Temps critiques #19

Immigration et salaires : un retour inattendu

, par Jacques Wajnsztejn

À l’heure où les luttes particularistes contre toutes les discriminations viennent se substituer, dans une perspective post-moderne, aux anciennes luttes universalistes pour l’égalité, il est curieux de voir resurgir une polémique à l’ancienne sur la détermination du salaire alors que semblent dominer les interrogations autour de la distribution des revenus (partage des richesses, revenu garanti). Ainsi, l’article « Immigration contre salaires : une vision partielle et biaisée », de Romaric Godin du 26 septembre 2018 pour L’Obs, se présente comme une réponse à la thèse de Djordje Kuzmanovic, qui au sein de la France insoumise, défend l’idée que « le capital se constitue une armée de réserve1. Lorsqu’il est possible de mal payer des travailleurs sans-papiers, il y a une pression à la baisse des salaires » et de conclure, sans doute pour légitimer, à gauche, son intervention, qu’il se livre à une « analyse purement marxiste ».

Or, comme le dit Romaric Godin, se poser la question du rapport entre immigration et niveau de salaires est « une vision partielle et biaisée ».

Néanmoins, à peine le problème posé, Godin semble conclure en disant qu’un tel « positionnement ne semble pas répondre au défi de l’ordre néo-libéral ». Sa phrase est pour le moins ambiguë puisque le but des analyses marxistes n’est pas, en principe, de correspondre au credo libéral. Voyons cela de plus près.

Godin semble ainsi faire endosser au marxisme ce qui relève plutôt de la théorie néo-classique standard qui considère que toutes les conditions de la concurrence parfaite sont remplies et tout particulièrement qu’il n’existerait qu’un seul marché du travail sur lequel transiteraient des forces de travail strictement substituables et dans des conditions optimales de flexibilité des postes de travail et des salaires.

Nous savons que ces conditions sont loin d’être remplies et surtout en France pour ce qui est de la dernière dans la mesure où le droit du travail résiste encore à une dérèglementation initiée par la gauche socialiste dès les années quatre-vingt (Rocard) avec la création des contrats à durée déterminée (cdd), alors que le contrat de travail de droit commun était à durée indéterminée (cdi). De la même façon, il nous paraît très discutable de réduire l’analyse marxiste sur le salaire à une question d’offre et de demande puisque, pour elle, celle-ci n’intervient qu’à la marge pour le faire osciller autour du coût de reproduction de la force de travail à un moment et un lieu donnés. Il est vrai que s’appuyant sur Ricardo et la loi d’airain des salaires, l’augmentation d’une force de travail d’origine démographique pourrait jouer à la baisse sur les salaires dans le cas d’emplois substituables. Et c’est d’ailleurs Marx (1847) qui a fait de l’idée « d’armée industrielle de réserve » un concept opératoire pour rendre compte de l’exploitation. Il le réutilisera par la suite dans le chapitre 25 du volume i du Capital2). Marx y détaille ce phénomène de la concurrence entre ouvriers « nationaux » et immigrés pour ce qui est des ouvriers irlandais en Angleterre. et ses remarques sont extrêmement riches d’enseignement : « À cause de la concentration croissante de la propriété de la terre, l’Irlande envoie son surplus de population vers le marché du travail anglais, et fait baisser ainsi les salaires, et dégrade la condition morale et matérielle de la classe ouvrière anglaise ».

Comme le dit Bruno Amable dans son article : « Migrations et salaires, une question politique », in Libération du 4 septembre 2018, « toute l’histoire du mouvement ouvrier s’écrit contre les migrations parce que l’internationalisme n’est qu’une idée qui, même et surtout dans le marxisme, ne peut lutter contre l’intérêt de classe ». Surtout dans le marxisme dit-il à juste titre, parce que c’est sur cet intérêt de classe qu’un matérialisme déterministe a réduit son concept de conscience de classe. C’est comme si la classe pour soi du Marx hégélien la classe de la fin des classes et du communisme) s’était retrouvée complètement subsumée sous la classe en soi, celle de l’immédiateté de l’ouvrier concret.

Dans cette question de l’impact de l’immigration sur les salaires, il faut distinguer les niveaux d’analyse. Si on se place du côté de l’hyper capitalisme ou capitalisme du sommet (le niveau i dans le vocabulaire conceptuel de Temps critiques), il a intérêt à une libre circulation de main-d’œuvre parallèlement à la libre circulation des marchandises et c’est cohérent avec la théorie de la concurrence parfaite chez les néo-classiques. À ce niveau-là, il y a bien une pression à la baisse sur les salaires comme sur le prix des marchandises en général, mais cela ne doit pas être pris comme une volonté effective et politique de pression sur les salaires. Le capitalisme du sommet ne raisonne pas comme l’entrepreneur individuel. Ce qui lui importe c’est de créer les conditions propices à la dynamique du capital et donc actuellement la mobilité de tous les facteurs de production va être privilégiée. D’ailleurs, si on se fie aux statistiques, les travailleurs immigrés sont de moins en moins nombreux, proportionnellement, dans l’industrie par rapport aux travailleurs d’origine française (13 contre 15 %) ce qui s’explique par une automatisation des postes de travail les moins qualifiés qui étaient ceux occupés principalement par ces travailleurs (par exemple maghrébins dans l’automobile). De même les pme industrielles qui résistent, à l’écart des grandes agglomérations, sont celles qui employaient et continuent d’employer le moins de travailleurs immigrés alors que ce sont elles qui sont le plus créatrices d’emploi. Pour l’ensemble de ces deux cas, on ne voit donc pas de quelle pression à la baisse il pourrait s’agir ! On peut même dire, a contrario que l’automatisation industrielle, y compris dans certains services-usines comme les hypermarchés ont unifié les conditions ouvrières et salariales3.

Il en est de même quand la Commission européenne bataille pour l’égalité de l’accès aux fonctions et des salaires hommes/femmes à travail égal quand l’entrepreneur individuel n’y voit qu’une contrainte contre-productive à partir de son calcul micro-économique sur la productivité marginale et la « valeur » de la force de travail féminine. La Commission européenne n’est donc pas plus féministe qu’elle n’est immigrationniste. Il n’empêche qu’elle fait des choix qui assurent la plus grande fluidité possible.

