Temps critiques #17

Quelques mots sur ton texte “Travail et mépris”

, par Jacques Wajnsztejn

Venant,

 

Ta critique de Dejours est intéressante. Toutefois les « incohérences cohérentes » de Dejours ne lui sont pas propres, car elles proviennent d’une difficulté objective à définir le travail. Cela conduit soit à le naturaliser et donc à ne distinguer qu’entre travail contraint et activité libre faisant ainsi disparaître la spécificité du travail salarié et celle du salariat en tant que rapport social global liant capital et travail ; soit à le diaboliser avec la référence au tripalium et donc, là aussi, faire comme s’il n’avait connu qu’une forme invariante ou tout du moins deux caractéristiques fondamentales (la contrainte et la souffrance au travail) qui traverseraient toutes ses formes particulières alors que le modèle non explicite de cette référence est l’esclavage.

Preuve que nous rencontrons une difficulté majeure ici, c’est que le va et vient entre les deux positions citées précédemment, est courant chez tous ceux qui ne se rattachent pas ou plus au strict programme prolétarien et qui ne conçoivent pas les contradictions du capitalisme comme exclusivement des contradictions de classes. Sous-entendu : aliénation et domination existaient avant le capitalisme… et peuvent exister après. Tout ne dépend pas d’un commandement capitaliste comme le montre clairement aujourd’hui l’exemple du développement du capital en Chine.

Pour en revenir à Dejours, sa référence principale à la question du mépris du travail et du mépris au travail provient à la fois d’une projection historique dont on verra qu’elle est abusive et d’une observation clinique à partir du harcèlement au travail.

Je me préoccuperais surtout de la première approche. Pour Dejours, le travail était méprisé dans la Grèce antique avec l’esclavage, puis dans la féodalité avec le servage, enfin dans le capitalisme avec le taylorisme et le fordisme et plus que jamais aujourd’hui dans le capitalisme contemporain financiarisé et spéculatif.

Voilà sa thèse. Elle me semble empreinte de confusions. La première est d’ordre théorique si l’on peut dire, car elle découle justement d’une absence de cadrage théorique, Dejours semble placer sa problématique au niveau de l’individu atomisé selon les principes sociologiques de l’individualisme méthodologique. Ne s’occupant donc pas du type de rapport social qui encadre le travail il ne peut saisir que les mêmes effets puissent avoir des causes différentes. Ainsi, le mépris chez les Grecs anciens est un mépris de type aristocratique et peu importe qu’il revête des oripeaux démocratiques comme à Athènes ou oligarchiques comme à Thèbes ou encore militaires comme à Sparte. Le travail y est considéré comme indigne de l’homme libre défini dont le statut est lié à la propriété et à l’hérédité des conditions. Toutes les autres activités (politiques, philosophiques) sont considérées comme du non-travail ce qui leur donne leur lettre de noblesse. À Athènes on sait que même le commerce est jugé vil et laissé aux métèques. La distinction entre travail de production ou commercial d’un côté et travail domestique de l’autre n’a pas encore lieu d’être puisque ces dernières activités sont le plus souvent exercées par les esclaves.

