Temps critiques #4

Œil pour huile

, par Rolf Schubert

«  L'essentiel, pour l'évolution, c'est que le zig
soit toujours plus long que le zag 
 »
Richard Weizsäcker

 

Le Golfe, c'est pas de la roupie de sansonnet ! Penses-tu, l'onu ! Ça sera plutôt la mer à boire, si tant est que, dorénavant et après ample assainissement et dessalement sophistiqué, celle-ci soit encore potable. C'est que, à perte de téléobjectif, le Golfe se pose, à l'entour, en désert traversé de cadavres calcinés et jonché de torches éternelles que surplombe un ciel poisseux ; c'est qu'il exhibe, à vue cavalière, du balcon d'un F-16, un littoral amococadizé à la puissance treize ; c'est que de son pourtour où, jadis, gisait l'or noir, giclera désormais, comme d'une plaie qui n'est pas près de se fermer, la glu noirâtre, sailliront, d'arrache-flots, les coulées de goudron charriant des mottes onctueuses.

Et ce Golfe, ne fut-il pas, hier encore, un vrai Pactole écologique, l'Eldorado d'une faune luxuriante, le Pérou des dugongs qui, pour avoir dédaigné le poisson à l'huile, se trouvent engloutis à jamais dans une espèce de triangle bermudien ? Ne fut-il pas la mare aux lamantins, lamentablement clampsés, parait-il, dans la marée noire du brut, le paradis aqueux des cormorans, agiles plongeurs naguère, maintenant à col-de-cygne bouché et au chant d'icelui, cormorans mourants dans la graisse et par la grâce de l'ultime lubrification que leur dispense, lubrique par ses images (d'archives), chaste par ses idées (reçues), une Télé qui raffole d'actions genre spa ! ? Et nous avec, bien sûr, car ne sommes-nous pas, nous autres amis de l'environnement naturel, gaillardement sur le pied de guerre pour arracher les bébés phoques aux mains meurtrières, pour préserver les crocos d'une mutation incongrue en attachés-cases, pour sauver les éléphants et les rhinos lâchement édentés et concupiscemment décornés et qu'il nous chaut tant de cornaquer en réserve ? Bref, le Golfe, pour nous, écolos de vieille souche, cela risquera de se convertir en trou noir séculaire, en apocalypse de rarissimes biotopes, en un Krakatoa des écosystèmes, en un Tchernobyl à surenchère avec, par-dessus le marché de Rotterdam, plaquage concentré des hauts lieux de la civilisation universelle et feu roulant sur le berceau de l'humanité dont nous sommes, n'est-ce pas, les héritiers à part plus qu'entière ! Voilà, ce qui ne peut que nous fendre le cœur, nous chagriner comme pas un, nous autres Occidentaux qui, à tue-tête crions volontiers haro sur cette guerre déclarée à la nature, enfin, … à ce qui en reste.

Et ainsi, grâce à l'imagerie de Bagdad dont la Télé se plut à nous agrémenter les soirées d'hiver pendant quelques décades qui, jumelant jeûne et ramadan, ont fait la joie des fidèles ; grâce aussi à ce feu de Bengale où nous ne vîmes que du feu et qui nous éblouit jusqu'à nous faire prendre des vessies pour des lanternes, nous crûmes voir sourdre du petit écran de fumée le mane thécel pharès sanguinolent qui nous sembla destiné, à nous personnellement, et qui nous apprit… et qu'est-ce qu'il nous apprenait, au juste, à nous autres ?

