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Un printemps en France ? - Temps critiques

Un printemps en France ?
Projet de loi-Travail et Nuit debout

par Temps critiques

Le projet de loi El Khomri

Il s’agit ici, avant tout, comme dans le projet précédent de 2013 sur l’Accord national interprofessionnel (ANI1), de parer au plus pressé afin de s’aligner sur les critères de compétitivité des autres pays européens (les fameuses réformes de structure demandées par Bruxelles) qui ont tous mis en place des mesures de flexibilité de la force de travail avec plus ou moins de sécurisation des parcours professionnels.

À l’origine, le modèle semblait être le Danemark, mais depuis quelque temps les réformes Schröder en Allemagne avec les trois plans Hartz semblent inspirer les autorités françaises. Pourtant, les résultats de ces plans sont aujourd’hui connus : baisse du chômage en Allemagne, mais développement des petits boulots et des travailleurs pauvres ; insécurité sociale et baisse du pouvoir d’achat renforcées en Espagne et Italie (cf. le Jobs Act de Matteo Renzi) sans baisse significative du chômage. Beaucoup d’économistes doutent d’ailleurs de la moindre corrélation entre flexibilité volontariste et générale de la force de travail d’un côté et reprise des embauches de l’autre. Sans parler du fait que cet appauvrissement d’une partie de la force de travail pèse tellement sur la demande que partout, y compris dans les pays les plus libéraux comme la Grande-Bretagne, on se met à fixer ou revaloriser les équivalents du SMIC français2.

Dans tous les cas cela semble être la quadrature du cercle. En effet, les dirigeants du MEDEF représentent de fait les intérêts des grosses entreprises. Ces dernières sont justement celles qui restructurent, délocalisent, privilégient les investissements de productivité parce qu’elles sont les plus exposées à la concurrence internationale ce sont donc aussi celles qui licencient et embauchent proportionnellement le moins ! Or, ce sont leurs souhaits qui sont écoutés en priorité, alors que ceux des PME, qui constituent les plus gros employeurs et offrent potentiellement les meilleures perspectives de nouveaux emplois, sont négligés. On vient encore d’en avoir un exemple avec un amendement au projet de loi El Khomri qui va aller un peu plus dans la direction de ce que veulent ces PME tellement le projet initial était mal ficelé sur ce point comme sur d’autres. Facteur aggravant, il n’en émanait pas une vision globale. Il en est de même sur les statuts : les grands groupes ont besoin de plus de flexibilité « structurelle », parce qu’en interne ils ont beaucoup de CDI et cherchent à conserver et fidéliser de la « ressource humaine », alors que la flexibilité « naturelle » que développent les PME à travers le recours à de nombreux CDD trouve ses limites dans le fait qu’elles peinent parfois à recruter dans certains secteurs à cause de cette récurrence de contrats courts utilisés par facilité, ainsi que de salaires plus bas que la moyenne, d’une formation professionnelle interne insuffisante et de conditions de travail médiocres ou mauvaises.

Les débuts du mouvement

Le mouvement contre l’avant-projet de loi El Khomri s’est développé à partir de plusieurs pôles ; d’abord celui autour de Caroline de Haas et de sa pétition pour le retrait du projet. Une initiative qui se voulait « à la base », mais qui ne l’était pas de fait puisqu’on retrouvait, parmi les initiateurs, d’anciens dirigeants de l’UNEF. Elle a été très vite relayée d’un côté, par les syndicats dits « de contestation » comme la CGT, SUD, la FSU, l’UNEF et par FO, ce dernier se présentant désormais en champion du Non à tous les projets, en défenseur du statu quo ; et de l’autre par les lycéens et les étudiants de certaines universités (Nanterre, Saint-Denis3, Tolbiac pour ce qui est de Paris) dans lesquelles l’administration a laissé faire ou même encouragé indirectement le mouvement en arrêtant les cours et suspendant les examens. Mais, malgré quelques blocages les cours ont continué à se dérouler. C’est le signe que le mouvement, à l’origine, est très minoritaire et se retrouve devant des dilemmes insolubles. En effet, si les étudiants font une AG avant de bloquer ils n’arrivent pas à avoir la majorité dans l’AG et donc ils ne bloquent rien. La démocratie des AG joue contre les mouvements du moins au début. Par contre, si les étudiants commencent par le blocage, ils peuvent avoir la majorité à l’AG puisque les plus tenaces et/ou politisés sont présents à l’AG et là les oppositions sont moindres et ils arrivent à faire voter le blocage pour le jour suivant, mais c’est une caricature de démocratie à laquelle pourtant ils disent tenir tant.

 Le mouvement des places naît ensuite d’une volonté d’assurer une continuité de la lutte entre les temps forts dictés de fait par les organisations syndicales (pas grand-chose de nouveau sous le soleil plombé... de la société capitalisée). Des groupes autour du bar « Le lieu dit », du journal Fakir et de son directeur y participent. Ils ont diffusé peu avant leur film Merci patron qui connaît un certain succès commercial et organisé une réunion à la Bourse du travail de Paris le 23 février, sous le titre : « Leur faire peur ». Ils sont aussi à l’origine de la première Nuit debout, place de la République à Paris le 31 mars à la suite d’une manifestation où ils entonnent un « Je ne rentre pas chez moi ». De son côté Frédéric Lordon a écrit un article dans Le Monde Diplomatique de mars 2016 (« Le feu aux foules ») qui présente favorablement le film Merci patron.

Plusieurs remarques sur le démarrage de la lutte

Le rejet du projet de loi est global chez les lycéens et étudiants mobilisés, mais contrairement à 1994 (projet de contrat d’insertion professionnelle ou CIP) et 2006 (loi sur le contrat premier emploi ou CPE adoptée par le Parlement le 20 mars 2006 puis non appliqué ensuite) ou les projets les visaient directement en organisant clairement une différenciation et finalement une discrimination dans le cadre de contrats-jeunes et où le mouvement contre était extrêmement massif avec occupations et blocage des lieux, c’est aujourd’hui une minorité qui manifeste, même si elle est très déterminée4, contre un projet qui ne vise pas les jeunes en priorité. En effet, les cours continuent presque partout et les partiels d’examens se passent sans boycott. Il est vrai que la police est présente aux abords des établissements, mais c’est plus vrai pour empêcher les blocages lycéens que pour les universités où l’ambiance est d’ailleurs, sauf exception, assez molle.

Le projet est vu comme déjà ficelé, comme s’il était déjà à l’état de loi, comme si on avait affaire encore à un projet type CIP ou une loi comme le CPE où il suffisait de dire Non. C’est un premier accroc dans le mouvement de convergence qui s’est amorcé avec les syndicats car eux savent bien qu’il n’en est rien et que ce projet est amené à être négocié avec les organisations syndicales, puis discuté et éventuellement amendé au Parlement. Les syndicats perçoivent donc immédiatement l’intérêt d’une convergence des initiatives entre un mouvement de la jeunesse scolarisée et un appel à la mobilisation des salariés, mais pas sur la base du retrait pur et simple. Ils la voient comme un élément qui peut faire basculer en leur faveur un rapport de force a priori défavorable aux salariés. Il n’y a pas vraiment manipulation, mais c’est quand même un jeu de dupes. Cette convergence se concrétise lors de deux manifestations de type traditionnel en mars et avril sans que la grève prenne corps dans les entreprises. Après une première manifestation un jeudi, le choix des jours de manifestation est ensuite soigneusement étudié (le mercredi et le samedi) de façon à brouiller la visibilité du rapport de force puisqu’il s’avère que la grève n’a pas pris, hormis dans les bastions syndicaux que demeurent la fonction publique et les salariés territoriaux, a priori d’ailleurs les moins concernés par le projet de loi.

À côté de la mobilisation traditionnelle des syndicats, l’internet et plus généralement les NTIC et les réseaux sociaux constituent le moyen essentiel de la mobilisation, mais il n’empêche que cela se trouve amplifié par la caisse de résonance que lui procurent les médias traditionnels. En effet, si ceux-ci sont très partagés sur la loi El Khomri, comme le sont d’ailleurs les économistes et sociologues qu’ils ont invités à proposer leur point de vue respectifs ; s’ils sont aussi, en général peu favorables aux positions jugées corporatistes et quasi rétrogrades de la CGT et de FO, ils sont par contre plus ouverts à tout ce qui vient de la jeunesse et particulièrement à ce qui, progressivement, va prendre le dessus dans la visibilité de la lutte, à savoir le « mouvement des places ».

