Temps critiques #20
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Activité critique et intervention politique

, par Gzavier, Julien, Grégoire

«  On dit d’un fleuve emportant tout qu’il est violent,
Mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui l’enserrent.  »

Bertolt Brecht

 

Les notes qui vont suivre sont le fruit d’un travail de confrontation entre différentes expériences vécues durant la lutte des Gilets jaunes et plusieurs réunions postérieures au mouvement. Ces retours ont pour but d’éclairer ce que fut l’activité du Journal de bord durant cette période.

Nos échanges ont été enrichis par la lecture d’un article de Frédéric Thomas qui revenait sur la dernière scission au sein de la revue Socialisme ou Barbarie (SoB)1. En son temps, SoB tenta de construire de nouvelles bases théoriques sur lesquelles pourrait s’appuyer un mouvement révolutionnaire. Nous avons donc décidé d’intégrer ces réflexions au présent texte et de les questionner au regard de notre propre expérience. Pour cela, nous avons bénéficié de l’apport des notes préparatoires de Jacques Wajnsztejn qui offraient un éclairage critique sur l’histoire de la revue SoB et sur celle de Temps critiques.

C’est donc sous la forme d’un aller-retour constant entre une expérience historique, celle de SoB et l’expérience récente de Temps critiques à travers le Journal de bord, qui matérialisa son intervention dans le mouvement des Gilets jaunes de la région lyonnaise, que nous avons décidé de développer nos pistes de réflexion. Ce qu’on peut déjà dire, c’est que la revue Temps critiques, malgré la consistance et la relative homogénéité de son corpus théorique, ne constitue pas un groupe politique comme a pu l’être SoB, même si les deux revues ont le point commun d’être plus portées par leur activité de revue que par une activité de groupe politique. Temps critiques ne risquait donc pas le même éclatement que SoB parce que son activité, surtout à Lyon, ne nécessitait pas que les autres membres de la revue, domiciliés dans une autre région, participent activement au mouvement ou soient exactement sur la même ligne. Et il est vrai qu’à Paris et Marseille et même à Lyon, des camarades furent plus réservés par rapport au mouvement, ce qui n’empêcha pas notre intervention de se poursuivre et finalement d’effectuer une première compilation/synthèse de cette expérience de lutte dans notre livre L’évènement Gilets jaunes2.

Bref retour sur l’orientation des revues

Socialisme ou Barbarie

La revue SoB est née en 1949 au cours d’une période qu’elle a qualifiée de «  contre-révolutionnaire  », c’est-à-dire dans un intervalle où, faute de mouvement révolutionnaire, la théorie prévaut sur la pratique. C’est dans ce sens qu’elle tenta d’élaborer un nouveau programme politique à partir d’une critique du modèle stalinien en vigueur à l’époque. On retrouve plusieurs tendances au sein et à l’extérieur de SoB du fait d’une certaine hétérodoxie marxiste permettant la coexistence de divers courants de la gauche communiste (trotskiste, bordiguiste, conseilliste). Il faut comprendre qu’une revue peut accepter l’apparition de plusieurs points de vue, surtout quand la période est «  calme  » de toute lutte historique. Cela permet l’élargissement du groupe à des éléments qui viennent d’autres horizons, de sorte que l’on peut se lire entre soi tout en essayant de faire ressortir les différences.

À l’origine de SoB, se trouvent deux personnalités importantes, Cornélius Castoriadis et Claude Lefort qui formeront, entre autres, la Tendance «  Chaulieu Montal  » du nom de leurs pseudonymes respectifs. C’est principalement sur cette Tendance et ses apports que nous avons choisi d’axer notre réflexion. Durant cette période, dominée idéologiquement par le stalinisme et plus concrètement par le poids de ses organisations ouvrières, Castoriadis/Lefort, entre autres, entament au sein de la revue, une critique de la Russie soviétique comme société d’exploitation au profit de la classe bureaucratique3. Leur critique fait ressortir une opposition/contradiction majeure de type fonctionnelle entre «  dirigeants  » et «  exécutants  ». Avec le développement de la société de consommation, et ce qu’on appela plus tard la période des «  Trente glorieuses  » (hausse des salaires, abondance de l’emploi, innovations technologiques), la Tendance devait étendre cette opposition/contradiction à l’ensemble de la société capitaliste, dans laquelle les anciens antagonismes de classes s’émoussent progressivement au fil du processus d’individualisation. Il s’ensuit un phénomène de dépolitisation/privatisation (c’est-à-dire le retrait de tout engagement politique au profit de la sphère personnelle4) dès la fin des années 1950 qui concerne un nombre toujours plus grand d’individus et incite à reconsidérer la politique et la perspective révolutionnaire. Cette caractérisation conduira les auteurs à recomposer la théorie révolutionnaire après avoir dynamité les principales catégories marxistes et pris leurs distances avec le déterminisme historique de la lutte des classes. La Tendance devait conclure à la nécessité de faire repartir le mouvement révolutionnaire dans une nouvelle voie en couvrant tous les aspects de la vie quotidienne et ainsi ne plus se limiter à l’usine ou à l’entreprise.

Tout en construisant sa théorie, la revue tente quelques entrées sur le terrain de l’intervention politique. Mais l’époque ne semble guère propice à cette approche. À partir de sa critique des régimes de l’Est, SoB défend les résistances à la bureaucratie d’État telle la «  révolution hongroise  » de Budapest en 1956. Cependant, les conclusions avancées par la Tendance autour de Castoriadis entraînent une scission majeure au sein de SoB suite aux articles de Cardan (Chaulieu) sur «  Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne  » à partir du no 31, fin 1960. Ils vont provoquer la réaction d’une anti-tendance plus «  conservatrice  » de la théorie marxiste puis une scission en 1965 avec la naissance de Pouvoir ouvrier. Ce conflit finira par emporter l’organisation et la revue en 1967. Les principaux apports de SoB allaient germer tout au long des années 1960 et plusieurs protagonistes des évènements de Mai-68 s’en réclamèrent ouvertement.