Le message des médias en battledress tendant — à coups de briefings tonitruants, de vrombissantes conférences de presse — d'immenses filets de camouflage sur l'épopée de l'entente toujours cordiale, sur la péripétie des croisés coalisés pour la bonne cause cette fois-ci, tâchant de nous expliquer le coup sans nous berner outre mesure et bienséance, ce message, ne fut-il pas d'en faire accroire à tout entendeur que le monde, le genre humain, les sanctuaires des mille et une espèces, les plus hautes valeurs morales intactes à ce jour et les plus belles plages jusqu'alors immaculées, que les altiers principes de la société des nations à l'unisson pour la première fois et les assises sacro-saintes de toute civilisation affirmées en solennelle première avaient été apostasiés par un sabreur intergalactique, sapés par un massacreur avoué, un matamore reconnu, foulés aux pieds par un spadassin esbroufeur, bravés par un fondamentaliste sans fondement du tout, bafoués par un hors-la-loi en uniforme de caudillo imbu d'une lecture d'émule de Mein Kampf, souillés par la vilenie d'un desperado pollueur et exterminateur, dévastateur et incendiaire, bref, voués à l'anéantissement par une machine infernale, par l'antéchrist, l'ennemi des races humaine et animale ?

Et ne manqua-t-on pas de nous notifier, ne manquions-nous pas de nous avouer que ce qui, quotidiennement, s'épanouit devant notre attention éberluée par avances-éclair et flash backs, par une couverture tous azimuts de l'opinion et la maîtrise téléguidée de l'air, par de brûlants témoignages du théâtre des opérations à chaud, côté cour et côté jardin, que ce spectacle époustouflant étalé par la cnn devant nos yeux béats et qui tenait à la fois du mirage, de la science-fiction, du special effect et de la prestidigitation —, que tout cela n'était que la juste réplique, la riposte venant au bon moment et à point nommé, mille fois méritée au demeurant, voire sollicitée par le maître de Bagdad, riposte ultra-précise, chirurgicale comme on s'évertua de la qualifier, à ce monstrueux dévergondage d'esprit d'un mauvais génie, que tout cela n'était, en fin de compte, que la manche et la belle d'un jeu de massacre transistorisé, mené avec l'adresse d'un bras vengeur et la ferme résolution des nations unies incarnant, pour une fois au moins, l'humanité ? !

Ainsi, pacifistes et bellicistes parmi les télévisionnaires et autres illuminés plus qu'éclairés, la marmaille d'experts ès arabesques, la cohue des muphtis au savoir sarrasin dont regorgeaient talk-shows et tables rondes, convergaient en ce qu'ils ne percevaient en l'innommable, qui avait nom d'exécrable, qu'une débâcle planétaire menaçant de perte imminente et les hommes et ce qui les environne. L'anathème jeté, les uns s'opposaient à la guerre affirmant qu'elle donnerait lieu à une pollution qu'ils redoutaient totale, les autres désiraient la brusquer alléguant l'évitement de la solution que le fascisme allemand avait voulu finale. Ceux qui abhorraient la guerre au nom d'une quelconque maxime d'équité qui interdirait l'échange du sang et de l'huile1, répudiant l'idée que de ces deux espèces sacrées l'une puisse être troquée contre l'autre, ne laissaient pas d'appréhender confusément, tout en implorant une morale marchande où tout un chacun trouverait son compte, que la manne émanant abondamment du sol