Ce projet, s’il est abondamment discuté dans les médias comme on vient de le dire, l’est peu dans le mouvement proprement dit. Il est perçu, en bloc, comme une attaque directe et globale contre les protections du salariat. Le mouvement et les militants politiques le font rentrer sans plus de question dans le cadre et l’objectif d’un « plan du capital », ce qui revient à lui donner une ligne stratégique (celle du « néolibéralisme ») qu’il est loin de posséder comme nous l’avons dit dans notre première partie, parce qu’il cherche avant tout et de façon pragmatique, à faire baisser le chômage et en tirer des gains électoraux pour les échéances de 2017. Ce n’est que dans un second temps qu’intervient une vision plus large, d’obédience néo-libérale, d’une préférence pour une politique de l’offre plutôt que de la demande qui fait croire que la reprise de l’embauche et donc la baisse du chômage passe non seulement par des mesures interventionnistes de l’État en faveur des jeunes, mais aussi par des conditions plus favorables aux entreprises et donc par plus de flexibilité. Autant dire une pure vue de l’esprit tant que le taux de croissance du PIB ne reprend pas un certain essor, au moins autour de 2 ou 3 % l’an, plancher à partir duquel les anticipations des entreprises deviennent plus optimistes et où les investissements peuvent être créateurs d’emplois dans la mesure où ils ne sont plus simplement de productivité, mais aussi de capacité.

Un oublié de « l’histoire » : le rapport Badinter pour un nouveau code du travail

Là où affleure une vision plus stratégique, ce n’est ni dans le projet El Khomri ni dans sa contestation syndicale et bureaucratique, ni même dans le mouvement en général, nous y reviendrons, mais dans le projet de réforme du Code de travail par la commission présidée par Robert Badinter. Un projet très peu discuté en vérité et que la plus grande actualité du projet El Khomri semble avoir masqué.

Que nous dit ce rapport ? Qu’il faut prendre acte du fait que le travail est en voie de disparition : le travail au sens qui lui a été donné dans le cadre du développement du salariat de la première à la seconde révolution industrielle et qui a été progressivement institutionnalisé dans un cadre précis donnant lieu à un code du travail régissant ce que Michel Aglietta et Anton Brender5 ont appelé la « société salariale ». Les statuts anciens qui protégeaient les salariés (comme le CDI) et le droit au travail inscrit dans la constitution de 1946 marquaient cette centralité du travail salarié dans la norme fordiste du compromis de classes. C’est ce qui ne tient plus quand le travail vivant n’est plus au centre de la valorisation, n’est plus qu’un élément de l’ensemble, quand le processus de substitution capital/travail s’accélère avec l’intégration de la technoscience dans le procès de production, etc.

Cette évanescence de la valeur ; qui donne la fausse impression à beaucoup d’une déconnexion entre économie réelle et économie virtuelle ou/et financière, induit parallèlement une évanescence du travail dont la nature et son rapport à la conjoncture deviennent de plus en plus flous. Si le droit du travail ne s’adapte pas immédiatement à ces nouvelles situations (quel est le statut à donner aux stagiaires et personnes en formation par exemple), l’appareil statistique en tient compte plus rapidement comme le montre la modification de la définition de la « population active » par l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE).

En effet, dans la première nomenclature de 1952, confirmée en 1982, la population active comprend les chômeurs dans la mesure où l’hypothèse de départ étant le plein emploi des Trente glorieuses et du droit au travail, le chômage est défini comme « frictionnel », c’est-à-dire comme absence conjoncturelle de travail dans une période d’ajustement temporaire. Le chômage n’est donc qu’une parenthèse entre deux périodes de travail et en conséquence le chômeur est un actif avec des allocations correspondantes qui ne posent pas de problèmes d’appréciation subjective sur la réalité individuelle du chômeur. Ce dernier n’est pas jugé responsable de sa situation. Il n’est pas stigmatisé.

C’est ce qui change à partir du moment où la situation du marché du travail n’est plus représentable en zone de travail et zone de non-travail mais connaît de plus en plus de zones grises entre ces deux situations (temps partiels choisis, temps partiels subis, travail intermittent, stages de formation, stages de reconversion, chômage de longue durée).

L’INSEE va alors reclassifier les chômeurs en fonction de cette nouvelle situation. Développement des CDD et de l’intérim aidant, le chômage est devenu plus massif, de plus longue durée et, pour une proportion non négligeable de chômeurs, le temps de travail devient une parenthèse entre deux périodes de non-travail. Trois changements d’importance découlent de cette nouvelle classification :

– le chômeur ne va plus être classé automatiquement dans les actifs ou, plus exactement, on va maintenant distinguer à l’intérieur des actifs la population réellement active, c’est-à-dire ceux qui travaillent effectivement au temps « t » de ceux qui ne travaillent pas à ce moment-là ;

– le chômeur devient une personne à part qu’on rend peu ou prou responsable de sa situation parce qu’elle perdure et qu’on émet (les institutions, l’opinion publique, d’autres travailleurs aussi) des doutes sur la réalité de sa recherche de travail. On tend donc à le rendre responsable personnellement de sa situation alors qu’auparavant le capitalisme, le « système » et la crise étaient invoqués pour expliquer le phénomène du chômage. Dans ce contexte culpabilisant, réaffirmer le travail comme une « valeur » et refuser le revenu garanti comme de l’assistanat (Jospin en 1998 devant les luttes des chômeurs) n’est plus une position bien tenable longtemps, car elle intervient à un moment où s’intensifie encore davantage l’inessentialisation de la force de travail dans le procès de valorisation, processus qui met en crise la théorie de la valeur-travail et le travail comme valeur ;

– le chômeur étant jugé responsable de sa situation, il doit en payer les conséquences aussi bien du point de vue de la dégressivité de ses allocations que de ce qu’on peut lui demander en échange de ces allocations. Il doit répondre à des convocations en bonne et due forme à Pôle-Emploi, convocations qui revêtent un caractère de contrôle puisqu’il n’y est souvent rien proposé, le marché de l’emploi passant de moins en moins par cet intermédiaire ; et quand un emploi est proposé, il y a de moins en moins de possibilités de le refuser même s’il ne correspond pas à votre qualification ou à votre lieu d’habitation.

C’est de tout cela que tient compte le rapport Badinter. Donc, si le salariat se transforme, si le salarié n’est plus vraiment un « travailleur » le droit du travail doit non seulement évoluer, mais cesser d’être strictement un droit du travail pour devenir un droit du citoyen au travail, un droit de la personne qui a une fonction dans la société. C’est aussi ce que pense plus ou moins la CFDT qui est la seule centrale syndicale à assumer l’idée d’une crise du travail (mais dans une perspective réformiste) et non pas seulement d’un problème d’emploi. Cela définit un nouveau code, non pas du travail, mais de l’individu en situation d’activité, celle-ci s’étendant sur toute la vie active. C’est un peu le modèle du statut des intermittents du spectacle qui semble ici être évoqué. Mais l’étendre à tous serait forcément revenir sur des acquis des luttes de classes qui concernent particulièrement les salariés les plus protégés et où la syndicalisation est la plus forte. La plupart des syndicats refusent donc d’échanger le salaire contre le revenu estimant que c’est lâcher la proie pour l’ombre. Ils étaient pour l’abolition du salariat il y a un siècle dans le cadre d’une perspective révolutionnaire, ils sont maintenant pour un salariat aménagé, dans le cadre d’une perspective qui ne cherche qu’à maintenir la centralité du travail dans le rapport social capitaliste. C’est ce qui explique leur position actuelle sur le salaire comme juste rétribution du travail et leur défiance par rapport à tout remplacement par un revenu garanti en fonction d’une activité vaguement définie. Finalement, un syndicat comme la CGT se contenterait d’une sécurisation négociée des parcours professionnels.

Là encore, on peut se rendre compte de notre défaite et en revanche de l’effectivité par contre de ce que nous avons appelé « la révolution du capital ». Notre critique du travail énoncée en référence aux théories critiques des années 1960-70 dans le contexte des luttes d’OS dans de nombreux pays a maintenant été remplacée — évidemment pas dans le même cadre et les mêmes perspectives — par celle du capital dont l’utopie est toujours celle de se passer du travail (au sens ancien, productif, qualifié) mais dans le cadre du maintien et même de l’extension de l’emploi sous forme de jobs et boulots.