Néanmoins, de la même façon que dans le capitalisme tous les prix ne sont pas des prix de marché et que nombreux sont ceux qui sont « administrés » ou des prix de monopole, il n’y a pas un prix de marché de la force de travail, d’abord parce que la force de travail n’est pas une marchandise, mais une « quasi-marchandise ». En effet si on cherche à comprendre vraiment ce que disait Marx (la force de travail n’a pas été produite) ; et que son prix dépend d’autres facteurs, d’abord du niveau de lutte de classes comme l’ont bien mis en avant les opéraïstes italiens avec la théorie du salaire comme variable indépendante qui a trouvé son application dans les luttes des années 70 avec la revendication du salaire politique et ensuite du mode de reproduction du rapport social à un moment donné. Ainsi, dans le mode de régulation fordiste, dans sa forme française, État, patronat et syndicats ouvriers se concertaient pour fixer des cadres à l’organisation du salariat (smig, accords interprofessionnels). Il ne faut pas oublier que ce mode de régulation appuyé au niveau économique sur les thèses keynésiennes du circuit vertueux de l’investissement/consommation/croissance était conçu dans un cadre national et dans un circuit fermé qui était une réponse à la crise économique, mais aussi aux économies fermées du fascisme et du stalinisme. Il n’y avait donc pas de raison qu’il y ait de conflit majeur entre les exigences du capitalisme du sommet et celles du capitalisme national puisque le premier s’était mis en veilleuse avec le déclin des échanges internationaux et des politiques globalement protectionnistes, qu’elles viennent de l’application des thèses de Keynes (new deal de Roosevelt) ou des nationalismes fascistes et nazi ou encore de l’urss stalinienne.

Il n’en est évidemment pas de même avec le mouvement de globalisation/ mondialisation d’aujourd’hui. Au niveau ii qui est celui où interviennent les États nationaux, ce qui doit être géré c’est l’ordre social intérieur, d’où les restrictions sur la liberté de circulation des personnes prônée par le niveau i, y compris quand celui-ci intègre un échelon international comme dans le cas de la Communauté européenne. Prenons tout d’abord l’exemple du système de protection sociale à la française. Il n’est viable économiquement et au niveau des principes (il repose sur l’hypothèse de centralité du travail et non sur celui, restrictif de la nationalité) que si l’immigration principale est une immigration du travail employable immédiatement, c’est-à-dire quand la demande de travail évolue globalement en parallèle avec l’offre de travail, la première étant la déterminante de la seconde. Dans ce cas il n’y a pas formation d’une armée industrielle de réserve qui pèserait vraiment sur le niveau de salaire. Le « plombier polonais » ne fait que combler le manque de plombiers français ou anglais dû au fait d’une excessive dévalorisation du travail manuel. On a affaire ici à la création artificielle, par le patronat, d’une situation de pénurie par une politique de dures conditions de travail et de salaires bas4. Il en est de même dans le btp, l’hôtellerie-restauration, les services aux personnes, c’est-à-dire dans tous les secteurs où le type de travail est dévalorisé parce qu’il est manuel ou jugé dégradant ou mal rémunéré ou encore offrant peu de perspective de promotion. Et ce n’est que dans un deuxième temps que cela peut influer sur le salaire du plombier local et de l’ensemble des plombiers (les enquêtes constatent une annulation des effets sur salaire à moyen terme). Par ailleurs, aujourd’hui le problème principal n’est pas celui du salaire, mais celui du statut car de plus en plus de formes de travail apparaissent puis se développent à la marge du salariat (ubérisation du travail, « travailleurs détachés », travailleurs clandestins, etc.) et c’est peut être cela qui a aujourd’hui l’impact le plus fort, mais indirect, sur les salaires par la multiplication et la segmentation des marchés du travail. J’en veux pour preuve l’intervention récente de Martinez le leader de la cgt qui prend le contre-pied de certaines analyses en provenance de la France Insoumise. En effet, non seulement il en appelle à la fraternité ouvrière, mais au fait qu’il faut redonner force à la classe par une unité à reconstruire que le capital s’évertue à détruire5. Les immigrés étant, pour lui, (car bien sûr, ils ne sont pas tous des « travailleurs », loin de là) essentiellement des travailleurs, il ne faut donc pas craindre l’augmentation de leur nombre et il faut qu’ils soient reconnus comme tels. Le travail clandestin doit être combattu par la légalisation des travailleurs sans-papiers, car c’est le fait qu’ils soient sans papier qui joue à la baisse des salaires des autres du secteur et surtout à leur remplacement (effet de substitution6).

Cette moindre importance du niveau de salaire par rapport au statut était déjà très présente avec le développement du travail intérimaire. Dans cette forme, très couteuse pour le patronat, le but recherché est celui de la flexibilité et de la mobilité, y compris dans des formes de travail qualifié comme dans le btp, d’où le développement de la sous-traitance dans le cadre de l’externalisation des activités d’entretien et de nettoyage dans lesquelles la présence de travailleurs immigrés est forte.

Un second exemple, à l’étranger cette fois, nous est fourni par la politique menée par le gouvernement d’Angela Merkel en Allemagne. Dans un premier temps, à l’époque où elle arrive au pouvoir, elle était fermement opposée à une ouverture totale des frontières, puis elle s’est déclarée favorable à l’ouverture maximale des frontières à partir du moment où le problème n’était plus seulement celui de l’immigration, mais s’étendait aux réfugiés. Sa position était à ce point stupéfiante pour tout l’éventail de la critique de gauche, que cette dernière a tout de suite fait valoir, qu’il ne fallait pas se tromper ; il y avait derrière cette position que deux explications possibles, la première de peser sur les salaires allemands à la baisse, la seconde de résoudre le problème du déficit démographique allemand.

C’est par exemple la position de la revue allemande Wildcat (source : Échanges, no 163, printemps 2018) qui, tout en affirmant que le patronat allemand recherche des travailleurs qualifiés (c’est le titre de l’article dans le no 101 de l’hiver 2017-18), les besoins se font surtout pressants dans de nombreux métiers non qualifiés. Dans un marché dérégulé on serait passé de la pratique des Gastarbeiter (travailleurs invités), principalement en provenance de Turquie, à une immigration en quelque sorte non invitée et plus massive comme moyen de pression du patronat pour tirer les salaires vers le bas, ce qui expliquerait ce paradoxe actuel d’un taux de chômage bas sans augmentation des salaires. Cette revue allemande ne semble pas tenir compte de l’inessentialisation de la force de travail dans le procès de valorisation capitaliste pour expliquer la tendance dure à sa dévalorisation (idéologique et monétaire), une tendance que les lois Hartz sont venues confirmer sans que la question des immigrés y soit centrale ou motrice. De la même façon, elle ne tient pas compte du fait qu’on est passé progressivement d’une immigration de travail à une immigration de population (on passe de l’immigration à des migrations), tendance accrue par l’afflux de « réfugiés ».

Cette non-prise en compte d’un phénomène nouveau apparaît bien dans le fait que si Wildcat mentionne bien l’ancienne situation de Gastarbeiter, elle n’en tire aucune conclusion sur ce que cela indique comme transformation. Elle ne mentionne pas non plus le changement de la loi allemande sur le droit du sang qui devient droit du sol. Par ce fait, elle prend acte du fait qu’il n’y a plus d’immigration conjoncturelle avant « le retour ». Cette caractéristique nouvelle montre que là encore, il n’y a pas un « plan du capital » unique qui imposerait sa loi puisque l’exemple allemand s’oppose à celui qui semble s’imposer dans les rapports entre les États-Unis et le Mexique avec, si on en croît Saskia Sassen (The Mobility of Labor and Capital) l’institutionnalisation d’une immigration tournante7. Dans cette mesure, tout le discours sur la nécessité de faire pression sur les salaires tombe à l’eau. À la limite, il vaudrait mieux employer l’argument démographique, mais il est moins pédagogique dans la perspective « ouvriériste » qui est celle de Wildcat.

