qu’en 1980, après l’exécution de trois policiers de la Barona par la colonne Walter Alasia des Brigades Rouges, que le reste du collectif a pris publiquement ses distances avec les formations armées. Ce fut sa dernière manifestation politique publique.

Pour conclure, on peut voir dans ce type d’auto-organisation la même limite que celle aperçue dans les CUB. À partir d’un certain moment, l’auto-organisa­tion ne suffit plus, car elle ne représente que la forme de la lutte. Si le mouvement italien a pu croire, un moment, que l’extension de l’usine au territoire consacrait non seulement un changement quantitatif, mais un changement de nature de la lutte du mouvement de refus du travail et de l’usine par l’ouvrier-masse vers le refus plus général de la vie capitaliste par l’ouvrier social, il a dû vite revenir sur cette vision optimiste. En effet, si la lutte ne franchit pas un nouveau palier, c’est alors tout le poids des rapports sociaux capitalistes qui nous tombe sur les épaules. Et c’est ce qui va se passer, avec d’un côté une offensive syndicale pour retourner le rapport de forces des luttes autonomes construit pendant cinq ans en un rapport de forces institutionnel (unité syndicale dans la métallurgie, conseils de délégués, etc.) et de l’autre une offensive patronale visant une restructuration sur un mode post-fordiste, qui va attaquer directement la fraction de classe à la pointe des luttes précédentes, l’ouvrier-masse. Cela conduira non seulement à une nouvelle organisation de la production, mais à un redéploiement de la force de travail dans un sens toujours plus éclaté et à l’arrêt de l’embauche des méridionaux et des jeunes en général dans les grandes usines du nord de l’Italie. Or, c’est l’existence de cette embauche continue qui sous-tendait toutes les expériences prolétaires, qu’elles soient internes à l’usine (la formation de l’ouvrier-masse) ou externes (l’ouvrier-social.

L’autonomie ouvrière et la question de l’avant-garde

L’autonomie ouvrière

Il ne faut pas confondre l’opéraïsme qui constitue un centrage de la théorie du prolétariat sur l’usine et le mouvement de refus du travail de l’autonomie ouvrière. Nous avons déjà vu que les fondateurs des Quaderni Rossi appartenaient au mouvement ouvrier classique, même s’ils en représentaient l’aile gauche. Leur prise de distance avec ce mouvement ouvrier fut très progressive, puisqu’il ne commença qu’avec les événements de la Piazza Statuto en 1962, pour s’affermir ensuite dans la scission qui allait donner Classe operaia. En fait l’autonomie s’est constituée entre 1973-1975, contre le projet du Compromis historique et en réponse à l’échec des groupes pour dépasser l’usinisme sous-jacent de l’opéraïsme. Elle se nourrit surtout de la décomposition de PotOp et voit confluer des militants de LC, le groupe Gramsci, puis la Fédération Communiste Libertaire de Rome. On voit se reproduire alors, comme en 1968 un mouvement de va-et-vient entre une référence qui reste centrale, celle de la classe et de l’exploitation d’un côté et de l’autre, celle qui reconnaît de nouveaux sujets révolutionnaires et met en avant la notion d’aliénation.

Il y a là une prise de distance avec l’opéraïsme originel de Panzieri. Comme le dit Tronti dans Nous opéraïstes, ce courant n’était pas motivé par une révolte éthique contre l’exploitation, mais par une admiration pour l’insubordination ouvrière (op. cit., p. 84). « Dans la lutte de classe, ce qui nous enthousiasmait c’était la classe en lutte ». Donc pas de mythologie autour de la classe. Tronti reconnaît qu’il existe de puissantes images symboliques qui rythment la vie et la lutte du monde ouvrier (par exemple de la piazza Statuto à la marche des 40 000 cadres de Fiat s’ouvre et se ferme un cycle historique) et encore moins de mystique de la mission du prolétariat. Par exemple les opéraïstes historiques ne sont pas fixés, comme en France encore aujourd’hui, sur un mythe de la grève générale qui remonte à Sorel et au syndicalisme révolutionnaire.

Cette centralité ouvrière au cœur de la démarche opéraïste n’empêche pas la notion d’autonomie de s’étendre à l’extérieur du mouvement d’insubordination ouvrière. Elle se manifeste, par exemple, dans le mouvement étudiant (cf. l’exemple de Trente en 1968), puis dans la campagne de LC « Reprenons la ville668 » en juillet 1971 et le souci de ne pas abandonner les luttes du sud de l’Italie aux forces fascistes. Mais elle reste, pendant un certain temps, une intervention secondaire et complémentaire de l’action d’usine. C’est ce qui change après 1973 avec la dissolution de PotOp. Ce n’est pas tant que PotOp représentât une grosse force numérique (le groupe est moins important que LC et AO), mais il représentait une grande force théorique avec une perspective organisationnelle affirmée, mais originale. Sa dissolution est d’abord un indicateur de crise des organisations gauchistes, mais aussi un indicateur d’un cycle de lutte qui se referme, alors qu’un autre s’ouvre, caractérisé par le caractère diffus que va prendre le nouveau mouvement. Ce caractère diffus se retrouve dans les pratiques non autoritaires des nouveaux groupes issus de PotOp  : de Potere Operaio per il Comunismo, puis Lavoro Zero autour du comité d’usine de Porto Marghera, jusqu’à Formazioni Armate Comuniste autour de Valerio Morucci à Rome, en passant par Rosso autour de l’ex-groupe Gramsci et enfin Linea di Condotta autour de Dalmaviva et Scalzone. Pour Rosso, dans sa première période (fin 73-1974), il faut trouver une nouvelle forme de pratique en rupture avec celle des groupes d’extrême gauche qui séparent militantisme et vie personnelle, qui ne parlent que d’exploitation sans jamais aborder la question des autres formes de domination.

Ce sont alors toutes les formes de rébellion sociale qui sont mises en avant, en affirmant que la lutte ouvrière n’en est qu’une forme particulière et encore pas la plus radicale. Tout d’abord, le mouvement des prisons s’est organisé. Comme le dit Notarnicola dans une déclaration en provenance de la prison de Noto (5 février 1972) : « On ne proteste plus pour des spaghettis, comme cela se produisait encore il y a peu, actuellement les revendications que nous développons au cours des luttes ont pour titre : réforme des codes et règlements pénitentiaires, droit de recevoir la presse de gauche, droit d’assemblée, mise sur pied de commissions représentatives pour discuter avec les directions, luttes sur les lieux de travail par le moyen de la grève où d’autres modes d’action afin obtenir des salaires décents, lutte antifasciste, etc669. » Mais il réaffirme le lien nécessaire avec le reste du mouvement : « Il n’y aurait pas d’avenir pour ce mouvement, qui croît de jour en jour, sans l’appui de camarades extérieurs. […] Notre lutte n’a pas de sens si elle n’est pas profondément soudée au mouvement de classe. Nous ne devons malheureusement pas seulement lutter contre l’appareil répressif, contre le système capitaliste qui tend à nous séparer du reste de la classe, contre les syndicats qui s’opposent par exemple à la normalisation du travail dans les prisons, contre la gauche officielle qui déforme nos luttes, mais aussi contre de nombreux camarades qui tombent dans les pièges de la bourgeoisie en nous réprouvant et en refusant de comprendre que, nous aussi, nous sommes des prolétaires. Nous faisons partie intégrante de l’armée de réserve…670 ».

En mars 1973, une campagne débute pour le droit de vote des prisonniers. C’est une lutte politique d’ensemble qui s’appuie concrètement sur la candidature de Pietro Valpreda, anarchiste emprisonné injustement pour l’attentat de Piazza Fontana. Cette position fit polémique et une partie des avant-gardes externes s’y opposa de façon assez brutale671.

Après le mouvement des prisons, c’est le mouvement des chômeurs qui s’organise, mais il lui faudra du temps. Les chômeurs napolitains et d’autres villes du Sud vont créer en 1974-75 les Disoccupati organizzati. Mais, il ne nous semble pas possible d’envisager ce changement de perspective comme une fracture entre deux périodes, la seconde venant tirer les leçons des limites de la première. Cela nous paraît d’autant plus impossible, qu’à part Rosso, les autres groupes cités ci-dessus gardaient un œil attentif sur les luttes d’usines et particulièrement sur ce qui se passait à la Fiat. Là encore, par rapport à la situation française, la perspective est faussée par la durée du cycle de lutte. L’étirement temporel donne l’impression d’une succession de phases différentes alors qu’il ne s’agit peut-être que de changement ou d’alternance de dominante.

Ainsi, suite à un nouveau cycle de lutte ouvrière marquée par l’occupation de la Fiat en mars 1973, des groupes autonomes ouvriers se rassemblent à Bologne fin mars et décident d’éditer un bulletin de coordination valable pour toute l’aire de l’Autonomie. L’initiative regroupe les assemblées autonomes d’Alfa Romeo, de Pirelli, de Porto Marghera et Siemens, le groupe ouvrier de la Fiat, les comités de la compagnie nationale d’électricité (ENEL) et de la polyclinique de Rome, etc. Cette tendance n’est pas homogène du point de vue théorique. L’assemblée autonome de l’Alfa maintient une position très usiniste et une conception du salaire garanti reposant sur un droit au travail. Pour elle, le travail (vivant et productif) reste la valeur centrale dans n’importe quelle société, à la fois par l’expérience qu’il apporte et par le fait qu’il est le seul producteur de richesse. Quant au comité de Porto Marghera, il exprime l’opinion dominante de l’opéraïsme sur le refus du travail.

