Mai 1968 et le Mai rampant italien
Première partie : Mai 1968 en France

IX. Lip et le Larzac : fin du classisme ordinaire et tension vers la communauté humaine

 

Les points de convergence

Mai-68 s’est étiré jusqu’à l’été 73, mais nous ne sommes plus dans un processus d’accroissement de la conflictualité tel qu’il se poursuit encore en Italie. Ce ne sont plus que des soubresauts exemplaires qui indiquent une rupture avec les idées de centralité du travail et de classes sociales antagonistes. Il faudra la défaite finale des salariés de Lip et la victoire du Larzac pour que cela apparaisse plus clairement et visiblement, au-delà du cercle étroit des petits groupes qui avaient commencé à théoriser ces transformations.

Ces deux luttes ont comme point commun d’être plus affirmatives que négatives (au sens hégélien du négatif à l’œuvre). En cela, elles sont de nature différente par rapport aux grèves d’OS que nous venons d’évoquer. Les salariés de Lip et les bergers du Larzac affirment non pas vouloir survivre, mais continuer à vivre ensemble. L’ordre logique est retourné. Dans la dialectique marxiste, c’est la négation de l’état des choses existant qui doit permettre l’affirmation d’autre chose, alors que là, c’est l’inverse. Ce sont aussi des luttes ici et maintenant en opposition aux stratégies de patience révolutionnaire, de processus par étapes ou encore des théories sur un « grand soir » ou une grève générale expropriatrice qu’on attend, mais qui n’arrivent jamais.

Ce sont des luttes de transgression : une bergerie sur le terrain militaire, le détournement des stocks de montres, rompent avec les codes de la propriété privée et de la lutte syndicale classique, mais ce ne sont pas des transgressions pour la forme426. C’est le contenu et le sens de la lutte qui leur donnent cet aspect immédiatement légitime (même si la pratique est illégale) et donc populaire. Ce lien entre Lip et le Larzac est d’ailleurs clairement affirmé par les protagonistes de la lutte avec la grande pendule Lip apportée dans la bergerie. Ce sont, qu’on le veuille ou non et avec toutes les limites que nous signalerons plus tard à propos de Lip, des luttes exemplaires parce qu’elles montrent ce qui est possible et qu’elles jouent avec la police ou l’armée et le pouvoir (la cache du trésor de guerre de Lip mystifie la police et le pouvoir) comme des sortes de Robin des bois des temps modernes. Ce sont des luttes exemplaires aussi parce qu’elles dépassent les luttes corporatistes ? C’est d’ailleurs le sens du slogan : « Des moutons pas des canons » qui enchâsse un autre mot d’ordre, Gardarem lo Larzac, dans une perspective qui n’apparaît pas comme réactionnaire et purement régionaliste. Tout un chacun peut s’y reconnaître de par l’universalité qu’elles expriment. La convergence est aussi culturelle autour du slogan de « changer la vie » qui n’a pas encore été repris et amidonné par le PS, comme ce sera le cas dans les années quatre-vingt.

Il n’empêche qu’en 1973, la lutte du Larzac est encore exemplaire et anticipatrice en ce qu’elle annonce les luttes écologistes, la critique de fins qui ne tiendraient pas compte des moyens, bref, une dimension éthique qui reste encore, à l’époque, politique. Un ailleurs est posé (sans être théorisé, sauf à la marge) qui rompt avec la logique dialectique des contradictions. Il y a l’anticipation d’une part, d’un impossible dépassement entre deux pôles (capital/travail) beaucoup plus dépendants qu’antagonistes et d’autre part l’idée que la contradiction centrale qui y correspond et s’exprime dans la lutte de classes n’est qu’une des contradictions qui a englobé les autres pendant la phase de développement du capitalisme industriel. Or ce recouvrement (cet « englobement » dirons-nous plus tard dans Temps critiques) prend fin dans cet immédiat après-68 avec les luttes écologiques, féministes427 ou régionalistes.

C’est la révolution à titre humain qui s’exprime confusément dans une tension entre individus et communauté. Cela fait longtemps qu’elle n’a pas connu une telle intensité428. Ainsi peut-on dire que la lutte de la communauté des salariés de Lip dépasse tout messianisme de classe. Une classe, quelle qu’elle soit, n’a pas vocation à sauver les autres du fait d’un quelconque messianisme ou d’un sens de l’histoire prédéterminé. C’est le choc entre des espaces sociaux différents qui produit la convergence ou la communauté de lutte, des subjectivités certes combattantes, mais qui doivent aussi séduire, s’ouvrir vers les autres afin de dégager cette dimension de la communauté humaine.

