Temps critiques #20
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De quelques rapports entre le Coronavirus et l’État

, par Temps critiques

Tout d’abord, le virus et nous

Il faut prendre la pandémie comme un évènement, au même titre que celui des Gilets jaunes, même s’il est complètement subi, alors que nous pouvions avoir l’impression d’être partie prenante du premier. C’est le propre d’un évènement, au sens fort, que du fait de son imprévisibilité, il produise un choc en retour qui remette des certitudes en cause, questionne sur le rapport au réel, le relatif et l’absolu, la puissance de l’espèce en termes de rapports à la nature, mais aussi la finitude de notre condition humaine. Cependant, de notre point de vue, ce choc a été amplifié par le fait qu’il succède, en France, à quatorze mois d’agitation et de mouvements continus. Mais s’il en est la suite chronologique, il n’en est pas la continuité politique, bien au contraire. Ce n’est pas étonnant qu’il ait produit, de notre point de vue toujours, une forme immédiate de déni d’un évènement particulièrement perturbateur de par sa nature (un virus) fort différente de ce qu’on a l’habitude de rencontrer comme adversaire. Déni provoqué aussi par le fait que pour certains l’évènement, quel qu’il soit n’est considéré que comme parenthèse d’un cours historique plus long et fondamental, celui des luttes de classes par exemple pour les marxistes évaluant le mouvement des Gilets jaunes à cette aune hier, mais susceptibles d’avoir la même grille de lecture aujourd’hui par rapport à la pandémie. 

Tous les pouvoirs en place ont été tentés par le même déni, même s’ils ont dû se rendre à l’évidence et qu’il leur a fallu réagir puisque c’est quand même le moins que leurs populations puissent attendre d’eux. Il leur a donc fallu (en France, mais aussi en Espagne et à Hong-Kong) transformer les mesures directement répressives contre les mouvements de lutte de ces deux dernières années en mesures de contrôle sanitaire dans la perspective d’un supposé intérêt général et les faire respecter sans qu’elles apparaissent elles aussi comme également répressives. Transformer «  le peuple  » en éruption de la période précédente en des populations anesthésiées (en état de sidération diront les journalistes) à sécuriser. Noyer l’urgence sociale sous l’urgence sanitaire quitte à ce que l’urgence sociale revienne en boomerang, comme cela semble se faire jour en Italie du Sud1 et encore plus récemment à Naples.

À ce sujet les primes évoquées pour que ceux que le pouvoir et les médias nomment «  les invisibles  », dont la valorisation sociale est souvent inexistante (voirie, magasiniers, caissières, etc.), tiennent du «  principe de précaution  » de la part du pouvoir pour ne pas retomber dans un scénario du type Gilets jaunes à la sortie de la crise sanitaire.

L’État  : gérer l’incertitude… par l’incertitude

Une des caractéristiques de l’État sous sa forme réseau, c’est sa perte d’universalité  ; sa résorption dans une combinatoire de particularités au même titre que les autres  ; et dans cette particularisation de l’ancien État-nation — figure abstraite de l’universalité — il y a perte du pouvoir d’État comme étant le pouvoir de la souveraineté de la nation. Il n’apparaît plus alors que dans ses fonctions purement gestionnaires ou sécuritaires, c’est-à-dire sans ligne politique directrice.

Cela est apparu vivement, le lundi 16 mars 2020, avec un Macron qui fustigeait les Français qui transgressent les règles qu’il avait posées quatre jours auparavant sans en exprimer le moins du monde le bien fondé. Et ceci, alors même que le 1er tour des élections municipales avait été maintenu par le Premier ministre sur avis d’un «  conseil scientifique  » composé de chercheurs et médecins qui reconnaissent aujourd’hui avoir mal mesuré la gravité de la situation. Les enjeux d’une campagne électorale ne pouvaient donc souffrir du principe de précaution et le gouvernement aura tenu bon surtout pour le pire. Il est vrai qu’il n’était pas encore question de «  guerre et de mobilisation totale  » comme cela nous fut servi ensuite dans cette gestion de crise à géométrie variable.

