Temps critiques #4

Quatorze scolies sur l’institutionnalisation de l’éducation des adultes

, par Jacques Guigou

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Le projet d’une « éducation permanente pour tous » et d’une « école des créateurs » fut constitutif des utopies sociales critiques des années 60. Porté par les classes moyennes et leurs représentants, ce projet visait la promotion d’un individu autonome, mobile, ouvert à la modernité ; c’est-à-dire un individu informé et formé par les exigences économiques et idéologiques de la prospérité du capital dans cette période.

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Dans sa période de prospérité — de l’après-guerre jusqu’au début des années 70 — le capital surmonte ses contradictions en convertissant les accroissements de la force de travail par des transferts des secteurs déclinants (mines, textile, sidérurgie) dans des secteurs plus productivistes. Avant 1968, le pôle travail représente encore une contradiction dans le mode de production ; le travailleur collectif conserve encore sa négativité ; le surtravail alimente encore une part non négligeable du profit. Les grandes opérations de conversions industrielles n’impliquent pas encore de vastes suppressions de travail humain : elles n’utilisent la formation professionnelle qu’à titre ponctuel et de manière discontinue. Après 1968, et cela deviendra socialement visible à partir du milieu des années 70, la décomposition structurelle de l’antagonisme capital-travail au profit de l’économie de l’individu-marchandise appelle une suppression massive de travail humain. L’exploitation généralisée de la force de travail devient une entrave à l’affranchissement du capital mondial ; de même, l’institution devient une « rigidité » que les salariés-dirigeants doivent désormais dissoudre. Dans le rapport social que fonde « la crise », le pôle travail s’intègre à la recomposition du capital. L’ancienne communauté du travail, et sa culture de classe, se trouve particularisée en autant d’individus assignés à fonder chacun et à chaque instant le rapport social qui les fait exister comme un particulier. Pour rendre inessentielle l’activité productive de la classe du travail dans la valorisation du capital, la communauté du capital a besoin de développer à grande échelle des institutions qui médiatisent l’essence en apparence : ainsi le travail vivant de l’acte productif s’inverse dans le travail mort de l’acte de se former. La formation professionnelle joue un rôle décisif dans cette recomposition des conditions matérielles et existentielles de notre période. En s’affirmant comme un système de formation professionnelle continue, l’éducation des adultes assure la continuité de la valeur-travail dans un monde où il doit désormais être presque absent.

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En 1968, dans la contestation généralisée des institutions d’éducation, s’est seulement affirmé le versant le plus radical de l’utopie : une libre communauté d’apprenants, une vie faite d’activités humaines non aliénées ; tandis que se réalisait son versant le plus domesticateur : le système de formation professionnelle continue.

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Dans les années 70, l’institutionnalisation de l’éducation des adultes en un système de formation professionnelle continue représente la « réussite sociale » que pouvoirs publics, patronats et syndicats s’accordent à célébrer. Cette manifestation omniprésente de la « solution formation », donnée comme un remède miracle aux crises qui se sont ouvertes dans tous les secteurs de l’économie, s’est imposée grâce au stratagème suivant : permettre que soit massivement supprimé du travail humain en donnant en échange son équivalent hors travail, le stage de formation. Là, et là seulement, réside le secret de la réussite du système de formation professionnelle continue.

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La forme-sociale-stage devient une institution centrale de la recomposition catastrophique du capital après 1968. Dans le stage se trouvent synthétisées et mises en spectacle les institutions dominantes de la période précédente, mais critiquées par les mouvements révolutionnaires de 68. Grâce à cette représentation du rapport social, la contestation peut sembler se poursuivre dans la formation mais elle est fondamentalement désamorcée parce que coupée de ses conditions historiques d’effectuation. La pratique généralisée du stage de formation dans les années 70, a permis la recomposition contre-révolutionnaire des institutions combat-tues par le mouvement réel de 68 : le travail robotisé, l’usine taylorisée, l’école bureaucratisée, l’hôpital déshumanisé, l’église cléricalisée, la famille nucléarisée, le syndicat fonctionnarisé, le parti caporalisé… Dans le stage, au nom des autonomies et des autogestions, se sont modélisées les conduites d’autonomie dans la dépendance qui règnent sur la société normalisée et particularisée des années 80.