Ces luttes sont aussi la manifestation d’une nouvelle époque qui fait exploser les schémas traditionnels de la lutte sociale. Très clairement, ces deux luttes indiquent un décentrage par rapport aux luttes précédentes qui ont essentiellement concerné les grandes forteresses ouvrières, dans les grandes zones urbaines ou industrielles. Le Larzac et Besançon ne sont ni Paris ni la Lorraine et Lip va diffuser dans d’autres secteurs décentrés que sont Salamander-Romans, Péchiney-Noguères, Rateau. Ces luttes font tomber les murs de l’usine en ce sens qu’elles ne sont plus perçues comme isolées et enfermées. Pour toutes ces raisons, nous ne sommes plus dans la logique cégétiste qui privilégiait, comme à l’armée, les gros bataillons.

Mais comment assurer lien et unité en gardant la richesse des multiples conflits, alors que la totalité ne peut plus être imposée d’en haut et de l’extérieur au nom d’un programme prolétarien en état de décomposition avancée et par l’intermédiaire d’une forme-parti qui est critiquée ou refusée ? Comment faire aussi, pour que l’unité ne soit pas la simple addition-collation qu’affectionnent les gauchistes-mouvementistes et leurs slogans artificiels et « attrapent-tout » qui ne portent néanmoins aucune dynamique de lutte ?

Des réponses partielles sont apparues dans une lutte analogue pour la préservation du site historique de l’abbaye de Fontevrault et dans une lutte convergente contre l’armée avec les manifestations des jeunes contre la loi Debré, six mois seulement après le grand rassemblement du Larzac du 24 août 1973429 et l’occupation de Lip par les CRS qui fait dire aux salariés que leur usine est devenue une « usine-caserne ».

Objecteurs de conscience, insoumis, anti-militaristes contre les ventes d’armes au Tchad, militants contre le nucléaire montrent l’existence d’un courant profond de refus du « système », même si on ne sait pas trop ce qu’est ce « système ». Par exemple, les jeunes s’affirment contre l’armée qui leur barre leur vie comme l’armée barre celle des bergers du Larzac. Ces mouvements sont typiques de l’après-68 dans la mesure où ils expriment ce qu’il y avait de nouveau dans Mai sans s’engluer dans l’ancien de Mai. Ainsi, ce qui dominait dans ces manifestations ce n’était pas le « Non à l’armée du capital » des gauchistes430, mais le « Non à l’embrigadement de la jeunesse », c’est-à-dire non à toutes les armées, y compris à l’armée populaire ou de libération nationale. Ces slogans sont en résonance avec le « Des moutons, non des canons ». C’est que le refus de l’armée est toujours contagieux en ce qu’il est refus de l’ordre répressif et du pouvoir arbitraire, qu’il dévoile une réalité concrète du capital et de son système de domination, mais aussi de tout système de domination (les chars soviétiques).

Ces luttes anti-militaristes rendent aussi improbable une militarisation des luttes. Entre l’Italie et la France, il y a bien sûr des différences entre les deux États et un État fort comme l’État gaulliste n’a pas besoin des mêmes moyens qu’un État faible comme l’État italien. Un simple voyage du Général à Baden Baden, un discours suivi d’une manifestation suffisent d’un côté, alors que de l’autre il faut des bombes télécommandées par l’État et une « stratégie de la tension ». Mais à part cela, il faut reconnaître que la France a connu des luttes plus diverses qui sont venues relayer les luttes strictement classistes en déplaçant les antagonismes, en rendant caduques les lignes de classe, la polarisation contre un ennemi (le fasciste, le bourgeois, « le cœur de l’État »).

Ces luttes sont immédiatement politiques mais elles dépassent les vieilles oppositions entre luttes défensives et luttes révolutionnaires, luttes économiques/luttes politiques, luttes sociales/luttes politiques. Elles critiquent en actes les vieux réquisitoires contre le spontanéisme, menés par les léninistes de tous bords et aussi le refus de l’immédiatisme pratiqué par les courants issus des gauches communistes.

La lutte à Lip et retour sur une critique de l’autogestion

La communauté de lutte

La communauté que forment les salariés de Lip est une communauté de lutte et ne concerne que les grévistes. Elle est donc autre chose qu’une communauté-travail comme l’ont souvent critiqué, on peut le dire maintenant, à tort, les groupes maximalistes dans leur critique de l’autogestion.