La révolution du capital implique certes l’ouverture des frontières et la libre circulation en tant qu’option stratégique, mais il n’y a pas forcément une seule voie pour y parvenir. En fait et sans lui ôter ce qu’elle doit à un brin d’émotion humanitaire primaire puisqu’il s’agissait, depuis quelques années, de « réfugiés » plus que « d’immigrés », on peut analyser cette première position comme une expression immédiate des intérêts bien compris de l’hypercapitalisme du sommet dont A. Merkel représente une brillante élève persuadée du rôle central de l’Allemagne au sein de cette aire particulière de la domination capitaliste que représente l’Europe. Non pas une « forteresse » comme le clament encore les mêmes critiques de gauche, mais le plus grand marché de consommation du monde. Mais dans un second temps, devant la dégradation de la situation sociale et politique en Allemagne même, avec l’accroissement de popularité d’un parti politique souverainiste de droite à peu près présentable et une dissociation de la csu pourtant alliée traditionnelle de la cdu, le gouvernement Merkel a dû changer son fusil d’épaule et revenir à une conception plus raisonnable (la raison de l’État au niveau ii de la domination) et donc plus restrictive et soumise à condition, de l’ouverture des frontières. L’État allemand avait pourtant tenté de satisfaire le capitalisme du sommet en changeant son code de la nationalité qui reposait sur le droit du sang et privait ainsi la déjà ancienne immigration turque du moindre droit national/ citoyen pendant longtemps8.

Si on revient à la théorie, Godin nous indique que l’armée industrielle de réserve ne constitue pas une stratégie consciente du capital, mais son mouvement quasi naturel d’accumulation qui le porte à substituer de plus en plus de travail mort (le capital fixe) au travail vivant. Cette surpopulation relative qui en résulte est indépendante de la question démographique et donc du niveau d’immigration nous dit-il. Certes, cette substitution capital/ travail crée une surpopulation relative, mais qui tend à devenir absolue dans la mesure où c’est la force de travail qui devient inessentielle au point que la question qui se pose n’est pas celle de l’armée industrielle de réserve (de réserve pour quoi ?), mais celle du revenu garanti pour les surnuméraires, au moins dans les pays occidentaux. C’est en cela que contrairement à ce que dit Wildcat dans le texte « l’émergence d’une classe ouvrière mondiale », il n’y a pas de classe ouvrière mondiale parce que ce type de mesure qui relève de la gestion étatique du niveau ii n’est viable, du point de vue capitaliste, que sur la base d’une limitation de l’immigration ou d’un tri sélectif. Cette revue qui reprend implicitement et parfois explicitement la notion opéraïste de « composition de classe » se retrouve dans la contradiction qui est de constater le fractionnement de la classe à partir de sa précarisation toujours plus grande et donc de ne voir son unité qu’à partir d’un fractionnement encore plus grand sur cette dernière base qui serait finalement la condition de son unité mondiale aujourd’hui. Une fois de plus un groupe « ultra gauche » souhaite le triomphe absolu de la dynamique du capital pour asseoir les possibilités de la révolution comme si l’expérience historique ne servait à rien. Le modèle est inversé : la classe ouvrière stable des pays occidentaux dominants ne serait plus qu’une fraction résiduelle de la classe ouvrière mondiale. C’est reproduire la même erreur, mais à une échelle internationale que celle de Negri avec son ouvrier-social en Italie. Les grèves et les émeutes se rencontrent rarement et même on peut dire qu’elles s’opposent (cf. la brochure d’Échanges : Like a Summer With a Thousand Julys de juillet 1986). Faire porter ses espoirs sur des travailleurs migrants servant de passerelle entre les différentes fractions, c’est confondre la situation actuelle reposant sur la déqualification individuelle avec celle de l’époque des ouvriers de métier itinérants du xixe siècle. Wildcat reste enfermé dans la perspective de l’affirmation de la classe, d’où la nécessité de chercher son avant-garde subjective et les conditions objectives de son unité. Wildcat ne comprend pas le passage du prolétaire-individu à l’individu-prolétaire. Sa théorie s’exprime dans le cadre traditionnel de la subsomption de l’individu dans sa classe. Les conditions préalables doivent donc être réunies.

Mais cela n’empêche pas l’existence et le développement de multiples activités de services qui ne sont pas automatisables à outrance et qui, on l’a vu, ne font pas l’objet d’une ruée de la main-d’œuvre en leur direction du fait des mauvaises conditions de travail. Dans ces secteurs, l’immigration joue encore un rôle de pourvoyeur de main-d’œuvre à bon marché du fait de la féminisation plus grande de la force de travail immigrée qui trouve son débouché dans les services (hôtellerie, nettoyage), mais à bas prix.

Ce qui est en jeu alors, au niveau du salaire, c’est la réglementation sociale. Dans un pays comme la France où la rigidité salariale est encore la norme, malgré les efforts contraires de la loi-travail El Khomri, l’effet est de peu d’importance à partir du moment où le salarié n’est pas sans papiers. Ce n’est évidemment pas le cas en Angleterre ou en Allemagne où il y a eu dernièrement des propositions parlementaires pour un salaire-migrant à 80 centimes de l’heure afin de faciliter l’intégration par le travail. Mais même dans ce cas-là, on ne peut pas dire qu’il y a un effet baisse des salaires, car le même poste occupé par un salarié non-migrant ne sera pas rétribué au salaire migrant. L’effet pourra par contre être reporté dans le temps si un secteur devenant une sorte de domaine réservé aux migrants, le salaire migrant devient la norme du secteur même pour un non-migrant.

C’est peut-être en cela que réside la crainte des souverainistes de gauche. Entérinant peu ou prou la tendance vers la flexibilisation, vu le rapport de force actuel et la défaite contre la loi-travail, ils perçoivent la possibilité d’une égalisation des conditions par le bas9.

Mais revenons aux effets actuels des nouvelles technologies. Elles conduisent à des dizaines de milliers de réductions d’emplois (par exemple dans la grande distribution) à cause des commandes sur le net en croissance exponentielle sans que la question du niveau d’immigration intervienne. D’autre part les délocalisations nées du procès de globalisation/mondialisation font que ce n’est pas seulement le facteur travail qui bouge, mais le capital aussi. C’est un point relativement nouveau car dans les analyses du fonctionnement du capitalisme et particulièrement au début du xixe siècle, la théorie économique a plutôt eu tendance (via Smith, Ricardo et les théories des avantages absolus et relatifs) à penser que le capital matériel constitue une immobilisation (le « capital fixe » des économistes) et que les hommes en sont sa part mobile (« variable » dira Marx). Il s’ensuit une division internationale du travail qui privilégie les transferts de force de travail par rapport aux transferts de capital et inscrit donc l’immigration non pas comme une question ou un problème, mais comme une donnée fondamentale et quasi naturelle du dynamisme des échanges. Mais comme cela se situe dans le cadre d’un procès de production qui reste peu capitalistique, c’est-à-dire majoritairement consommateur de main-d’œuvre plus que de capital, les vagues successives d’immigration peuvent fournir une force de travail abondante et bon marché, mais dans une concurrence qui se fait entre immigrés. Il n’y avait guère que la première vague qui venait concurrencer les travailleurs autochtones pauvres et peu qualifiés.