Temps critiques

Apparue en 1989, la revue Temps critiques s’inscrit dans le bilan des interventions politiques des années qui suivirent les évènements de Mai-68 («  pratiques critiques  », «  autonomie  », autogestion, lutte armée). Elle entreprend la critique d’une perspective communiste réduite à une théorie du prolétariat, critique initiée par des revues comme SoB et Invariance par exemple. Ainsi, la revue développe de nouvelles pistes à partir d’une analyse des dernières restructurations du capitalisme débutées à la fin des années 1970  : substitution capital/travail (remplacement du travail vivant ou capital variable par le travail mort ou capital fixe) dans le procès de production, crise du fordisme et passage au toyotisme dans le procès de travail avec comme conséquence la fin des «  forteresses ouvrières  » et l’affaiblissement de la puissance syndicale, l’atomisation des individus et la transformation des mouvements de «  libération  » des années 1970 en purs particularismes identitaires, processus de capitalisation des rapports sociaux, etc., ce qu’elle appellera bien des années plus tard «  la révolution du capital  ».

Temps critiques expliquera cette «  révolution  » après avoir développé des apports déterminants autour de notions telles que  : l’inessentialisation de la force de travail, l’englobement des contradictions plutôt que leur dépassement, l’évanescence de la valeur, la résorption des institutions de l’État-nation dans une gestion des intermédiaires, l’intervention de l’État sous la forme de réseaux comme autant de résultats immédiats des derniers développements du capital. Dès 1991, la revue porte une attention toute particulière aux diverses formes de résistances (manifestations contre la guerre du Golfe en liaison avec ses «  branches  » allemande et italienne) tout en élaborant une approche d’intervention politique critique (cf., le no 3 qui y est consacré à travers les mouvements qui ont lieu en France, en Italie et en RFA).

C’est à cette période que Temps critiques commence à envisager les rapports de l’individu à la communauté humaine comme tension d’intensité variable oscillant en permanence entre les deux pôles. De même que pour SoB le rapport dirigeants/exécutants se substituait à celui entre bourgeoisie et prolétariat, cette tension individu/communauté vient subsumer l’ancien antagonisme de classes, même si la dépendance réciproque entre capital et travail perdure. Elle observe durant toute la décennie 1990 les mouvements sociaux pour en dégager ce qui «  […] permet à l’individu dans la lutte de dépasser ces particularités vers des singularités riches en potentialités collectives  »5. Durant ces luttes (CIP, mouvement de 1995, CPE, etc.), la revue s’oriente vers une critique en acte des médiations traditionnelles (politiques et syndicales). Au début des années 2000, elle reproche aux mouvements «  citoyennistes  » (faucheurs volontaires, occupation des places, etc.) de faire abstraction de la critique du travail, axe essentiel de la revue dès son origine.

Dans l’histoire de Temps critiques, la question de l’intervention pratique  ? politique  ? est à bien évaluer aussi bien dans son acception politique la plus courante, que pratique, plus rare, par exemple au sein du mouvement de 1995, contre la guerre en Irak ou pendant le mouvement des Gilets jaunes. La revue s’est appliquée à faire un bilan qui n’est pas qu’historique mais bien politique de la situation au tournant des années 1980 et 1990. Dès le début des années 2000, de courts textes intitulés Interventions vont paraître sous forme de brochures au gré des luttes où il semblait nécessaire de pratiquer une critique en acte qui dépassât le cercle étroit des membres de Temps critiques. L’intervention a cherché son terrain pendant près de vingt ans. Elle correspondait à une présence au sein des luttes mais sans parvenir à trouver un réel débouché malgré des tentatives d’élargissement au moment de la lutte contre le CPE en 2006 et le projet des «  Journées critiques  »6 qui essaie de ne pas ramener la discussion sur le terrain traditionnel mais dépassé, du rôle de la théorie et de son rapport à la pratique tel qu’Adorno, par exemple pouvait l’envisager dans le moment de la lutte des groupes extraparlementaires allemands à la fin des années 19607. En effet, il n’y a pas d’un côté la théorie intellectuelle et de l’autre une pratique matérielle pragmatique qui est le présupposé de toutes les théories de la connaissance et particulièrement aujourd’hui celle, à la mode, de la «  boîte à outils  » qui transforme l’objet de l’action en une reconstruction militante du réel.

C’est parce que Temps critiques s’est entièrement et rapidement ouvert au mouvement des Gilets jaunes puis y a activement participé de l’intérieur que nos textes (suppléments et hors-séries8) ont pu apparaître comme des textes internes au mouvement et non pas simplement des textes de critique «  en surplomb  » de celui-ci, chose qui nous était souvent reprochée par le courant dit insurrectionniste. C’est cela qui nous a valu une diffusion sans commune mesure avec d’habitude à travers la reprise de la plupart de ces textes dans la revue hebdomadaire en ligne Lundi matin9. Cette participation active a aussi permis d’agréger de nouvelles personnes autour de Temps critiques dans la mesure où nous représentions un pôle d’action et de réflexion au sein du mouvement, mais sans être une organisation. Cette agrégation d’individus s’est faite non dans Temps critiques mais autour, à travers nos interventions dans les AG et puis dans la mise en place jugée tout à coup nécessaire d’une structure informelle, le «  Journal de bord  » qui laissait une large marge de manœuvre à chacun de ses participants tout en permettant un travail collectif d’écriture, surtout factuel et un travail de réflexion, par nos réunions, dans le but pratique d’orienter l’action. Un livre, L’évènement Gilets jaunes, fut le fruit d’une synthèse entre les comptes-rendus de l’activité du mouvement, les AG, etc. d’une part et les textes produits en tant que brochures par Temps critiques qui abordent des points plus théoriques d’autre part.

Pour résumer, on peut dire que le mouvement des Gilets jaunes a fonctionné pour nous comme «  test pratique  » de capacité à répondre à un évènement, test auquel la revue devait survivre puisqu’elle se targue d’une capacité à intervenir politiquement en sus d’une critique théorique. Cette mise en pratique est originale dans la mesure où elle évite les deux pièges que représentent l’organisation séparée et la spécialisation théorique, ce que SoB n’avait pas réussi à faire.

Comment l’intervention a-t-elle pris forme  ?