« Sous le travail, l’activité », c’est ce que semblent nous dire aujourd’hui de nombreux experts du capital, répétant sans s’en rendre compte ce que disaient de nombreux contestataires du capitalisme dans la période précédente. Tous les discours sur l’auto-entrepreneuriat, l’économie solidaire, l’activité collaborative, les livres de Dominique Méda et de Jérémy Rifkin, etc. convergent vers cette même perspective de l’utilité sociale se substituant à l’utilité pour le capital.

Quelles que soient leurs perspectives respectives, ces auteurs et ces activistes sont sortis de l’idéologie du travail productif et aussi de la vision marxiste, que certains n’ont d’ailleurs jamais eue, de l’armée industrielle de réserve prête à servir en cas de besoin. Ils cherchent à lutter contre la démobilisation sociale qui résulterait du passage d’une mise en jachère de la force du travail à son éviction potentielle, mais déjà en partie réelle6. Mais leur prise en compte de la crise du travail a souvent tendance à ne lui opposer qu’une mythologie de l’activité par rapport à ce qu’ils appellent une démobilisation (il serait plus juste de parler de désœuvrement) qui n’ouvrirait que sur la passivité sociale et que l’opinion publique ne voit que comme un signe d’époque de la paresse ambiante.

 

Pour résumer, le rapport entre commission Badinter et projet El Khomri peut être compris comme suit : stratégique et à long terme pour le premier, mais un peu à la manière d’un think tank, en dehors des clivages politiciens ; tactique et à court terme pour le second dans la mesure où il s’agit de gérer quotidiennement et sur le terrain les rapports sociaux de production. Il n’y a d’ailleurs pas d’incompatibilité entre les deux comme le montrent les mesures concernant le travail ubérisé dans le projet El Khomri (cf. Le Monde du 26 avril) où un droit de grève et une activité syndicale sont reconnus pour ce type de travailleurs indépendants7. Ils auraient ainsi la possibilité de refuser conjoncturellement leurs services en vue de défendre des revendications professionnelles sans être accusés de rupture contractuelle. Il s’agit donc bien là aussi de se projeter vers un avenir du travail non forcément salarié au sens classique, mais dans le souci du traitement immédiat du problème crée par une situation nouvelle qui ne doit pas rester hors loi.

Pour les opposants au projet, la difficulté provient du fait que nous ne sommes plus dans la société bourgeoise où il suffisait de dénoncer la classe dominante ou telle ou telle de ses fractions. Dans la société du capital, la domination et le pouvoir s’articulent différemment8. Dit autrement, le rapport Badinter serait plus de l’ordre de la reproduction du rapport social capitaliste dans sa globalité, alors que la loi El Khomri serait plus au niveau de la gestion du rapport social capital/travail dans l’ordre de la production.

Le mouvement des places

On peut s’accorder pour dire que le mouvement des places ne se s’inscrit pas directement dans le fil rouge des luttes de classes. Les ouvriers et employés et même les salariés en activité y sont d’ailleurs en minorité. Comme y sont en minorité les habitants des banlieues, qui viennent certes en ville, mais pour y consommer ou y flâner, à la limite pour y battre le pavé au cours d’une manifestation officielle où ils savent ne pas être en minorité, mais beaucoup plus rarement pour y « militer » en tant qu’individus.

Ce mouvement cherche quand même à se trouver une filiation historique qui est tout d’abord celle des Indignados et de son mouvement des places dans plusieurs villes d’Espagne, accessoirement celle des Occupy Wall Street et aussi celle des printemps arabes (place Tahrir au Caire), de la révolte de la jeunesse turque (place Taksim et parc Gezi à Istanbul). On peut y voir une recherche de territorialisation ou de reterritorialisation dans une société capitalisée de fait profondément déterritorialisée. Cette déterritorialisation que la jeunesse ressent particulièrement dans la mesure où ce processus qui touche tout le monde et à tout âge vient se conjuguer avec une détemporalité spécifique (les étudiants poursuivent des études qui durent car elles sont de plus en plus entrecoupées de période de travail temporaire et précaire, ils sont de moins en moins étudiants à temps complet, ils restent à nouveau plus longtemps chez leurs parents, etc.).

Le moins qu’on puisse dire c’est que la formule du général de Gaulle en 1968 à l’adresse des Français : « Il faut que les travailleurs travaillent, il faut que les étudiants étudient... ») tomberait aujourd’hui complètement à plat, pour les uns et les autres.

Ce mouvement cherche aussi sa référence dans une filiation avec la révolution française et à ses pratiques de libre circulation de la parole telles qu’elles se manifestaient dans les clubs révolutionnaires de 1789.

Un lien est aussi noué avec ce qui s’est passé au lendemain des attentats du 6-7 janvier 2015 dans la mesure où la réaction y a été en partie citoyenne. Mais il y a ici un point important. Il faut en effet, distinguer ce qui a été désigné sous le terme de « citoyennisme » depuis les années 1990 et qui a été en partie initié par l’État avec ses appels à des « conférences citoyennes » et des « concertations citoyennes » censées rendre la parole aux citoyens, initiatives relayées ensuite par des mouvements citoyens se posant comme nouvelles médiations chargées de donner un nouveau sens au « social ». C’est le sens d’initiatives comme celle de Stéphane Hessel avec sa brochure Indignez-vous ! Par contre, aujourd’hui, la référence citoyenne a plutôt tendance à occulter l’institution qui implique la verticalité, la hiérarchie et le pouvoir, c’est-à-dire un cadre traditionnel des rapports à l’État qui était encore accepté par le citoyennisme à la Hessel, lequel s’adressait directement à l’État en voulant ressusciter le programme du CNR de 1945.

À l’inverse la référence actuelle au citoyen semble échapper à ce qu’on a appelé de façon péjorative, le citoyennisme. En effet si aujourd’hui l’État continue à faire appel à ce sentiment citoyen et dispense auprès de sa jeunesse des cours d’instruction civique mis au goût du jour, l’aspect citoyen du mouvement, qui ne constitue qu’un élément de son contenu général, mais un élément réel quand même, tend à ne plus s’adresser principalement à l’institution dont nous avons déjà dit qu’elle était résorbée dans une gestion des intermédiaires9.

Ce qu’il propose, c’est une approche horizontale qui ne cherche plus à se confronter à l’institution mais à la contourner. Changer le monde sans prendre le pouvoir (une thèse proche de celle défendue par John Holloway pourtant jamais cité ni par le mouvement ni par les médias) comme en 1968 certes, mais sans se confronter au pouvoir parce que, finalement, l’idéologie Occupy Wall Street est tellement prégnante et perçue comme un allant de soi avec l’idée des 99 % que cela donne l’impression qu’il n’y a plus de pouvoir du tout, que c’est une coquille vide, que l’on peut soit négliger en faisant « sécession » (toujours une idée d’Holloway, mais aussi du « Comité invisible »), soit facilement le remplacer en appelant à la formation d’une Constituante.

D’où aussi, contrairement à 1968 et aux mouvements de cette époque dans le monde, un rapport ambivalent aux forces de l’ordre, rapport rendu encore plus ambigu par la situation créée par les attentats de 2015 pendant laquelle la police a paru avoir un comportement citoyen qui la réintégrait dans le rapport social, alors qu’elle se livre à des accès de brutalité dans les manifestations contre la loi travail. Se côtoient donc aujourd’hui dans les cortèges, des « la police avec nous », une haine palpable des flics de la part d’une partie de la jeunesse et des sortes de groupes de surveillance sur les agissements de la police. Ce qui est sûr c’est que la police continue d’agir dans le cadre d’une logique de maintien de l’ordre étatique ordinaire, c’est-à-dire d’évitement des blessés et des morts. Ce qui interpelle plutôt c’est de savoir jusqu’à quel point l’impéritie d’un gouvernement de gauche sur cette question peut lui laisser une certaine marge d’autonomie. Le gouvernement semble interdire plus ou moins formellement l’utilisation des grenades de désencerclement, mais pas les flash-balls. N’est-ce pas un signe de faiblesse par rapport aux syndicats de police ?

On peut voir dans ce compromis concernant l’utilisation mesurée des moyens techniques de la police un signe de faiblesse l’État. C’est certain, mais il faut aussi replacer cette stratégie dans le phénomène général que nous avons nommé une résorption des institutions dans la gestion des intermédiaires et par la gestion des intermédiaires. S’agissant de l’institution régalienne de la police on peut observer cette mutation à travers, au moins deux dispositifs :

– le développement rapide et général des outils technologiques avancés et des équipements professionnels : informatisation, virtualisation des moyens de contrôle, armement sophistiqué, coopération avec les autres organisations de contrôle et de sécurité, réorganisation du temps de travail des policiers pour pallier leur diminution, collaboration avec des associations citoyennes, etc.