Il n’en est rien aujourd’hui. En effet, avec la révolution du capital qui s’amorce dès le début des années 1980, la tendance s’inverse. Le capital fixe se met à circuler facilement à travers des marchés mondiaux ouverts à des grands ensembles économiques (les investissements directs à l’étranger et les délocalisations) et les possibilités d’emploi sur place de populations qui étaient restées à l’écart de la capitalisation du monde se font plus grandes (« quatre dragons », « tigres », « pays émergents ») et les flux d’immigration économique se tassent, car la source de la demande tend à changer avec une capitalisation du monde qui ne laisse plus guère d’espace exploitable même si elle laisse beaucoup de monde au bord de la route. La tendance à la surpopulation relative dans les pays capitalistes avancés n’est plus alors constitutive d’une armée industrielle de réserve ; elle tend à devenir une surpopulation absolue en dehors donc de tout rapport au travail. C’est particulièrement net aux États-Unis avec ses deux millions d’emprisonnées et une part de plus en plus importante d’individus en âge de travailler, mais qui ne travaillent pas ou, en tous cas, ne sont pas enregistrées comme en recherche de travail. Les clandestins mexicains ne vont alors pas faire baisser les salaires de ces non-ouvriers qui forment une grande partie des ghettos des grandes villes américaines. Ils se substituent subrepticement à une population qui, pour x raisons est devenue inemployable… dans les conditions américaines légales et les régularisations massives de sans-papiers comme en 1986 ne changent pas la donne. Quant aux relocalisations d’entreprises, elles ne concernent encore que des productions de niche nécessitant un personnel qualifié et moins nombreux.

Les forces dominantes du capital (celle du capitalisme du sommet) ne sont certes plus keynésiennes mais elles continuent à penser en termes stratégiques (militaro-politiques comme par exemple le montre les politiques au Moyen-Orient qui ne cherchent plus à s’approprier directement les sources d’énergie, mais seulement à contrôler le flux tendu de leur production/ circulation) et macro-économiques à moyen ou long terme, même si les ressorts des politiques ne sont plus les mêmes que pendant la période précédente.

Godin semble en être conscient quand il change de registre en passant à une analyse, en termes certes culturels, mais qui se rapproche de ce que j’ai dit sur la gestion du niveau ii par l’État et les institutions nationales : « Du reste, les projets mondialistes des néo-libéraux incluent un “double gouvernement” : un mondial gérant l’économie, l’autre local, gérant les questions de sécurité et de culture ». Godin distingue bien deux niveaux, mais il ne les comprend pas dans leur articulation puisqu’il les voit comme des champs séparés. Ainsi, le niveau i dominerait parce que c’est le champ de l’économie » (et je pense qu’il ne faudrait pas le pousser bien fort pour qu’il avoue que ce champ est lui-même dominé par la finance) et le niveau ii serait le champ de la culture ! Comme si, d’après lui l’American way of life, l’internet, les productions artistiques américaines étaient de l’ordre du niveau ii !

En établissant un signe égal entre Trump et ses prédécesseurs (surtout Obama, candidat de la mondialisation heureuse) il refuse de tenir compte du fait que les industries américaines de pointe (que ce soit gm, les gafa ou Nike) et la finance ont soutenu Hilary Clinton et non Trump. Que Wall Street ait ensuite été dynamisé par son élection est une réalité, mais purement conjoncturelle. Si Trump peut provoquer un conflit entre niveau ii et niveau i, c’est uniquement parce qu’il représente la grande puissance qui peut tenter d’élever sa souveraineté au niveau i comme il tente de le faire en sabotant les mesures préconisées sur le climat ou le libre développement des échanges commerciaux. Ce n’est évidemment pas le cas de la Grèce, ni même de l’Angleterre (voir les problèmes liés au Brexit).

Si la communauté européenne a insisté sur la libre circulation des biens, services et personnes, mais ne l’a rendue illimitée qu’au sein de l’ue, c’est-à-dire entre ressortissants, c’est que le projet était d’associer circulation des hommes et citoyenneté, un projet « droit-de-l’hommiste » plus que réactionnaire ou conservateur qui n’avait pas pour fonction d’accueillir les personnes sans papiers ou les réfugiés des guerres lointaines qui, pour la plupart, ne font pas pression directement sur les salaires puisqu’ils n’en ont pas. Ils font un peu plus pression au niveau d’une demande spécifique de travail, aux frontières de la légalité et de la clandestinité. C’est d’ailleurs pour cela que Martinez demande leur régularisation censée renforcer l’unité des travailleurs alors que la situation actuelle pousse au développement des réflexes populistes. En effet, la personne dont l’immigration est très récente est maintenant faussement vue comme celle qui ne travaille pas parce qu’elle est souvent confondue avec des personnes issues de l’immigration ancienne et qui ont des difficultés à trouver du travail ou à s’insérer dans le monde du travail, parce qu’elles en font la critique consciente ou non (refus d’accepter n’importe quel travail), alors qu’il y a quarante ans elle était principalement perçue comme travailleur (immigré).

C’est ce changement de perception qui engendre le discours sécuritaire de tous les souverainistes qui pleurent la perte des anciennes valeurs du travail et de l’ordre. Il est venu relayer l’ancien discours du fn d’origine sur les immigrés « qui viennent nous prendre notre travail ». C’est aussi pour cette raison que la bataille apparaît culturelle ou civilisationnelle. Ce n’est pas le mexicain ou le malien qui cherchent un travail qui font peur, c’est le jeune afro-américain ou le latino des ghettos, le gars de banlieue qui rouille ou deal et qui peuvent même se prévaloir de la nationalité américaine ou française.

Il s’est produit un glissement entre la période des années soixante-soixante-dix où il y avait une demande encore forte en travailleurs immigrés de la part du patronat et la période suivante qui est celle de la mondialisation/ globalisation, des délocalisations et de la substitution capital/travail. Ce point est fortement perturbateur pour l’analyse en niveaux que nous préconisons. En effet, dans les années soixante l’embauche des immigrés était le fait des grandes entreprises qui sont assez représentatives de la domination de niveau i ; mais aujourd’hui, elles n’embauchent plus guère et ce sont les petites ou moyennes entreprises qui créent des emploient et utilisent de la main-d’œuvre peu qualifiée et souvent d’origine immigrée. Or, ce sont les patrons de ces entreprises, comme en Italie où c’est le plus marquant, qui, paradoxalement, s’opposent politiquement à l’ouverture des frontières, font preuve de xénophobie et soutiennent les gouvernements ou partis populistes/ souverainistes ! D’où le fait que la politique du capital ne soit pas un long fleuve tranquille et ne marche pas d’un seul pas car le niveau i doit composer avec diverses forces agissant au niveau ii.