Comme nous le rappelions, l’intervention politique dans les mouvements n’est pas un fait nouveau pour Temps critiques. Mais avec les Gilets jaunes, elle prit une tout autre dimension. Ce mouvement était, au départ, vierge de tout carcan militant, ce qui permit à la revue de trouver sa place. À ses débuts, la nouveauté d’un tel mouvement nous obligeait à une forme de prudence. Des militants étaient présents (comme un passage au rond-point de la Feyssine à Lyon nous le confirma) mais c’était davantage en «  éclaireurs  » et à titre individuel. Eux aussi prenaient le pouls du mouvement sur les ronds-points, dans les manifestations et plus tard, dans les Assemblées générales. Du côté des militants classiques, la difficulté à trouver le ton pour une intervention avec des «  hérétiques de la politique  » fut profonde. Peu trouvèrent la manière car ils ne cherchaient qu’à imposer un discours idéologique (droite/gauche par exemple  ; capitalisme/anticapitalisme) qu’ils pensaient être la marque de la «  conscience politique  » minimum exigée  ; et cela tourna quelquefois à la triste farce comme quand, en AG, les interventions d’antifascistes autoproclamés oscillaient entre remontrances (vous n’êtes pas antifasciste) et pédagogie infantilisante (comment reconnaître un fasciste).

Le Journal de bord représentait par contre un moyen d’intervention adéquat parce qu’à part les quelques membres ou proches de Temps critiques à son origine il ne comptait, pour plus de la moitié, que des Gilets jaunes «  de base  », ce qui faisait que ses membres ne projetaient pas sur le mouvement autre chose que d’accompagner sa dynamique. Nous ne cherchions pas à élever artificiellement un niveau de conscience ou à le transformer en conscience de classe   ; nous partions des besoins immédiats du mouvement, étant entendu que l’expression de ces besoins se heurterait à l’État et à sa police et que le travail de maturation des idées et des pratiques se ferait tout seul.

Le mouvement des Gilets jaunes a rencontré la revue en dehors d’une quelconque forme d’intervention qui se voudrait celle de cadre ou d’avant-garde politique. Si à partir du mois de février on a pu parfois apparaître comme tels, c’est parce qu’à ce moment-là nous sommes apparus, aux yeux des autres groupes de GJ, comme une alternative à la toute-puissance du groupe central GJ de Lyon parce qu’on avait la capacité de les coordonner (servir de passerelle entre les groupes) sans qu’ils craignent qu’on les manipule ou qu’on prenne la direction des opérations.

Notre intégration pleine et entière au mouvement s’est faite, par l’occupation de ronds-points, par une pratique renouvelée des manifestations, des actions ciblées en petites formations mixtes de différents groupes de Gilets jaunes et des discussions que nous menions plus ou moins individuellement avec des membres de ces groupes. Et dans le même temps, la participation et les interventions régulières en AG pour dénoncer la conception bureaucratique des prises de parole, le rôle et la place des commissions tout en portant la critique du discours «  citoyen français  » très présent chez certains GJ.

Que l’antienne du «  Tous Gilets jaunes  » mâtinée de références à la Révolution française ait pu ensuite produire des effets de convergence entre la référence au «  genre humain  » et celle à la «  communauté humaine  », ne doit être considérée que comme le fruit d’une adéquation temporaire entre mouvement et but où tout à coup ce que disent les «  théoriciens critiques  » peut trouver sa transcription dans la pratique. Mais il ne faut pas confondre les niveaux. Si les textes de Temps critiques ont à ce moment connu un relatif succès, ce n’est pas parce que des Gilets jaunes s’y sont reconnus, mais parce qu’ils ont été reconnus par les non-Gilets jaunes des réseaux et autres groupes informels plus ou moins militants, comme étant parmi ceux rendant le mieux compte du mouvement et de sa situation.

L’intervention, loin d’être abstraite, s’est d’emblée alignée sur un niveau d’appréhension de l’évènement en tentant d’être à sa mesure  ; en s’appuyant sur une expérience historique des luttes assez large (en provenance de la revue), mais aussi de camarades «  chevronnés  » ayant participé au Journal de bord comme des compagnons du moment sans chercher à en imposer. La juste mesure de ce qui se passait sur les ronds-points et pendant les manifestations se retrouve dans les échanges en AG repris dans nos comptes-rendus. Ces éléments doivent être considérés comme un tout dans le Journal de bord au cœur d’un processus dont on ne peut séparer les moments. L’activité critique n’a donc été ni parcellaire10, ni un placage mécanique des pratiques et discours sur la lutte des classes, elle soutenait l’exigence d’une reconnaissance de ce qui était nouveau et de ce qui bouleversait l’ordinaire des luttes qui conditionnait notre implication dans le mouvement. Comme contre-exemple, nous pouvons citer l’action d’un camarade marxiste qui intervenait régulièrement en AG pour donner une autre dimension au mouvement, celle d’un élargissement auprès des syndicats11. Il fut souvent à contretemps, étant donné que ce sont les centrales syndicales qui n’ont, dès ses débuts, pas souhaité rejoindre le mouvement des Gilets jaunes, ce que la suite des évènements n’a fait que confirmer.

On doit également considérer que le passage par une forme tierce, sans poser la question de l’organisation comme préalable, est une rupture avec le passé communiste de la revue Temps critiques ou, plus concrètement avec ce que nous développions depuis notre no 12 de l’hiver 2003 sur la rupture du fil rouge historique des luttes de classes12. Mais comme cela a déjà été écrit, c’est l’ensemble des Gilets jaunes qui marque une rupture avec ce passé, la revue ne faisant qu’acter un point ancien, ici révélé par le mouvement. C’est un autre exemple de comment théorie et pratique se rencontrent sans que les «  théoriciens  » n’aient forcément rencontré physiquement ou intellectuellement les protagonistes du mouvement. Sauf à penser que l’activité théorique, à partir du moment où elle n’est pas que rabâchage de formules du passé, n’est qu’une activité caractérielle ou alors de valorisation et de pouvoir, elle ne perdure que dans la mesure où elle est située dans son temps — c’est d’ailleurs aussi valable pour toute la critique post-moderne qui n’aurait aucun intérêt pour nous, même celui de la critiquer, si elle n’était pas en partie «  la théorie de son temps  » comme le montre son empreinte dans tous les cercles de pouvoir —, ce qui ne veut pas dire qu’elle rencontrera forcément son mouvement. Par exemple, les thèses de Bordiga à partir des années 30 ont pu être celles théorisant la théorie communiste pendant la contre-révolution, mais en tant que telle situation historique, elles avaient peu de chance de rencontrer leur mouvement et beaucoup plus de tomber dans l’esprit de secte et pire encore.

Le Journal de bord

Le collectif était ce qu’on peut appeler un «  groupe non-groupe  » dont la ligne générale demeurait, de fait, relativement ouverte. C’est d’ailleurs grâce à cette souplesse que le Journal de bord a pu modestement rassembler autour de liens devenus peu à peu affinitaires, aussi bien de par une réflexion et action commune que par une complicité qui se faisait jour au fil du mouvement. Le fait que le mouvement s’étire sur une durée très longue n’était pas pour rien dans cette constitution particulière puisque le lien était comme entretenu au jour le jour, mais sans la précipitation qui a pu présider à un évènement de temps court comme Mai-68.