désertique, de la terre profondément sacro-sainte cesserait d'être un don du fond ou de se payer en monnaie de singe. Leur refus de régler en liquide et espèce, leur ambition de sauver la mise et de s'en tirer à bon compte ne pouvait manquer de leur noircir, voire de poisser toute perspective et de s'y faire poisser. En quelle monnaie rendre, en effet, si l'on aspire à s'épargner, à tout prix, de voir ces deux liquides s'établir, donnant, donnant, en une relation d'appréciation réciproque, de taxation isotonique ? Quoi que l'on fasse, à réfuter l'équation ou, du moins, la mise sur un pied d'égalité de fluides qui se valent, à vouloir éconduire, au nom, pour sûr, des droits de l'homme et de la société civile, le principe du « Sang pour Huile » rappelant quelque peu celui du talion et dont d'autres, en vertu de ces mêmes droits, clament, par tous les médias, la tapageuse reconduction, bref, à décliner l'équivalence de fait de ces valeurs que l'économie mondiale se doit de coter de quintessences, on ne pourra que se retrouver pris dans une situation aporétique. Pas de sang pour de l'huile ! Et alors, bonnes gens, le baril serait à quel prix ? Oserait-on affirmer que l'huile n'a jamais eu et ne peut avoir de prix qui vaille, puisque, tout simplement, elle est là, à portée de la pompe ? ! Ou qu'elle ne vaut goutte, ou qu'elle n'a pas de prix du tout, ou qu'elle est hors de prix ? ! Ne le saviez-vous pas que trop que le prix d'émir auquel on crache dans son réservoir le litre de super, n'était obole que grâce au sang versé au titre des hauts faits ubuesques du prince et des phynances — encore que son altesse, le cheikh Jaber Al Ahmed Al Sabah, fut carrément bon prince : n'octroya-t-il pas à ses sujets le carburant gratuit, ne leur permit-il pas de voir, en vassaux et cossards, des va-nu-pieds se pomper, à sang suer, en l'occurrence les confrères musulmans ou consorts mécréants aspirés de contrées moins huileuses, défavorisées, comme ont coutume de les apostropher les autochtones de celles comblées des premières et dernières faveurs ? ! Et pouvait-on ignorer que ce prix préférentiel que nous casquons pour remplir d'essence nos jerrycans ne saurait en être le dernier, que dans le sillage du flamboiement des puits, il y aurait, pour ainsi dire, une flambée des prix urbi et orbi ?! N'était-il pas que par trop patent à qui sait calculer que le compte était bon et que pour avoir le plein de son bidon, on ne peut que l'on ne s'en mette des bidonvilles plein la vue ?! Qui tient, dès lors, à s'assurer le versement ad libitum des huiles vitales, peut-il ne pas consentir, en toute équité, à verser du sang — le sien, s'entend, pas celui d'autrui —, peut-il honnêtement se faire verser dans l'intendance et battre en retraite, alors que, le pétrole et ses dollars, ravivant ici la circulation en guise de prophylaxie du coup de sang, font couler là, et à grands flots, le sang jusqu'à l'anémie, même sans que le canon tonne. Alors, en toute logique, pour qui éprouve de la gêne à chiffrer de ses deniers la valeur d'échange de ce qui fait tourner les moteurs et le monde, ne lui faudrait-il pas plutôt y mettre de l'huile de bras pour réduire le fier-à-bras, cet homme de main aux plus bas desseins que sont ceux de revendiquer manu militari ce qu'il croit être son dû qualifié volontiers de rapine par ceux qui s'y connaissent ?