Ce processus, en restructurant a minima, c’est-à-dire sur la base d’une reproduction rétrécie (la capitalisation l’emporte sur l’accumulation) dans les pays-centre du capital et en déstructurant a maxima les pays qui étaient jusque-là restés à leur périphérie, a provoqué de gigantesques brassages de population en dehors de toute nécessité en termes traditionnels de besoin en main-d’œuvre. Des pays comme l’Espagne et l’Italie se sont ainsi retrouvés, contre toute attente, dans une situation complètement inversée du point de vue de leur tradition migratoire. Ce qui put être salué dans un premier temps par le pouvoir, vu une baisse vertigineuse du taux de renouvellement de population de ces pays qui a conduit à des régularisations massives contrairement à ce qui se passait en France où la natalité avait fortement repris, est devenu pour lui un cauchemar depuis la crise de 2008. L’évolution du dernier gouvernement italien par rapport à celui qui le précédait est encore plus saisissant que le revirement de Merkel ou les atermoiements de Mélenchon, mais on y retrouve le même écart et la même contradiction entre les perspectives du capitalisme du sommet et la gestion de crise de la reproduction des rapports sociaux au niveau national, avec en plus, pour ces deux pays, un effritement poussé de la dimension unitaire de l’État au profit de régionalismes ou même de mouvements indépendantistes comme la Ligue du Nord avec la Padanie en Italie ou encore en Catalogne. Toujours en Italie et aux dernières nouvelles de Libération du 4 octobre 2018, alors que le gouvernement italien vient de faire arrêter Lucano le maire de Riace en Calabre, lequel a organisé l’accueil des migrants dans un village jusqu’à là en voie de désertification et qui semblait depuis avoir retrouvé une certaine activité10. Une enquête relativement indépendante a montré que les emplois offerts par la municipalité à certains des migrants étaient des emplois subventionnés. Les rares autres emplois à temps partiel se trouvaient tous dans les services et ils ont été engendrés par le flux des « touristes politiques » qui viennent visiter cet îlot de Calabre… solidariste. Ce dernier aspect permet de comprendre pourquoi le magazine américain Fortune, peu connu pour son humanisme de gauche, mais plus pour être lié aux milieux d’affaires, vient de classer le même Lucano parmi les cinquante personnes qui comptent le plus dans le monde aujourd’hui. Cet ensemble marque à quel point la société capitalisée fonctionne par addiction à la combinatoire11.

Godin cite ensuite un cortège d’économistes néo-conservateurs qui s’opposeraient maintenant aux analyses des années quatre-vingt-dix qui ont porté les thèses néo-libérales jusqu’aux antichambres de tous les lieux de pouvoir sur la planète. Bien évidemment, ils n’en ont pas été les initiateurs même si la gauche européenne a souvent confondu néo-libéraux et néo-conservateurs. Et ce sont ces derniers qui veulent aujourd’hui monter des digues sur la base de ces valeurs conservatrices afin de s’opposer à la vague capitaliste la plus moderne. Il faut dire que le vocabulaire utilisé par Godin ne facilite pas la compréhension puisqu’il n’emploie pratiquement jamais le terme capitaliste et en reste à la dénonciation de « l’économie néo-libérale » ou de « l’ordre néo-libéral », comme s’il n’y avait aucune différence entre Hayek et Bill Gates, entre Trump et Zuckerberg.

L’exemple que Godin donne de l’Allemagne ne vient pas infirmer cela parce que l’Allemagne est dans le groupe de tête des pays dominants et la main-d’œuvre immigrée qui y est employée occupe des postes peut-être moins qualifiés que les résidents, mais avec une formation d’assez bonne facture (surtout quand elle vient des pays de l’ancien bloc de l’Est). Le rattrapage rapide qui est constaté dans l’enquête de la Bundesbank tient peut-être à cette particularité. On ne peut comparer les situations au niveau international que si le type d’immigration est homogène dans les différents pays, ce qui est loin d’être le cas et en fonction de la proportion de la population totale qu’elle représente dans le pays. En tout cas, d’après les experts ce ne sont pas les immigrés qui ont poussé à la baisse les salaires allemands, mais les lois Hartz du social-démocrate Schroeder qui ont multiplié les petits boulots mal rémunérés, le travail à mi-temps des femmes dans un pays où le taux d’activité féminine était restée très bas non seulement du fait d’un haut niveau de salaire masculin dans l’industrie, mais du fait du manque d’infrastructure publique pour accompagner les naissances.

Godin donne l’exemple avorté du salaire minimum migrant en Allemagne, mais c’était une mesure imprenable, car purement politique et discriminatoire, reposant sur une préférence nationale ne pouvant trouver aucune justification économique et sociale, même du point de vue du patronat12.

Si on revient sur l’exemple de la France, on voit que ce qui intéresse les patrons, c’est beaucoup plus le salaire minimum jeune (cf. les projets successifs du cip en 1994 et du cpe en 2006) qu’un salaire minimum migrant.

D’une manière générale la flexibilité du travail semble aujourd’hui plus importante pour les patrons et l’État, quand il est patron, que la question plus limitée d’une flexibilité du salaire. D’ailleurs, dans nombre de secteurs la part de ce dernier dans le coût total du produit s’effondre et sa baisse ou la limitation de sa hausse sert surtout de variable d’ajustement la plus aisée parce que c’est l’un des derniers prix importants qui se fixe au niveau ii et donc permet des chocs de compétitivité-prix quand une entreprise ou un pays est mal placé du point de vue de la compétitivité-hors prix (qualité, image de marque, niveau de gamme, etc.)13. La dernière référence à l’économiste néo-classique de l’École de Vienne, Gottfried Haberler14 me paraît incohérente : si la modération salariale est la meilleure façon de limiter les migrations alors, cela veut bien dire qu’a contrario ces migrations ou leur crainte joueraient à la baisse des salaires ! On en revient à ce qui était dit dans la note 4 avec ma référence à la revue Théorie Communiste. Dérèglementation et immigration vont de pair et il ne faut pas se laisser abuser par le seul fait que cette dérèglementation n’est pas obligée de prendre un caractère « sauvage » et donc elle peu prendre la forme d’une nouvelle réglementation comme on peut le voir en Allemagne avec les mesures Schroeder.