Ce sont en effet les grévistes et eux seuls qui décident, à l’exclusion de tous les autres. Ce n’est donc ni une communauté strictement ouvrière, ni une communauté de conditions et encore moins une communauté démocratique (ce qui serait d’ailleurs une contradiction dans les termes). Le clivage n’est pas celui, hiérarchique, de la division du travail — clivage qui, on le verra dans la partie sur l’Italie, a joué un rôle important dans ce pays — mais entre grévistes et non grévistes, sans que ce clivage ne prenne d’ailleurs un tour violent.

Cette unité431 des grévistes est une unité à la base qui n’a rien à voir avec l’unité des organisations syndicales, celle que la CGT veut réaliser autour de l’ensemble des salariés sur la base la plus consensuelle possible (unité avec la CGC et création d’une branche CGT-cadres).

Lip, c’est deux syndicats (CGT et CFDT) et un comité d’action (CA) qui donne sa dynamique à la lutte (c’est lui qui est à l’initiative du hold-up sur le stock de montres, de la vente-paye sauvage). L’unité se fait sur la base d’un accord formel entre CFDT et CA. Il ne s’agit donc pas d’une unité syndicale. La pratique est celle de l’usine ouverte avec une stratégie de popularisation originale (cf. le « tour de France » des salariés de Lip) qui rompt avec la ligne cégétiste de l’occupation à huis clos dans laquelle la popularisation ne se fait que par le haut à travers la médiation syndicale départementale. Mais par rapport à l’Italie de 1973, le contexte français n’est pas favorable car ce ne sont pas les luttes qui diffusent à partir d’une usine servant d’axe de lutte, ce n’est que la diffusion d’une lutte vers l’extérieur, alors que la diffusion des luttes en Italie réduit la nécessité de la popularisation. En fait, c’est une question de densité. Les luttes en France correspondent à des luttes exemplaires, mais exemplaires parce qu’elles sont exceptionnelles et elles sont plus soutenues par solidarité que reprises pour une extension et une intensification d’une offensive plus globale contre le capital. Les luttes italiennes sont plus diffuses et indiquent une intensité plus grande sans qu’une lutte exemplaire se détache, exceptée celle de la Fiat 69.

Les limites de la lutte

Avant de parler des limites, constatons que Lip fut le seul grand exemple de sabotage de la production en France dans ces années-là. Certes un sabotage qui ne touchait pas les produits ou l’usine mais qui instituait en méthode de lutte le freinage de la production puisque l’usine, en avril 73 va tourner à 30 % de ses capacités sans qu’il y ait encore la moindre attaque patronale d’un côté, ni revendication ouvrière de l’autre. Le ralentissement semble n’avoir eu pour but que la préparation de la lutte à venir. En juin, les ouvriers vont prélever plusieurs dizaines de milliers de montres en tant que trésor de guerre. Cette action est une mesure de prévention contre un possible non-paiement des jours de grèves et c’est aussi une réponse à l’intervention policière pour libérer les administrateurs provisoires qui ont été séquestrés. L’illégalité ouvrière répond à l’illégalité patronale et c’est ce qui lui donne sa légitimité pour le reste de la population.

C’est la première fois que des ouvriers ne s’approprient pas seulement l’usine comme dans les occupations, mais le produit de leur travail. Mais ce constat ne peut faire oublier que le collectif ouvrier est traversé de contradictions entre ceux qui font grève, mais en continuant de produire et ceux qui font la grève sans travailler.

Le 8 janvier, nouveau sabotage avec le démantèlement de l’usine décidé par le patronat… mais réalisé par les ouvriers.

Les limites du mouvement sont d’abord rappelées par certains grévistes. Ainsi, l’un des principaux animateurs de la grève, Raguenès432 raconte le refus syndical et finalement aussi ouvrier (la plupart sont des ouvriers professionnels qualifiés) du salaire égal pour tous quel que soit le travail concret effectué qui aurait pourtant constitué un retournement complet de la logique capitaliste et aurait pu, rajoutons-nous, faire le lien avec les luttes des OS de Flins et d’ailleurs ou plus proches, avec les salariés peu qualifiés de Kelton.