En parallèle avec cette nouvelle étape en sorte de nouvel appel de Londres, le pouvoir politique a mis en place une gestion de crise. En effet, les institutions et médiations traditionnelles comme le Haut Conseil de la santé publique sont restées sans réaction, dans l’incapacité de proposer une direction permettant d’éclairer une quelconque décision politique en situation d’incertitude. Le Pouvoir s’en est donc remis à un haut commandement concentré d’experts sous l’autorité directe de la Présidence. Une sorte d’alliance entre le savant et le politique qui ne pouvait faire mouche auprès de la population. Dès lors, plus ou moins conscient d’une perte de crédibilité de sa parole à qui ce même pouvoir a-t-il fait appel pour donner à son discours de la force  ? Aux «  Soignants  » pourtant si délaissés depuis des années et quasiment empêchés de travailler par des restrictions budgétaires et une hiérarchie administrative et sanitaire omniprésente, à un tel point que beaucoup de «  Soignants  », selon leurs dires et malgré les difficultés actuelles extrêmes retrouvent un peu de sens à leur activité. En effet, dans la crise sanitaire et son climat anxiogène, cette entité «  Les soignants  » représente un pouvoir de persuasion beaucoup mieux reçu que celui du chef de l’État, grandiloquent mais démuni ou celle de l’ancienne ministre de la Santé discréditée par la gabegie des masques. Ces «  Soignants  » sont d’autant plus nécessaires au pouvoir en place qu’ils lancent eux-mêmes des appels aux citoyens pour qu’ils les aident en se protégeant de façon à éviter de surcharger les hôpitaux. En cela, ils restent dans le même discours officiel où le «  traitement  » de la pandémie est plus statistique que sanitaire (l’objectif est de freiner la pandémie pour lisser la courbe des contaminations graves au niveau de la capacité d’accueil). Belle validation (s’il en fallait encore) du modèle de l’État sous sa forme réseau… Ici, une combinaison entre forme régalienne (les mesures autoritaires de confinement) et forme réticulaire de l’État (l’appel aux «  soignants  » et aux experts).

Il est à remarquer que cet appel aux «  soignants  » n’est pas propre à la France, puisqu’on le retrouve aussi en Belgique, Espagne et en Italie. Les réseaux sociaux appellent ainsi, au moins dans ces quatre pays, à des concerts d’applaudissements tous les soirs pour soutenir des grévistes d’hier que l’on transforme en «  héros du travail  » sur le front de guerre aujourd’hui. Cela dit les «  Soignants  » ne sont pas dupes et ils le font parfois savoir publiquement. Ainsi un médecin urgentiste de Liège rappelle que les hôpitaux n’ont pas attendu le Covid-19 pour être dans la galère, en surbooking permanent (sic). Et que le soutien doit aussi pouvoir se faire lors de manifestations contre les réductions budgétaires et par le choix des urnes. Après la police applaudie au lendemain du Bataclan, voilà maintenant les «  Soignants  » qui se retrouvent en première ligne quand toutes les institutions (médiations traditionnelles de l’État-nation) ont été résorbées et qu’il ne reste que la gestion par des intermédiaires à faire valoir. Par exemple avec l’éducation dans une imbrication entre école/université et «  apprentissage tout au long de la vie  » ou encore la gestion de la misère par Pôle-emploi/CAF/associations de réinsertion, etc. Ces dispositifs, quelles que soient leurs formes, prennent pied dans une chaîne d’intermédiations qui ne cesse de s’allonger comme par exemple quand ce sont ces mêmes «  Soignants  » (comme entité médiatico-corporative abstraite) qui exigent des mesures plus strictes de confinement et une réorientation des dépenses publiques au nom de l’intérêt des malades et de leurs propres conditions de travail.