Leur désir d’unité, à défaut d’homogénéité, leur vient plutôt d’une crainte de voir resurgir, sous d’autres formes, les groupes politiques d’avant la dissolution de PotOp. Une crainte qu’exprimeront publiquement les romains des Volsci. Une seconde branche de l’autonomie se développe autour du journal Rosso seconde manière, dominé par la tendance Negri. Elle deviendra le groupe dominant de l’autonomie organisée, au moins dans le nord de l’Italie. Une troisième est composée par l’ancien groupe PotOp de Bologne, autour de Franco Berardi dit Bifo. Elle va fonder radio Alice et la revue A/Traverso. Elle exprimait surtout l’émergence d’une nouvelle subjectivité qui ne cherche pas de débouché politique, mais plutôt de la puissance dans le social, dans le local, ce qui fait qu’il va y avoir des différences nettes entre l’autonomie romaine, milanaise, vénitienne ou méridionale. Mais il n’y a pas d’opposition irréductible à l’intérieur de ce qui apparaît comme une nébuleuse en bouillonnement.

« L’Autonomie ouvrière est en premier lieu un comportement spontané de masse, qui doit devenir une capacité consciente de lutte et d’organisation avec laquelle la classe développe son mouvement de façon autonome, indépendamment de la nécessité du capital de maintenir sa domination et en opposition ouverte et déclarée avec elle. Donc également autonomie par rapport aux organisations traditionnelles de la classe qui, aujourd’hui, ne proposent d’autre alternative que celle de rester à la traîne, de se soumettre, de faire siens les projets de reprise patronale […]. Dans les objectifs, dans les besoins, dans la pratique de la lutte […] il doit y avoir déjà la préfiguration des conditions de vie différentes et des nouveaux rapports sociaux vers lesquels nous tendons et que nous voulons affirmer dans la nouvelle société672 ».

Le mouvement de l’autonomie marque donc ses distances avec les organisations gauchistes, anciennes ou nouvelles. Avec le modèle plus ou moins léniniste de PotOp tout d’abord, avec la nouvelle perspective de « longue marche à travers les institutions » qu’entreprend LC, ensuite. Ce qui est étonnant, c’est que ce sont souvent les mêmes dirigeants (en tout cas pour PotOp), qui passent de la première forme, politique, sectaire et autoritaire, à la seconde. En fait, il y a eu une coupure entre la période 1968-69 (le Biennio rosso) et le mouvement de 1977 qu’il est difficile d’analyser en termes de rupture. En effet, la période 1973-76 a constitué une dérive gauchiste et politicienne du mouvement qui englobe LC, Rosso autour de Negri, l’ancien groupe de Rome de PotOp autour de Piperno et, d’une autre manière, les formations armées. Mais cette coupure n’a pas été définitive puisqu’en 1977, il y a eu réappropriation des orientations de 1968 avec une radicalisation des thèmes sur la vie quotidienne et un décentrage par rapport à la théorie du prolétariat. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous ne pouvons pas suivre Balestrini et Moroni quand, dans L’Orda d’Oro (Sugarco, 1988), ils opposent positivement 1977 à 1968. En effet, pour eux, 1968 a été récupéré dans la mesure où beaucoup d’anciens du mouvement sont maintenant dans les médias, les professions intellectuelles et jusqu’au Parlement, alors que la révolte de 1977 serait irrécupérable. « Le 77 ne fut pas comme le 68. 68 fut contestataire, 77 fut radicalement alternatif. Pour cette raison la version officielle définit le 68 comme bon et le 77 comme mauvais. En fait le 68 a été récupéré au contraire du 77 qui a été anéanti. Pour cette raison, le 77, à la différence du 68, ne pourra jamais donner lieu facilement à une célébration » (p. 307, traduction de l’édition italienne par nos soins et p. 494 de l’édition française, L’éclat, 2017).

Nous pensons que cette analyse est erronée. « L’automne chaud » oublié ? La Fiat en folie oubliée ? Par ailleurs, elle a tendance à juger une période en fonction non de ce qui s’est passé dans cette période, mais en fonction du devenu des protagonistes de l’événement. Elle occulte aussi le fait que si certains gauchistes ont tracé leur route, par exemple dans les médias, des centaines de militants ont passé de nombreuses années dans les prisons.

Toute autre, d’ailleurs, était la position de vieux militants de l’opéraïsme, de LC comme Guido Viale de LC, qui oppose effectivement la révolte de 77 à la lutte politique de 68-69, mais pour critiquer la première comme « spectacle de la révolte, mouvement stérile qui ne servit qu’à lever des brigadistes » (Bobbio, op. cit., p. 289). Et pour lui, de cela est née une métaphysique de 77 magnifiant les nouveaux sujets sociaux, les sous-prolétaires sur le modèle des révoltes des ghettos américains. Après, les nouveaux « leaders » furent Paolo Rossi [l’avant-centre de l’équipe d’Italie de football qui remporte la coupe du monde en 1982, NDLR] et John Travolta [l’acteur principal du film fétiche des adolescents : La fièvre du samedi soir, NDLR] constate-t-il avec amertume.

Les oppositions se radicalisent. Erri De Luca avoue que la manifestation la plus importante et violente, celle du 11 mars 77 fut quasiment sa dernière, alors que Gad Lerner, dans le journal Lotta Continua décrit de façon très positive la nouvelle figure centrale qui serait celle de l’exclu du système, le jeune marginal ou l’étudiant sans boulot, le fils de prolétaire sans identité ouvrière, tous mettant en crise la centralité ouvrière et le mythe de la classe porteuse de l’intérêt général.

La position de Balestrini-Moroni ne les empêche pas de bien décrire le mouvement : « Dans cette nébuleuse, il n’y avait pas un avant et un après. À l’avant et à l’après, était opposé l’ici et le maintenant. Il n’y avait pas cette attente spasmodique de ce jour où ils la prendraient dans le c… Notre jour était là. Par conséquent, la soustraction de temps au capital, la soustraction d’argent au capital, la construction d’espaces communautaires, alternatifs, sociaux, c’était ce qui se vérifiait immédiatement. Il y avait une sorte de vaccin contre les risques du parti, de l’organisation, de la révolution centralisée, des hiérarchies. Dans l’aire de l’Autonomie, employer le mot chef était un blasphème suprême673 ». Mais alors, si cela est vrai, comment expliquer le passage d’une frange de l’Autonomie vers les formations armées après 1977 ?

La critique du messianisme révolutionnaire est donc faite au profit d’un communisme immédiat qui se développe sur la base de la circulation et non pas de la production, comme dans la vision marxiste traditionnelle. Il ne s’agit pas de lutter pour l’appropriation des usines et l’autogestion ouvrière, mais pour le salaire social forme actualisée du salaire politique de la période précédente.

Ce qui était déjà présent dans l’Orda d’Oro sera précisé dans un autre livre de Balestrini, Les invisibles (POL, 1992), dans lequel il oppose d’un côté les « visibles », c’est-à-dire l’État et les BR et de l’autre les « invisibles », c’est-à-dire les jeunes du mouvement de 1977 dont le combat est véritablement émancipateur et éthique à la fois. La lutte pour le pouvoir d’un côté, la vitalité et la liberté de l’autre. Cette dichotomie est très artificielle et contre la volonté exprimée par nos deux auteurs, de ne pas être, elle, récupérée, elle aboutit paradoxalement à un autre consensus, celui qui exclut la lutte armée du mouvement et de l’Histoire. Enrico Fenzi dans Armes et bagages, journal des Brigades rouges (Les Belles lettres, 2006, p. 308 et sq.) fait une critique intéressante de cette position : « » Comme cette histoire eut été autrement cohérente et significative, comme elle eut été importante et même décisive et intégrée dans l’histoire plus large de notre pays si les Brigades rouges n’étaient venues tout gâcher ! Comment ne pas avoir, alors, la tentation d’imaginer une histoire différente, la “véritable histoire du mouvement”, sans la mauvaise conscience bouleversante de la lutte armée ? Il suffit d’observer que l’on essaie régulièrement, de nos jours, de gonfler au-delà de toute vraisemblance l’importance de ce qu’on appelle « le mouvement de 77 », ce qui ne pourrait se faire sans une violence manifeste à la vérité historique ; or, qu’est-ce que cela, sinon une tentative respectable bien que vaine, de refaire l’histoire de l’extrême gauche sans les Brigades rouges et la lutte armée ? De retrouver une bonne extrême gauche à opposer à la mauvaise, qui a tout gâché ? ».

Pour Fenzi, les dix ans de lutte armée et la défaite plus générale du mouvement représentent pour l’Italie la fin du modèle théorico-politique du communisme. « Par ses caractéristiques, l’expérience italienne a été à beaucoup d’égards une expérience centrale, parce que les éléments de la tradition communiste y ont touché à leur terme » (op. cit., p. 311). Symboliquement cela a joué le rôle pour l’Italie que plus tard pour le monde entier jouera la chute du mur de Berlin. Pour Fenzi toujours : « La lutte armée, et en particulier la plus consciente et la plus organisée de toutes, celle des Brigades rouges, s’est donc présentée au nom de l’utopie, de la nouveauté, du futur, et exprimait au contraire les ultimes convulsions de quelque chose qui était en train de mourir » (p. 313). Pour être plus précis : la théorie du prolétariat, la lutte politique pour le communisme.