– une sorte de co-gestion des politiques sécuritaires entre l’État et les syndicats de policiers. Cela apparaît très clairement quand on entend des leaders syndicalistes policiers critiquer les stratégies du ministre de l’Intérieur ou bien critiquer les casseurs et les fauteurs de trouble, c’est-à-dire exprimer une position politique si ce n’est indépendante, du moins largement autonomisée par rapport à l’État et aussi par rapport aux intermédiaires « citoyens ».

 

Dans le contournement des institutions que recherche Nuit debout, il n’y a plus l’idée de négation (le fameux travail du négatif de la dialectique marxienne), mais celle d’affirmation. C’est pour cela que nous avons parlé de tentative de sécession. Cette sécession est d’ailleurs assez illusoire puisque le mouvement est obligé de négocier sa présence sur les places, les conditions de sécurité et d’hygiène ou de voisinage. Négocier tout cela est une pratique concrète qui conditionne une lutte, certes autolimitée, mais ce n’est pas du citoyennisme si on donne à ce terme non pas le caractère d’une simple référence au citoyen qui peut être plus ou moins politique (référence à la Révolution française par exemple) ou très vague, mais le sens d’une véritable idéologie comme celle que Hessel et d’autres ont pu justement développer. La marge de manœuvre est certes étroite puisque de nombreuses associations qui soutiennent le mouvement Nuit debout (cf. l’article pétition dans le journal Libération du 26 avril) sont effectivement dans le citoyennisme. En effet, les associations qui veulent agir localement, les projets de coopératives, les projets sociaux ou culturels divers et variés reposent tous sur des demandes de financement public. Donc c’est bien auprès de l’État que ces mouvements quémandent des locaux pour se réunir, des subventions pour payer leurs salariés ou pour éditer leurs publications, des tarifs postaux moins chers pour les diffuser, mais ce n’est pas (ou pas encore) le cas de Nuit debout qui reste dans l’informel et cherche plus à organiser qu’à institutionnaliser.

 

Nous ne sommes évidemment pas d’accord politiquement avec Lordon (son idée de République sociale souveraine n’a pas de portée politique aujourd’hui), mais nous reconnaissons qu’il « colle » bien à la réalité du mouvement dans son état actuel.

Lordon parle ainsi de « luttes affirmatives » qu’il distingue des « luttes revendicatives ». Si on décrypte, cela sous-entend que les luttes affirmatives sont des luttes de rassemblement, « globales et universelles » qui reposent sur la commune situation d’individus salariés présents ou à venir pour ce qui est du travail et d’individus-démocratiques et citoyens pour ce qui est de la politique et des « valeurs » (aujourd’hui on ne parle plus en termes d’idéologie)

Ces pratiques d’affirmation seraient offensives, car pour lui le mouvement doit cesser de dire ce qu’il ne veut pas pour commencer à dire ce qu’il veut. Mais sa critique de la revendication est ici une pose facile quand tout repose sur le discours et que la parole n’est pas soutenue par une véritable lutte ancrée dans les rapports sociaux de production et de travail. Dans les années 1960-70 aussi, l’idée de lutte sans revendication comme dépassant la simple défense de la condition ouvrière a pu être défendue par les communistes radicaux de même qu’au niveau syndical, la CFDT, dans sa brève phase gauchiste de l’après-mai 68 a opposé ses revendications « qualitatives » aux revendications « quantitatives » de la CGT, mais c’était dans le cadre des luttes de classes contre le capital et pour abolir le salariat. À tort ou à raison c’était la négativité du mouvement qui l’emportait ou qui était mise en avant, non sa positivité et c’est cela qui faisait peur à l’État et au patronat.

 

Le mouvement des places n’est en effet pas très « anti ». L’anticapitaliste ne constitue pas sa motivation première loin de là et il ne serait pas juste de le dire « anti-système », une appellation qui est plutôt la chasse gardée du FN et qui ne concerne que le champ politicien. Il est plutôt pro-citoyen, pro-démocrate, pro-Constituante, pro-vie. Sur ce dernier point, il semble se rattacher à ce qui s’est passé au moment des attentats de janvier et novembre 2015. Il n’y a pas la rage du « lumpen » qui semble préférer rester dans ses quartiers, il n’y a pas non plus la haine de classe, certes un peu de haine du flic mais très circonscrite ; le mouvement est dans l’après-révolte dit Schneidermann dans Libération du 11 avril 2016.

L’individu qui adhère à Nuit debout ne récrimine pas et il n’est pas dans le ressentiment ; il positive. Là encore il semble donner raison à Lordon pour qui les luttes revendicatives sépareraient les différentes fractions du corps social alors que les luttes affirmatives font l’unité. En effet, les AG de Nuit debout semblent respirer le consensuel. C’est que, au moins autant que la référence au mouvement des places des Indignados, celle au slogan des Occupy Wall Street « Nous sommes les 99 % » semble être prégnante et au fondement de l’idée qu’il suffirait de se débarrasser des 1 % de dominants et d’exploiteurs pour pouvoir profiter de la vie, lui retrouver un sens, etc.

Le gouvernement a bien conscience qu’une certaine alchimie, qu’il n’avait pas prévue et qu’il ne maîtrise pas, a conduit à un rejet du projet de loi assez bien partagé même si comme d’habitude la majorité reste silencieuse. Il cherche donc à tirer le mouvement vers le fractionnement. Tout d’abord en répondant sur des aspects partiels, qui permettent des amendements au projet de loi comme les mesures spécifiques en faveur des jeunes et pour les PME ; ensuite, en traitant de façon différenciée les organisations syndicales. Priorité va être donnée à l’organisation étudiante (l’UNEF) parce que les jeunes s’agitent et qu’il faut s’adresser à des « responsables » même s’ils ne représentent pas grand-chose ; et à la négociation avec des syndicats réformistes comme la CFDT et l’UNSA afin de briser le front syndical du refus qui s’est constitué au début du mouvement.

Pour le reste, le gouvernement fait confiance à la bêtise politique des têtes de gondole médiatiques du mouvement qui n’ont jamais eu de pratique militante et se retrouvent tribuns de manière un peu improvisée. À ce niveau Lordon en est la caricature qui déclare à Tolbiac : « Revendiquer, c’est déjà être soumis, c’est s’adresser à des puissances tutélaires aimables » (cf. Libération du 4 avril). Un genre de discours qui n’est prononçable et audible que devant une assemblée qui ne compte que très peu de salariés, car quiconque a un tant soit peu travaillé dans un univers de contrainte et de hiérarchie sait que les revendications les plus basiques sont constitutives des différentes formes de résistance quotidienne au travail qui permettent de survivre en milieu hostile. Les salariés de Goodyear et d’Air France, ceux aujourd’hui en grève chez Bosch ou les intermittents du spectacle apprécieront.

Le « On vaut mieux que ça » est exemplaire de cet état d’esprit. La question éthique, celle de la « dignité » est tout de suite posée comme supérieure à la question de la lutte contre l’exploitation parce que le mouvement actuel inclut une majorité de personnes qui se pensent sous-cotées par rapport à leurs diplômes, par rapport à leur origine sociale, par rapport à l’idéologie démocratique divulguée dans les cursus de formation.

Dit autrement, ils ne se reconnaissent globalement pas comme force de travail, mais comme ressource humaine et ils trouvent généralement qu’ils sont sous-utilisés ou mal utilisés et soit sous-payés ou parfois bien payés mais dans les deux cas, pressés comme des citrons et ensuite jetés parce qu’ayant donné tout leur jus. Il y a bien sûr du vrai là-dedans mais il ne faut pas s’étonner que le mouvement soit affirmatif et peu contestataire. La fierté ouvrière, la professionalità italienne de l’ancien mouvement ouvrier ne poussaient certes pas au sabotage de l’outil de travail, mais le travail bien fait ne demandait pas de récompense. Il pouvait parfois donner lieu à une satisfaction personnelle, ne serait-ce que dans la camaraderie qui l’accompagnait, mais jamais il ne serait venu à l’idée d’un mineur de fond « qu’il valait mieux que ça ». C’est avec les mouvements des OS et jeunes ouvriers des années 1960-70 que cette idéologie productive ouvrière a commencé à se fissurer dans les luttes anti-travail, mais il n’était pas pour autant question de « on vaut mieux que ça » mais bien plutôt de « plus jamais ça ».