Cette incapacité à prendre des décisions politiques est peut-être ce qui caractérise le plus les États du monde occidental. En effet, si on regarde les mesures prises en Chine, mais aussi à Taïwan, à Singapour, Hong-Kong et en Corée du Sud, ce n’est pas le niveau d’atteinte aux libertés dans les mesures prises pour lutter contre le virus qui est le plus remarquable, car pour ce genre de comparaison tout est à rapporter à la situation en temps normal. Dit autrement, est-ce que la Chine s’est vraiment écartée en pire de ce qui s’y passe tous les jours habituellement  ? Disons que le pouvoir s’est appuyé sur ses fondamentaux. Mais que dire d’un pays comme la France où les constitutionnalistes épiloguent sur le fait de savoir si un second tour pourrait être juridiquement reporté sans invalider les résultats du premier tour et ne disent pas un mot sur les mesures mises en place de façon autoritaire par un président qui se pose en chef de guerre. Une fonction et un pouvoir que lui confère d’ailleurs la Constitution.

Après bien des atermoiements, la crise sanitaire n’a pas été sacrifiée à l’économie

Bien sûr, le fait d’avoir réalisé des «  économies  » dans le secteur de la santé n’est pas pour rien dans la crise actuelle. Mais malgré les affirmations à chaud, hâtives et infondées de la plupart des «  degauche  », des plus réformistes aux plus ultras, dénonçant le maintien fantasmé du business as usual, les États occidentaux ont vite abandonné une position écartelée et de fait intenable, entre poursuite de l’activité économique et lutte contre la crise sanitaire2. Le souci de la «  santé des marchés  », y compris donc celui de la santé devenue marché, auscultée jusqu’à là par tous les pouvoirs y compris les médias, s’est effacé (provisoirement  ?) devant celui de la Santé des populations, de la Santé avec un S majuscule.

Il y va en effet de la capacité de ces États à assurer la reproduction des rapports sociaux dans leur ensemble (maintenir les grands services publics de santé, de transport et communication, la presse, les services urbains de nettoyage, les salaires pour les salariés qui bénéficient de contrats types3, etc.) et non pas seulement de la machine productive elle-même qui fait l’objet d’une panoplie de compléments visant à permettre une reprise de l’activité, plus tard, mais sur les mêmes bases puisque le virus n’est considéré, dans le langage des économistes orthodoxes, que comme «  une «  externalité négative  » ne remettant pas en cause «  le Système  ». C’est du moins ce qui se passe dans des pays comme l’Allemagne ou la France, c’est moins net en Italie où l’économie souterraine est estimée à environ 25 % du PIB (et plus dans le Sud évidemment où l’emploi est traditionnellement plus précaire et où les différentes mafias sont pourvoyeuses d’emplois) et dans un pays déréglementé comme les États-Unis où le chômage partiel n’existe pas. En France, la prolongation «  exceptionnelle  » des allocations pour les chômeurs en fin de droit et le report de la réforme de l’indemnisation chômage (si peu contestée dans son projet quelque mois plus tôt...) qui devait entrer en vigueur début avril, participent de cette volonté de circonscrire toute nouvelle révolte sociale en maintenant un revenu minimum de subsistance lié au travail et se distinguant d’un RSA que par ailleurs le gouvernement ne veut pas étendre aux moins de 25 ans.

À l’occasion de cette crise sanitaire, on voit réapparaître des discours catastrophistes sur une «  grande dépression  » à venir. Les uns postulant que l’arrêt de «  l’économie réelle  » nous met en position d’être à l’aube d’un krach majeur. Les autres que la Bourse elle-même reflète une faillite en cours. Les uns et les autres se basent sur une pseudo déconnexion finance/économie réelle tout en rapportant toutes les difficultés à une totalité d’où l’État semble absent, comme s’il avait déjà disparu. La simple référence à une «  économie réelle  » montre pourtant, en creux, à quel point ils ne comprennent pas ce qui constitue cette totalité et quel rôle majeur y jouent, par exemple, les banques centrales.