Mais revenons à la violence des affrontements. De 1974 à 1976, les pratiques illégales et violentes produites dans l’aire de l’Autonomie, connaissent une intensification et une diffusion croissante, mais à l’inverse des formations combattantes, il ne s’agit pas de « porter l’attaque au cœur de l’État », mais d’obtenir satisfaction sur le plan des besoins. En 1974, l’autoréduction des tarifs des transports en commun milanais marque la différence de conception entre mouvement ouvrier et autonomie ouvrière. En effet, le mouvement a été lancé par les syndicats pour simplement « donner un signal fort » à la municipalité et aux autorités, alors que l’autonomie ouvrière va appliquer cela concrètement et comme un dû et non une requête. Ce mouvement se radicalise avec l’occupation des logements du quartier San Basilio à Rome avec un haut niveau d’auto-défense. Face à la politique des sacrifices prônée par le gouvernement, les prolétaires appliquent la spesa politica (la réduction autoritaire du prix affiché sur les produits).

Les restructurations avec dégraissage ou fermeture d’usines entraînent de fortes résistances de la part des éléments les plus combatifs des usines, comme à l’entreprise Alfa Romeo (janvier 74) où un cortège de métallos investit le centre directionnel, à l’extérieur de l’usine et où des ouvriers séquestrent pendant plusieurs heures un dirigeant de l’Alfa.

Les infirmières entrent aussi en lutte à Milan, Rome et Catane sur leurs conditions de travail. À Catane de graves incidents ont lieu du fait des brutalités policières et à Rome, le 29 juillet, un mouvement complètement autonome des structures syndicales se déclenche à la Polyclinique qui durera jusqu’en janvier. Mais l’absence de perspective strictement usiniste porte souvent les éléments les plus activistes, ceux qui sont maintenant sur des listes noires (patronales ou syndicales) ou sous la menace de licenciements, à rejoindre les BR. À côté de cette militarisation de la résistance ouvrière qui a peu à voir avec le mouvement originel de l’autonomie ouvrière, se développe une autre résistance illégale, mais plus diffuse et moins imprégnée de l’idéologie de la lutte armée, de la part de la force de travail précarisée, de cette armée industrielle de réserve qui n’en est plus une, puisqu’elle est plutôt devenue une masse indifférenciée de travailleurs surnuméraires.

Des ouvriers prennent les armes : l’exemple de Magneti-Marelli

C’est une partie de l’histoire du Comité ouvrier de la Magneti-Morelli de Milan674. Il se crée en 1975 sur la base de revendications égalitaires, le refus de la délégation, l’autonomie ouvrière. Mais, sa naissance n’est pas spontanée. En effet, dès 1970, il s’était constitué, comme dans d’autres usines du Nord, un Cercle ouvrier en dehors des syndicats, qui défendait ses positions au sein du conseil d’usine, avec une critique du travail à la chaîne et la mise en avant de la nécessité de piquets de grève « coup de balai ». En revendiquant un minimum garanti pour les plus basses catégories, il en arrivait à une perspective d’unité sans catégories, mais il entrait en conflit avec les syndicats qui défendaient, eux, une unité des différentes catégories de la classe qui tienne compte du niveau de professionnalité de chacun. (cf. op. cit., note 66). De nombreux ouvriers de cette usine sont membres des groupes extra-parlementaires et surtout de la section de Sesto San Giovanni de LC. Mais ces ouvriers quittent LC quand l’organisation devient un parti électoraliste et pratique l’entrisme syndical. Avec des ex-militants de PotOp comme Scalzone qui a participé aussi aux Comitati comunisti per il potere operaio, ils créent Senza Tregua et continuent à affirmer la centralité de la lutte d’usine et le caractère pré-révolutionnaire de la situation. À la place du contrôle ouvrier qu’ils jugent trop mou, ils avancent le mot d’ordre du « décret ouvrier », une forme de dictature ouvrière dans l’usine contre les cadences, les restructurations et les chefs, pour la réintégration de force des ouvriers licenciés. Ces licenciements jugés politiques doivent créer les bases du lien entre lutte économique et lutte politique que les différentes formes d’organisations de type léniniste, n’ont jamais pu réaliser avec leur séparation entre parti et syndicat. Mais, à l’été 1976, c’est l’explosion de Senza Tregua avec des ouvriers qui critiquent une dérive intellectualiste de la revue dirigée par Del Giudice et Scalzone et d’autres qui commencent à prôner une lutte armée offensive, mais sans faire le choix de la clandestinité (Sergio Segio). Le 22 avril 1977, sept ouvriers de la Magneti sont arrêtés en possession d’armes. Le Comité les soutient, de même que celui de Falck-Milan, en disant que les ouvriers ont le droit de se défendre par les armes, puisque les forces de la petite et moyenne bourgeoisie sont en train de le faire675. Quant au patronat, il crie à l’ingouvernabilité de l’usine pendant que le syndicat accuse les militants ouvriers arrêtés d’anti-communisme et de précipiter la faillite de l’usine. Enrico Baglioni, principal accusé et ouvrier licencié de la Magneti répond dans une lettre adressée à LC et intitulée : « On nous accuse d’être des ouvriers » (juillet 1977) dans laquelle il répond, en substance, que toute lutte politique est illégale. Après d’autres licenciements politiques comme celui de Grieco en 1978, huit ouvriers de Falck et de Magneti sont condamnés en février 1980 pour association en bande armée. À la fin de l’année, Baglioni est à nouveau arrêté sous l’accusation d’être un leader du groupe armé Prima Linea.

De nouvelles formes de lutte sont apparues aussi dans le sud de l’Italie. À Naples, par exemple, ce sont dix mille chômeurs qui s’organisent en de nombreux comités de chômeurs alors que l’épidémie de choléra et la lutte contre la contrebande vont encore appauvrir la population. L’autonomie ouvrière a du mal à appréhender cela, car ces événements ne collent plus avec sa théorie de l’ouvrier-masse. Pourtant, Franco Berardi avait développé, dès 1973, l’idée d’une nouvelle composition de classe mettant en avant l’intelligence productive. Negri, lui, avait développé l’idée que si la classe ouvrière est entrée en crise en tant que concept sociologique, car la restructuration capitaliste a produit la dévastation de l’ouvrier-masse, elle continue à produire des effets politiques sur l’ensemble du territoire et non plus seulement dans l’usine, sous la forme d’un prolétariat sujet du travail abstrait676.

« Dissoudre le concept de classe ouvrière produit par la Troisième Internationale, c’est répondre à l’impératif théorique, c’est-à-dire cerner les caractéristiques propres d’un agent qui résulte du dispositif combiné des luttes ouvrières et de la restructuration capitaliste dans cette période historique ».

Prendre en compte l’ensemble du territoire signifiait donc ne plus porter seulement son attention sur les grandes concentrations industrielles, mais aussi sur les nombreux petits ateliers où régnait le travail précaire ou clandestin, mais où s’organisaient aussi les cercles de jeunes prolétaires, précurseurs des centres sociaux actuels. Ces cercles participaient de la diffusion des luttes et pratiques de révolte ou de résistance dans les moindres recoins du tissu social. C’est ici qu’éclaterait l’insubordination ouvrière dans toute sa force antagoniste, en tant que travail vivant qui s’attaque, à la fois aux rapports de production et aux forces productives qui lui sont incorporées. C’est alors, pour Negri, toute la dialectique de la composition de classe qui se modifie : « Le concept de composition de classe doit dès lors se modifier pour devenir une catégorie — la seule essentielle — de la transition communiste. La composition de classe devient ici le sujet de la réappropriation successive des forces productives par la classe […]. Ici la composition tend à l’organisation, la réappropriation devient programme et le système des besoins est un système de lutte de transition » (ibidem, p. 270).

Comme nous l’avons déjà dit dans nos prémisses, l’analyse de Negri est fondamentale pour la critique du programmatisme prolétarien en Italie, mais ses conclusions retombent parfois en deçà de ce qui avait été posé, à l’origine, par les Quaderni Rossi. Ainsi, quand il parle de réappropriation des forces productives comme s’il ne s’agissait que d’une question de propriété ou de commandement.

Cette analyse de Negri et toutes les thèses de Prolétaires et État vont avoir une forte influence sur le mouvement de 1977, car elles posent la question des transformations de l’État qui dissout la société civile et l’autonomie du politique. Negri prend ici le contre-pied de la position défendue alors par Tronti sur l’autonomie du politique et ce n’est pas par simple plaisir de la joute polémique qu’il va préciser sa propre position, mais parce que derrière la polémique se cache tout l’enjeu du compromis historique et de la position à adopter à son égard.

« L’autonomie du politique s’écrase et se réduit à un pur fait technique, sans aucun réel fondement de classe, quand l’intrication des autres formes de revenu social avec le profit passe du stade où elle trouvait un fondement autonome dans le social au stade caractérisé par l’action de l’État. […]. En conséquence, la lutte des classes se situe à ce niveau. L’État contemporain ne connaît pas de lutte de classes qui ne soit lutte contre l’État677 ». L’État nouveau aurait ainsi détruit toutes les marges possibles du réformisme et en même temps toute possibilité de révolution par le haut. « Le renversement du rapport société civile/État ouvre la possibilité d’une large description de la fonction manipulatrice de l’État dans ses rapports avec la société. Le bloc étatique doit désarticuler chaque agrégat social potentiellement hostile et le réarticuler en fonction du schéma de fonctionnement global et planifié du capital » (ibidem, p. 251).