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L’analyse de stage, conçue et pratiquée comme l’analyse collective de l’institution du stage dans un établissement, une entreprise, une association, un groupe — en référence au mouvement de l’analyse institutionnelle — s’est révélée comme un moyen de connaissance et d’action critiques pour certains praticiens de la formation professionnelle continue.

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Si la raison historique du système de formation professionnelle continue est bien l’institution d’un équivalent abstrait de temps de travail productif, son principal effet, lui aussi attendu comme résultat dans le rapport social, c’est l’individualisation accélérée de la force de travail. Sous couvert de « nouvelles qualifications » ou encore de « créations d’emplois », le droit à la formation est devenu un devoir d’accepter les conséquences individuelles de la dissolution du travail. Jadis donné comme un droit ouvert aux travailleurs salariés, le stage de formation consacre l’exercice d’une obligation économique pour un pseudo-salarié.

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En déployant toutes les ressources gestionnaires du système de formation professionnelle continue, le capital flirte avec son utopie fatale : éliminer le travail de son monde.

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La « stagification » a donc réalisé son programme : d’abord séparer le temps de formation et le temps de travail en particularisant les dernières résistances du travailleur collectif, puis les réunir dans un continuum d’activités au cours desquelles des individus, sans communauté autre que celle du capital, valorisent leur « ressource humaine ». A travers le stage s’est achevé de dissoudre l’ancien affrontement de la classe du capital et de la classe du travail. Semblable en cela aux autres grandes institutions de la société particularisée dans un individu-marchandise (médias, sport, télématique, communication, etc.), la formation professionnelle continue contribue à la domestication de la communauté humaine par le capital techno-culturel.

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La logique comptable de l’économie de l’éducation semble partout régner. L’individu-formé de la fin des années 80 gère son temps comme le lui recommandent les théories dites du « capital humain » : fais de toutes tes journées et de toutes tes nuits un investissement fructueux pour ton « chéquier de formation » ; utilise au mieux les avantages de ton « crédit éducatif » ; sois le manager audacieux de tes « ressources humaines » ; pour enrichir ton « c.v. » fréquente assidûment les « boutiques de formation » ; extasie-toi devant les prouesses techniques de tes programmes d’e.a.o.

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La recomposition du rapport social capitaliste se poursuit en accomplissant, dans l’aliénation, le contenu historique de la révolution des années 60. Nous sommes encore et toujours à l’intérieur de ce processus d’institutionnalisation de 1968. Dans cette perspective, on peut dire que ce printemps n’est pas achevé au double sens du mot.

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Pour se reproduire, le rapport social du capital doit aujourd’hui réaliser l’unité de sa plus extrême contradiction : accroître le profit tout en supprimant sa source, le travail humain exploité. Maintenant que la majeure partie des ressources terrestres transformables en valeur viennent à s’épuiser et que l’exploitation des résidus de la nature extérieure met en péril imminent l’espèce, la domination réelle du capital ne peut se poursuivre que dans l’intensification de l’exploitation de la nature intérieure de l’homme. D’où l’importance stratégique que prennent les techniques de gestion de toutes les activités humaines. L’ancienne exploitation de la force de travail dans les conditions du droit du travail issu de l’après-guerre était devenue une entrave à l’affranchissement du capital mondial. En recouvrant les anciens résidus de communauté humaine qui subsistaient encore dans l’éducation des adultes, la formation professionnelle continue a ouvert la voie à cette colonisation du rapport des hommes à la nature intérieure.

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Lorsque l’individu-social-formé, désormais en voie d’unification dans une seule classe sociale — le prolotariat —, projettera cette contradiction interne du capital dans la société, au lieu de la conserver à l’intérieur de lui-même comme seul lien avec la société, alors apparaîtront les conditions historiques d’une nouvelle matérialité de la communauté des hommes.

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En se particularisant dans des individus-sociaux-formés, le capital devient dépossession généralisée. L’aliénation a aujourd’hui bouclé un cycle supérieur de son emprise en s’internisant dans le spectacle de sa négation. Mais cette logique de la suppression du rapport social fondé sur le travail rencontre sa limite absolue dans le nihilisme du robot. Le « besoin de communauté » réapparaît comme le besoin essentiel. Dans cette perspective, la critique de la religion reste plus que jamais la condition première de toute critique. Ici et là, balbutiantes et contradictoires, se manifestent pourtant des formes de conscience qui ne se contentent plus de l’existant et de sa reproduction à l’identique. Éduquer cette conscience historique, telle est l’œuvre des vingt prochaines années.