Et en quoi cette baisse des salaires des travailleurs des pays dominants amènerait-elle alors une explosion des salaires dans les pays « émergents », comme semble le penser Godin, puisque les capitaux dominants auraient moins d’intérêt à s’y rendre. Cela casserait au contraire le phénomène de rattrapage que la Corée du Sud, par exemple, a connu. On assiste plutôt, dans ces pays émergents, à un déplacement des investissements et des lieux de production vers de nouveaux pays (des « dragons » aux « tigres » et ainsi de suite) ou vers de nouvelles régions du pays, comme en Chine quand, au bout d’un certain temps, les salaires des régions pionnières augmentent et tant qu’il s’agit de produire des objets à faible valeur ajoutée et demandant peu de qualification (déplacement des régions côtières vers l’intérieur des terres, suivant d’ailleurs un processus séculaire de la circulation du capital).

 

Pour résumer, si on fait le point à partir des dernières enquêtes statistiques, que peut-on retenir ?

– Dans un pays comme la France, l’immigration crée peu de pression à la baisse des salaires, car présence d’un salaire minimum. Revers de la médaille : la fameuse préférence française pour le chômage et le développement du travail au noir surtout s’il n’y a pas de régularisation massive de sans-papiers.

– La concurrence se fait surtout entre immigrés, mais la dernière vague continuerait à propulser l’ancienne un peu plus haut dans l’échelle sociale. Cela agit dès le départ avec les travailleurs autochtones qui abandonnent certaines branches d’activités dévalorisées pour d’autres qui le sont moins et à l’intérieur d’une même branche entre travailleurs autochtones qui deviennent plus facilement agents de maîtrise ou même contremaîtres de ce fait. Cette promotion ouvrière la fois externe et interne épousait assez fidèlement les différentes vagues historiques de migrants. Toutefois, aujourd’hui, la fragmentation des anciennes équipes de production, l’automatisation des tâches, l’informatisation de la coordination et des communications internes ont largement dissout ces fonctions intermédiaires dont le nombre se restreint et rend plus improbable la promotion interne. Même si ce mouvement est repérable dans de grandes entreprises industrielles « pilotes » comme Renault, ce processus touche surtout le secteur du btp, très consommateur de main-d’œuvre. On peut y observer tout un dégradé hiérarchique des vagues d’immigration du petit patron sicilien ou portugais, au petit chef italien, espagnol ou maghrébin jusqu’au manœuvre d’Afrique noire ou de Pologne et d’Ukraine.

– La part des travailleurs immigrés diplômés a fortement augmenté : de 10 % à 28 % en vingt ans (1990-2010)

– La part des femmes augmente fortement dans la population active immigrée et contribue à un niveau bas de salaires dans le nettoyage et l’hôtellerie. C’est donc un processus structurel caractérisant un marché de l’emploi de plus en plus dominé par des activités de service peu qualifiées

– Il faut distinguer l’immigration de complémentarité qui ferait légèrement augmenter les salaires des autochtones, de l’immigration de substitution comme dans notre dernier exemple. Pour Bruno Amable (op. cit.), l’immigration en France serait principalement une immigration de complémentarité.

Devant ces chiffres, on ne peut que se poser la question des raisons qui ont poussé des dirigeants de la France Insoumise à reprendre ce thème. Faire pièce au souverainisme culturel et civilisationnel du rn en proposant au « peuple » sa version prolétarienne15 ?

Quoiqu’il en soit, le caractère inattendu de ce débat/polémique sur immigration et salaires et in fine sur les rapports entre différentes fractions du salariat aujourd’hui est d’autant plus fort et relève un aspect incongru que, depuis au moins 2008, les formes traditionnelles de lutte de la classe ouvrière et ses syndicats (grèves et occupations) se sont trouvées liées ou reliées à la question de la régularisation des sans-papiers. Dès 2006 avec Modelux puis en 2007 avec la grève à Buffalo Grill, mais surtout à partir d’avril 2008, de nombreuses grèves avec occupation contre les licenciements sauvages ont agité la région parisienne dans des secteurs où dominent le travail précaire et les travailleurs étrangers (Quick, Veolia-nettoyage, Papa, Bistro romain, Pizza Marzano, etc. Des luttes qui ont souvent obtenu satisfaction après plusieurs semaines de grève. À l’automne 2009, ce sont 6800 travailleurs qui vont occuper des lieux de travail dans ces secteurs où règne pourtant la dissémination des lieux de travail et pour certains la lutte va s’étendre sur une année entière. Elle regroupe des salariés qui soit ont une certaine expérience militante comme des maliens qui ont pu participer à des manifestations étudiantes dans leur pays, soit des salariés dont c’est la première expérience de lutte. Il faut reconnaître aussi que les positions syndicales ont évolué avec un souci de s’implanter dans ces nouveaux secteurs des services, vides de syndicats ou de cibler une catégorie de travailleurs particulièrement défavorisés (cnt, mais aussi le collectif-migrants de la cgt16). Dans la même tendance, mais plus récente, en février/mars 2018 on remarque une grève importante à Chronopost et des grèves en Île-de-France qui vont toucher 160 salariés de sept entreprises. À cette occasion, les unions locales syndicales et particulièrement celles de la cgt semblent jouer un rôle de territorialisation des luttes dans un contexte où l’ancienne unité territoriale que constituaient les usines et les quartiers attenants n’existent pratiquement plus. Si les bureaucrates syndicaux soulignent qu’ils ont du mal à pérenniser les contacts et les adhésions syndicales dès que les régularisations sont acquises, il ne semble pas que ce fait se retrouve uniquement dans le cas des travailleurs immigrés. Elle concerne l’ensemble des salariés et particulièrement ceux qui travaillent dans les services et qui connaissent les conditions les plus précaires. Certes, la condition de migrant n’est pas en soi un gage de révolte et migrer n’est pas plus émancipateur que de rester au pays d’origine, mais ces luttes nous montrent que la soumission à la logique de dynamique des flux du capital, n’est pas une fatalité. Ces luttes de travailleurs précaires indiquent aussi que la force de travail ne peut jamais être réduite à une marchandise. La tendance au précariat, elle aussi, n’est pas une fatalité ; elle dépend des luttes qui se situent aussi bien dans les couches les plus protégées (cf. la lutte contre la loi El Khomri) que parmi celles qui le sont le moins sans pour cela qu’il soit nécessaire de constituer un front uni de ces luttes comme s’il s’agissait de recomposer une nouvelle classe du travail face au capital, de rejouer un « travailleurs immigrés/travailleurs français tous unis » du cycle précédent de lutte encore caractérisé, en partie, par une perspective d’affirmation de la classe portée principalement par les groupes gauchistes. Cette perspective perdure encore aujourd’hui avec l’idée récurrente de « convergence des luttes17 ».

 

JW, le 25 octobre 2018

 

Notes

1 – Idée qui, aujourd’hui, semble commune à tous les souverainistes, qu’ils soient de droite (cf. Alain de Benoist qui titre dans un article du no 139 de sa revue Éléments : « L’immigration, armée de réserve du capital ») ou de gauche.