Pour Raguenès, c’est la logique de classe qui l’a emporté et donc la logique dominante partagée par deux classes pourtant antagonistes. La conscience de classe de la classe ouvrière traditionnelle et qualifiée est la même qui refuse la revendication du travail égal pour tous, quel que soit le travail effectué433, la même que celle qui a conduit à refuser l’ouverture de Renault-Billancourt aux étudiants, le 17 mai 1968. Mais la révolution n’est pas une question de maturation de la conscience de classe. En effet, elle ne se forge pas de façon autonome, car elle est façonnée par la discipline du travail d’usine et la subordination à une division hiérarchique du travail qui est légitimée, et non simplement acceptée par une forte composante de la classe celle des ouvriers professionnels et techniciens. C’est pour cela que nous disons que la pureté des classes n’est pas une condition de cette maturation, mais au contraire un enfermement dans la contradiction des classes. Au contraire, les grands orgasmes de l’histoire sont souvent le produit du caractère mixte des luttes, ce qui est toute autre chose qu’une alliance entre classes434. La conscience a une base matérielle qui lui donne son objectivité, mais elle est aussi le produit des luttes et de l’intersubjectivité qui s’y développe autour des rencontres et des pratiques. La conscience n’est donc pas la vérité de sa condition sociale, mais résistance et révolte par rapport à cette condition. Elle fonctionne alors non pas comme puissance d’enracinement, ça ce n’est que l’affirmation de la classe dans le rapport social tel qu’il est, c’est-à-dire dans l’exploitation et l’aliénation, mais comme puissance d’arrachement à ce rapport social ou au moins, mise à distance.

La critique est aussi venue de l’extérieur, issue d’individus rescapés des gauches communistes historiques ou d’anciens membres du M22. Ce type de critique est synthétisé par un texte du no 4 de la revue Négation, intitulé : « Lip et la contre-révolution autogestionnaire » (1974). Pour cette revue, la lutte des ouvriers porte atteinte au droit de propriété sur les moyens de production et tend à la réappropriation du produit par les producteurs. Par là, elle s’inscrit dans l’histoire du mouvement ouvrier produit d’une époque de la lutte des classes où le capital ne dominait encore que formellement le procès de travail et la société435. Cette inscription dans le mouvement ouvrier s’explique par le caractère particulier de cette entreprise qui, par bien des côtés s’inscrit dans des rapports sociaux de domination formelle où la dimension semi-artisanale de la production permet encore l’expression de savoirs professionnels. Une situation très éloignée de celle des entreprises automobiles et métallurgiques ou des salariés de Kelton, dans lesquelles les OS luttent à la même époque, mais dans les conditions de la domination réelle du capital. D’après Négation, ce qui ferait son actualité, c’est le fait que la revendication sous-jacente de l’autogestion chez Lip coïnciderait avec une dynamique du capital qui tend à se débarrasser des propriétaires pour ne conserver que des gestionnaires. Or ici, le capital de Lip appartenait à une personne, Fred Lip, qui tenta de retarder sa dépossession par des mesures de taylorisation à retardement. Mais cela ne servit à rien et peu à peu, en six ans, Ebauches S.A. pris le contrôle de Lip et s’attaqua aux ouvriers surnuméraires. Cette situation de surnuméraires potentiels faisait de ces ouvriers professionnels d’indiscutables prolétaires puisque la restructuration en cours visait à les transformer en « sans réserve ». Mais cette situation n’était alors que la leur et non celle de l’ensemble ou d’une partie significative des salariés de l’époque. Ils furent contraints d’agir conformément à leur isolement réel de prolétaires en lutte contre la suppression de leurs moyens d’existence. Cet isolement n’aurait pu être brisé que par la solidarité communiste des secteurs les plus avancés, les plus spécifiquement capitalistes, mais elle ne se produisit pas et les salariés de Lip n’eurent qu’une solidarité politique centrée sur l’idée « sympathique » d’autogestion (à cette époque et dans la mémoire de 68, l’empathie était encore politique et collective et non psychologique et individuelle).

En faisant redémarrer l’usine pour leur propre compte, au moins dans le court terme, c’est la part ouvrière des grévistes qui l’emportait sur la part prolétarienne et ils devinrent « les Lip », accrochés à leur manufacture et à leur conscience de producteurs, accrochés aussi, comme le reconnaît Raguenès, à « leur » salaire d’origine. La décision est alors cohérente quand les salariés décident de vendre les montres produites au prix catalogue, comme si rien n’avait changé, ce prix comprenant le profit du patron. À Ornans, le pointage a continué jusqu’à la reprise et si à Palente ce fut moins net, il y avait une surveillance, au cours des AG, afin de vérifier si le versement de la paye était justifié par un travail effectif.