La tenue du Journal ne fut pas qu’une simple forme, mais bien une double pratique, celle du mouvement dont nous faisions partie et celle de sa critique interne, hébergée sur le blog de Temps critiques.

L’activité de compte-rendu a servi de base minimale pour comprendre le mouvement des Gilets jaunes. Ce type d’analyse «  à chaud  » est généralement vu comme hautement à risque mais, à titre d’exemple, les «  opéraïstes  » italiens l’employèrent abondamment lors de «  l’automne chaud  » en 1969 et après. Elle fut un excellent support collaboratif pour prendre part au mouvement. Parti de trois camarades proches ou écrivant dans la revue Temps critiques, le collectif va évoluer et se prolonger, suite à des rencontres sur le terrain, sous la forme d’une liste e-mail commune à une quinzaine de personnes. La liste mise en place permit de partager des informations sans être un lieu de débats abstraits mais, au contraire, de ralliement ou encore de répartition des tâches lorsqu’il y avait plusieurs actions à mener. L’investissement personnel était à géométrie variable ce qui occasionna l’apparition de dissensions malgré la souplesse offerte par le collectif. Par exemple, nous avons rencontré des désaccords entre nous sur la recherche d’une certaine cohérence d’ensemble dans la rédaction de nos comptes-rendus. Certains choisirent cette occasion pour quitter l’expérience d’écriture collective exprimant un besoin de liberté ne pouvant souffrir tout aplatissement d’une pensée multiple sous une «  plume unitaire  » qui, pensaient-ils, risquait de formaliser ce que nous rejetions, c’est-à-dire une identité de groupe qui guettait effectivement puisque dans les AG nous constituions peu ou prou un pôle de regroupement bien plus important aux limites du groupe formel, ce en quoi les différents groupes de Gilets jaunes finirent par nous assimiler, mais sans animosité (sauf de la part de Lyon-centre et encore). Un pôle de regroupement aussi parce qu’une trentaine de personnes se retrouvaient parfois chez l’un d’entre nous pour élaborer une marche à suivre pour l’AG suivante ou pour discuter de ce que nous proposerions à la commission action, etc. Finalement, malgré quelques états d’âme très peu nombreux, cela ne provoqua pas de rupture, juste une prise de distance et, lors des actions communes, nous avons continué à partager la lutte en toute affinité.

Les interventions du journal

À Lyon, lorsque le mouvement s’est regroupé début janvier 2019 sur la place Guichard, en forme d’amphithéâtre, les orateurs demeuraient encore immédiatement accessibles. Une certaine forme d’équilibre entre tous les participants pouvait encore se faire sentir. Mais, très vite, certains des initiateurs de l’assemblée s’employèrent à chercher un lieu, selon eux, plus adéquat. Quelques semaines après, une salle nous fut prêtée sans contrepartie par les «  municipaux  » de la CGT, pour l’AG du lundi dans le bâtiment de la Bourse du travail  ; une situation objectivement favorable si on pense que dans toutes les autres villes les GJ durent chercher un lieu où le créer, mais qui comportait aussi des inconvénients. Toutefois, l’agencement intérieur avec tribune, mais aussi les rangs de chaises rectilignes, rompaient clairement avec le joyeux désordre de la place Guichard. Dans cette salle, un protocole de discussion et de comportement apparut comme une évidence parce qu’il était porté par des individus qui se référaient à l’exemple du mouvement Nuit debout, or ils furent à l’initiative de la première convocation de ces assemblées générales. C’est ce que nous avons rapidement critiqué pour deux raisons  : d’abord, fondamentalement parce que l’AG ne nous semblait pas la forme du mouvement et que c’était le renvoyer à une sorte de mouvement urbain étudiant bis  ; ensuite parce que ce point n’avait pas été discuté. Notre réticence venait du fait que la forme de la tribune n’est guère appropriée à l’ouverture des échanges. Elle est plutôt le terrain du lissage de la parole. Ainsi, les points essentiels (que faire pour le samedi à venir, quelles actions, etc.) se croisaient avec ceux des adeptes de la représentation créant une impuissance de l’AG elle-même qui l’entraîna toute entière dans une parodie de «  démocratie directe  » à laquelle nous avons néanmoins participé bien que nous en fustigions la forme13. Par effet de contraste, pour avoir pu nous rendre à d’autres assemblées hors de Lyon (Givors, Ternay), la situation était bien différente. Le plus souvent dans une salle des fêtes, debout en demi-cercle autour de deux ou trois personnes faisant office de médiateurs, chacun s’exprimait depuis sa position et tous à même hauteur. Mais surtout le point essentiel fut que le cadre de cette AG (à la Bourse du Travail, ce qui n’est pas anodin), la connotation de plus en plus «  de gauche  » du groupe Lyon-centre, et les interventions «  sauvages  » des antifascistes – obsédés par la présence d’un groupe fasciste dans les premières manifestations —, fit que les GJ «  apolitiques  » disparurent complètement non du mouvement, mais de l’AG, la rendant absolument non représentative, à un moment où l’ambition du groupe Lyon-centre de participer aux AG nationales l’amenait à vouloir imposer sa représentativité.

Dans l’esprit du Journal de bord, il s’agissait de se défaire de toute position de surplomb et de prendre part activement au mouvement au plus près de sa dimension première, c’est-à-dire mouvementiste plus que revendicatrice ou a fortiori propositionnelle. C’est pourquoi il était nécessaire de critiquer sans relâche toute forme de prise de pouvoir, fût-elle celle de «  coordinateurs en ressources humaines  » ayant fait leurs classes sur les bancs de Nuit debout. Nous voulions tenter de faire perdurer l’autonomie du mouvement par l’expérimentation immédiate (la communauté de lutte) en combattant toute tendance gestionnaire.