Le mépris capitaliste n’est pas de même nature, car les deux classes principales du développement capitaliste, une fois acquise leur propre conscience de classe, sont unies par la reconnaissance d’une même valeur du travail « Qui ne travaille pas ne mange pas »), leur différence résidant dans le rapport de propriété ou non aux moyens de production. Cette « religion » du travail est aussi entretenue par une autre croyance, au Progrès et par une pratique réelle de participation à la transformation du monde à l’aide de la production matérielle et industrielle, que ses protagonistes soient en position de domination ou de subordination, important finalement peu de ce point de vue là. Si ces deux classes (je laisse ici de côté la position et la question de la paysannerie) ont donc un point commun, c’est d’accorder une valeur intrinsèque au travail qui s’exprime aussi bien dans la figure de l’entrepreneur wébérien ou schumpetérien que dans la figure marxienne de l’ouvrier productif aux mains calleuses dont se moquaient les anarchistes individualistes ou les révoltés à la Rimbaud au XIXe siècle. Dans le cadre de la domination de classe et de l’exploitation ce n’est donc pas le travail qui est méprisé, mais le travailleur, enfin pas trop parce que quand même il participe à la production de valeur ; c’est surtout le prolétaire qui est méprisé, le prolétaire défini par son manque : de travail, de situation stable, d’ardeur au travail, de logement décent qui le situe en marge de la société bourgeoise (les classes dangereuses). Le passage de la domination formelle du capital à la domination réelle va, de ce point de vue, consister à transformer cette masse toujours renouvelée de nouveaux prolétaires, de l’immigration tant intérieure et paysanne qu’extérieure et étrangère, en une classe ouvrière si ce n’est homogène et unie mais du moins réunie par l’obtention de ses lettres de noblesse de modernes chevaliers du travail. Développement des syndicats ouvriers, droits sociaux accordés à travers un État-providence accompagnent cette transformation. Du point de vue de la caractérisation de la société nous passons de la société bourgeoise à la société du capital ; nous passons de l’affirmation d’une idéologie de classe commune dans les grandes lignes aux deux classes principales ( « Qui ne travaille pas ne mange pas ») à l’affirmation d’un discours du capital (le travail est le grand intégrateur).

La seconde confusion de Dejours provient du fait qu’il essentialise (tu dis « naturalise ») le travail, ce qui ne lui permet pas de saisir les nouveaux aspects de ce mépris du travail. Il en reste à la lecture du symptôme : l’accroissement des pratiques de harcèlement au travail par exemple et à partir de là il établit une continuité entre les différentes périodes historiques de domination sur le travail, de la Grèce antique à aujourd’hui. Il ne peut pas comprendre la contradiction, pourtant bien située historiquement, qui consiste à clamer d’un côté la valeur abstraite du travail (le travail comme dignité, comme devoir de participation à la vie commune) ou même sa valeur concrète (« travailler plus pour gagner plus ») et à le dévaloriser de l’autre en montrant tous les jours le peu de considération qui est accordée à ses porteurs, les salariés.

Il ne comprend pas non plus la tendance de la société capitalisée à se débarrasser du travail vivant parce qu’il n’est plus central dans le procès de valorisation (le capital domine la valeur-tendance à la valeur sans le travail- inessentialisation de la force de travail). Quand tout était sacrifié à la production (production pour la production, pour le profit maximum dans une logique générale qui est celle de l’accumulation), travail et travailleurs gardaient une position sociale même si elle s’accompagnait le plus souvent de dures conditions de travail et de vie. Mais quand tout ça devient secondaire par rapport aux règles nouvelles de la « bonne gouvernance » (gestion des stocks et des flux financiers comme des stocks et flux de marchandises, gestion des « ressources humaines », gestion des risques dans une logique de capitalisation) dans un régime de reproduction rétrécie plus qu’élargie, se produit effectivement une sorte d’empêchement à travailler qu’on rencontre aussi bien dans l’industrie que dans les services publics. Ces derniers sont même particulièrement touchés dans la mesure où, à l’intérieur de la fonction publique, ils contenaient encore une part de « mission » dans leur travail et qu’il ne s’agissait pas simplement de « fonctionner ». On retrouve ce même « empêchement » dans le secteur de la recherche, qu’elle soit publique avec les pressions sur le CNRS et l’université pour s’insérer dans des pôles de compétitivité (cf. les raisons de la grève des chercheurs en 2009) ou privée (cf. le mouvement des « invisibles »).