Ce contexte défavorable à la lutte a souvent été passé sous silence par ses thuriféraires qui ont préféré insister sur les formes de l’action et l’auto-organisation des travailleurs. En effet, la présence d’un Comité d’action à Lip a de quoi surprendre, car dans les grèves les plus dures de l’époque on n’en trouve pas d’autre exemple. Cette présence est due en partie à la stratégie particulière de la CFDT qui consistait à faire vivre des espaces autonomes de lutte dans sa concurrence avec la CGT436. Mais cette autonomie est relative, car si le but reste le sauvetage de l’entreprise, alors la dynamique de la lutte ne sert qu’à radicaliser les formes sans que cela dégage une autre perspective.

La création du CA Lip et sa pratique à la base ne sont pas le début d’autre chose. Elles signalent la fin du mouvement ouvrier comme force historique437. « On fabrique, on vend, on se paie, c’est possible ! ». Eh bien non, ce n’est plus possible dans les conditions de la domination réelle du capital. Voilà résumé, en gros, le point de vue de la revue Négation, à l’époque.

Si le mouvement a si bien été reçu à l’extérieur, c’est qu’il réactivait la tension vers la communauté humaine. Privés de leurs moyens de subsistance par la société capitaliste, mais aussi de sa direction et de la hiérarchie, les salariés en grève reforment une communauté ouvrière de lutte. Elle n’est pas complètement illusoire dans la mesure où l’organisation de la production et le procès de travail permettent encore de croire au métier, au savoir-faire qui font la conscience du producteur. Négation oublie que cette communauté est plus une communauté de lutte, une communauté ouverte, qu’une communauté de travail et que le meilleur exemple en est qu’elle ne comprenait que les grévistes et nombre d’éléments extérieurs qui allèrent participer à la lutte sous différentes formes. Il n’empêche que c’est cette tendance à la communauté qui fonctionne comme force d’attraction. C’est elle qui va attirer non seulement tous les « touristes » de la scène politique, mais aussi un afflux de prolétaires venus non pas défendre une usine, car pour eux, leurs conditions spécifiquement capitalistes les rendent tellement interchangeables que les problèmes d’une entreprise concrète leur sont complètement indifférents, mais participer à une rupture avec l’ordre capitaliste, y compris de façon violente comme se sera le cas au moment des affrontements, après l’occupation de l’usine par les CRS. Cet épisode ne marque pas, comme semble le croire la revue Révolution Internationale dans son no 5, une certaine unification de la classe par le passage d’une lutte économique à une lutte politique, car ce n’est pas en défendant le « capitalisme collectif » de Lip que le prolétariat peut se former.

La revue Négation allait être victime de la myopie théorique de l’époque qui voyait l’autogestion comme une réalité à l’œuvre, alors que, comme nous l’avons dit, le temps de l’autogestion est celui de l’avant 68 dans les expériences à grande échelle des collectivités agricoles en Espagne 1936-37, dans des formes déjà abâtardies en Yougoslavie et Algérie des années soixante. L’après 68 n’est que le temps de l’autogestion réduite à de l’idéologie (au sein de la CFDT par exemple et aujourd’hui au sein de la CGT, c’est tout dire…)

Que l’on puisse y voir, comme certains (grosso modo l’extrême gauche syndicale), une véritable prise en mains, par les travailleurs, de leurs propres affaires, alors que d’autres y perçoivent (les groupes issus de la gauche communiste ou de l’anarchisme et donc nous-mêmes) un recours pour le capital lui permettant une dévalorisation de la force de travail, l’erreur était là. Dans les deux cas, elle consistait à considérer l’autogestion comme une forme en voie d’extension, pour le louer ou pour le déplorer, alors que Lip est au contraire son chant du cygne.

En fait, la problématique que nous partagions à l’époque avec Négation, c’est-à-dire la critique du programmatisme prolétarien, nous amenait à une conception du communisme qui ne laissait aux mouvements en cours que leur sens d’aliénation puisqu’ils n’étaient pas communistes. Le hiatus entre le mouvement et le but ne pouvait que déboucher sur la contre-révolution. C’était le tout ou rien.

Nous écrasions aussi la spécificité des mouvements sous l’analyse englobante de la théorie communiste comme les léninistes et les maoïstes le faisaient avec leur prolétariat unique représentant de la totalité.

Conclusion provisoire de cette première partie : l’échec du mouvement produit la dynamique du capital

Dans les faits, il n’y a pas eu contre-révolution. À cela, il y a plusieurs raisons. Tout d’abord, comme nous avons pu le voir dans le passage sur révolte et révolution, la question se posait autrement ; davantage dans le fait d’interroger théoriquement et pratiquement le lien entre révolte et révolution que dans le fait de savoir s’il y avait révolution ou non. Dans cette interrogation pointait le fait que peu des activistes de Mai-68 pensaient la révolution dans les termes de la prise du Palais d’Hiver et dans les termes de la dictature du prolétariat.