Il faut tout de même reconnaître la spécificité de l’AG lyonnaise qui prenait des décisions sans toujours tenir compte des débats postés sur les réseaux sociaux (Facebook, Telegram) où des groupes de Gilets jaunes échangeaient sur la situation et les actions à mener. Quoi qu’il en soit, sans cette base, le Journal de bord n’aurait pas eu le moindre écho, quand bien même son apport effectif fut relatif. Ainsi, l’existence d’un lieu fixe et la fréquence des lundis hebdomadaires ont permis de nous faire entendre et de nous assurer une certaine présence dans ce qui apparaissait publiquement comme représentant le mouvement  ; ce que ne permettaient pas les actions ciblées où nous étions à la limite plus actifs et plus «  représentatifs  » par notre nombre relatif, mais de façon anonyme produit par le fait qu’à ces actions tous les protagonistes y participaient en dehors de toute différence de groupe, au moins jusqu’à début mai. Mais en AG ou dans la commission action qui était finalement la seule qui fonctionnait encore collectivement après février, nos interventions ont fini par irriter, parce que jugées trop critiques par certains dont le but recherché était de rendre le mouvement responsable, tandis que peu à peu la masse des Gilets jaunes de base épuisée ou/et dégoûtée par la répression se signalait par son absence en dehors, peut-être, des quelques fois où Lyon a été le lieu de la manifestation nationale du samedi  ; et nous nous sommes vus étiquetés en tant que «  groupe  » bien malgré nous, surtout à partir du moment où le Journal de bord a été tenu comme tel les attaques furent d’autant plus directes.

À ce sujet, nous pouvons relater une anecdote. Au départ, il s’agissait de la décision du Journal de bord, après une réunion informelle, de proposer en AG deux personnes pour participer, en tant que représentant de l’AG lyonnaise, à la 3e Assemblée des assemblées Gilets jaunes (ADA) qui devait se tenir à Montceau-les-Mines. Auparavant, nous rejetions toute participation à cette assemblée. Précisons que cette participation devait obligatoirement comporter des volontaires des deux sexes. Là où notre candidate devenait automatiquement déléguée étant donné le peu de candidats, du côté masculin la situation fut tout autre. En effet, un aparté eut lieu entre plusieurs candidats et nous nous sommes retrouvés en face d’une représentation par «  tendances  » ce que justement nous refusions de faire. Notre candidat retira in extremis sa candidature pour ne pas valider cette «  tambouille politicarde  » qui visait à nous barrer la route de l’Ada. Peu après, notre candidate déclara également forfait pour des raisons de disponibilité et la remplaçante que nous proposâmes fut disqualifiée au nom d’obscures accusations.

Les malentendus quant à l’approche singulière du Journal de bord furent profonds. Il ne s’agissait pas de créer des dissensions supplémentaires mais, au contraire, de s’insérer dans le mouvement en s’appuyant sur sa force initiale. En intervenant en AG, nous visions, par la critique, à mettre la question des conditions de vie au centre des discussions, car elle fut à l’origine de la mobilisation dans le mouvement et lui conféra un caractère inédit par rapport aux luttes qui mettent le travail et les conditions de travail au premier rang. Pourtant, les ex-Nuit Debout qui avaient connu un mouvement qui, lui aussi, ne portait pas centralement sur le travail, et dont nombre d’entre eux agissaient au sein du groupe Lyon-centre, s’avérèrent incapables de prendre les choses à la racine. Ils restèrent centrés sur les procédures de démocratie directe, alors que le mouvement vivait essentiellement dans la rue et l’action portée par une «  spontanéité des masses  » n’ayant à voir avec aucune procédure. Cette démarche ne fut pas comprise par tous les participants de l’AG car cette pratique critique était étrangère à nombre des présents.

Le Journal de bord a cherché à retranscrire l’opposition du mouvement à tous les pouvoirs, celui des micro-gestionnaires en herbe ou déjà en place comme celui des macro-gestionnaires de l’État. Prendre le parti d’une critique du pouvoir comme base d’une autonomie de la communauté de lutte en tentant de démontrer que les manifestants peuvent s’auto-organiser sans besoin de délégués, coordinateurs ou gestionnaires, ne va pas de soi pour nombre d’individus. La dimension insurrectionnelle du mouvement, qu’une part des Gilets jaunes ne voulait ni reconnaître ni voir prospérer, suscitait des réactions très divergentes, surtout si l’on s’en tient à ce que certains, de manière citoyenniste, considéraient comme une «  bonne manifestation  ». Par exemple, un groupe comme Lyon-centre a longuement cherché à demander des autorisations pour le trajet des manifestations en préfecture et, en même temps, à continuer à composer avec toutes les formes du mouvement dans une démarche fondamentalement unitaire, mais disons, contrariée.

La défiance caractérisée envers toute forme de politique traditionnelle (de Macron au moindre élu) de la part du mouvement des Gilets jaunes fut l’occasion pour le Journal de bord de s’y investir d’autant plus facilement qu’il était libre de toute ligne politique pré-établie et prêt à accueillir puis participer au «  nouveau  » et comprendre les enjeux immédiats. Il fut particulièrement intéressant d’aborder sur le terrain, avec les manifestants, des situations difficiles qu’impliquait le «  Tous Gilets jaunes  » afin de rester dans un rapport simple, audible et néanmoins critique, loin de toute forme de militantisme. On peut prendre l’exemple de manifestantes qui parfois poussaient à l’affrontement main nue contre les «  robocops  » que sont les CRS d’aujourd’hui sans prendre en compte la situation et nos limites (lieu défavorable, absence de protections et de matériel offensif, etc.) ou à l’inverse faire comprendre aux manifestants noyés sous les gaz qu’il fallait continuer à laisser les voitures circuler sur les axes, mais en les bloquant à petite vitesse parce qu’elles ne devaient pas être protégées par nous, mais nous protéger au contraire en s’abritant derrière et parce que de fait elles constituaient des sortes de boucliers de protection.

Nous avons critiqué la position de certains Gilets jaunes qui parlaient de former une assemblée constituante (dès mi-décembre) à l’heure où l’issue du rapport de force demeurait tout à fait incertaine14. En effet, les franges «  citoyennistes  » comprenant la faiblesse à long terme du «  Tous Gilet jaune  » (en échec dès janvier 2019) tentèrent de prendre le dessus sur tout ce qui relevait du rapport de force immédiat et, notamment, en voulant limiter la portée de l’opposition à l’État chaque samedi et dans les actions. Cette tentative de coup de force provoqua l’intervention d’un membre du Journal de bord pour poser la question de la citoyenneté conçue implicitement ou explicitement comme citoyenneté française puisque faisant intervenir la pratique du vote électoral et, de ce fait, fonctionnant comme limite de l’ouverture du mouvement à tout individu désirant s’impliquer en dehors de cette prémisse. Pourtant, nous essayions de replacer la discussion au niveau théorique et des références à la définition de la citoyenneté dans la Révolution française entre 1789 et 1793, celle qui fit que tant «  d’étrangers  » y participèrent  : «  Est citoyen quiconque participe à la révolution  ». Dans le même ordre d’idée, était Gilet jaune celui qui participait au mouvement. Il fallait démontrer qu’on ne peut réduire la participation aux Gilets jaunes à un brevet «  citoyen  ».