2 – « Tous les mouvements généraux des salaires sont réglés par la dilatation et la contraction de l’armée industrielle de réserve ». Engels et Marx rédigeront d’ailleurs le programme du parti socialiste ouvrier de Jules Guesde et de Paul Lafargue dans les années 1880 dans lequel le patronat est vilipendé parce qu’il « puise dans le réservoir des crèves la faim de Belgique, d’Italie, d’Allemagne — et de Chine au besoin — les bras dont il a besoin pour avilir le prix de la main-d’œuvre et affamer ses compatriotes ». Jaurès reprendra cet argumentaire en 1894, mais sans faire appel à des mesures de fermeture des frontières. Pour lui : « il faut substituer l’Internationale du bien-être à l’Internationale de la misère » et les socialistes de l’époque demandent la mise en place d’un salaire minimum dans les secteurs d’activité où il y a beaucoup d’immigrés. On voit ici la différence avec la situation actuelle qui fixerait, comme en Allemagne (elle vient d’adopter un système de salaire minimum) un salaire migrant au-dessous du salaire minimum. En dehors des arguments économiques utilisés par les socialistes, il faut dire qu’un facteur plus directement politique a eu son rôle avec le passage de l’internationalisme des sections de la Première Internationale, à la constitution de partis politiques nationaux au sein de la seconde Internationale. Le problème dépassait donc nettement celui de l’immigration comme le montre la catastrophe qu’a pu constituer la guerre de 1914-18 pour l’internationalisme prolétarien. Quant à Lénine, il y était plutôt favorable politiquement (cf. « Le capitalisme et l’immigration des ouvriers », Œuvres, Moscou, tome 19, mais c’était dans l’optique progressiste d’une extension positive de la société capitaliste au monde entier contre toutes les résistances des contrées retardataires et de leurs valeurs localistes. Un point d’autant plus important pour lui que les nouveaux immigrés n’étaient plus essentiellement européens. Balibar complètera ce genre de prévisionnisme progressiste en saluant, en 1973, dans les colonnes de L’Humanité, la nouvelle forme supérieure de l’internationalisme qui naîtrait des derniers développements de l’impérialisme.

3 – Nous laissons ici de côté, les transformations induites par les nouvelles organisations de la distribution opérées par des entreprises comme Amazon.

4 – La mise en place des 35 heures a constitué un contre-feu à cette tendance et elle représentait un souhait de l’uap, le syndicat des artisans qui peine à trouver des salariés jeunes dans son secteur. Preuve que le patronat ne parle pas d’une seule voie, que ce soit sur la question du chômage ou de l’immigration.

5 – Il dénonce les « contre-vérités » opposant « de manière caricaturale “main-d’œuvre étrangère” et “main d’œuvre nationale”. Le discours nationaliste visant à opposer travailleurs français et travailleurs immigrés est une vieille recette d’extrême droite. » (cité in Le Monde du 6 octobre 2018).

6 – C’est remarquable par rapport aux positions traditionnelles et historiques de la cgt, par exemple, dans les années 1930 : « La fraternité ouvrière doit fléchir au profit des travailleurs nationaux ». Qui a dit que la « préférence nationale » avait été inventée par Le Pen ? Et seule la cgtu, qui comprenait encore nombre de syndicalistes révolutionnaires, soutenait une idée d’égalité des salaires entre ouvriers français et ouvriers « étrangers » (le terme d’immigré n’était pas encore employé et celui d’étranger distinguait en fait ceux provenant de pays européens de ceux venant de l’empire colonial. Le pcf et la cgtu, quant à eux soutiennent la libre circulation jusqu’au moment du Front populaire où le pcf s’aligne sur la sfio.

7 – L’interprétation qu’en fait Charles Reeves dans son article : « L’immigré et la loi de la population dans le capitalisme moderne » (in la revue L’Oiseau-tempête, automne 1997) paraît assez discutable. Dire comme il le fait que l’immigration passerait d’une immigration stable à une immigration précaire m’apparaît très arbitraire si on considère la situation de l’immigration dans ses plus grosses périodes. Tout d’abord, dans les années 1930 ; les travailleurs polonais en France vont être particulièrement victimes de la crise économique et massivement et violemment renvoyés dans leur pays à bord de trains affrétés par l’État ; ensuite, si on considère celle des années 1960-70, le regroupement familial n’existait pas encore en France et les immigrés y étaient vus comme « de passage » et d’ailleurs se pensaient souvent comme tels. Une situation encore plus claire en rfa où les turcs n’avaient aucune possibilité d’accéder à la nationalité. Pour qu’un discours critique redevienne audible, sans espérer qu’il puisse être crédible, il faudrait quand même arrêter de le passer à la moulinette idéologique. Il serait plus juste de dire, comme le fait la revue Théorie Communiste dans son no 26 de mai 2018 que « Ce n’est pas l’arrivée de main-d’œuvre étrangère “clandestine” qui dérèglemente le marché du travail, c’est la dérèglementation qui est le moyen le plus sûr d’attirer la main-d’œuvre étrangère » (p. 68).

8 – Situation qui continue à se dégrader avec les dernières manifestations à Chemnitz et une sorte de scission au sein de Die Linke avec le développement d’un groupe souverainiste de gauche proche de la France Insoumise. Voici la déclaration principale de sa leader, Sarah Wagenknecht : «  Chers camarades, nous sommes également d’accord pour dire que les guerres sont une cause majeure des mouvements de migration mondiaux. Et nous convenons que les personnes persécutées doivent se voir accorder l’asile. Je suis fière que le groupe parlementaire au Bundestag ait voté contre tout durcissement de la loi sur l’asile et qu’il continuera à le faire. […] Et nous sommes également d’accord sur le fait que les réfugiés de guerre doivent être aidés. […] Ce dont nous discutons, c’est de savoir si un monde sans frontières dans des conditions capitalistes peut vraiment être une revendication de gauche. […] Nous défendons le droit des pays pauvres de défendre et de protéger leurs marchés, leurs économies, avec des tarifs douaniers contre nos exportations agricoles. Mais cela signifie aussi fixer des limites à la libre circulation des marchandises. Nous exigeons un contrôle des capitaux pour empêcher les spéculateurs financiers de décider des devises, des taux d’intérêt et du sort d’économies entières. C’est pourquoi nous voulons bien entendu fixer des limites à la libre circulation des capitaux. Oui, beaucoup d’entre nous sont probablement d’avis qu’il est irresponsable d’éloigner les pays pauvres de leurs spécialistes qualifiés parce que la pauvreté et la misère sur le terrain ne font qu’augmenter. Oui, nous discutons de la question de savoir s’il devrait y avoir des limites pour la migration de main-d’œuvre et, si tel est le cas, quelles sont-elles. Mais pourquoi ne pouvons-nous pas le faire objectivement, sans diffamation  ? Le politicien de gauche Bernie Sanders a également une opinion très tranchante à ce sujet. Je cite Bernie Sanders  : “Ouvrir les frontières. Non. C’est une suggestion des frères Koch.” Ce sont de grands industriels avec 40 milliards d’actifs. Je cite Bernie Sanders  : “Ce que la droite aime dans ce pays, c’est une politique d’ouverture des frontières. Amenez beaucoup de gens qui travaillent pour deux ou trois dollars de l’heure. Ce serait formidable pour eux. Je n’y crois pas. Je crois que nous devons travailler avec le reste des pays industriels pour lutter contre la pauvreté dans le monde. Mais nous ne pouvons pas le faire en appauvrissant la population de ce pays”  ». Ce à quoi s’attaque Wagenknecht c’est à la supposée incohérence des altermondialistes/écologistes allemands qui veulent d’un côté des limitations à la libre circulation des capitaux et des flux financiers et de l’autre se montent favorables au No Border pour les personnes. Les souverainistes de droite et de gauche sont en fait incapables de faire la différence entre un mécanisme économique et un droit inaliénable de la personne de libre circulation.