Les grandes firmes et les banques de dimension mondiale4 n’ont donc rien trouvé à redire aux mesures prises et les ont d’ailleurs sûrement soutenues, leurs profits étant dans l’ensemble au plus haut si on songe aux résultats des banques américaines et sans opportunité particulière en ce moment. Par ailleurs, il est à noter que le e-commerce, et plus précisément Amazon, tire largement profit du confinement imposé par la crise. Face à une explosion de commandes ces derniers temps, il annonce une campagne de recrutement massive et des hausses de salaire. Amazon va même jusqu’à proposer des contrats temporaires à des personnes au chômage technique du fait de leurs secteurs momentanément sinistrés (la restauration ou le tourisme).

L’actuelle crise sanitaire tend à renvoyer la reproduction globale du rapport social capitaliste au niveau de chaque État (ce que nous appelons le niveau II de la structuration globale du capital5) qui en est le garant. C’est comme si la production et même la finance se trouvaient momentanément subordonnées à une reproduction d’ensemble («  systémique  ») prioritaire en temps de crise grave. À cette occasion on n’entend guère se manifester le patronat, à peine plus des syndicats qui jouent l’unité nationale6, si ce n’est au niveau des secteurs-clés impactés (hôpitaux surtout et hypermarchés) qui dénoncent incurie des mesures et manque de protection du personnel.

Dans ces circonstances particulières, le niveau I (celui du capitalisme du sommet) exerce sa puissance davantage comme potentialité que comme effectivité  ; c’est-à-dire qu’il accepte et même accompagne les écarts et les à-coups entre les nécessités de la globalisation du niveau I et les économies de guerre qui lui sont imposées au niveau II. Exemple  : Ainsi, l’Italie obtient d’importantes mobilisations financières immédiates, mais accepte un contrôle plus rapproché de l’UE. Mais l’UE elle-même ne contrôle plus grand-chose puisqu’on a appris depuis que l’Italie recevait aussi des aides de la Russie. Il y a bien là une distorsion des règles et des accords antérieurs de l’UE parce que celle-ci ne s’est pas (encore) imposée comme une instance prépondérante au niveau I.

Avec cette pandémie, on assiste à un double mouvement qui à nouveau rebat les cartes en imposant d’une part, une gestion globale de la crise sanitaire au niveau I (on l’a vu avec les rodomontades de Trump qui se sont arrêtées du jour au lendemain). Dans celle-ci, la Chine joue un rôle de premier plan. D’abord, de par sa formidable capacité à s’adapter sur le terrain au niveau II de la gestion de la crise sanitaire. Elle a ainsi alterné déni de la pandémie avec mensonges et omissions à l’appui  ; et mesures draconiennes dans la lutte concrète contre la pandémie qui passent par l’exaltation de l’unité et de la responsabilité et in fine la soumission à l’état d’urgence sanitaire  ; ensuite, par sa capacité à se redéployer vers l’extérieur avec son aide à l’Italie dans le cadre de la gestion de niveau I pour une ouverture vers l’Ouest visant à recréer à l’envers la Route de la soie  ; et d’autre part, une gestion de niveau II.

Si on en revient à la France et plus généralement aux «  nouvelles formes de l’État  » comme nous l’annonçons dans notre sous-titre de couverture, le paradoxe c’est qu’à cette crise sanitaire mondiale, les réponses données, même si elles ont souvent fonctionné par mimétisme, ont été nationales et donc niveau II.

L’État a alors été tenté de restaurer son image d’État-nation en redéfinissent des règles générales de priorité faisant l’objet d’une planification démocratique des besoins industriels et sociaux. Une idée qu’il a justement abandonnée depuis pas loin de quarante ans en se restructurant sous la forme d’État-réseau soumis aux coups de barre et coups de gueule des forces du marché et des différents groupes de pression.  D’une part, des lobbies traditionnels de «  l’ancien monde  » que Macron et son personnel rapproché ne goûtent guère, mais qu’il faut rassurer, comme quand il va se montrer au Salon de l’agriculture, gère de façon calamiteuse la question du glyphosate et provoque de fait, mais à contrecœur, le départ de Hulot du gouvernement  ; d’autre part ceux du «  nouveau monde  » à qui il a fait une cour à peine masquée, avec son annonce de la «  Start-up nation  », mais dont il est difficile de s’occuper quand la crise sanitaire touche tous les autres secteurs, mais justement pas ce secteur-là qui profite quasi mécaniquement de la virtualisation de l’économie .