Une frange de l’autonomie va positiver de façon a-critique toutes les formes de lutte et particulièrement les formes qui s’attaquaient à la légalité et à la légitimité étatique, sans s’apercevoir que la nouvelle figure prolétarienne maintenant encensée ressemble comme deux gouttes d’eau au lumpenprolétariat décrit par Marx. Non pas une nouvelle recomposition de classe mais plutôt sa décomposition ! Cette frange de l’autonomie n’invente rien, elle ne délire pas, mais s’appuie au contraire sur la thèse 13 de Prolétaires et État, « L’analyse doit recueillir cette puissance de la marginalisation (prolétarienne) comme limite extrême — et force radicale — du refus du travail. Le lumpen détermine aujourd’hui dans le mouvement, une angoisse de libération dans laquelle la lutte de classe prolétarienne cherche à se révéler : le lumpen est le véritable porteur de ces valeurs humaines dont le socialisme et le révisionnisme se gargarisent, à cette différence, qu’il ne l’est pas comme essence originaire et générique, mais comme Träger, porteur et intermédiaire de la lutte. » (ibidem, p. 297). Mais cette frange de l’autonomie va aussi comprendre à sa façon les ambiguïtés d’un Negri qui déclare d’un côté que le nouveau sujet peut détruire toute médiation (p. 303) et de l’autre qu’il faut redéployer l’expérience marxiste-léniniste de l’organisation dans le sens d’une tension subjective vers une nouvelle forme d’organisation (ibidem, p. 300). On peut dire que dans la pratique de l’autonomie diffuse le premier élément a dominé le second et que dans la pratique de l’autonomie organisée, l’accent mis sur le second point a été un échec.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’analyse de Negri proposait une nouvelle version de l’optimisme théorique marxien. De la même façon que Marx assimilait développement du capital/développement de la classe ouvrière, d’un côté et développement des possibilités révolutionnaires de l’autre, Negri assimile développement du capital fixe/développement du general intellect d’un côté et développement de l’ouvrier social/développement des possibilités d’auto-valorisation de l’autre. La dialectique des classes est encore affirmée, mais réduite à une mécanique qui respecterait le sens de l’histoire.

C’est la critique que Bologna va adresser à l’autonomie organisée et plus particulièrement à Negri, dans le no 7 de la revue Primo Maggio. Bologna conclut son article en disant que le résultat de ce choix jusqu’au-boutiste fut l’exclusion de l’usine pour la gauche ouvrière. Mais il ne faut pas en déduire, comme Wright et Bologna que Negri s’en est lavé les mains et que sa nouvelle synthèse l’a conduit à abandonner à son sort l’ouvrier-masse sous prétexte qu’il avait théorisé l’ouvrier-social.

La critique de Bologna et plus généralement les numéros récents de Primo Maggio rompaient avec la ligne trop triomphaliste de Negri, qui semblait et qui semblera de plus en plus assimiler développement du pouvoir capitaliste et développement du contre-pouvoir prolétarien, développement de la valorisation du capital et développement de l’auto-valorisation prolétaire. À l’inverse, c’est cette position, finalement pragmatique de la revue qui fit que certains auteurs, comme Costanzo Preve qualifièrent Primo Maggio, « d’opéraïsme rationnel678 ».

Autonomie et avant-garde

Il faut tout d’abord signaler que cette question de l’avant-garde s’est surtout posée en Italie, alors qu’en France, le mouvement de 1968, au moins dans sa composante Mouvement du 22 mars est un rejet en acte de l’avant-garde de type léniniste, car si Cohn-Bendit a théorisé la notion « d’avant-garde interne », c’est dans une optique non léniniste. Ce rejet aura des implications sur les pratiques des groupes issus de 68 comme le GLAT, les Cahiers de Mai et chez un groupe plus ancien comme ICO. Tous maintenaient une perspective usiniste mettant au premier plan l’autonomie des luttes selon la formule de « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs mêmes ». Ce n’est donc pas un hasard s’ils ont laissé le champ libre à l’ouvrièrisme679 maoïste et ses pratiques substitutrices dans l’intervention « sur » les usines.

En Italie, l’autonomie ouvrière organisée (l’autonomie politique) a accordé une importance à la question de l’avant-garde, mais elle a innové par rapport à la vieille conception léniniste. Le point décisif est que l’avant-garde n’est plus celle du parti. C’est l’avant-garde ouvrière qui mêle aussi bien PotOp, LC que les CUB ou les assemblées ouvrières comme celle de P-M. Et pour PotOp, cette nouvelle conception de l’avant-garde n’est pas principalement provoquée par un changement de paradigme politique. Elle est à mettre en relation avec la nouvelle composition de classe. Celle-ci a vu « la disparition de l’ancien ouvrier de métier sur lequel se fondait l’organisation politique porteuse d’une idéologie dans l’usine (la conscience apportée de l’extérieur selon Lénine). La massification de la classe ouvrière à partir de l’ouvrier de ligne interchangeable dont le travail a perdu les derniers résidus d’autonomie et de créativité aurait changé les conditions de développement de la conscience de classe. Cette dernière serait comme immédiate au nouveau procès de travail. Il n’y aurait plus besoin de l’importer ou de l’implanter dans le corps ouvrier. « De là viennent la disparition du concept d’avant-garde comme groupe d’ouvriers plus politisés et la naissance d’une avant-garde de masse, dans laquelle ne compte plus le niveau de l’individualité680 ».

L’organisation de masse est donc une structure souple sans Politburo ni bureaucrates et les groupes politiques sont « mouvementistes » au sens où ils ne sont qu’une composante du mouvement, ils n’en sont plus l’avant-garde.

Dans cette perspective, l’acquisition d’une autonomie de classe est vue comme un long processus préalable à la construction de l’organisation-parti qui est repoussée à plus tard. Cela est d’autant plus indispensable que l’avant-garde, de son propre aveu, n’est guère plus avancée que la masse ; elle souffrirait d’un manque de théorie et d’une absence de vision générale.

Cette question de l’avant-garde qui taraude le mouvement italien, n’est pas assimilable à la question du parti, même si les deux questions sont liées. Le mouvement italien va constamment osciller entre cette position sur l’avant-garde qui est liée à un léninisme fondateur et foncier et une position sur l’organisation de masse liée plutôt au maoïsme, mais à un maoïsme influencé par une lecture libertaire de la Grande révolution culturelle chinoise.

Vittorio Rieser, un des anciens des Quaderni Rossi et ensuite leader étudiant de Turin qui participa à l’assemblée Étudiants-Ouvriers de Fiat, essaie de dérouler tout le processus : « Pour cela, il est nécessaire de commencer un gros travail de formation interne des militants, d’homogénéisation ; un travail qui s’appuie d’abord en bonne partie sur les problèmes immédiats de la lutte désormais suffisamment politique pour représenter un terrain fécond de formation d’une avant-garde interne, mais qui affronte aussi les problèmes qui n’ont pas de rapport immédiat avec la lutte, qui affronte en termes théoriques complexes le problème de la construction du parti et du rapport entre avant-garde et masse, qui affronte en termes explicites le problème du socialisme et des choix à faire pour se donner les moyens d’y parvenir. […]. L’organisation ne doit pas provenir de l’extérieur par une minorité d’étudiants, mais d’un noyau auquel appartiennent des ouvriers qui vivent ces luttes à l’intérieur de l’usine et qui font ainsi non seulement partie de cette avant-garde politique partiellement externe à l’usine, mais aussi de l’avant-garde de masse qui, à l’intérieur de l’usine, guide jour après jour les luttes. C’est seulement si l’avant-garde politique a cette composition et si elle se forme rapidement qu’il est possible d’avoir une incidence plus systématique, plus sérieuse, moins aventuriste sur les luttes actuellement en cours681 ».

L’autonomie ouvrière organisée ne s’appuie donc jamais sur les forces d’inertie du mouvement, sur les conditionnements de la mémoire, sur le « déjà vu historique ». Cette autonomie ouvrière organisée va beaucoup se transformer au contact du mouvement de 1977. Si le développement du mouvement des désirants est extraordinaire, il n’en demeure pas moins que des références à la théorie du prolétariat demeurent et que des éléments s’entremêlent. Certains écrits de Franco Berardi continuent à faire référence à l’identité de classe, même si c’est dans une nouvelle composition et le groupe Rosso essaie de lier théorie du désir et théorie des nouveaux besoins, avec le refus du travail comme forme de libération et de sabotage du travail salarié. Cette tentative de réponse au caractère double du mouvement, à la fois assis sur de l’ancien, mais porté vers l’avant, ne va pas être interprétée correctement au niveau théorique. Sergio Bologna reconnaît que le mouvement, dans cette absence de maîtrise de l’interprétation théorique, a subi de plein fouet la répression682.

 

Notes

573 – Source : le journal Controinformazione, numéro zéro d’octobre 73 qui provient d’une initiative commune de Potere Operaio (PotOp) et des BR.

574 – Ravelli cite des cas de développement d’une vie sociale intense pendant le temps de travail à Mirafiori. Pour des détails, on peut se reporter à la brochure de la revue française Échanges et à son numéro spécial signé par B. Astarian : Aux origines de l’antitravail, p. 56.