9 – Mélenchon a refusé de signer l’appel de Mediapart, Politis et Regards pour un accueil des migrants. « Je ne suis pas d’accord pour faire comme si l’immigration était quelque chose de naturel, de désirable, de souhaitable ». Il ne semble pas envisager que l’immigration soit « naturelle » à la dynamique du capital et pas seulement au désir de découvrir d’autres espaces et cultures. Charlotte Girard de fi en rajoute une couche : « Dire que [les vagues d’immigration] peuvent peser à la baisse sur les salaires et profiter au patronat n’est pas un raisonnement complètement absurde. Ce n’est pas une vue de l’esprit » (cité dans le journal Le Monde du 6 octobre 2018.

10 – La situation sur le terrain semble aujourd’hui plus contrastée. En effet, cette activité dynamique semble avoir été conjoncturelle, due à un fort regroupement d’immigrés d’origine kurde qui a recréé sur place, dans le village du haut, plus ou moins abandonné, des conditions de vie qui se délitaient ; mais pour ce groupe, l’installation sur place n’était que provisoire, comme une halte en direction de l’Allemagne. Les nouveaux migrants, plus hétérogènes, ne semblent pas reproduire ces conditions et vivent de l’aide, aux yeux de tous, dans le village du bas. En l’état, il n’y a donc pas de pression sur les salaires à la baisse, puisqu’il n’y a pas de « concurrence » entre immigrés sans papiers et travailleurs ou habitants autochtones, mais « conflit culturel » pour reprendre Godin (cf. aussi note 9).

11 – Dans sa dynamique, le capital englobe d’anciennes contradictions devenues de simples antagonismes, des conflictualités de surface, formelles, etc. Les ong, par exemple, présentes et actives à Riace et pour la médiatisation de Riace, sont des vecteurs de combinatoires en ce sens qu’elles mènent un double jeu [notons au passage le jeu, l’écart, le flexible, le nomade sont favorables à la combinatoire] ; double jeu des ong qui consiste d’une part à avoir des liens assez étroits avec certaines puissances du capitalisme du sommet comme des Fondations, des réseaux financiers dits « participatifs », des acteurs dans les organisations internationales onu, bit, oms, etc. et d’autre part des interventions « de terrains », des missions humanitaires et financières qui agissent directement, mais surtout en formant des relais dans ces espaces locaux en détresse ou en urgence où les ong interviennent. Tout cela est exécuté avec force battages médiatiques d’autant plus amplifiés que la majorité des médias leur sont favorables.

12 – En l’espèce, la chancelière allemande ne faisait que reprendre les recommandations de Christine Lagarde la directrice du fmi qui conseillait, devant l’afflux de réfugiés ne parlant pas la langue du pays d’accueil, de diviser le salaire minimum par deux dans le cas d’embauche. Les sociaux-démocrates danois sont encore allés plus loin en demandant la confiscation des biens des migrants afin de compenser le coût de leur accueil, alors qu’ils ne parlent plus des économies, pour le pays d’accueil, de l’absence de coût de formation pour cette force de travail potentielle. Une formation non négligeable quand il s’agit de réfugiés, politiques où à cause de guerres locales qui ne peuvent être assimilés à des migrants économiques.

13 – Par exemple, la France souffre d’un déficit de compétitivité hors prix par rapport à l’Allemagne, excepté pour les produits de luxe, l’aéronautique et la production militaire. Elle doit donc compenser cela sur les autres produits, comme dans l’automobile, par une meilleure compétitivité-prix soit en baissant ses marges soit en baissant ses coûts (charges sociales et salaires), soit en utilisant les deux leviers suivant la conjoncture économique et le rapport de force du moment.

14 – Pour Haberler il est possible de garantir la liberté des échanges et des capitaux tout en limitant la circulation des personnes et du travail et c’est ce que les lois Hartz auraient réalisé en permettant la modération salariale (chantage aux délocalisations) et le développement des petits boulots. Haberler, en bon économiste de l’utilité raisonne comme si les personnes qui circulent n’étaient que des forces de travail potentielles.

15 – Une étude récente (2017) d’Algan, Guriev, Papaioannou, Passari (The European Trust Crisis and the Rise of Populism, citée par Michel Husson dans son article « Crise économique et désordres mondiaux » pour le site de La Brèche A l’encontre), montre que la crise a modifié l’opinion des européens sur l’impact des immigrants sur l’économie. Les régions qui connaissent la plus forte augmentation du chômage sont aussi celles qui rejetteraient le plus les immigrés pour des raisons économiques. En effet, les auteurs font une distinction entre motivations économiques et motivations culturelles du populisme et leurs résultats indiquent que dans ces régions, c’est la motivation économique qui est la plus forte dans le rejet. On comprend alors mieux l’effort de la France insoumise pour préciser sa position sur l’immigration puisqu’elle ne piétinerait pas les plates-bandes du Rassemblement national de Le Pen, mais partirait à la reconquête du « peuple de gauche ».

16 – La ligne Chauveau-Blanche à l’intérieur de la cgt défend une ligne de régularisation par le travail pour les sans-papiers (elle s’appuie sur l’article 40 de la loi du 20 novembre 2007 qui permet au patron de demander une régularisation à la préfecture pour les salariés qu’il embauche. Cette ligne permet alors de présenter les sans-papiers comme des « travailleurs sans-papiers ». Cette ligne animée par Chauveau, par ailleurs membre du pcof, marxiste-léniniste (journal La Forge) a ses limites puisqu’elle n’empêchera pas l’expulsion des sans-papiers, regroupés dans la Coordination parisienne des travailleurs sans-papiers, qui ont occupé la Bourse du travail pendant plus d’un an entre le printemps 2008 et l’été 2009.

17 – Cf. notre critique dans le tract du 29 mai 2016 : « Projet de loi-travail et convergence des luttes : un malentendu », p. 87-90 du no 18 de Temps critiques, [http://tempscritiques.free.fr/spip....]