Si donc, selon le credo des amis de la paix universelle, il ne saurait y avoir équivalence positive entre ces substances vénérables que sont sang et pétrole (notre sang et leur pétrole, s'entend), la formule adverse ne pourra ne pas être un fait positif : pas d'exploitation des puits de pétrole, sans exploitation de l'immense mine d'or off-shore que sont, dans toute représentation collective que peuvent avoir les nantis des rives bienheureuses, l'ex-tiers monde et ses gisements naturels, représentation qu'ils chérissent au point d'y planter, comme autant de phares de la suprématie inventrice, autant de bastions de la modernité technologique de l'occident, forêts et forets de derricks. Qu'une autre représentation, d'apparence contradictoire, des pays outre-horizon et de ceux qui les peuplent les montre s'engloutir en un abysse de misère bien loin des champs élyséens, étaye d'autant cette formule qui s'exprime par l'équation on ne peut plus simple : pas de sang, pas d'huile !

Que les pacifistes, traités de lénifieurs, de trouillards par l'humeur volontairement pugnace dite opinion publique, aient buté sur les slogans belliqueux des champions de nos intérêts et protecteurs d'Israël, qu'ils aient choppé à corroborer les appels à la levée martiale visant à dénicher l'usurpateur et à rétablir la légitimité, ce bronchement prétentieusement moralisateur, cette réserve faussement intellectuelle n'ont pu contenir le désir impérieux de recouvrer l'innocence d'une morale sans faille, tout en recélant l'essentiel, l'essence quoi, le lucre, la chose capitale. Les draps blancs de la reddition largement déployés et ostensiblement hissés au-dessus des géraniums en marcotte à longueur de balcons et de rues dans l'Allemagne tant urbaine que campagnarde furent, par conséquent, autant de pavillons baissés devant l'assaut des spectres de la mauvaise conscience de se savoir mercanti sans en paraître tel, sans devoir en supporter les frais et dépens moraux inévitables comme devant les craintes et tribulations d'une mémoire ressassant la kyrielle des remords d'avoir failli face aux monstres de l'histoire : démunis, désarmés, désintéressés, sans malveillance aucune, il ne leur arriverait plus, à ces Allemands, de se découvrir en compromission avec le meurtre érigé en système, ils auront eu de bonnes intentions, ce coup-ci. Planter un drapeau, voilà l'attitude de qui voudrait en avoir l'âme nette, les mains propres et le butin in the pocket quitte à s'en décharger sur les marmots qui, en ribambelles peureuses pullulaient dans les rues, se déversaient le long des boulevards, s'attroupaient sur les périphériques, témoignant en effigie de la candeur de leurs géniteurs — ceux-ci ayant prouvé de la sorte qu'ils ont appris leur leçon d'antifascisme. Attitude, du reste, par laquelle les braves pacifistes singeaient, à s'y méprendre, celle, officielle et politicienne — en la personne d'un quatrième accessit de la Realpolitik et d'un saute-ruisseau de la diplomatie internationale —, et qui fut de professer inlassablement sa bonne foi et ses instincts pacifiques, de protester de la stricte légalité du big business affairiste, d'exciper imperturbablement du cas isolé alors que toute une industrie avait été prise dans le flagrant délit d'avoir agi en catimini, donc en connaissance de cause, d'étaler, contrit parmi les débris de quelque maison à Tel-Aviv, sa préoccupation pour l'État d'Israël qui n'aurait plus féal ami que les successeurs, fils et petits-fils — petites-filles itou — de ceux qui avaient massacré les parents, pères et grands-pères de ses actuels habitants, et d'assoupir ces soucis par l'affichée largesse de cheik à grande distribution de chèques bakchich. Simple question, voyons, de faire rouler les fonds encaissés ailleurs ! Bref, c'était l'attitude d'une Allemagne qui fait tantôt l'ingénue, tantôt l'andouille, tantôt la boudeuse, tantôt l'insolente.

L'adage et comme l'état d'âme de l'Allemagne d'après-guerre, la bonne, comprenez-vous, à qui de droit échut la succession de celle d'avant-guerre, fut un pacifisme pour ainsi dire militant et tambour battant ; pacifisme, d'abord, de l'ancien pendard qui n'aime parler de corde dans sa maison, ensuite de ceux qui, tout heureux que le pays se désistât, sous la houlette des armées triomphantes, d'anciennes visées d'ingérence effrontément traineuses de sabre, le croyaient déjà civilisé, défascisé, à l'abri d'une rechute inopinée. Tant que l'on bannirait toute velléité belliqueuse, tant que casque à pointe et chapeau chinois ne défileraient pas en grand apparat et à pas de l'oie, tant que la société post-fasciste serait préservée de se harnacher aventureusement, de s'armer par accès d'outrecuidance de pied en cap, la hantise du revenant serait, pensa-t-on, circonscrite, alors que, au vu et au su de tout le monde, l'éclipse du militaire de la vie publique fut momentanée et que le projet, contesté non seulement parmi les anciens de la « Wehrmacht », du « citoyen en uniforme » ne sut jamais rappeler celui-ci dans les rangs du civil. On se dupait volontiers de croire que la mise en pièce du militarisme à la prussienne par les armées alliées eût condamné pour toujours la porte au fascisme. Exhiber, sur la place publique et à toute heure, son esprit pacifiste, revenait donc à conjurer les démons du passé : ainsi ne reviendraient-ils plus jamais, ouf !