575 – C’est début 1969 qu’Oreste Scalzone et Antonio Negri essaient d’impulser un quotidien, alors que Piperno et Tronti pensent cela impossible. Finalement Scalzone propose un hebdomadaire centré non pas sur les mouvements de contestation multiformes, mais sur les luttes ouvrières, d’où le nom proposé de La Classe. L’acteur Gian Maria Volontè, très engagé dans les luttes, émet alors des doutes sur la possibilité, pour des intellectuels comme lui, d’y participer. Ce sera finalement un journal de compromis entre la revue de groupe politique précédente Classe opéraia et un journal sans signe de fraction politique particulière, mais fait pour porter une ligne politique au sein du mouvement. Le no 1 non signé du 1er mai 1969 est en fait rédigé par Scalzone et met en avant les comités de base, y compris de techniciens, ainsi que les luttes de l’enseignement technique. Franco Piperno (Scuola e sviluppo capitalisto) et Lanfranco Pace, qui sont respectivement physicien et ingénieur, pensent que ce n’est pas par le biais idéologique qu’il faut toucher scientifiques et techniciens, mais par l’analyse opéraïste des transformations du capital et de la composition de classe (source : discussions personnelles avec O. Scalzone et traduction personnelle du livre d’Aldo Grandi : La generazione degli anni perduti. Storie di Potere Operaio).

576 – Dalmaviva en rend compte dans le livre de Grandi (op. cit., p. 67). Rieser dénoncera cela comme récupération groupusculaire empêchant le développement d’une véritable autonomie ouvrière. Le groupe LC s’est par exemple opposé à la tenue d’assemblées uniquement ouvrières. Mais les choses sont plus complexes. Par exemple, Rieser qui semble reprocher à Sofri une sorte de léninisme va fonder dans la foulée le Collettivo Lenin qui rejoindra Avanguardia operaia en 1972, affirmant des positions plus léninistes que celles de Sofri. Et celui-ci, en refusant une représentation uniquement ouvrière, tenait bon sur ce qui avait fait l’originalité et l’intérêt du CUB Pirelli comme de l’assemblée Étudiants-Ouvriers-Lotta Continua, c’est-à-dire un alliage étudiants-ouvriers dans lequel n’intervient pas de notion de supériorité ou d’infériorité de position d’un groupe sur l’autre, à partir d’une position sociale d’origine. C’est encore une différence avec la France où la détermination sociale d’origine hiérarchisait encore bien des activités militantes, chez les gauchistes bien sûr et particulièrement chez les « pro-chinois », mais aussi dans la gauche communiste.

577 – Comme en France et même davantage à cause d’une décentralisation plus forte du mouvement italien, les militants de base choisissaient souvent sur des bases plus affectives ou aléatoires l’organisation qu’ils rejoignaient.

578 – Il fut caricaturé avec succès sous les traits du Gasparazzo, personnage inventé par le dessinateur satyrique de LC, Roberto Zamarin.

579 – La situation milanaise présentait un aspect particulier, dès le début, puisque le mouvement étudiant, en tant que tel, restait isolé dans la mesure où il ne se développait vraiment qu’au sein du MS (Movimento Studentesco), particulièrement sectaire et dogmatique. Il n’aura que peu de rapport avec les expériences ouvrières pourtant riches de Milan et ne participa guère aux débats de l’époque.

580 – Source : La Fiat aux mains op. cit. p. 293.

581 – Du moins parmi les leaders issus de la Gauche syndicale universitaire et chez Daniel Anselme, ancien membre du comité central du PCF. À la base et en province par contre, la tendance dominante était plus mouvementiste.

582 – Ce groupe est fort disparate, d’après Franceschini (Brigades rouges, Panama, 2005). Il comprend des militants qui sont encore au PCI, mais pensent que la nouvelle ligne démocratique du parti est un bluff pour se renforcer avant de passer à l’offensive. Leur position évoluera peu à peu quand ils s’apercevront que l’un des résultats de la déstalinisation sera que tous les cadres ouvriers vont être progressivement écartés de la direction au profit de nouveaux venus dont Berlinguer représente la figure emblématique, mais honnie. Ces derniers sont considérés comme des « vendus » et le refus de cette ligne est avant tout moral. Ce groupe réunit aussi d’anciens anarchistes de la FAI autour de Fabrizio Pelli. Ils ont été exclus pour un attentat contre un homme politique de droite.

Ce moralisme se retrouvera ensuite dans les liens que la FGCI entretient avec Corrado Corghi, un des fondateurs de l’Action Catholique, ami de Castro et Guevara et qui soutient le « justicialisme » des guérilleros latinos-américains. Ce justicialisme imprégnera la mentalité BR, de la première action contre le garage du dirigeant de la Sit-Siemens, Leoni, jusqu’à la pratique des « procès populaires ». En attendant, le groupe pratique des actions proches de celles de la GP en France. Il cherche ainsi à placer des éléments extérieurs à l’usine dans les ateliers, « établis » ou non, afin de faciliter l’agitation et le démarrage de mouvements de grève.

Selon Franceschini, le groupe reste très provincial et lié à la mémoire des luttes ouvrières et de la Résistance dans une région restée « rouge ». Il est censé trouver son parfait complément dans l’idéologie métropolitaine des CUB qui dépoussière la vision d’une résistance montagnarde ou « latino » au profit d’une lutte armée moderne, dans la jungle des villes. Comme le reconnaît Franceschini, le groupe de Reggio était plus proche des groupes partisans de Feltrinelli (GAP) que des futures BR.

583 – Pour plus de détails sur cette séparation, on peut se reporter à Renato Curcio, op. cit., p. 77 à 80 et plus loin à nos développements sur la lutte armée (partie v).

584 – À ce sujet, il faut s’inscrire en faux contre l’idée très française d’un PCI déstalinisé par rapport à un PCF encore très stalinisé. Thorez n’était qu’un petit soldat de Staline au sein du Komintern, alors que Togliatti était un des bras droits de Staline. En fait le processus de déstalinisation du PCI était très récent et la formation d’origine des cadres du parti ou de la CGIL restait très stalinienne. On ne peut s’empêcher de penser que c’est un facteur d’explication du transfuge de certains militants syndicalistes et communistes vers les BR. En fait, la grosse différence avec le PCF ne réside pas dans le rapport au stalinisme, mais plutôt dans le rapport aux intellectuels. Les dirigeants italiens sont des intellectuels de droit ou de fait, alors que les dirigeants français sont des ouvriers ou des bureaucrates. D’un côté Longo, Berlinguer, Lama et Trentin, de l’autre Waldeck-Rochet, Marchais, Séguy et Krasucki. Leur rapport au mouvement étudiant de 1968 ne pouvait être le même.

585 – C’est ce que raconte Curcio (p. 99-101, op. cit.) dans sa rencontre avec le chef du service d’ordre de LC, Giorgio Pietrostefani qui sera accusé plus tard d’être le commanditaire, avec Sofri, de l’exécution du commissaire Calabresi. LC semblait inquiet de la nouvelle implantation des BR dans les usines milanaises où LC avait été jusque-là le groupe le plus actif. Une autre raison peut provenir du fait que tous les groupes extra-parlementaires étaient en train de réorganiser leur service d’ordre dans le sens d’une plus grande professionnalisation. Pietrostefani et Camuffo, un ancien de l’université de Trente, proposèrent en vain à Curcio un échange de bons procédés : LC resterait l’organisation politique du mouvement et les BR en deviendraient le bras armé. C’est encore un exemple du fait que les BR étaient nullement un groupe hors-sol.

586 – Couleur du foulard porté par les membres des cortèges internes afin de ne pas se faire reconnaître.

587 – Ce groupe fut le premier à avoir envisagé le passage à la lutte armée, avant même, les GAP de Feltrinelli.

588 – La critique du partisanat avait pourtant été très tôt produite par la « gauche italienne » après la Seconde Guerre mondiale. Cette position n’aura un écho que pendant les années qui suivent la Libération. Le parti bordiguiste retrouve alors quelque influence, y compris au sein du PC stalinien, comme le raconte par exemple Antonietta Macchiocci dans ses mémoires, à propos de la situation à Naples. Mais l’embellie ne dure pas, comme l’avait prévu Bordiga qui n’adhère pas au nouveau parti formel reconstruit, puisqu’il analyse la Libération comme le début d’une nouvelle phase de contre-révolution (« le fascisme a perdu la guerre, mais a gagné la paix »).

589 – Cette stratégie se poursuit comme on a pu le voir avec une arrestation, printemps 2007, d’une trentaine de syndicalistes accusés d’appartenir aux nouvelles BR.

590 – Elle est particulièrement présente et active dans l’hinterland milanais où s’exprime une forte solidarité des jeunes, d’abord contre les fascistes, puis ceux-ci une fois chassés du terrain, contre les carabiniers qui tentent d’occuper le territoire. La ligne « sociale » de Curcio se maintient, même après sa première arrestation, autour de la figure emblématique de l’ouvrier Walter Alasia. Une ligne qui continue à prôner des actions mixtes légales/ illégales alors que Franceschini est passé depuis longtemps dans la clandestinité et ne peut tenir objectivement le même discours. Après la seconde arrestation de Curcio pendant l’hiver 76, la ligne sociale est balayée (Alasia isolé est tué par la police) au profit d’une ligne plus militariste qui, contrairement à ce que dit Franceschini dans ses mémoires (op.cit,.) n’a pas eu à attendre la prise en main de l’organisation par Moretti pour triompher. D’ailleurs Franceschini était le principal partisan de cette ligne. Une autre tendance, animée par F. Pelti et C. Alunni de la Siemens proposait de se rapprocher des ouvriers autonomes et ils vont fonder les Formations communistes combattantes.