Le mouvement posait la question dans de nouveaux termes, la tension vers la communauté humaine à travers l’exigence d’une révolution à titre humain et non plus strictement classiste. C’est pourquoi nous avons encore parlé de processus révolutionnaire au sein de l’événement 68, mais en marquant son caractère mixte. Ce processus révolutionnaire a été particulièrement actif en mai et jusqu’aux luttes à Flins et Sochaux début juin. Pourtant, dès ce moment, certains ont pu parler de contre révolution qui s’amorçait. Nous pensons que le terme n’est pas approprié, car il ne s’agit que d’une contre-offensive du pouvoir pour briser le processus révolutionnaire et faire pencher la balance en faveur des négociations et de la reprise du travail. C’est surtout à Renault-Flins que cela apparaîtra, puisque la CGT y remplira parfaitement son rôle de représentant de la force de travail dans sa dépendance au capital. Aucune trahison là-dedans, mais plutôt un signe de la faiblesse de la résistance ouvrière à une répression syndicale qui est venue se surajouter à la répression policière contre le monde ouvrier.

De la même façon qu’il n’y a pas eu de réelle contre-révolution, il n’y a pas eu de « récupération438 » du mouvement. Simplement la fin d’un cycle de lutte qui présente la particularité — et ce n’est pas une mince affaire — de clore le cycle des révolutions prolétariennes. Mais la fin du cycle de lutte (1973 pour la France) implique que la nouvelle dynamique de développement du capital se fasse sur la base des limites du cycle de lutte qui s’achève. Ce qui est alors pris pour une « récupération » de Mai-68 n’est que le signe de la nouvelle dynamique du capital, le signe qu’il prospère encore sur la dialectique des luttes de classes, mais une dialectique qui épuise ses forces antagonistes comme si Hegel prenait sa revanche sur Marx, la perspective de l’Aufhebung étant englobée par et dans le capital439.

C’est là un crève-cœur de reconnaître notre défaite, mais c’est une défaite qui ne fait pas suite à un véritable combat que nous aurions mené, comme il l’a été en Italie. Ce n’est qu’une défaite des luttes qui, finalement, n’ont pas été à hauteur de l’événement. Le paradoxe, c’est que, comme il est dit en exergue de la quatrième de couverture du livre de J. Wajnsztejn sur Mai-68 à Lyon, « Nous avons perdu, mais nous ne voulions pas gagner440 » et de ça on n’a pas su quoi faire.

La grande peur du pouvoir était d’ailleurs là, comme une réaction à cette indétermination du Mouvement. Certains membres de son personnel se demandent même comment et pourquoi ils sont encore là.

L’entre-deux qui court pendant toute la décennie 1967-77 se termine à la fin des années soixante-dix, avec un contexte international de défaite pour toutes les luttes prolétaires (Portugal et Pologne ; mais aussi sidérurgistes en France et mineurs en GB).

Le danger, c’est alors d’oublier l’importance de l’événement et de le classer en pertes et profits, d’oublier sa part de dévoilement et de discontinuité sous prétexte qu’il n’aurait été qu’un accélérateur de la modernisation441.

Le capital va dès lors avancer sous des masques révolutionnaires à travers la publicité et la pleine société de consommation, la reprise des thèmes de Mai-68 dans un sens libertarien. Il va justifier sa dynamique au nom de l’autonomie des dominés (paritarisme syndical et partenariat associatif, formation, gestion sociale du chômage, parcs de loisirs, création d’un milieu technologique de services et de communications, réseaux, etc.). Par ces activités, il coupait l’herbe sous le pied à tous les réformismes. Par ailleurs, il fait la chasse à un ennemi devenu invisible, en criminalisant immédiatement toute révolte qui pourrait entamer un nouveau processus révolutionnaire. Il lui faut équilibrer dynamique révolutionnaire pour le capital (tout devient révolutionnaire comme le montrera et le dira la publicité) et nouvel ordre, par une politique sécuritaire442.

Ce n’est pas l’utopie globale qui a été « récupérée » et c’est pour cela qu’on n’arrête pas de nous répéter que de toute façon hors du capitalisme il n’y a pas de salut, mais il faut reconnaître qu’une politique de l’absolu a accouché d’une culture du relatif.