Une telle thèse purement formaliste, quoique imbibée d'une forte dose de vécu encore vibrant, un tel tableau généalogique du fascisme qui le présente comme issu de l'esprit de bravade d'une société teutonne brûlant à se constituer en collectif sanguinaire, à s'encadrer, corps et âme, dans le branle-bas pour la curée du globe, rejoint tout naturellement le schéma non moins formaliste qui trace des lignes de relation entre le fascisme et le non-respect des droits de l'homme que l'on suppose invétéré en Allemagne, ayant été poussé à son paroxysme dans l'antisémitisme exterminateur des ss. Donc, faire état sur tous les fronts de pacifisme vigilant et faire parade en tenue de combat d'assiduité à tout ce qui touche à l'antisémitisme, ces comportements quasiment expiateurs se sont révélés être deux manières tout à fait confondues de signifier altièrement que l'on n'avait pas été chapitré et corrigé inutilement et qu'une véritable et foncière conversion ait eu lieu.

Et la guerre du Golfe de fournir la belle occase aux apparents antagonistes d'entrer en lice pour marquer leurs antinomies et planter dans la panoplie rhétorique adverse les piquants de son acquis antifasciste respectif, son antidote. Ainsi, les uns étaient contre, combattant, qui par manifs interposées, qui par un futé constitutionnalisme, le retour, à pas cadencé, du militarisme de bon acabit, traitant le camp opposé, les dits bellicistes, de tous les noms. Ceux-ci étaient pour, con brio et avec acharnement, puisque la guerre leur offrit l'aubaine d'accuser les dits pacifistes d'être autant de Chamberlain, voire de Quisling, séides et suppôts de la ruine, définitive cette fois, des juifs. Dès l'éclatement des hostilités, les détracteurs d'une politique de la main forte, se voyaient promus au rang de collaborateurs du Hitler redivivus et de pourvoyeurs du gaz alors que les contempteurs de la voie douce n'avaient de cesse que ne soient rétablis, à coups de massue, les paisibles rapports de force du statu quo ante au Proche-Orient.

Tous les arguments, des plus niais aux plus subtils, des plus plats au plus sinueux et tors, leur étaient bons pour appliquer au drapeau blanc la croix gammée, pour transmuer les cohues de mômes pris de panique dans l'attente d'on ne sait quoi en cohortes de gamins apeurés, renforts de dernière heure des nazis à l'approche des chars soviétiques de Berlin, pour forger, sur les grandes artères où rôdaient des tourbes de jeunes dont prières de paix et minutes de silence étaient censées muscler la manifeste impuissance, l'axe d'airain effroyable Berlin — Bagdad, réédition à peine gazée, si l'on peut dire, du pacte d'acier à l'échelle du Levant et au détriment d'Israël, pour fustiger tout un chacun qui rechignât à serrer les rangs et pour détecter, enfin, dans la moindre étincelle de remontrance faite à l'adresse des assises du nouvel ordre dont les États-Unis annonçaient la couleur et la pointe pro-chaîne, le délibéré embrasement attisé par le pilonnage systématique des valeurs universellement admises dans les mœurs politiques que sont liberté et démocratie illustrant et glorifiant la pax americana. D'aucuns parmi les supporters de la guerre éclair allaient aisément jusqu'à concéder que, par le passé, GI's, Marines et Green Berets (et les troupes d'intervention de toute autre couleur) aient, ici ou là, de temps à autre, gentiment rudoyé quelque indigène malotru ; d'autres admettaient volontiers que les troufions n'y fussent pas allés de main morte, ni rentrés les mains vides et que partout où ils furent en délégation, ils l'eussent été en commis voyageurs et expéditionnaires de grandes visées et d'intérêts capitaux, mais tous s'inscrivant véhémentement en faux contre la prétention de qui osât affirmer que les récents exploits en flinguerie sur les lieux de naissance même de la civilisation ne différassent d'un iota, d'un grain de sable de ceux plus traditionnels accomplis, à titre d'exemple, en Amérique Latine (le Viêt-Nam ? Ne m'en parlez pas, voulez-vous !). Attention, objecte-t-on, cette fois-ci, il y allait de la vie du genre humain et de la survie d'Israël ! Différence de nature, à ce qu'il paraît, qui mettait tout de suite dans leur tort tous ceux qui conspuaient le déploiement massif des forces alliées, les flanquant illico en posture d'antisémite. L'audace qu'avaient ces détracteurs d'avancer crûment que les faits et gestes des alliés du Golfe fussent tramés à l'instar du canevas classique, partant, au fil de l'épée impériale, ne faisait apparaître au grand jour que leurs sombres desseins de gazeurs. Car, pour les caudataires d'une mise à mort en règle de l'ogre de la falaise mésopotamienne, le cheval de bataille dans toute initiative stratégique d'attaque, le parangon quasi transcendantal dans tout plan opérationnel, ce fut l'État d'Israël. C'était lui, la pierre de touche, la cheville ouvrière et le bouclier levé de tout projet qui préparait le terrain pour la progression militaire, l'architecture tactique lui réservant un mihrâb où il paraissait comme figé, à l'abri de toute pensée profane, de toute critique traditionnelle des manœuvres capitales.