Pour résumer, on peut dire que Curcio est le représentant d’une ligne « centriste » au sein des BR, défendant un réformisme armé afin de faire sauter les verrous politiques et institutionnels, mais il ne pensait pas que les temps étaient mûrs pour la révolution (on se rappelle qu’à Trente, en 68, il “piocha” sur « la longue marche au sein des institutions » de Rudi Dutschke).

591 – Riccardo d’Este fut plus tard membre du comité de rédaction de la revue Temps critiques, collaboration malheureusement interrompue par sa mort en 1997.

592 – On a une trace des positions d’Armaroli en français dans le no 78 d’ICO de 1969 où, à travers le Bolletino d’informazione no 1 il énonce : « … dans le prolétariat italien (on a) le développement d’une critique pratique du capitalisme qui s’exprimait dans toute une série de luttes violentes (y compris dans les révoltes des prisons) qui passent souvent de l’usine à la rue et vice-versa et constituaient une révolte véritable contre les conditions matérielles et culturelles d’existence sous le capitalisme. Le développement de cette négation pratique confirme la prévision théorique sur le mouvement d’autonégation du prolétariat (critique et refus du travail, critique et refus de l’urbanisation capitaliste), plus que ne le confirme la généralisation des grèves sauvages qui ne sont souvent que l’indice d’une intégration excessive et par conséquent non fonctionnelle du syndicat ». Cette analyse sur les grèves sauvages semble néanmoins plus juste pour des pays comme les Pays-Bas ou la RFA, dont les syndicats sont forts et intégrés, que pour la France et l’Italie.

593 – À partir d’ici, tout notre développement sur le courant communiste de gauche repose sur le texte inédit et ronéoté du milieu des années quatre-vingt-dix, disponible en version italienne complète sur http://www.autprol.org/public/documenti/apoeriv.htm et qui provient de compagnons en empathie avec ce courant. (Extraits, commentaires et traduction par mes soins).

594 – Éditions d’En bas, 1977.

595 – Nous devons distinguer les CUB totalement autogérés de 1968-69 et les organisations homonymes de la première moitié des années soixante, initiés par le groupe Avanguardia Proletaria, groupe d’origine trotskiste qui va rejoindre le maoïsme avant de rentrer dans le giron de Rifondazione Comunista.

596 – De cela ressortait une position anti-avant-gardiste et anti-récupératrice.

597 – Cf. le no 1 du Bollettino d’informazione édité par Ludd (octobre 69).

598 – Édité par le Centro d’iniziativa Luca Rossi, 1996.

599 – Le « parti historique » se trouvait réduit à une petite secte qui avait parfois attiré des staliniens qui, dans les années cinquante, avaient soutenu des positions anti-conformistes (comme la fameuse section d’Asti qui fit preuve de dissidence à l’occasion de grèves purement staliniennes)

600 – Le texte fait ici référence aux agissements du MS.

601 – Le groupe publia le tract intitulé, Contre le capital, lutte criminelle qui fut diffusé à Turin, au printemps 69, lors de la vague générale de révoltes dans les prisons italiennes.

602 – Critica…, p. 52 (traduction par nos soins).

603 – C’est une critique implicite de la théorie opéraïste sur la composition de classe.

604 – Peu de temps après sortira, en France, le journal Le Voyou qui se présente comme « un organe de provocation et d’affirmation communiste » (mars 1973). Le terme de « voyou » désigne le prolétaire révolté qui refuse son existence de marchandise force de travail. Mais le journal précisait : « il ne faut pas voir dans le titre de Le Voyou, une quelconque apologie du délinquant, du blouson noir ou de leurs équivalents. Le blouson noir politisé n’est que l’envers du politicien se déguisant en blouson noir ».

605 – Les BR ont pris contact avec Faina après l’enlèvement du juge Sossi à Gênes, pendant l’hiver 1975-76, dans l’espoir de fonder une colonne génoise. D’après Enrico Fenzi qui le rencontra en prison, voilà ce qu’il en pensait : « tu sais, ce sont des staliniens de merde, mais pendant quelque temps ils nous arrangent, parce qu’ils sont forts et qu’ils sont les seuls à faire quelque chose de concret » (Armes et bagages : journal des Brigades rouges, Les Belles lettres, 2008, p.23). Mais leur collaboration cessa très vite, les BR s’apercevant du caractère incontrôlable de leur nouvel allié.

606 – Cf. infra, les nouvelles formes d’organisation.

607 – Traduction dans le no 9 d’Invariance, série III, 1976, p. 93-106.

608 – op. cit., p. 106.

609 – Lotta Continua, no 3, 7 février 1970, cité par Isabelle Sommier, op. cit., p. 125.

610 – Lotta Continua, « Introduction à la leçon italienne », Les Temps Modernes, no 335, juillet 74, p. 2108.

611 – Lotta Continua  : « Qui sommes-nous ? », op. cit., p. 2152.

612 – Cf. Daniel Colson, Anarcho-syndicalisme et communisme, Saint-Étienne 1920-1925, ACL, 1986.

613 – Op. cit., p. 130.

614 – Donatella della Porta, « Le mouvement étudiant et l’État en Italie » in Les années 68, le temps de la contestation, op. cit., p. 439.

615 – G. Viale, « Contro l’università », in Quaderni Piacentini, no 33, 1968, p. 10.

616 – M. Rostagno (l’un des leaders de Trente), in L’hypothèse révolutionnaire, Gallimard, p. 14.

617 – M. Serafini, « Pour faire l’unité de la gauche de classe », Il Manifesto, repris dans le no 216 des Temps Modernes, mars 1971.

618 – Le « retard capitaliste » de l’Italie permet au PCI et à la CGIL de mener une stratégie nationale d’union des forces progressistes contre les forces réactionnaires qui exclut toute élaboration d’une ligne de classe.

619 – Là aussi, PCI et CGIL en sont bien conscients et adoptent une position « responsable » sur cette question, de façon à ne pas mettre en échec les efforts de restructuration en cours.

620 – La position d’Il Manifesto est ici très proche de celle tenue en France par les Cahiers de Mai. Pour ces deux groupes, il faut trouver une plate-forme de lutte sur le terrain social qui allie un caractère extra-institutionnel et l’absence d’attaque directe et de principe contre les syndicats reconnus comme forme transitoire et contradictoire d’organisation de la classe ouvrière. Il faut seulement essayer de stimuler les pratiques ouvrières qui sont en opposition avec la stratégie des directions.

621 – Cf. les activités du groupe Lotta Femminista qui se crée comme scission de PotOp et la brochure de M. dalla Costa, Le Pouvoir des femmes et la Subversion de la communauté, cité par Wright, op. cit., p. 130. Il ne s’agit pas d’un groupe à stratégie particulariste mais d’un groupe qui revendique encore son appartenance à l’opéraïsme dans un champ spécifique, celui de l’économie domestique.

622 – Texte du groupe Négation (1972), repris dans Rupture dans la théorie de la révolution, op. cit., p. 305-312. Les notes suivantes correspondent à notre propre commentaire de 2008.

623 – Par ce fait, il actualise le programme des conseils ouvriers allemands de 1923 qui voulait imposer le salariat généralisé sur la base du travail productif à une époque où il était encore minoritaire. Or, ce travail productif n’est plus la base essentielle de la valorisation (ni pour Potere Operaio ni pour Négation, ni pour nous). La période actuelle est celle de l’inessentialisation de la force de travail et le salariat généralisé ne peut plus être l’extension du travail productif, mais la déclaration volontariste que toute activité est productive de quelque chose, y compris en dehors du champ de l’économie, que tout le travail est devenu productif pour le capital. Cela permet d’intégrer la lutte des femmes dans le mouvement communiste, puisque les femmes luttent pour un salaire domestique qui ne peut qu’être un salaire politique.

624 – Cette perspective triomphera plus tard avec la théorie des dominations moléculaires de Deleuze et Guattari et celle de la multiplicité des visages de pouvoir chez Foucault. Reprises par les gauchistes et les anarchistes, ces thèses sont très vite devenues des mots d’ordre de la recomposition particulariste du capital en réseaux et autres réalités virtuelles. Pour une critique de ces thèses, on peut se reporter à J. Wajnsztejn, Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût, L’Harmattan, 2001.

625 – C’est le cas dans le passage, chez certains opéraïstes, de la phase de l’ouvrier-masse à la phase de l’ouvrier-social. C’est le cas aussi de luttes, comme celles de la Fiat, dans lesquelles l’opposition entre ouvriers (surtout les OS) et les employés, techniciens et cadres a été virulente et souvent violente.

626 – C’est la position opposée par rapport aux gauchistes français qui s’en tenaient, en général, au « Travailleurs français-immigrés tous unis ».

627 – Elle est tirée de la revue italienne Collegamenti (no 6) intitulée : « Organismes autonomes du prolétariat et zone de l’autonomie ».

628 – La logique des « objectifs discriminants » a pour sous-produit la médiation : il est clair, en effet, que si l’on se caractérise par des objectifs, il convient de temps à autre de les négocier avec d’autres forces (syndicats, etc.), même si en théorie on la refuse. Cette solution est inévitable parce que la plus raisonnable. On finit, en somme, par renverser son point de vue, en substituant à un comportement ouvrier qui se donne des structures organisationnelles, une organisation fondée sur les objectifs. Cette dernière est alors obligée de s’adapter aux nécessités réelles ou supposées résultant de la conscience des ouvriers et des rapports de force entre les organisations politiques qui fonctionnent par-dessus la tête de la base.