C’est aussi une question de sens à donner aux mots : demander le retrait du projet c’est bien revendiquer quelque chose, mais c’est vrai, les Nuits debout ne le font pas dans les mêmes formes que les opposants au CIP ou au CPE à leur époque, car le projet ne s’adresse pas directement et uniquement à la jeunesse scolarisée et cela crée un décalage.

Visiblement Lordon recycle du Deleuze (l’affirmation par la construction de quelque chose plutôt que la négation par la critique et la dénonciation10) et du Spinoza mâtiné de Negri (la puissance virtuelle de la multitude : « on vaut mieux que ça ») et il ressert du Freud versus Lyotard11 comme si cela pouvait faire arrêter « la machine12 ».

Ce qui est sûr c’est que ce n’est pas en opposant affirmation et revendication que le mouvement s’approfondira et prendra de l’extension. Il faut que les deux aspects puissent converger. C’est l’impasse par exemple de la lutte chez Goodyear où les salariés de la CGT qui ont été condamnés en justice ne trouvent pas de réponse et de riposte à la répression auprès de leur centrale syndicale. Celle-ci affirme pourtant les soutenir, mais en ne leur garantissant pas un temps de parole à son congrès ! C’est qu’elle ne peut pas « entendre » la violence qu’ils ont perpétrée dans leur lutte et la violence qu’ils ont subies dans la répression, comme le double signe d’un épuisement d’une logique du capital qui tournait jusque-là autour de la dépendance réciproque entre capital et travail. Si elle n’enregistre pas le processus d’inessentialisation de la force de travail dans le procès de valorisation du capital, elle ne peut plus vraiment jouer son rôle de défenseur de la force de travail. Quoi qu’elle fasse et dise, elle est dans l’immobilisme.

Un mouvement qui défie l’état d’urgence ?

Qu’est-ce que l’état d’urgence actuellement en France ? Une question à peine posée pourrions-nous dire.

Certains le confondent avec l’État d’exception selon Carl Schmitt qui délimite une ligne de partage amis/ennemis, ces derniers étant dorénavant des ennemis de l’intérieur. C’est le cas du courant autour de « L’insurrection qui ne vient pas », d’autres l’assimilent à l’État réduit au ministère de l’Intérieur comme le disent les libertaires qui voient partout une criminalisation des luttes alors qu’il n’y a pénalisation que parce que les luttes restent isolées et n’atteignent pas le niveau suffisant qui permettrait qu’elles ne le soient pas ou alors qu’elles le soient, mais dans une guerre sociale vraiment déclarée.

Sans tomber dans la philologie, il faut différencier l’état d’urgence, avec une lettre initiale en minuscule, de l’État d’urgence avec une lettre initiale en majuscule. Dans le premier cas, il s’agit d’une situation conjoncturelle qui n’a pas de caractère de permanence même si comme en France cette situation vient d’être prolongée ; dans le second cas d’une institution, qui plus est, l’institution suprême qui s’érige à un tel niveau qu’il peut se passer des lois. À l’oral, la différence ne s’entend pas, mais ce n’est pas le cas à l’écrit et surtout du point de vue du sens.

Les mesures actuelles prises par les États démocratiques pour se défendre contre la menace terroriste ne sont pas exceptionnelles, excepté celles concernant la prison de Guantanamo. Elles ressortent de tout un arsenal de mesures préventives et répressives utilisées par les démocraties bourgeoises/capitalistes au cours de l’histoire contemporaine13. Ce qui est nouveau, c’est que des moyens techniques sophistiqués leur donnent des capacités à établir non pas une répression plus grande (ce que certains appellent l’État pénal, cf. Loïc Wacquant), mais des procédures de contrôle plus fines, des traçages facilités par les nouvelles technologies, le développement d’une surveillance de proximité par l’usage des cartes de crédit et de consommation en ligne, etc. Comme les nouvelles technologies l’État se met en réseau, s’horizontalise, se banalise comme dans les contrôles aux aéroports ou actuellement dans le contrôle du contenu des sacs à l’entrée des grands magasins ou des édifices publics. Il imprègne le social et le quotidien et finalement ne s’en distingue plus guère puisque ces derniers contrôles ne sont même pas effectués par la police, mais par des salariés d’un nouveau type dont on peine à définir « l’activité ».

L’état d’urgence peut donc bien être compatible avec un État dans sa forme réseau et donc ne pas impliquer d’État d’exception.

Ce qui est important, ce ne sont donc pas les mesures répressives mises en place qui, si on y pense, sont bien moins répressives que celles de l’État-Marcellin du début des années 1970. La mort de l’étudiant Malik Oussekine victime des brigades à motos en 1986 au cours d’une manifestation contre le projet Devaquet de sélection à l’entrée de l’université, l’œil crevé et le visage cabossé de Richard Deshayes du Front de libération de la jeunesse et du groupe Vive la révolution le 9 février 1971 par une grenade à tir tendu n’ont pas attendu le flash-ball pour signifier la puissance de l’État quand il défend l’ordre établi.

Mais quoi de plus logique quand on porte l’attaque contre l’État ? Ce qui est moins compréhensible, c’est que les victimes sont de moins en moins des personnes qui portent l’attaque au cœur de l’État, mais bien plutôt le tout venant des manifestants (cf. le lycéen tabassé devant son lycée Bergson ou les incidents au lycée Voltaire ou encore au lycée Doisneau dans la banlieue lyonnaise, il y a quelques jours) ce qui fait que le maintien de l’ordre s’apparente immédiatement à une violence policière qui, elle-même, apparaît disproportionnée à un point tel que l’IGPN est obligée d’intervenir.

Tout cet arsenal ordinaire de l’appareil d’État existe toujours bel et bien, mais il a perdu de son ancienne légitimité bourgeoise. En effet, il ne fonctionnait qu’en tant que recours de l’État-nation pour défendre sa qualité de régime démocratique et, pour ce qui est de la France, d’État républicain. C’est cette légitimité qui est remise en question aujourd’hui quand on passe de la forme État-nation à la forme réseau. Ce sont alors toutes les institutions déjà déstabilisées par le changement de forme de l’État qui se retrouvent délégitimées de l’ancien exercice de la violence (policière et judiciaire) dans l’État républicain. Cela donne l’impression que la police est partout (c’est faux) et que la justice est nulle part (c’est juste).

Toutefois les sentiments ambivalents sont prédominants, car d’un côté la délégitimation des institutions dans la forme État-réseau fait voir les policiers comme des « sbires » et non comme des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, dans un contexte général (hors terrorisme) de diminution de la violence reconnue par tous les sociologues de gauche, alors que de l’autre, la police est de plus en plus amenée à gérer du social dans les plaintes pour maltraitances ou viols, les vols, etc., avec une présence féminine de plus en plus importante en son sein, même si ces femmes officient surtout dans des bureaux avec des emplois para-sociaux et relevant de la psychologie ou d’une quelconque expertise scientifique. Cette ambivalence est bien présente, et de façon extrémisée pourrait-on dire, dans les positions sur la police depuis les attentats : de surprenantes acclamations d’un côté, des pétitions alarmantes de l’autre par rapport à des violences et dérives policières depuis l’état d’urgence et pendant le mouvement anti-projet El Khomri14.

Contrairement à ce qui se dit aux assemblées des Nuits debout, la crise politique actuelle n’est pas une crise de représentation d’un personnel politique qui ne serait plus adéquat (cela, c’est la position Podemos), mais une crise du pouvoir en tant que tel et une crise de la notion de souveraineté, ce qui bien évidemment donne du poids à ceux qui veulent restaurer cette perspective souverainiste. Le poids donné par les médias à Frédéric Lordon, ce souverainiste social (il se réclame de la « République sociale », cf. son article dans Le Monde diplomatique de mars 2016) en est un exemple. Nous y reviendrons.

C’est peut-être aussi pour cela que le mouvement des places semble tourner en rond comme d’ailleurs, à certains moments, le mouvement de mai 68 a pu aussi donner la même impression par son refus de prendre en compte la question du pouvoir et aussi celle de la représentation. On peut se rappeler une manifestation parisienne de mai passant devant la Chambre des députés sans détourner le regard pendant que les « socialos » les plus aventuristes (Fillioud et Estier) faisaient de grands gestes de sympathie pour attirer l’attention.