Néanmoins, cette gestion fine du niveau II, en fonction d’un état des lieux hospitaliers qui est loin d’être identique selon les pays et en fonction des marges de manœuvre budgétaires respectives, nécessite une articulation quasi immédiate avec le niveau I. Pour l’Union européenne, cela passe d’abord par la décision prise par la Banque centrale européenne d’un plan de rachat des dettes souveraines7. Ensuite, au niveau des différents États, on assiste à un rapprochement des positions de l’Allemagne avec celles de la France pour ce qui est du rapport aux «  grands équilibres  » en période de crise. Concrètement les deux grands objectifs qui fixent les conditions d’adhésion, à savoir la limitation du déficit budgétaire et de la dette publique sont mis entre parenthèses dans la situation actuelle de crise sanitaire majeure. Toutefois, des désaccords existent encore entre le choix de la mutualisation des dettes sans condition (position de la France, Belgique, Irlande, Slovénie et pays du Sud) ou le plus traditionnel mécanisme européen de stabilité (position de l’Allemagne, des Pays-Bas, de l’Autriche et de la Finlande) mis en place en 2012 où les prêts se font sous contrainte (cf. son application en Grèce et à un degré moindre, en Italie).

Un exemple de cette interaction entre niveau I et niveau II nous est donné par le rôle actuel de la Banque Centrale Européenne qui rachète massivement les emprunts d’État de la zone euro pour éviter que ceux-ci soient obligés de passer sous les fourches caudines des marchés financiers. Elle a notamment fait sauter la «  clé de capital  », qui prévoit que la Banque centrale ne peut racheter de la dette publique qu’en proportion de la part de chaque pays dans le PIB de la zone euro. En accordant son attention première ici à l’Italie, elle rompt avec ce présupposé censé éviter les cas particuliers à l’intérieur de la zone, dit autrement les manquements aux règles communes, parce que la crise sanitaire concrétise la notion de «  choc asymétrique  » dans des termes nouveaux. En effet, l’Espagne, la Grèce et l’Italie ne sont pas essentiellement plus en difficulté parce que ce sont des «  cigales  », comparées aux «  fourmis  » du Nord de l’UE, mais parce que ce sont des pays de tourisme et que la crise sanitaire touche particulièrement ce secteur. La nécessité objective de la solidarité s’impose alors contre les a priori idéologiques.

À ce propos, nous avons tendance à penser que la crise actuelle est le signe que contrairement aux positions qui considèrent le virus comme une contradiction strictement interne au capitalisme (lutte pour le profit, démantèlement du secteur public au profit du privé, mondialisation) on a plutôt affaire à une contradiction plus générale, celle de nos rapports à la nature. En effet, il n’y a pas de discontinuité entre la question du climat et celle de la pandémie. La différence s’inscrit plutôt dans la temporalité, lente pour la première, soudaine pour la seconde.

Les rapports objectivité/subjectivité dans la gestion de crise sanitaire

Il ne s’agit pas pour nous de nier l’existence du virus comme en arrivent à le faire certains, tel Giorgio Agamben, avec des positions8 qui interprètent les évènements ou phénomènes non à partir de leur nature ou de leurs causes, mais à partir de leurs conséquences (liberticides ou pires), mais force est de reconnaître que beaucoup des mesures de prévention ne s’expliquent pas par le fait de vouloir contenir le virus, mais par le fait qu’il ne faut pas donner l’impression qu’une grande partie de la population serait en congé9, et contente de l’être, pendant que certains services publics et entreprises de voirie ou productrices de denrées alimentaires restent sur la brèche. On peut quand même se poser la question de savoir pourquoi tant d’épidémies du passé n’ont pas donné lieu à de mesures telles que celles prises aujourd’hui.