629 – Le texte fait peut être allusion au travail de LC en direction du « front des prisons ».

630 – Pour Trentin, dirigeant historique de la FIOM (CGIL métallurgie), les revendications égalitaristes sont typiquement petites-bourgeoises.

631 – La discussion reprend, en fait, là où elle s’était arrêtée en 1920 à Turin. La « gauche turinoise », derrière Gramsci avait alors buté sur la séparation entre lutte économique et lutte politique en distinguant les conseils comme organes du futur État ouvrier et les syndicats comme organisation de défense de la force de travail dans le cadre de la concurrence capitaliste. Or, cette force de travail étant encore différenciée, le syndicat était logiquement conduit à légitimer les hiérarchies capitalistes, y compris au sein de la classe ouvrière.

632 – M. Cacciari, Ciclo Capitalistico e lotte operaie. Montedison, Pirelli, Fiat 1968, coll. « libri contro » ; no 7, Padova, Marsilio, 1969, p. 96.

633 – Cf. le no 18 de la revue Quindici.

634 – Cf. A. Sofri, « Sur les conseils de délégués », Les Temps Modernes, no 335, 1974, p. 2204.

635 – « Aujourd’hui plus que jamais le problème de la lutte ouvrière n’est pas tant un problème de formes d’organisation que de contenu politique. La revendication d’une organisation à la base, démocratique, dans le cadre du travail ne constitue pas en soi une menace pour le pouvoir capitaliste. Elle peut même le servir » (Lotta Continua, 14 février 1970).

636 – Puisque celui-ci n’est de toute façon qu’une forme adaptée à la conflictualité de classe dans le cadre de la dépendance réciproque entre capital et travail.

637 – On retrouve là un problème historique qu’ont connu les conseils ouvriers allemands de 1923 dans leurs rapports avec le parti social-démocrate. Très rapidement, les ouvriers les plus combatifs ont été licenciés et la majorité est devenue social-démocrate. Même processus déjà avec les soviets russes de 1917 même si là, c’est la guerre civile qui vida les conseils de ses meilleurs éléments.

638 – Avant la Première Guerre mondiale, les syndicalistes-révolutionnaires essaieront de les utiliser contre les syndicats. C’est qu’elles représentent un nombre élevé d’ouvriers peu qualifiés et inorganisés. L’échec des luttes de 1911-12 conduit à un englobement des CI par le syndicat via les comités paritaires.

639 – Il soviet du 15 juillet 1919. Sofri présente la lecture du vieux Bordiga comme un purgatoire que les camarades doivent traverser !

640 – Gramsci, comme Lénine, est un fervent admirateur du fordisme américain.

641 – Cette thématique, proche de celle du syndicalisme révolutionnaire, s’explique aussi par la structure particulière, très qualifiée, de la main-d’œuvre turinoise. Cette position, que Gramsci abandonnera à partir de la défaite des luttes à Turin, est réapparue sous différentes formes pendant le Mai français et jusqu’à l’expérience de Lip en 1973.

642 – Op. cit. p. 2268-70.

643 – Le même souci taraudait certaines sections de base de la CFDT française et un groupe comme Les Cahiers de Mai. La différence de contexte fait qu’aujourd’hui, des regroupements comme les COBAS italiens ou les coordinations françaises, n’ont aucune possibilité d’initiative.

644 – Elle regroupe les membres du Manifesto, des Quaderni Piacentini, du Movimento studentesco, du cercle Lenine, certains membres du PSIUP maintenant dissout. En 1974 il se fondra dans le magma de tous les gauchismes Democrazia proletaria.

645 – On reconnaît ici des thèmes gramscien de l’époque de l’Ordine Nuovo, avec une dette envers les théoriciens du syndicalisme révolutionnaire comme Sorel et Lagardelle. Dans cette optique, les conseils sont conçus en tant qu’instance organique de la classe (leur base est l’être social collectif) qui s’oppose au syndicat et au Parti qui ne sont que des bases pour une adhésion politique externe et individuelle.

646 – Les Temps Modernes, no 335, op. cit., p. 2196-97. Cette position dépasse de loin les positions des groupes trotskistes ou maoïstes français pour qui tout est trahison ou celle des groupes ultra-gauche pour qui le syndicat est un outil dans la période de domination formelle du capital, mais pas dans la domination réelle. Dans les deux cas, le capital n’est pas analysé comme rapport social de dépendance réciproque entre deux classes antagonistes, mais en fonction d’un a priori idéologique.

647 – Ce débat n’est pas nouveau puisque, dès 1936, on le retrouve pendant le Front Populaire avec l’institutionnalisation de délégués du personnel qui ne se confondent pas automatiquement avec des délégués syndicaux. Simone Weil s’en indigna au point de demander des sanctions contre les responsables syndicaux acceptant de se présenter comme délégués du personnel. On en a un autre exemple, en Angleterre cette fois, avec le phénomène des shop stewards, sortes de délégués d’ateliers syndiqués mais plus proches de la base et souvent actifs dans les grèves sauvages.

648 – La nature spontanée du mouvement des délégués est bien rendue par ce qui s’est passé à l’officina 41 de la Fiat. Le délégué Cali y déclare : « Les délégués, c’est nous qui les avons faits, comme expression directe des ouvriers. Puis le syndicat a essayé d’en faire sa chose. La première expérience, nous l’avons faite chez les auxiliaires : nous ressentions l’exigence de quelqu’un portant la parole de toute l’équipe et non seulement du syndicat ». Cette position est confirmée par le conseil des délégués ouvriers des auxiliaires : « L’assemblée est l’instrument à travers lequel les ouvriers, unis par équipe, par département, par atelier, discutent et décident des objectifs à atteindre ; de la manière de les atteindre, d’affirmer leur pouvoir et leur contrôle sur le travail. Pour nous, toute forme de réglementation et de limitation de l’assemblée est inacceptable. Elle doit pouvoir se réunir toutes les fois que le collectif ouvrier en a la nécessité. L’assemblée nomme le délégué et peut le révoquer à tout moment. Toute initiative du délégué est l’expression de la volonté et de la décision de l’assemblée. Le délégué ouvrier est l’ouvrier le plus conscient du groupe dans lequel il travaille, qui jouit de la confiance de tous ses camarades de travail. Il n’est proposé ni nommé par aucune organisation extérieure à l’usine, mais est exclusivement l’expression de la volonté de l’assemblée. C’est pourquoi il n’est responsable que devant les ouvriers et devant personne d’autre ».

649 – Lucio Castellina en rend compte dans Il Manifesto : « (la discussion) a ouvert un débat, sinon un affrontement, entre deux conceptions : l’une vieille, étroite qui, depuis le début, a cherché à réduire les nouveaux protagonistes de la lutte dans l’entreprise à de simples instruments de l’organisation déjà existante ; une autre plus courageuse, qui a immédiatement compris que ceux-ci pouvaient être l’occasion d’une refonte, unitaire et démocratique du syndicat ». Cette position des militants turinois du PSIUP s’accompagnait d’une forte critique des groupes comme LC et PotOp : « Derrière les envolées d’une rhétorique ouvrièriste, s’expriment une sous-estimation et un mépris profond des masses […]. On parle de nouveaux niveaux d’organisation, mais en même temps, concrètement, on ne fait rien d’autre que de tenter de démolir tout effort positif d’organisation des masses. Pour ces camarades, l’organisation est garantie et pure, elle est révolutionnaire, quand elle est un “devoir être”, quand elle est dans les “esprits” ; dès qu’elle se réalise, dès qu’elle prend une forme concrète, elle est déjà dans les mains de l’adversaire, elle est déjà intégrée. L’invocation rituelle d’une organisation indéterminée qui doit venir (organisez-vous !) et la polémique destructrice contre toute activité des masses qui soit positivement organisatrice (le délégué ouvrier) aboutit en pratique à un énorme déséquilibre entre les tâches immédiates de heurt frontal contre l’adversaire et les masses, désarmées sur le plan de l’organisation, sollicitant ainsi un affrontement désastreux entre les masses désorganisées et les solides institutions du pouvoir capitaliste. Ce qui caractérise cette position, c’est son incapacité à devenir ligne de masse. En réalité, pour ces camarades, il n’y a rien entre la masse inorganisée et les soviets, entre les 200 lires d’augmentation et la révolution, ni articulation concrète, ni processus historique. Le caractère immédiat de la revendication reste tel, le caractère absolu de la révolution reste pur. Ni les objectifs ne deviennent révolutionnaires, ni la révolution ne devient un objectif. Dans les masses, “lutte dure” et “plus de salaire”, dans le cerveau des avant-gardes, la révolution ».

Cette critique n’est pas sans intérêt quant au refus, de la part de LC et PotOp, des médiations pour la lutte, mais elle déraille quand elle dénonce l’absence de prise en compte du processus historique qui fait le lien entre revendication et révolution. Le concept de salaire politique de PotOp est là pour le démontrer.

650 – « Cette interprétation, en soi, tend à reléguer le délégué dans une fonction technique […] qui dénature complètement les raisons pour lesquelles cette exigence a été mise en avant et qui en minimise la valeur politique. Le délégué doit être élu par tous les ouvriers, syndiqués et non syndiqués et la révocabilité de sa charge doit pouvoir assurer, à tout moment, sa fidélité à la ligne de la classe ouvrière. Il est nécessaire de rappeler que le délégué n’est pas et ne peut pas être une institution de médiation des conflits ; autrement, il finit par devenir une copie pure et simple du comité d’entreprise ou des commissions techniques paritaires, niant ainsi du tout au tout ses caractéristiques propres : le pouvoir ouvrier dans l’usine, comme maturation politique de l’affrontement de classe dont il est issu… ».