Nous l’avons déjà indiqué, la critique de l’universalisme que cela a produit a entraîné le développement des particularismes qui ont transformé le sens d’émancipation dont ils étaient porteurs à l’origine, en simple libération de la nouvelle dynamique du capital. Et dans cette dynamique, les valeurs collectives à la base des mouvements de lutte ont été retournées en valeurs individuelles mises en commun à travers différentes formes de groupes de pression, d’affirmations identitaires, de tribus, de réseaux. Les valeurs individuelles s’en trouvent réhabilitées non pas dans leur tension avec le social (la tension individu/communauté par exemple), mais vidées de cette tension négative en ce qu’elles se font question sociétale en lieu et place de l’ancienne question sociale. L’histoire s’est défaite, comme la politique, dans des équivalences.

Pensant échapper à la récupération « l’esprit de mai » a pris la forme ultime de la fuite en avant vers des références identitaires qui se présentent alors forcément et toutes comme « radicales »

Ce n’est donc pas la contestation totale qui a débouché sur un nouveau conformisme ou sur une dégénérescence des idées de départ ; c’est la défaite de ce mouvement total et non sa victoire qui a produit cet éclatement complètement décontextualisé de la révolte de départ.

L’histoire du FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire) est à cet égard exceptionnelle et Marie-Jo Bonnet en synthétise les contradictions dans Adieu les rebelles, Flammarion, coll. « café Voltaire », 2014443.

Le 1er mai 1971, le FHAR défile derrière un MLF qui n’accepte que les hommes homosexuels en ses rangs dans le cadre d’un accord tacite qui voit ensuite Françoise d’Eaubonne et Guy Hocquenghem reprendre des textes censurés par le journal Tout ainsi que d’autres textes pour en faire un livre : Rapport contre la normalité publié chez Champ libre en 1971. Mais très vite la mixité originelle du FHAR disparaît avec une arrivée de jeunes homosexuels hommes plus axés sur les pratiques sexuelles que sur une alliance avec les lesbiennes contre les dominations, la reproduction des rôles, etc. La sexualité prend en effet le pouvoir dans une spécialisation qui renvoie les femmes à l’amour, la jouissance étant l’apanage des hommes. Dans le no 16 de Tout (juin 71), Hocquenghem est clair : « Nous homos, nous ne pouvons adopter le point de vue de la déconstruction des rôles que quand nous avons droit à tous les rôles, pas quand certains (celui d’objet de désir, par exemple) nous sont interdits ». Or, pour les femmes le temps de la femme-objet étant révolu, la séparation était alors inéluctable et elle a donné naissance au groupe des « Gouines rouges ». Hocquenghem reconnaît sa dette mais constate les dégâts : « Ce n’est un mystère pour personne que les femmes ont eu un rôle prédominant dans la création du FHAR […]. Le MLF a été l’inspirateur de notre mouvement à ses débuts et peut être n’y aurait-il jamais eu de début si les femmes n’avaient elles-mêmes commencées » (« Adieux les goudous », in Sexe et répression, Maspero, 1972).

C’est parce que cette utopie globale, elle, au contraire des contradictions, n’a pas été englobée que Mai-68 en tant qu’événement garde ce pouvoir de fascination et cette récurrence dans l’actualité. À chaque nouveau mouvement social d’ampleur, les médias se précipitent pour interviewer ses protagonistes en leur demandant de positionner leur mouvement et eux-mêmes par rapport à 1968, le plus souvent avec le secret espoir qu’il n’y ait pas de rapport ou mieux encore, une opposition ! Mais le discours sur Mai n’a pas été linéaire. Il a beaucoup évolué et par exemple il y a peu de points communs entre la « commémoration » de 1988 qui encense Mai-68 en tant que porteur des valeurs qui dynamisent le capital et le discours qui est produit en 2008 qui est déjà beaucoup plus critique sur ces mêmes valeurs parce que les luttes de pouvoir ne se circonscrivent pas aux oppositions libérales/libertaires, mais concernent aussi les fractions néo-conservatrices qui relèvent la tête.

 

 

Notes

426 – C’est ce qui les distingue des transgressions de la GP ou de VLR qui mettent toute la valeur de l’action dans l’acte lui-même et non pas dans son sens. Nul doute que le Larzac et Lip auront contribué, comme d’ailleurs les luttes des femmes et les luttes régionalistes, à dégriser les dirigeants de la GP et leur auront fait prendre un chemin différent de celui des BR même si d’autres raisons ont joué.