Les appels de l’État au télétravail et par exemple, à la poursuite des cours par ce biais, par des enseignants dorénavant aussi confinés que leurs élèves, allaient dans le même sens. Ils ont été annoncés au moment où les gouvernements pensaient se débarrasser de l’affaire en 15 jours (il était par exemple question que les sportifs professionnels reprennent le 4 ou 5 avril). Ces appels ont épuisé leur effet d’annonce et, par exemple, pour ce qui est de l’enseignement, le ministère de l’Éducation nationale admet aujourd’hui que les notes de la période de confinement ne seront pas validées et le bac le sera par contrôle continu10. Finalement, il sera offert à tous.

Nous ne parlons pas ici du télétravail tel qu’il fait maintenant partie du travail pour le capital et qui est partie intégrante de la chaîne d’évanescence de la valeur. Nous ne croyons en effet pas plus à un «  vrai  » travail productif et un télétravail fictif qu’à une vraie économie «  réelle  » et une finance déconnectée et purement spéculative. Mais il ne faut pas confondre ces nouvelles formes de travail qui font que des salariés travaillent tantôt à domicile tantôt dans l’entreprise, avec un passage au télétravail qui n’en faisait pas l’objet jusque-là.

Il s’agit là, pour L’État, parce que ce ne sont même pas les entreprises privées qui le demandent, de maintenir avant tout, le principe de base du rapport social capitaliste qui est que si tout travail mérite salaire en théorie, tout salaire «  mérite  » travail  ; maintenir ensuite l’habitude du travail et la discipline qu’il représente et enfin pourquoi pas, de préparer à l’extension des nouvelles formes de travail. Le but ultime n’est pas ici de «  créer de la valeur  » de compensation parce que le PIB et la croissance vont s’en ressentir. En effet, ne passent au télétravail effectif que ceux qui faisaient déjà du télétravail dans l’entreprise et parfois chez eux, mais pour les autres soit c’est impossible (les ouvriers des usines automobiles fermées ne passent pas au télétravail), car les difficultés d’organisation sont telles et pour une période sans doute inférieure à trois mois, que le jeu n’en vaut pas la chandelle. Enfin, dans de nombreux secteurs, c’est le support même de l’activité qui vient à manquer et en France, le cas particulier qu’ont représenté les élections municipales tronquées ne fait qu’aggraver les choses. L’incertitude politique bloque toute la commande publique qui est un des moteurs de l’activité nationale parce qu’il échappe encore à la concurrence internationale.

L’appel au télétravail est par ailleurs une façon de juguler l’impression d’être sans activité, et ce à l’heure ou beaucoup échangent sur comment s’occuper. Sur ce plan Internet est une «  ressource  » fondamentale dans le cadre d’une tendance accrue à la dématérialisation de la production et des échanges, comme au connexionnisme. Cela démontre la capacité du pouvoir à user des technologies afin de recombiner les rapports sociaux en isolant les salariés séparés de leurs lieux de travail, non pas pour reproduire les conditions du travail à la tâche et des domestiques du XIXe siècle, mais dans le but de promouvoir l’autonomie individuelle et la supposée créativité au travail à son profit.

Rester chez soi et avoir tout à disposition (technologie) fait pendant au toujours être à disposition (de l’employeur). Qu’il s’agisse de travail, de jeu ou de loisir, de communication, il s’agit de maintenir une continuité.