C’est peut être aussi à cause de cela que les Ruffin et autres Lordon à la détente politicienne facile ont appelé, le 21 avril dans un meeting en marge des Nuits debout à rejoindre les syndicats de salariés le 1er mai.

Les sous-marins électoraux et politiciens semblent manquer de patience…

Cet appel pourrait certes faire penser à celui lancé par le Mouvement du 22 mars et l’UNEF en direction des syndicats pour le 13 mai 1968, mais il s’agissait quand même là d’amorcer la grève générale et non pas de célébrer la fête du Travail ! Nous ne sommes pas dans la même situation historique. Aucun signe de perturbation ne provient des entreprises et du monde du travail, en tout cas de sa base et même si la CGT est moins hostile au mouvement aujourd’hui qu’hier, les ouvriers de Goodyear n’ont finalement pas pu intervenir à son dernier congrès et le syndicat des journalistes (SNJ) n’a pu y faire intervenir Ruffin à la tribune des invités. Mais, par ailleurs, la défiance du mouvement vis-à-vis des appareils syndicaux et politiques est beaucoup plus forte qu’auparavant comme l’a montré la réaction du « public » aux dernières propositions de Ruffin au cours du meeting « L’étape d’après », le 20 avril 2016 à la Bourse du travail à Paris. Il n’a finalement pas obtenu de mandat pour négocier sa proposition auprès des syndicats. Toutefois, le 28 au soir, les syndicats, à commencer par Martinez, étaient bien là et on leur posait respectueusement des questions… Pourquoi la CGT est-elle allée à Canossa ? Difficile à expliquer. Il y a sans doute deux lectures de cette présence ; la première à usage externe où il faut donner l’impression d’être dans le mouvement. Certes pas dans le mouvement Nuit debout, mais dans un mouvement plus vaste anti-projet de loi-travail et anti-gouvernemental ; la seconde à usage interne dans la mesure où la CGT doit faire face à l’impatience d’une partie de sa base (militants cheminots, hospitaliers, d’Air France) qui pousse vers la grève générale. Comme souvent depuis qu’elle est en position de faiblesse (perte de militants et progression attendue de la CFDT aux prochaines élections professionnelles), elle prend le pouls sans prendre de risque et préfère pour le moment se défausser en renvoyant la décision au niveau des unions locales, lesquelles font entendre une certaine impatience devant l’attentisme de la direction par rapport au mot d’ordre de grève générale.

Il n’empêche que pour les individus-manifestants-activistes qui imposent leur présence à un moment donné et dans l’illégalité au départ, l’état d’urgence qui interdit les rassemblements est bel et bien bravé et il comporte des risques (une trentaine d’arrestations de lycéens à Vaulx-en-Velin par exemple et une condamnation ferme, plus de 200 arrestations en France au lendemain de la manif du 28 février). Cette bravade n’est peut-être qu’un geste bravache, mais elle constitue quand même un élément perturbateur de l’état d’urgence qui se trouve alors réduit à un climat d’urgence dont la facticité apparaît aux yeux de tous... et manifeste effectivement l’évanescence des institutions de la forme ancienne d’État-nation et le côté ridicule ou vain du dit état d’urgence. François Fillon l’a d’ailleurs bien compris qui somme le gouvernement de mettre fin à tout cela... pour faire respecter l’état d’urgence, car il n’existe que si on démontre son existence ou qu’on y fait croire.

Le mouvement a donc fait état de certaines capacités qui peuvent contenir des potentialités, une dynamique qui fait qu’à un certain moment, dans une situation donnée, une mise en branle de l’ordre établi par un certain nombre de pratiques peut être un « pré-requis » pour éventuellement aller plus loin ou ailleurs. Il y a toujours plus à attendre (et même si c’est en pure perte finalement) d’un mouvement qui impose ses formes et son rythme que d’un mouvement qui quémande des autorisations et suit « l’agenda politique ou syndical » pour parler comme les journalistes, même si on sait qu’il y a presque toujours une dialectique qui se crée entre les deux tendances.

Les limites actuelles du mouvement Nuit debout

Le mouvement Nuit debout a le défaut de se prendre pour ce qu’il n’est pas. Sa « libre parole » correspond trop à un code d’entre soi, sur le mode tweeter-texto-SMS. C’est plus un code générationnel d’individus connectés qu’une pratique d’intervention politique. Le langage des signes, le minutage des interventions, l’inscription sur les listes des tours de parole qui empêchent toute interpellation entre intervenants et toute polémique sur le vif, favorisent certes l’expression mais au sein de l’hypothèse consensuelle.

Des individus du mouvement disent souvent qu’ils peuvent se passer des médias parce qu’ils ont les leurs qui leur seraient propres, mais ils sont encore dans l’idéologie techniciste-progressiste de croire qu’on peut lutter contre le capital avec les armes du capital en les retournant contre lui. On doit certes utiliser les moyens à disposition mais sans illusion15.

Nuit debout sacrifie trop aux formes et à l’organisation pour l’organisation. Il a tendance à délaisser les contenus. Peut-être cela provient-il aussi de sa tendance à tout écraser, tout rendre équivalent par son obsession de l’horizontalité. Un fait exemplaire : alors qu’à l’origine, le mouvement exige le retrait du projet de loi El Khomri parce qu’il accroîtrait l’insécurité sociale et qu’il pose la lutte contre la précarité comme son objectif ; alors que c’est sur ce point que se fait la jonction avec les syndicats de salariés, et bien cet aspect se dissout complètement dans la « commissionnite » du mouvement des places.

Un exemple dans l’exemple : le programme des commissions de Nuit debout Paris pour la période du 23 avril au 7 mai comprend des dizaines et des dizaines de sujets, mais pas un seul concernant les questions du travail ! Par contre on y trouve en bonne place tous les grands sujets dits « de société » qui ont remplacé l’ancienne question sociale : le féminisme radical, l’homosexualité et les questions de genre, la libération animale et l’écologie16. Des réunions non mixtes sont même organisées et les éventuels contrevenants faisant remarquer que c’est reproduire les séparations d’un mouvement qui veut pourtant s’affranchir des barrières et frontières, sont vertement remis à leur place. Le mouvement des places assigne bien des places. Tous parlent de convergence des luttes (cf. le collectif du même nom) alors que c’est l’idée même d’intérêt commun qui se perd. Alors que beaucoup d’auteurs et militants politiques insistent sur la nécessité de se réapproprier les « communs » (Hardt et Negri, Dardot et Laval) dans une perspective plus ou moins affirmée de communauté humaine17, le commun et l’unité sont surtout perçus sur les places à travers l’idéologie de « l’intersectionnalité », notion d’origine anglo-saxonne portée par les particularismes radicaux, mais reposant en fait sur l’individualisme méthodologique qui ne conçoit l’unité que comme agrégation des séparations.

Ainsi, Lordon, dans son article précité « Le feu aux foules » en appelle à la convergence des luttes qui restent dispersées et qui vont de la lutte pour des papiers à celle qui s’oppose à la réforme des collèges. Il ne veut pas comprendre qu’un enseignant ou un parent peut d’une part lutter pour les papiers pour tous dans le cadre de RESF et donc être contre la politique migratoire de l’État et d’autre part ne pas être contre un projet de réforme de l’EN qui, même s’il n’est pas satisfaisant, se trouve attaqué par les enseignants les plus corporatistes et les parents les plus élitistes et les plus partisans de l’ordre. On voit là l’inanité de ce prétendu slogan de convergence. C’est aussi bête que de croire à la convergence des luttes de « travailleuses du sexe » pour la libre disposition de leur corps et de musulmanes pour le port du voile à l’école.

En tout cas, sur ces bases, il apparaît difficile d’étendre le mouvement aux usines et à la banlieue et d’appeler à la grève reconductible, slogan libertaire répété à l’envi et de façon pavlovienne à chaque embryon de mouvement ! Les échecs des tentatives de déplacement des Nuit debout dans les banlieues et les entreprises sont emblématiques des limites internes de ce mouvement. Ainsi, à Marseille, le samedi 23 avril, le mouvement a essayé de se délocaliser du cours Julien, dans le centre de Marseille, vers les quartiers Nord, de la cité des Flamands dans le 14e arrondissement. La greffe n’y a pas été facile. Les associations locales comme « Pas sans nous » ont exprimé le fait qu’elles n’avaient pas attendu les Nuits debout pour ne pas vivre à genoux mais se lever et être debout. Que la volonté de convergence restait un vœu pieux tant que le sens de la convergence n’était pas fixé plus précisément. Eux n’ont rien à faire de l’intersectionnalité ! Le projet de loi El Khomri ? Quand le chômage atteint un tel niveau dans certains quartiers, que bien des personnes n’y sont d’ailleurs plus inscrites sans pour cela être au travail, aucune loi ne peut les atteindre et en tout cas aggraver la situation. Pour converger avec le mouvement des places encore faudrait-il qu’il y ait un sens commun à donner à la convergence au lieu de la poser abstraitement comme une évidence.