Nous avons également mis en question la pratique du vote en assemblée (hors commission) comme unique opération décisionnelle disqualifiant, de fait, toute recherche de position collective comme si le «  Tous Gilets jaunes  » impliquait le flou artistique et l’équivalence de toutes les positions réduites à des positions individuelles. C’était aussi montrer les limites de l’outil du RIC vu pour beaucoup comme solution à tous les problèmes et conduisant à faire passer en second plan la critique de l’arsenal étatique (institutions, État).

Néanmoins, ce type de questionnement ne trouva pas toujours l’écho recherché en AG, tant la plupart des interventions individuelles (réglementées depuis la tribune sous la forme de tour de parole) étaient souvent mises en équivalence comme le terrain d’expression de sentiments personnels davantage qu’une occasion de faire surgir le dialogue et l’échange.

Ce que notre collectif a mis en avant, particulièrement dans les interventions du lundi, c’est qu’il fallait gagner ce qu’il y avait à gagner tout de suite et sans concession, tant que le mouvement était fort, ou du moins, que sa dynamique interne n’était pas épuisée. Cela correspondait à une prise en compte des «  mesures Macron  » de décembre 2018, quand la tête de l’État concéda une enveloppe de 10 milliards (hausse primes d’activité, gel des taxes carburants, heures supplémentaires défiscalisées et recul sur l’augmentation de la CSG, échelle mobile des retraites par rapport à l’augmentation du coût de la vie). Ces mesures majeures ne furent pas sans effet sur le mouvement et, par exemple, toute une partie des retraités a alors subitement quitté le navire. Ceci s’est produit avant même toute assemblée générale à Lyon et prouve que le moment pour obtenir encore plus était un objectif à maintenir à partir de sa propre base, celle de la révolte contre les conditions de vie en général et non pas celle de revendications particulières pourtant à l’origine du mouvement en tant que détonateur. Or il s’avère que le lest lâché par Macron n’était pas négligeable non plus et d’ailleurs certains d’entre nous, parmi les plus âgés nous retrouvions-nous, malgré nous, «  bénéficiaires  » de ces mesures. Cela explique quand même que, ajouté à la répression violente des manifestants, certains aient lâché. En fait ces mesures n’étaient pas négligeables non pas intrinsèquement dans ce qu’elles nous rapportaient, mais relativement par rapport au fait que les syndicats n’avaient rien obtenu depuis de nombreuses années avec des moyens organisationnels pourtant bien supérieurs. Signe qu’il y avait quand même eu le feu au lac  ! À l’intérieur du mouvement et parmi les plus déterminés, les mesures de décembre n’ont pas satisfait grand monde et les mécontents furent nombreux. La recherche d’une vie meilleure était un objectif tel qu’une fois passée la question de la taxe sur l’essence, elle fut un puissant moteur pour réclamer davantage. La lutte n’avait alors plus de raison de s’arrêter. Dans le langage de la lutte de classes on aurait qualifié cela d’un bond extraordinaire de «  niveau de conscience  » sur les enjeux de la lutte, de ceux qui n’ont été atteints que lors d’évènements majeurs comme Mai 68 rendant insignifiantes des années de militantisme pendant lesquels des individus ont ramé et ramé et souvent à contre-courant. Cela, c’est-à-dire ce caractère exceptionnel de l’évènement et de ce mouvement qu’il a induit, les syndicats et, même dans sa première phase éruptive, nombre de militants ordinaires ne l’ont pas compris et si on regarde ce qui s’est passé ensuite avec le mouvement sur les retraites, n’en ont tiré aucune leçon parce que finalement ils ne l’ont pas accepté.

Regard rétrospectif et lecture du présent

C’est au cœur des évènements que le passé des luttes peut être activé ou rendu caduc. Ainsi, nous tentons d’éclairer le présent à la lumière du passé tout en conservant un regard critique afin d’éviter tout anachronisme. En voici les résultats.

Pour SoB, on notera un point fondamental de la Tendance décrite dans l’article de Frédéric Thomas évoqué plus haut dans l’introduction à savoir, le constat, dès 1950, de nouveaux processus déterminants à l’œuvre dans la société (dépolitisation et privatisation) et la volonté de reconstruire le mouvement révolutionnaire en couvrant «  tous les aspects de la vie  », c’est-à-dire à partir du champ de la vie quotidienne réelle. Sur ce point, on peut dire que Temps critiques, au regard de l’analyse critique, et le Journal de bord, au regard de la pratique, ont collé à la dynamique du mouvement des Gilets jaunes. C’est-à-dire une révolte à partir de l’ensemble des conditions de vie et non seulement des conditions de travail. Un mouvement contre ces conditions de vie présentes, dont l’existence est sa seule justification, sa légitimité en actes.

En somme, on peut sensiblement définir le mouvement des Gilets jaunes comme une digestion de ce processus de privatisation/dépolitisation et comme l’expression même de la crise de reproduction des rapports sociaux capitalistes. Perspective que Castoriadis et sa critique de la démocratie représentative n’auraient d’ailleurs pas reniée.

Soit pour les Gilets jaunes une tentative de reprise en main immédiate de la dimension politique remettant au centre la question sociale et celle des inégalités alors que le pouvoir en place l’avait remplacée par une priorité à la lutte contre les discriminations pour l’affirmation des identités (ex. Les femmes réclamant le droit d’être exploitées au même «  tarif  » que les hommes).

Si SoB a tenté d’exprimer de nouveaux antagonismes en parlant de la division «  dirigeant/exécutant  », cette catégorisation semble par trop abstraite et dissimule les multiples voies par où la domination se reproduit à l’intérieur même de cette division du monde du travail ce que Castoriadis a lui-même reconnu à la fin de sa vie. Sa vision et celle de la revue étaient encore dans une perspective gestionnaire dans laquelle les exécutants étaient encore des professionnels exploités certes, dominés, mais capables de faire redémarrer la machine à leur profit. La révolution du capital est passée là-dessus et a balayé ce type de perspective qui ne demeure, par analogie, que chez des post-opéraïstes à la suite de Negri et Virno pour qui il ne suffirait plus, pour la multitude que de se réapproprier l’intelligence collective des machines qui reste sous commandement capitaliste et qu’il suffirait de destituer. Une négation même de la théorie opéraïste qui s’est développée au début des années 60 et en parallèle à celle de SoB sur la critique de la prétendue neutralité de la technique.