651 – C’est par exemple la position de Guido Guerra, un militant turinois du PSIUP qui signale « qu’une certaine officialisation des conseils de délégués permettrait de capitaliser les avantages acquis en vue de se libérer de la subordination et en vue de conquérir des positions de pouvoir à travers lesquelles il soit possible de développer une contestation toujours plus incisive et d’exercer un contrôle plus efficace ».

652 – Cette position s’exprime aussi dans Les Cahiers de Mai (no 9 de mars 1970), à propos des délégués et de qui les contrôle. La revue aborde les luttes à la Fiat en escamotant le rôle des différents groupes extérieurs, au mieux taxés de spontanéistes. Elle n’accorde finalement d’intérêt qu’à la tendance ouvriériste du PSIUP, même si c’est sans la nommer, en reprenant une position très conciliante vis-à-vis des organisations syndicales. Les militants des Cahiers de Mai s’appuient sur les réunions et discussions qu’ils ont eues avec le Centre de documentation pour la lutte des classes de Turin. Cela fera aussi l’objet d’un dossier spécial sur les cadences et prîmes dans le no 33 d’octobre 1971.

653 – C’est la démarche qu’explicite Il Manifesto  : « … il s’agit là de la constitution d’un réseau démocratique nouveau, à travers lequel la classe ouvrière se re-propose comme agent politique, sur la base d’un pouvoir direct propre, en dehors du réseau démocratique traditionnel ».

654 – Pour un argumentaire plus théorique sur ce point et l’origine de la notion chez Piero Sraffa, on se reportera au livre de J. Wajnsztejn, L’opéraïsme au filtre du temps, à paraître en 2018.

655 – Le Monde du 14 décembre 19 71.

656 – Ce serait intéressant de comprendre pourquoi cela ne s’est pas fait, particulièrement dans les établissements de Mirafiori et Rivalta, alors que les comités politiques (Magneti, SIT-Siemens, Borletti, pour ne citer qu’eux) et les assemblées (Alfa-Arese, Montecatini- Porto Marghera) constituèrent la nouveauté organisationnelle du 1968 ouvrier.

657 – L’existence de comités politiques ouvriers dans quelques grosses usines du sud (SIR à Porto Torres en Sardaigne, Italsider et Alfasud à Naples) ne nous semble pas infirmer nos dires. Nous pensons que ce qui est le plus proche, en termes de lutte anti-capitaliste, de ce qui se passe dans les usines du Nord, ne se trouve pas dans ces quelques luttes dans les grandes usines du Sud, mais plutôt dans les révoltes méridionales de Battipaglia, Orgòsolo, Reggio et dans les luttes de chômeurs de Naples.

658 – Les mêmes qui feront que la lutte chez Lip a pu exister en 1973 en France, complètement à contre-courant.

659 – Sorte de chômage technique à l’italienne, payé intégralement par l’État pendant une durée limitée, à hauteur de 60 % du salaire à l’origine, puis de 80 % après la réforme.

660 – Sur ce collectif, on peut consulter le n° 5 de la revue Les mauvais jours finiront qui lui est entièrement consacré.

661 – Sei giorni troppo lunghi, texte dactylographié inédit d’Umberto Lucarelli, p. 92.

662 – Les membres du collectif avaient en mémoire l’occupation des établissements de l’IACP (sorte d’office HLM) de la viale Famagosta, commencée en 1974 et principalement organisée par LC et Avanguardia operaia. Cette lutte qui dura plusieurs années fut un point de référence pour toute la banlieue-sud milanaise. Elle fut rejointe par les occupants des immeubles IACP de piazza Negrelli et ce fut bientôt tout le quartier qui s’organisa sur ce problème, y compris dans les immeubles privés. Des centres sociaux se mirent à fleurir un peu partout.

663 – Une vieille usine désaffectée et occupée par la Coordination des locataires de Ticinese-Genova qui avait pour référence l’assemblée autonome d’Alfa Romeo. Elle voulait se servir du local comme base pour l’impulsion d’initiatives ouvrières, mais elle fut vite en butte avec un groupe de Rosso qui favorisait les attitudes subjectives nouvelles de l’ouvrier social. Ce lieu fut un exemple concret de ce qu’on pourrait appeler l’affrontement entre le mouvement de 68-69 et celui de 1977. Un exemple plus précis est donné pour l’Alfa d’Arèse dans le livre de Paolo Pozzo, Insurrection, Nautilus, 2010, p. 30-36, à propos d’une action au supermarché voisin.

664 – Extraits de Black Out, hebdomadaire des luttes autonomes, no 0 de février 1977, p. 6.

665 – Il fut aussi un des premiers repentis et un des plus bavards.

666 – Exils, op. cit. p. 14.

667 – Le journal Rosso, dans sa seconde version (1975-79), constitue un pôle stable de l’aire autonome organisée, en tout cas à Milan, où son siège relativement ouvert à divers courants a constitué un creuset d’expériences et d’initiatives variées. Cela ne voulait pas dire que le journal n’avait pas son propre projet politique, mais il n’y avait pas forcément d’incompatibilité entre celui-ci et d’autres initiatives, tant que celles-ci ne prenaient pas la forme d’un projet concurrent.

668 – « Reprenons la ville veut dire retrouver l’unité du prolétariat, non plus seulement contre la production capitaliste, mais pour le droit collectif à une vie sociale communiste, libérée du besoin, saine et capable de bonheur (contre) une conception livresque et économiste selon laquelle la lutte de classes ou la politique sont des choses séparées de la vie (alors) que les masses donnent autant d’importance, si ce n’est plus, à leur vie sociale qu’à leur travail » (Lotta Continua no 20, 1970, p. 5).

669 – S. Notarnicola, op. cit. p. 194-195.

670 – Ibidem, p. 195.

671 – Notarnicola fit la réponse suivante dans une lettre adressée à un membre non précisé de ces avant-gardes externes : « Le mouvement doit être autonome. La raison en est simple : vous ne connaissez pas cette réalité que nous seuls connaissons. C’est une réalité qu’on ne peut pas comprendre en seulement trois jours de prison ou à travers une série de lettres ; par conséquent, vos “avant-gardes” venues ici pour quelques jours ne peuvent pas se représenter ce que nous seuls connaissons. […]. Tu te trompes si tu crois qu’ici on attend des ordres d’en haut. J’espère que tu te rends compte que, si nous avions la tête ainsi faite, nous serions chez Fiat et pas en prison ». Cette remarque de Notarnicola est à relativiser car bientôt beaucoup d’ouvriers de la Fiat allaient se retrouver en prison ainsi que nombre de militants extérieurs et pour une longue durée.

672 – Comitati Autonomi Operai di Roma, Autonomia operaia, Savelli, 1976, p. 11.

673 – Ibidem, p. 334.

674 – Pour une vue d’ensemble on peut se reporter au livre d’E. Mentasti, La garde rouge raconte, Les nuits rouges, 2009.

675 – Cf. la déclaration de Lucia Martini et O. Scalzone : « Fenomeni di lotta armata ai bordi e dentro il movimento » (in L’orda d’oro, op. cit.), p. 326 (Sugarco) et page 515 sq de l’édition française, L’éclat, 2017.

676 – A. Negri, « Prolétaires et État » in La classe ouvrière contre l’État, Galilée, 1978, p. 226.

677 – A. Negri, La classe ouvrière contre l’État, op. cit. p. 248-249.

678 – C. Preve, La teoria in Pezzi. La dissoluzione del paradigma operaista in Italia (1976-1983). Dedalo, 1984, p. 55-57 (traduction par nos soins).

679 – Si nous avons déjà précisé en quoi l’opéraïsme se distinguait de l’ouvrièrisme dans l’expérience italienne, nous distinguons ici, pour la France l’usinisme de groupes comme GLAT, ICO et Cahiers de Mai, c’est-à-dire le fait de centrer l’analyse des luttes et la perspective révolutionnaire sur l’usine ou l’entreprise, de l’ouvrièrisme des maos qui transporte avec lui toute une mythologie de la classe ouvrière, de la cause du peuple, etc.

680 – « L’expérience des comités de base »… op. cit., p. 140.

681 – Quaderni Piacentini no 38, p. 26-27. Peu avant, p. 25, Rieser précise : « Il est nécessaire de distinguer trois niveaux de notre travail, comme cela s’est fait partiellement au début de l’intervention mais il est nécessaire de le faire maintenant plus explicitement :

– le niveau de l’action de masse dans la classe ouvrière ;

– le niveau de ce que nous pourrions appeler l’avant-garde de masse, c’est-à-dire la large couche des ouvriers qui sont à la tête des luttes et dont nous ne connaissons qu’un certain nombre ;

– le niveau d’une véritable avant-garde politique qui ne se définit plus seulement par rapport aux thèmes immédiats de la lutte, parce qu’elle a une vision à plus longue échéance et n’est plus tout à fait interne à l’usine, mais qui va au-delà et rejoint d’autres éléments de l’avant-garde politique des autres usines, d’autres couches sociales ».

682 – S. Bologna, « L’autonomie aujourd’hui » in L’Italie, le philosophe et le gendarme, Montréal, VLB, 1986, (p. 65).