D’une manière générale les appels à la convergence des luttes sont nombreux, mais ils sont empreints d’une naïveté désarmante. Mais cette naïveté trouve ici ou là ses contre-exemples : à Lyon, par exemple, le lycée de Vaulx-en-Velin, en banlieue Est, est à la pointe de la lutte lycéenne dans la région et des ministres venant en visite de façon inopinée à Vaulx, une convergence concrète avec Nuit debout a pu être projetée avec une manifestation organisée à Vaulx et qui a débordé dans quelques affrontements sporadiques. Mais dans l’ensemble les convergences concrètes sont rares et rendues en outre difficiles, car visiblement la plupart des présents ne se sont jamais égarés en banlieue... ni vers une usine. Quelques voix isolées ont toutefois mentionné sur la place Guichard à Lyon que plutôt que d’appeler abstraitement à la convergence ou de vouloir aller porter la bonne parole aux ouvriers sur le projet de loi El Khomri, il vaudrait peut-être mieux déjà aller là où il se mène une lutte comme chez Bosch.

Ces limites internes apparaissent aussi dans le fait que l’autonomie du mouvement est toute relative. Nous avons vu pourquoi quand nous avons parlé de son lancement. Mais il s’agit aussi d’autre chose, à savoir la présence sur les places d’organisations et d’associations représentant les particularismes précédemment cités qui se sont installés tout tranquillement et quasi naturellement avec tout leur matériel organisationnel… comme si elles n’étaient pas des organisations politiques, mais de simples bonnes causes dont la présence ne fait pas question. Peu soucieuses de ce qui se passe autour d’elles, elles vendent leur soupe comme si de rien n’était, en touristes profitant de l’occasion. Mais ce qui a toujours été reproché aux gauchistes récupérateurs et manipulateurs ne leur est pas reproché. Elles sont au-dessus de tout soupçon, car elles sont dans l’air du temps qui est pourtant celui de la dynamique du capital, du recul des limites. Cet éparpillement dans lequel certains voient une force est renforcé par un mode d’intervention qui fait se succéder à la tribune et en un temps record tous les défenseurs de ces différentes causes dont beaucoup semblent défendre avant tout leur souci de soi.

Petit bilan provisoire

Les réunions Nuit debout à Paris et dans nombre de villes de province semblent avoir atteint un régime de croisière. Le mouvement peine à trouver un second souffle. Les protagonistes et organisateurs présents dès l’origine du mouvement Nuit debout à Paris reconnaissent d’ailleurs eux-mêmes qu’il n’y a pas plus de monde au bout d’un mois d’activisme qu’au début de l’occupation. Beaucoup d’étudiants, des jeunes chômeurs, quelques retraités, la nuit, et même le jour, prennent la parole comme pour dire leur ras-le-bol ou leur souffrance en dehors et contre les médias aux mains des privilégiés, mais on sent une impossibilité quasi structurelle à intervenir dans le monde réel, c’est-à-dire dans les entreprises, sur les transports, la santé, l’éducation ou le logement, à proposer un contenu et un rapport de force.

Des places sont occupées, mais le mouvement d’occupation ne gêne pas tant qu’il reste circonscrit. Or, dès qu’il déborde, il risque d’être stoppé, car il n’a pas d’autre ancrage protecteur, celui que fournissait autrefois la grande usine (« la forteresse ouvrière ») ; pas de base arrière comme celle que peut encore parfois fournir l’université. Même si elles précèdent le mouvement actuel, les actions des salariés de Goodyear et d’Air France ainsi que la répression qui s’en est suivi (licenciements et condamnations pénales) sont de bons indicateurs du rapport de force actuel. Tout ce qui n’est pas massif et généralisé risque la pénalisation de ce qui ne sont plus que des actions de résistance.

Les éventuels appels à l’insurrection au cours de manifestations « sauvages » comme à Marseille18, d’opérations coups de poing comme à Lyon ou de fin de manifestation comme à Paris, Rennes ou ailleurs ne sont pas des suites logiques du mouvement, son extension violente et massive, mais des excroissances justement faciles à réprimer pour cela.

En l’absence de luttes parallèles et significatives de la part des salariés, il n’y a personne pour prendre le relais ou donner un coup de pouce au mouvement. Les appels pathétiques à la Grève générale19 expriment ce divorce ressenti obscurément, sans avoir les moyens réels de briser les diktats du capital et d’opposer d’autres pratiques directes contre l’économie.

Par exemple comment rendre les transports en commun gratuits immédiatement ? La question de la violence se pose alors différemment, non pas à travers le culte de la violence ou la haine du flic ou du fasciste, comme essaient de l’imposer avec les mêmes méthodes les « antifas » ou les petits groupes de lycéens venus en découdre, mais concrètement en s’en prenant aux dispositifs de contrôles, aux machines, aux moyens de paiement, et non pas en orientant la violence sur les personnes. Pour le moment nous n’en sommes pas là et le mouvement n’ouvre pas une telle perspective. À l’ancienne lutte des classes anticapitaliste, se substitue le clivage idéologique gauche-droite qui est constamment réactivé, par une nébuleuse groupusculaire qui s’affiche libertaire et antifasciste au mieux, souverainiste au pire. Sur les places où les gens se rassemblent, on parle toujours de convergence des luttes, mais sans se mettre d’accord sur ce qu’est une lutte et surtout ce qu’est et/ou ce que serait une lutte contre le capital20.

 

2 mai 2016

 

Notes

1 – Cf. Interventions n° 11 de mars 2013 : « Flexisécurité à la française : l’improbable régulation du rapport social capitaliste », ici : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article307

2 – Comme c’est souvent le cas (cf. 1981), la France rame à contre-courant. Alors qu’il lui est demandé de faire assaut de libéralisme pour rattraper son « retard » et que ses gouvernants semblent parfois s’y résoudre, ses partenaires les plus engagés dans la voie néolibérale ont tendance à rétropédaler. C’est que, contrairement à ce que disent les contempteurs patentés d’un néolibéralisme qui s’annoncerait toujours plus radical, de nombreuses voix économiques et politiques, y compris aux États-Unis, se font entendre pour tirer la sonnette d’alarme et amorcer un nouveau tournant vers un keynésianisme tempéré (pressions pour que l’Allemagne relance la consommation, injections monétaires des banques centrales auprès des particuliers ; desserrement des règles budgétaires en Europe).

3 – À Saint-Denis (Paris VIII) par exemple, les étudiants de sociologie et de philosophie démarrent au quart de tour, d’autant que ces derniers viennent de terminer un cycle de cours et d’intervention sur la philosophie du travail et la question de l’activité. Les travaux pratiques peuvent donc commencer avec l’appui des enseignants concernés. Toutefois, à notre connaissance, les enjeux profonds du projet ne semblent pas questionnés. Des discussions plus larges ont lieu dans d’autres commissions, mais sur les sujets habituels de recherche (par exemple, les études de genre).
À Nanterre, des étudiants occupent un espace qu’ils ont baptisé « Ulrike Meinhof », ce qui leur a valu d’être traités de suppôts de Daech par des enseignants qui avaient dû lire trop d’articles d’Olivier Roy sur « l’islamisation de la radicalité »… Une enseignante, « spécialiste » des questions de la lutte armée, y a animé un soir un débat sur la question de la violence. Les interventions étaient intéressantes, très loin des poncifs et on y a abordé, entre autres, la question de la dérive, aujourd’hui fréquente, de l’antisionisme vers l’antisémitisme.

4 – Le Mouvement inter-lycées (MILI) créé en 2013 au moment de l’expulsion de Leonarda a joué un rôle précurseur et il a donné lieu aujourd’hui Mouvement interluttes indépendant, en gardant le même sigle, mais avec une volonté d’ouverture plus grande. De tendance antifasciste et anti-flics, ils parlent de l’état d’urgence en termes « d’État d’urgence », avec une majuscule donc. Leur slogan : « Le monde ou rien ». Leur composition : des lycéens, des étudiants, des apprentis, des précaires, deux tiers de garçons et un tiers de filles, inégale représentation de sexe qui ne semble pas leur poser de problème.