Ainsi, au-delà de la façon dont le pouvoir gère la crise en cherchant à rester «  maître du temps  », peut se poser pour chaque individu salarié, la possibilité de revoir son rapport au travail en général et au temps de travail en particulier. C’est-à-dire ce «  temps aux ordres  » qui à travers le processus d’inessentialisation de la force de travail se trouve aujourd’hui principalement consacré à consolider les bases de la domination pour la production des rapports sociaux capitalistes. Et voilà qu’un virus produit un chamboulement mondial dans la mécanique quotidienne qui ferait presque apparaître le fameux triptyque «  métro, boulot, dodo  » critiqué dans les années 1970 comme une époque bénie où on pouvait encore s’amuser dans les interstices du temps capitaliste. De manière brutale, des millions de personnes se retrouvent reconfigurés par l’État à une vie réduite au strict minimum et pour une part importante d’entre elles, dans l’isolement (travailler, manger, se soigner)  ; et pour ceux ne pouvant ni se rendre au travail ni télétravailler et qui n’ont pas de garde d’enfant, placés d’office en chômage technique (mais avec maintien de revenus) pour une durée relativement indéfinie. Bien sûr cela peut être vu comme une critique passive du travail, mais cela relève un peu de l’illusion. Ce n’est pas nous qui avons l’initiative.

Les médias liés aux pouvoirs ne cessent de prescrire des occupations en tout genre à une population confinée soi-disant en mal d’activité, mais surtout en manque de rapport avec les autres.

Pourtant si la rupture momentanée de la socialisation que produit le salariat dans nos sociétés modernes, pourrait entraîner sentiment d’inutilité voir de dépression, il faut tout de même souligner que cette mise à distance permet aussi de «  souffler un peu  », d’une part par rapport aux luttes de ces deux ou trois dernières années qui ont épuisé nombre d’entre nous sans forcément nous laisser le temps d’en faire un bilan  ; d’autre part, face au lot de souffrances quotidiennes qu’engendre bien souvent le travail (harcèlement de la hiérarchie ou zizanies entre collègues, perte de sens de son activité).

Loin de toute théorie du complot, nous pouvons affirmer que le virus n’est pas «  fabriqué  » directement par le capitalisme, ni même par l’industrialisation à outrance sinon on ne comprendrait la survenue des épidémies de peste d’il y a mille ou cinq cents ans11. Comme le cancer la pandémie est multifactorielle et chaque jour une nouvelle chasse l’autre sur son vecteur d’origine. Par contre que le virus soit favorisé par une destruction des écosystèmes (déforestation, extension de la chasse/commercialisation des espèces sauvages et remise en question de la barrière des espèces, etc.) et les impératifs de l’agrobusiness ne fait pas de doute. Et surtout, sa diffusion correspond bien à la viralité des processus de globalisation, au nomadisme du capital et des personnes. En un mot, le virus épouse la fluidité du capital tout en la remettant implicitement en question puisque la globalisation/totalisation du capital empêche tout «  confinement  » d’une crise majeure.

Il nous faut faire l’expérience de cet évènement désastreux, même si cela prend aujourd’hui la forme d’une expérience négative dans la mesure où ce que nous avions l’habitude d’affirmer, c’est-à-dire l’existence variable et historique de la tension individu/communauté ne peut plus s’exprimer, que par son manque ressenti en chacun de nous, pendant que l’État nous somme d’abandonner toute tension de ce type pour mieux nous fondre dans l’union sacrée et la guerre (contre le virus) dont il serait le fer de lance légitime, mais en tant que particules de capital, atomes désincarnés et masqués. Pour le moment, la crise sanitaire a créé une césure d’avec la période de lutte immédiatement antérieure. La tension individu/communauté dont nous parlons souvent est actuellement au plus bas, remplacée qu’elle est par la tension entre peur du virus et de l’appareil de répression chargé d’assurer l’état d’urgence sanitaire et sécuritaire  ; et révoltes contre des mesures qu’on jugerait habituellement liberticides. Faudra-t-il annoncer le vaccin ou le remède miracle pour renouer et reprendre appui sur les critiques et certaines pratiques développées ces dernières années contre le capital et «  notre  » monde (car ce n’est pas «  son  » monde puisque nous n’y sommes pas étrangers  !).