Israël, dans une perspective d'État d'exception, semble constituer, pour la circonstance et à vue de pays, une pièce de résistance à toute théorie qui se propose d'analyser les horreurs compactes et les attraits insondables d'une réalité scellée en système quasiment immuable et banalisée en surface pratiquement globale. Il est un brise-lames à toute réflexion qui s'en prend aux intentions des batteurs de la grosse caisse retentissant en plein désert, puisque s'attaquer à celles-ci, par exemple dans des termes instruits par la critique de l'économie politique, cela semble revenir à dépecer, à pogromiser la victime fatale et privilégiée, celle qui, rescapée des chambres à gaz nazies, s'en est créée la raison d'être d'un battant aguerri. Se présentant telle une grande nébuleuse à effet apotropéique, l'État d'Israël est comme un harnais censé rendre idéologiquement invulnérable, presque intouchable, le système des fins économiques, a fortiori lorsque, paradoxalement, ce qui est harnais apparaît contre toute attente sans défense aucune, le pays entier semblant comme apprêté à l'immolation. Ainsi, une fois concertée la logistique de la guerre et mis en place les arsenaux, dès que fut déclenchée la grande souffleuse de l'Opération Desert Storm, Israël ne manqua pas d'étourdir nombre de téléspectateurs par son inaccoutumée paralysie. Lui, qui avait toujours, en pareille conjoncture, fait une éclatante démonstration des vertus de la prévention, était maintenant comme frappé d'impuissance, rappelant dans la mémoire collective des Allemands la situation horrible de fourgons à bestiaux longeant la rampe, cernés par des Ss et dont les wagonnées seraient aussitôt projetées dans le gaz. Cette réduction extrême du pays au point zéro, à la position de celui qui, dans les jeux stratégiques des belligérants, ne put ou ne dut bouger, donc à une structure répétitive martyrologique, ajoutait encore à la frénésie victimiste de ceux qui, jusqu'à être assoiffés d'une riposte nucléaire israélienne, sonnaient du clairon. Nul doute, la structure répétitive était évidente, mais que celle-ci s'affirmât précisément et de façon quasiment ontologique par la menace lugubre que l'Irak faisait peser sur Israël qui, par sa seule existence, pouvait paraître un rocher de bronze où buteraient toutes les poussées d'antisémitisme, une arche fiduciaire aux antipodes d'Auschwitz pour tous les juifs quelle que soit leur diaspora — si jamais d'ailleurs cette menace a été plus une dissuasion de caporal qu'une persuasion de capitan —, ce fut là une thèse des moins évidentes. Ce qui, en effet, se reproduisait fatalement dans ce conflit aboutissant à la drôle de guerre, c'étaient, une fois de plus, les agissements notoires du système capitaliste qui, cherchant son salut dans la fuite devant soi, ne peut qu'externaliser, par accès réitérés d'un délire persécuteur, les crises dans lesquelles il se répercute, externalisations dont les retombées — sous forme, par exemple, de disparités entre tel pays arabe comptant parmi les grands actionnaires du plus grand groupe industriel allemand et tel autre qui est un des plus grands acheteurs d'armement dudit groupe industriel —, loin de pouvoir être mises sur le compte des faux frais inévitables, risquaient de saper la stabilité du système lui-même et menaçaient d'obturer une des sources de sa vitalité. L'importante frange pacifiste de la bourgeoisie allemande ne pouvant tolérer de voir cette stabilité capitaliste s'écrouler du fait des contradictions du capitalisme, avait hâte d'excommunier ces contradictions en imaginant un présent pacifique qui serait troublé par la guerre ; mais elle se trouvait aussitôt dépassée par la partie belliciste de cette même bourgeoisie qui, par un acte d'excorcisme, poussait l'excommunication jusqu'à préconiser la proscription pure et simple de l'exclu, jusqu'à en faire le danger anticapitaliste tout court. Et puisqu'il peut paraître, depuis l'affaissement du socialisme d'État, qu'il n'y ait de principe anticapitaliste qui ne soit fasciste, les israéliens ne sauraient être sauvés que par une action résolument militaire des états capitalistes.