5 – Cf. Aglietta A. et Brender A., Les métamorphoses de la société salariale, Calmann-Lévy, 1984.

6 – Les dernières simulations statistiques sur les effets futurs des NTIC et de « l’ubérisation » de l’activité sonnent comme des cris d’alarme pour tous ceux qui veulent maintenir l’idéologie du travail et le salariat comme système de reproduction prédominant des rapports sociaux. Dans de nombreux secteurs, les effectifs pourraient être au moins divisés par deux. Et ce processus ne touche pas que les pays dominants. Les pays dits émergents sont eux aussi concernés.
Malgré tous les discours assénés depuis la fin des années 1990 et les mouvements de chômeurs contre l’assistanat puis après l’épisode des 35 heures en faveur du « travailler plus pour gagner plus », le recours au revenu garanti se pose à nouveau comme on peut le voir avec le futur projet du député PS de l’Ardèche sur l’extension du RSA aux moins de 25 ans.

7 – Il n’est donc pas question de « revenir au XIXe siècle » comme on l’entend parfois dans les défilés ou sur les places. De la même façon, le slogan « le droit du travail est à nous » marque une méconnaissance de l’histoire ouvrière et des conflits de classes qui ont justement, entre autres, été arbitrés et institutionnalisés dans le Code du travail.

8 – Comme nous avons essayé de le définir dans notre modèle en trois niveaux (cf. le n° 15 de la revue Temps critiques).

9 – Cf. J. Guigou « L’institution résorbée », Temps critiques n° 12, hiver 2001. Ici : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article103

10 – Une logique de dénonciation qui conduit traditionnellement la critique dialectique à condamner la démocratie formelle et le capital alors que depuis les Indignados, la tendance mouvementiste qui s’exprime un peu partout sur les places du monde entier y compris à Hong Kong et Taïwan est celle de « la démocratie ici et maintenant ».

11 – Dans Dérive à partir de Marx et Freud, Bourgois, collection 10/18, 1973, Lyotard passe de l’économie politique à l’économie du désir. Lordon embraye presque cinquante plus tard avec La société des affects. Pour un structuralisme des passions, Le Seuil, 2015, dont la seconde partie du titre relève déjà en soi de l’oxymore. Le contenu est du même tonneau qui nous présente non pas la vision hégélienne de la dialectique du maître et de l’esclave, mais celle qui affirme le plaisir dans la domination, un plaisir qui se trouverait finalement des deux côtés, dominant comme dominé. À propos du travail il y aurait donc deux vérités, une objective qui est celle de l’exploitation et l’autre subjective qui fait qu’on peut trouver un certain plaisir, sous des formes diverses, à cette inégalité de fond. Il confond visiblement le rapport hiérarchique et l’exploitation avec le masochisme, Merci patron et Portier de nuit.

12 – Même si nous avons dit qu’il collait bien au mouvement des places dans son état actuel, il ne faut pas accorder trop de crédit aux dires de Lordon qui dit tout et son contraire : ainsi il vante sa transversalité et son horizontalité tout en déclarant dans son dernier livre Impérium (La Fabrique, 2015) que la domination étatique du vertical sur l’horizontal est nécessaire. L’horizontalité ne peut être qu’une « tension », mais la verticalité s’imposerait toujours dans les corps sociaux et qu’elle s’exprime le mieux dans la prégnance quasi organique de l’appartenance nationale (cf. La critique de Ph. Corcuff dans Libération du 14 avril 2016). Dans Grands formats, dossier « Nuits debout », on apprend aussi qu’il est pour « l’insurrection » mais qu’il faut l’organiser ! On ne saura pas qui est le « on » et donc on ne saura pas non plus quelle est la différence dans ce cas entre insurrection et grand soir bolchévique.

13 – Ainsi, en Allemagne, pour se prémunir du retour d’un scénario à la Hindenburg-Hitler, mais en même temps pour se protéger sur le front de l’Est (RDA et URSS), l’Allemagne a inscrit, dans sa Constitution de 1949, une clause particulière, dite « clause d’éternité » interdisant la remise en cause de la forme parlementaire de l’État. Pour Carl Schmitt qui officiait encore à l’époque en tant que grand juriste constitutionnaliste, cela établissait « une dictature souveraine légale ». Cela fut d’ailleurs confirmé avec la rapide interdiction du KPD stalinien. Il ne s’agissait donc en rien d’une mesure d’exception.
En France, les « lois scélérates » contre les anarchistes, les lois de 1934 contre les factieux réutilisées par le Front populaire contre les apatrides radicaux et les leaders d’organisations anti-colonialistes, l’article 16 de la constitution gaulliste, la dissolution des organisations gauchistes en juin 1968, les tribunaux et cours spéciales de justice des années 1970 confirment la normalité de ces lois coercitives au sein même des démocraties et ne signalent nulle fascisation, contrairement à ce que clament les antifascistes professionnels.

14 – Cf. la pétition des 300 universitaires, artistes, militants associatifs « sur un pouvoir qui matraque » dans Libération du 21 avril 2016.

15 – Il faut reconnaître à la radio en ligne Nuit debout une certaine qualité. Ses ruptures avec la monotonie des comptes rendus des AG et commissions par le fait d’y convier des intervenants qui ont quelque chose à dire sont les bienvenues.

16 – Pour une critique du privé comme politique et des particularismes radicaux, on peut se reporter aux deux livres de J. Wajnsztejn, Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût, L’Harmattan, 2002 et Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme, Acratie, 2014.

17 – Dans un entretien récent à propos de Nuit debout (voir ici : https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/300416/jacques-ranciere-la-transformation-d-une-jeunesse-en-deuil-en-jeunesse-en-lutte), Jacques Rancière — plus que jamais obnubilé par l’absolutisme égalitaire — souligne qu’une des limites de ce mouvement serait « la fétichisation de l’assemblée ». Il met en garde les activistes des places dans ces termes : « que le désir de communauté égale ne freine pas la puissance d’invention égalitaire ». Mais de quelle communauté au juste parle-t-il ? Cela reste imprécis. Implicitement c’est à deux formes anciennes de communauté auxquelles il se réfère : la communauté ouvrière des luttes de classes dans la société bourgeoise (cf. La Commune) et la communauté nationale dans cette même société bourgeoise. Or ces deux formes sont aujourd’hui en grande partie caduques et il ne se réfère guère à la communauté humaine comme perspective. Tout juste avance-t-il la nécessité de « créer du commun », comme d’autres cherchent à se « réapproprier les communs » (Hardt-Negri, Dardot-Laval) en tant que médiation vers la communauté humaine.

18 – La feuille marseillaise Camarade (journal communiste gratuit dont l’adresse électronique est antigestion@riseup.net et le site 19h17.info) comprend dans son numéro 2 une bonne analyse des limites de cet insurrectionnisme et marquent bien l’ambivalence d’un mouvement dont nombre de membres souhaitent le capital, mais sans les capitalistes. Cf. aussi les individus qui animent « tanquil.net ».

19 – « Reconductible » rajoutent certains pour faire bonne mesure et comme si cela pouvait sonner comme un avertissement contre toute hypothèse bureaucratique d’une grève générale d’un jour… qui n’est même pas à l’ordre du jour !

20 – Certains slogans sont à cet égard très révélateurs. Le « On vaut mieux que ça », très répandu et consensuel, est emblématique du côté « affirmatif » et non pas négatif du mouvement. Il est un signe patent de la rupture avec le fil rouge des luttes prolétariennes. La lutte pour des places est revendiquée au lieu de la lutte de classes. Le « système » ne reconnaît pas « nos » mérites, il nous traite mal, il sous-emploie nos capacités, il gaspille de la ressource humaine. C’est tout à fait vrai, mais c’est un point de vue individuel qui, même agrégé à d’autres points de vue individuels, ne donne aucune force collective.
Un autre slogan, plus négatif celui-là, a fleuri ces derniers jours sur les murs des lycées sous forme d’affichettes ; il s’agit du « Se lever pour 1200 euros par mois c’est insultant ». Le « se lever » signale peut être une référence au « droit à la paresse », mais le « 1200 euros » signale sûrement à quel point la culture de la « thune » est devenue dominante. Les auteurs (affichettes sans signature) pensent sûrement valoir plus eux aussi et se sentir insultés par le niveau du SMIC, mais ce qu’ils expriment là sans le savoir, c’est leur mépris pour tous ceux qui doivent concrètement aujourd’hui s’en contenter.