Temps critiques, le 5 avril 2020,
remanié et réactualisé le 28 octobre

Notes

1 – Lire  : https://www.ilovepalermocalcio.com/repubblica-la-rivolta-del-sud-viminale-e-007-avvertono-temiamo-proteste-sociali-i-supermercati-sotto-scorta/

2 – Cela n’est quand même pas allé de soi comme le montrent à la fois les premières décisions anglaises sur «  l’immunisation de groupe  » et surtout le refus du gouvernement et du patronat italien de fermer les usines du Nord et en particulier celles de Lombardie alors que Bergame et Brescia affrontaient des chiffres préoccupants de contamination. De ce fait peut-on inférer que de là viendrait cette surmortalité régionale  ?

3 – Ce dernier aspect confirme à quel point, pour la majorité des salariés en contrat type (fonctionnaires et CDI, soit un peu plus de 85 % de l’ensemble des salariés en France), le salaire, comme d’ailleurs les revenus sociaux connexes, sont devenus indépendants d’un travail concret, malgré tous les efforts idéologiques des libéraux pour affirmer au contraire une correspondance entre salaire et mérite et entre salaire et productivité.

4 – Pour un éclairage plus précis sur les banques, on pourra se reporter à l’article suivant «  Économie politique de la crise sanitaire II  ».

5 – Cf. l’article  : «  Quelques précisions sur capitalisme, capital, société capitalisée   », in Temps critiques, no 15, hiver 2010. Le niveau I est celui du capitalisme du sommet, auquel les grandes puissances participent aux côtés des grandes firmes internationales, banques, organismes internationaux  ; le niveau II est celui de l’ex État-nation qui se redéploye dans sa forme réseau au sein des deux niveaux, mais avec des impératifs différents  : stratégique au niveau I, de reproduction du rapport social et par exemple de gestion de la population au niveau II. Quant au niveau III qui comprend le secteur informel, il n’est plus reproduit comme on peut le voir en Italie, mais aussi en France avec la quasi-cessation des activités «  ubérisées  ».

6 – Source Le Monde : «  Les syndicats reviennent en première ligne  », un titre qui montre que le journal prend se désirs pour la réalité.

7 – Selon Denis Clerc dans Alternatives économiques du 2 avril 2020, cela correspond de fait à une annulation de la dette de 20 % par le processus dit de monétisation par la BCE qui fait marcher la planche à billets. Cela revient à installer un emprunt perpétuel à taux zéro. Le prix Nobel Jean Tirole, pourtant libéral bon teint, s’y rallie en disant que c’est déjà ce qui se pratique depuis sept ans sans que la moindre inflation ne soit apparue. Cette création monétaire est-elle sans limites  ? On peut juste constater qu’elle est pour le moment à hauteur de 30 % du PIB de la zone… alors qu’elle atteint 100 % au Japon de la part de la Banque centrale correspondante.

8 – Cf. «  Coronavirus et état d’exception  », Il Manifesto 26 février 2020, traduit dans le journal numérique Lundi matin ; puis nouvel entretien sur les mêmes positions dans Le Monde daté du 28 mars 2020.

9 – Le gouverneur du Piémont est clair là-dessus qui déclare  : «  C’est une urgence, pas des vacances  », in «  Monologue du virus » : https://lundi.am/Monologue-du-virus

10 – Pour ce qui est de la Fonction publique en général, on peut se rapporter à  : https://www.lagazettedescommunes.com/669274/projet-de-loi-covid-19-le-statut-de-la-fonction-publique-en-partie-suspendu/

11 – Il est intéressant de noter que le virus se serait propagé à partir d’une région de Chine où ce ne sont pas les productions transgéniques et autres productions industrielles qui sont remarquables, mais la consommation grandissante, sur de petits marchés sans hygiène, de viandes sauvages, d’animaux particulièrement «  exotiques  » qui font aussi la spécificité de la cuisine chinoise non touristique et dont les produits dérivés (cosmétiques, aphrodisiaques, etc.) sont aussi en plein essor. Bref, rien de bien capitaliste là-dedans, même si évidemment, c’est matière à marchandisation, mais l’échange marchand n’est pas le capitalisme.