Le plus beau spécimen de ce procédé déchainé de dissociation a d'ailleurs été présenté par Enzensberger qui voulait que la palingénésie de l'empire des ténèbres, l'indice même de son principe générateur, réside dans le ressentiment quasi anthropologique d'un collectif ayant ou croyant avoir subi une humiliation, rancœur qui serait le véritable organe de la parturition comme parthénogénétique du Führer, de l'ennemi du genre humain, « celui-ci se chargeant, dès lors, de toute l'énergie mortelle des masses » ; guidé comme en transe par un flair divinatoire et infaillible, il sait opérer par émotions, non par déductions, faisant fi de toute logique. Avec l'œuvre qui fit sa renommée, le bon Le Bon a beau frôler le centenaire, il n'a pas fini, c'est évident, de faire des prosélytes qui n'ont qu'à substituer aux foules dangereuses du siècle dernier les peuples redoutables de nos jours, les laissés pour compte de ce monde qui sèment la panique dans les rangs de la communauté des nantis et s'expriment par toute une série de Tamerlans barbares et détonateurs de la cohésion sociale. D'un côté, donc, l'humanité paisible, blanchie de tout blâme, acquittée de toute accusation, détentrice du mandat civilisateur, bref, la société bourgeoise mondiale ressurgie en toute candeur et seule tenante du titre de société civile ; de l'autre l'ennemi public et plus précisément l'interminable lignée de créatures amphibiologiques, difformes, déclenchant comme une ruée suicidaire de ses tenants et la perte du genre humain. Et Enzensberger, en guise de preuve de première main, de citer le témoignage d'un ex-émissaire du gouvernement allemand des années soixante en mission secrète au Proche-Orient pour renouer les relations diplomatiques avec l'Irak, interrompues au moment de la guerre des Six jours, et pour cause. Ce bonhomme, dans son ouvrage de relation, nous contant tout innocemment son fait, certes sans tenants ni aboutissants, restitue néanmoins le lien intime existant entre civilité bourgeoise et ce qu'elle implique d'inhumanité et que constituent, bien sûr, les affaires tout à fait ordinaires. Celles-ci, primant la solidarité ostentatoire avec Israël en ces jours glorieux, supposaient tout simplement que l'on pactisât avec toute une compagnie d'émules zélés du nazisme, déjà seigneurs à Bagdad. Ce petit post-scriptum2 que Enzensberger présente telle un trophée à l'appui de sa thèse selon laquelle, extra muros du camp capitaliste, il n'est que des pagailles de Hitler en germe, démontre on ne peut mieux que, si les Hitler se répètent inlassablement, c'est qu'ils sont les créatures de série du système économique dont ils sont tantôt les rédempteurs, tantôt les revenants grand-guignolesques. La suite, voulez-vous, au prochain numéro de la même historiette.

 

Notes

1 – Le slogan « No blood for oil », d'origine américaine, a été repris par le mouvement pacifiste allemand. Or, en allemand, comme en anglais, « Öl » ou « oil » signifie à la fois « huile » et « pétrole » (Note de la rédaction).

2 – Ajouté à la version livresque de son article et publié dans : K. Bittermann (éd.), Liebesgrüße aus Bagdad [Bons Baisers de Bagdad], Textes de Broder, Enzensberger e.a., Berlin 1991, p. 44-52.