Cette question, les membres du Journal de bord ne pouvaient l’aborder que de façon indirecte dans un mouvement pour qui c’est l’ensemble des conditions de vie qui était questionné mais qui, progressivement se rendait compte que tout le monde n’était pas Gilets jaunes  ; les soutiens des klaxons fin décembre ne compensaient pas la masse de consommateurs courant faire les soldes et les emplettes de Noël sous les tirs de grenades et les gaz. En conséquence, pour simplifier, parce que c’est souvent ce qui s’impose dans l’immédiateté des choses à faire et à dire, une partie des Gilets jaunes s’est reportée sur la dénonciation d’une oligarchie au pouvoir (les «  élites  » politiques délégitimées) au service d’une oligarchie d’affaires (les 1 % les plus riches qui s’approprieraient 99 % de la richesse), mais cela restait une voie sans issue tant elle semblait hors de portée et, en fait, le lieu d’une critique complotiste sous-jacente et parfois à peine contenue quand, le mouvement s’effritant, certains ne furent plus alimentés que par le bruit et la fureur des réseaux sociaux. Cependant, les fois où des Gilets jaunes se sont aventurés sur le terrain des luttes au travail, notamment avec les «  soignants  » des hôpitaux, ils y trouvèrent les syndicats et toutes les corporations liées à la bureaucratie hiérarchisée elle-même bouleversée par les exigences de rentabilité qui mettent en compétition les différents niveaux de hiérarchie. Et ils s’y tapèrent le front comme dans un mur à courir tout à coup après une convergence que les syndicats leur vantaient, mais qui revenait en fait à une instrumentalisation des GJ. Laquelle convergence, même si elle s’était réalisée, se serait faite à la remorque des syndicats comme en mai 68 à partir de la deuxième quinzaine de mai, signant de toute façon la fin du «  Tous Gilets jaunes  ».

Pendant le mouvement des Gilets jaunes nous avons cherché à intervenir dans un sens universaliste, mais en tenant compte de la rupture du fil rouge historique et donc du fait que la «  convergence des luttes  » ne pouvait qu’être un leurre syndical, ou une réalité intersectionniste à travers le féminisme sous-jacent instillé par les «  de gauche  » dans un mouvement qui avait pourtant, à sa façon, résolu la question, ou encore les tentatives des militants «  climat  » de lancer une OPA sur les Gilets jaunes. C’est pour cela qu’en contrepoint des membres de la revue Temps critiques ont largement développé les références à la Révolution française, du moins à certains de ses aspects, non pas parce que cet épisode s’inscrirait dans la continuité de 1789-93, 1848, la Commune et Mai 68, mais bien au contraire parce que le fil rouge des luttes de classes est comme mis entre parenthèses par la révolution du capital  ; et pour qui veut garder cette perspective de la révolution, alors c’est comme s’il fallait tout reprendre à zéro de ce point de vue là, sans passer par cette histoire du processus révolutionnaire que les Gilets jaunes et les jeunes en général ne connaissent guère ou ignorent complètement.

SoB a œuvré à une époque où l’intervention politique n’était pas le cœur de l’activité politique et ceci pour plusieurs raisons  :

– le contexte d’une classe ouvrière endormie apparaissant comme un moment contre-révolutionnaire  ;

– une bureaucratie syndicale bien installée  ;

– l’équilibre des puissances entre Est/Ouest verrouille tout et l’existence de l’URSS n’indique pas que le moment politique soit propice à autre chose.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait rien eu, notamment quand un mouvement de jeunes va élaborer dans les années 1950, un discours contre le stalinisme à partir de leur ancrage dans les auberges de jeunesse. Même chose si l’on pense aux bases de la première scission au sein de SoB et la création d’ILO (Informations Liaisons Ouvrières) avec Henri Simon pour qui la lutte de classes est permanente. Il faut donc l’organiser et lutter dès que possible.

D’ailleurs, SoB évoqua au début des années 1950 la question du journal ouvrier (en parallèle à la revue) dans la perspective du journal d’usine de l’époque Tribune ouvrière. Voici ce qu’en dit, par exemple, Jacques Wajnsztejn quant au rôle possible du journal ouvrier, mais à travers son expérience aux Cahiers de mai entre l’automne 68 et 1972  : «  Le journal ouvrier n’a pas vocation autre que partir des expériences concrètes pour répondre aux problèmes des ouvriers et ne les subordonne pas à une ligne plus générale révolutionnaire ou radicale. Il vise l’émancipation des travailleurs par eux-mêmes. Et si questions politiques il en ressort, elles ne sont traitées qu’en tant que conclusions des expériences  ».

Nous en avons, dans ce sens, un écho pratique avec les prises de parole au sein de l’Assemblée Gilets jaunes du lundi. Comme un membre du Journal de bord tenta de le rappeler, au milieu de l’empressement de quelques-uns à éclairer les actions des Gilets jaunes à la torche de leurs idées politiques  : «  ce n’est pas l’AG qui fait le mouvement, mais le mouvement qui fait l’AG  ». En effet, cette assemblée devenait de plus en plus un laboratoire de projets et pratiques déconnectées de la dimension spontanée et collective de la lutte. De petites commissions (organisation, revendication, actions) soumettaient leurs orientations au vote de l’assemblée, des ateliers artistiques (et même un atelier broderie en juin) ainsi que l’arrivée de procédés tout droit sortis du monde de l’entreprise (groupe de travail en «  ruche  »). Bref, son action tendait à s’autonomiser du mouvement.