427 – Nous n’abordons pas ce point, car de l’avis même des féministes, ce thème n’est pas abordé en tant que tel en mai-juin 68 où il n’existe pas encore de mouvement des femmes même s’il existe déjà une organisation particulariste : le Mouvement démocratique féminin (MDF) qui organisera deux conférences dans la Sorbonne occupée ; et en son sein un groupe, Féminin, masculin, avenir dont certaines des membres participeront plus tard au groupe non mixte Féminisme, marxisme, action et joueront un rôle important dans le futur Mouvement des femmes.

428 – Cf. L’individu et la communauté humaine. Anthologie I de la revue Temps critiques, L’Harmattan, 1998.

429 – Cf. l’article de Jeannette Colombel : « Lip, Larzac refoulés », in Les Temps Modernes, no 344 de mars 75.

430 – Et a fortiori de la lutte contre les sursis menée par l’UNCAL, émanation lycéenne du PCF.

431 – Elle se manifeste aussi dans le bulletin Lip-Unité animé par des militants de Lip, surtout de la CFDT et des militants des Cahiers de Mai.

432 – Les Temps Modernes, no 367, février 1977.

433 – Une revendication avancée depuis longtemps par le groupe Socialisme ou Barbarie.

434 – Sur cette question, on peut se rapporter au vol II de l’anthologie de Temps critiques, intitulée, La valeur sans le travail, L’Harmattan, 1999, p. 75-98 (articles de Charles Sfar et Jacques Wajnsztejn).

435 – Sur cette périodisation marxienne en domination formelle et domination réelle, on peut se reporter au no 14 de la revue Temps critiques (hiver 2006), p. 131-156. Cf. http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article164

436 – Dans cette optique, le rôle des Cahiers de Mai s’avère non négligeable. À Lip, ils vont prendre en charge le bulletin Lip Unité, parce que depuis la grève de Penarroya-Gerland de Lyon (1972), ils se mettent à réaliser ce qu’ils n’avaient fait que tenter de mettre en place jusque-là, d’abord avec la pratique de l’enquête ouvrière, puis dans l’idée d’être un ferment d’une unité ouvrière qui ne peut plus se faire ni par le haut (division syndicale et bureaucratisation) ni à la base parce que les restructurations conduisent à l’atomisation de la classe. L’observation très fine d’une situation italienne qu’il connaît très bien par ses liens avec Il Manifesto, de la part de Daniel Anselme, l’amène justement à concevoir un modèle très différent de celui qu’essaie de mettre en place la gauche syndicale italienne à travers une fédération unitaire des métallos. Les textes des Cahiers de Mai sont d’ailleurs un excellent condensé de la double nature de Mai-68 avec sa dimension exclusivement usiniste (l’enquête ouvrière) d’un côté et ses thèmes libertaires d’autre part (anti-bureaucratique, anti-hiérarchique). À quel point ce dernier aspect recouvrait, à partir du moment où il y avait défaite, certaines exigences de modernisation du capital, apparaît bien dans le fait que ces thèmes recoupent ceux de la gauche de la CFDT et anticipent ceux de la « nouvelle gauche ». De là, l’ambiguïté de sa critique du syndicalisme qui va apparaître ouvertement dès la grève de Penarroya-Lyon et sera manifeste ensuite à Lip.

437 – Les Cahiers de Mai le reconnaîtront implicitement en disparaissant au lendemain de ce qui a été leur plus importante intervention politique et leur plus gros succès politique, même s’ils sont restés dans l’ombre.

438 – « Récupération », ce terme qu’on a si souvent entendu dans la bouche des gauchistes, des anarchistes et de tous les courants et médias « de gauche » a-t-il été emblématique d’autre chose que de leur cécité politique sur Mai-68 ?

439 – Sur ce point, on peut se reporter à J. Guigou et J. Wajnsztejn, Dépassement ou englobement des contradictions. La dialectique revisitée, l’Harmattan, 2017.

440 – Mai 68 à Lyon, retour sur un mouvement d’insubordination, A plus d’un titre, février 2018.

441 – C’est à peu près la position du courant en provenance d’Allemagne, dit de « l’école critique de la valeur » qui semble se complaire dans le rôle de spectateur du triomphe de la valeur (Krisis, Exit).

442 – Cette politique sécuritaire est le point commun entre la politique Marcellin de l’époque et la politique initiée par Sarkozy et ses successeurs aujourd’hui.

443 – Ainsi, quel rapport y a-t-il entre le FHAR et la Gay Pride financée par les boîtes de nuit homos et les municipalités branchées ?