Preuve en est, entre autres, le manque de volonté patent à faire à l’AG du lundi un bilan des actions de la semaine et surtout de la manifestation du samedi, alors qu’elles symbolisaient le rapport de force avec le pouvoir. Les «  gestionnaires  » s’échinaient à les passer sous silence parce que cela faisait perdre du temps ou «  empêchait d’avancer  » ou encore parce que cela posait de façon abstraite la question de la violence dans le mouvement alors que seule la discussion sur la violence policière était à l’ordre du jour d’un mouvement que l’AG, majoritairement, définissait comme non-violent. De fait, la radicalité des manifestations a été assez peu discutée, puis carrément évacuée vers la recherche d’une «  image  » plus attractive, la clé, pensaient-ils, d’un renouveau à la mobilisation défaillante par rapport à la situation que nous avions vécue pendant tout le mois de décembre et même en partie jusqu’à mi-mars. Pourtant, la détermination des samedis faisait violence à un État qui continuait à ne pas maîtriser la situation, du moins jusqu’en février/mars, et donc prêt à tout pour dissuader quiconque de continuer la lutte. Signe que le point fort du mouvement résidait dans sa capacité à ne pas céder sur ce point et continuer à définir le niveau de rapport de force sur le terrain, concrètement en refusant toujours de déclarer les manifestations tant que le rassemblement de départ et un trajet autonome restaient possibles, ce qui ne fut bientôt plus le cas.

Cette autonomisation de l’AG fut certes voulue par le groupe qui était à l’origine de la pratique de l’AG, à savoir le groupe GJ Lyon-centre, mais il faut reconnaître qu’on ne peut lui mettre tout sur le dos. À partir d’un certain moment, on ne sut plus qui s’auto-nomisait de qui face à un mouvement lui-même évanescent. Le groupe GJ Lyon-centre cherchait, à partir de là, à le maintenir en vie à tout prix. Ce ne fut pas notre position dans la mesure où nous avons estimé à un certain moment, à tort ou à raison, mais fort d’une certaine expérience, que le mouvement n’avait plus de dynamique interne et perdait son caractère populaire et massif. Nous avons alors décidé de notre autodissolution après une réunion parce que justement nous ne voulions pas, à partir de certaines dérives de juillet, endosser, en tant que groupe de GJ, toutes les actions d’individus où groupes s’en réclamant publiquement, mais sans plus aucune consultation préalable de qui que ce soit, même si parfois le prétexte de se soustraire à la surveillance de la police pouvait expliquer une certaine pratique de l’action secrète. Ce ne fut pas facile et ce ne fut pas à l’unanimité, mais cela se fit sans embrouille, laissant à chacun la possibilité de poursuivre ou non l’expérience. D’ailleurs, nous nous sommes revus souvent avec les manifestations qui suivirent (contre la réforme des retraites) où nous avons eu tendance à nous regrouper dans un même secteur de la manifestation, en tête en général, mais sans que cela n’aille plus loin que la perpétuation d’une complicité.

 

Si nous nous consacrons à comprendre ce que fut notre expérience, c’est bien parce que nous avons ressenti que notre intervention politique constituait une tentative rare et précieuse de dépassement des anciennes pratiques et qu’elle nous impose de la confronter à tout ce que l’on a pu poser dans la seule théorie. À ce titre, SoB est un exemple qui peut paraître rétrospectivement aujourd’hui comme assez limité car, ayant émergé dans une période où les luttes étaient relativement faibles, mais ce serait sans compter que la revue essaima, malgré tout, dans le grand printemps que fut Mai-68 sans en tirer profit, mais non sans que le mouvement en tire les fruits. Modestement, d’autant qu’il fut cantonné à Lyon le Journal de bord, qui se développa au plus fort des Gilets jaunes, donna de la matière à la revue même si celle-ci, durant cette période, dut se contenter de publier des suppléments et hors-séries réguliers en lien avec cette expérience et aussi avec les prémisses théoriques qui nous ont permises de ne pas être ridicules devant l’évènement. Le Journal de bord aura aussi ouvert la possibilité pour que des affinités persistent au-delà de l’évènement avec des réunions et des échanges.

 

Gzavier, Julien et Grégoire

Membres actifs du Journal de Bord

Notes

1 – Sur le site lundi.am à l’adresse https://lundi.am/Une-theorie-du-mouve ment-revolutionnaire

2 – Titre du livre collectif mélangeant textes de Temps critiques et textes du Journal de bord, aux éditions À plus d’un titre, sorti en mai 2019.

3 – Le texte fondamental sur ce point est celui de Chaulieu  : «  Le mode de production en Russie  » dans le no 2 de la revue. Le groupe n’a pas une position absolument tranchée puisque parfois il se rapprochera de l’interprétation ultragauche de l’URSS comme capitalisme d’État. L’essentiel, pour lui étant de se distinguer de l’interprétation trotskiste en termes «  d’État ouvrier dégénéré  ».

4 – cf. aussi la critique de ce sens pris par l’individualisation dans la notion d’égogestion avancée par Jacques Guigou dans son ouvrage La Cité des ego (http://tempscritiques.free.fr/spip.php?livre9), L’impliqué, 1987, réédité chez L’Harmattan en 2009.

5 – Citation tirée de l’article «  Aux origines de la revue  » (postface à La valeur sans le travail)  : http://blog.tempscritiques.net/archives/1897

6 – Blog des Journées critiques  : http://journcritiques.canalblog.com/

7 – «  Notes sur la théorie et la pratique  » in Modèles critiques, p. 276 sq, Payot, 1984.

8 – Lié au numéro 19 de la revue  : http://tempscritiques.free.fr/spip.php? rubrique16

9 – Dont l’adresse est http://lundi.am

10 – cf. L’Individu et la communauté humaine. Anthologie et textes de Temps critiques (volume I), «  Des rôles respectifs de la théorie et de la critique  : la critique est destruction de son objet ».

11 – On peut retrouver des éléments de notre critique dans le texte paru sur le blog  : «  Notes à partir et au-delà du livre Vive la lutte des Gilets jaunes !  » à l’adresse  : http://blog.tempscritiques.net/archives/3152

12 – En écho, Temps critiques écrivit une brochure en juin 2019 pour répondre aux interrogations d’une revue suédoise  : «  Pourquoi le communisme n’est-il plus qu’une référence historique pour les membres de Temps critiques  ?  »  : http://tempscritiques.free.fr/spip.php? article402

13 – «  Adresse à l’Assemblée générale des Gilets jaunes de Lyon » à lire parmi les publications du Journal de bord de mars  : http://blog.temps critiques.net/archives/2792

14 – Ceux-là même voyaient le RIC comme la solution miracle à tous les problèmes et par un travail de propagande actif, introduisirent ce thème dans l’arsenal des Gilets jaunes. Pour une critique plus en profondeur des partisans du RIC lire Dans les rets du RIC : http://tempscritiques. free.fr/spip.php?article397