Ce passage de la société capitaliste à la société capitalisée, à travers ce que nous avons appelée « la révolution du capital1 » transforme la question du travail en en faisant une question d’emploi puisque perdure une organisation des rapports sociaux encadrée par la norme sociale du salariat, même pour ceux qui lui sont extérieurs ou en marge (jeunes, femmes à la maison, chômeurs, veuves, etc.). C’est sur cette base que même si on n’a plus de travail on pourra trouver du boulot2 et si on n’a même plus de boulot, l’État pourra se charger d’en créer sous forme d’emplois « aidés » ou même d’en promouvoir des fictifs dans la multiplication des situations de stagiarisation qui correspondent à des simulations de travail où il s’agira non pas de travailler effectivement, mais de « travailler » à son employabilité3. Mais dans ce processus c’est tout une disqualification sociale qui se développe et qui ne touche pas seulement les plus démunis ou précaires. Cette masse d’inemployables potentiels ne correspond absolument pas à l’ancienne « armée industrielle de réserve » (rien que l’étymologie du mot devrait faire réfléchir au moins pour ce qui est de la situation dans les pays dominants) et la principale conséquence de ce fait n’est pas de « peser » sur les salaires comme le répète à satiété la gauche obnubilée par le petit bout de la lorgnette, mais la perte de dignité elle-même du travail. Le travail versus boulot ou job, le travail « pour la thune », les résistances à l’entrée sur le marché du travail, le choix parfois délibéré de l’intérim ou des CDD par des jeunes qui refusent de s’enchaîner à une entreprise indiquent que cette critique du travail perdure même si c’est de façon souterraine ou biaisée. Et ce, au grand dam de tous ceux qui voudraient que tout les salariés soient fonctionnaires et qui ne conçoivent la flexibilité que dans un sens univoque (celui que lui donne le patronat ou l’État) alors que cette flexibilité est en partie le retournement de l’absentéisme et du turn-over ouvrier des années 1960-1970, dans une révolution qui n’a pas été la notre. La défaite de ces années là n’est pas neutre. Pour nous « le « nous avons perdu une bataille, mais pas la guerre » n’a aucun sens. Nous avons perdu la guerre sociale et toutes les « libérations » de l’époque n’ont alors constitué que des suppressions de barrières à la dynamique du capital. Leur sens de désaliénation s’est perdu dans les particularismes et communautarismes. L’absentéisme ouvrier est devenu flexibilité patronale, la revendication de temps partiel des femmes est devenue de plus en plus temps partiel subi, la critique du travail à la chaîne de la part des OS est devenue d’abord « enrichissement du travail » puis sans retenue, polyvalence patronale avec perte des anciennes qualifications liées au collectif de travail au profit des nouvelles compétences déterminées et évaluées individuellement, l’autonomie des établissements publics a pris la forme de la privatisation si ce n’est de la propriété collective du moins de la gestion et de la direction, etc.

Tout cela nous amène à parler de la fin de l’expérience prolétarienne et d’une « expérience » (si on peut conserver le terme) qui ne peut plus être que négative et qui donc ne se transmet pas. Le « travail du négatif » est bloqué. Alors que dans les années 1970 on allait répétant que la révolution ne pouvait pas être l’affirmation de la classe, mais sa négation… on a maintenant effectivement cette négation en tant que pur procès du capital dans sa reproduction rétrécie et sa loi de capitalisation. La négation n’est plus négation vers autre chose. Il y a englobement des contradictions. Ces dernières apparaissent pour ce qu’elles étaient principalement : des « contra-dictions » de l’ordre du discours, mais dans les faits de simples oppositions ou des paradoxes.

Une fois de plus se vérifie le fait que le capital prospère sur les limites du cycle de lutte précédent. Cela n’a d’ailleurs rien à voir avec une quelconque « récupération » du mouvement. L’existence de celle-ci supposerait que mouvement et rapport social soient séparés et que le second récupère le premier à sa défaite. Il n’en est rien, car c’est dans un même mouvement que se produisent défaite ou victoire. Dans l’événement révolutionnaire, ce sont les verrous qui sautent et la dynamique révolutionnaire joue dans plusieurs sens, le sens d’aliénation et de subordination ou le sens de désaliénation et de libération. Ainsi en est-il par exemple de la question du travail ou des questions dites « de société ».

C’est pourquoi nous ne pouvons plus parler en termes « d’autonomie », que ce soit l’autonomie au sens castoridien du terme (c’est aujourd’hui l’autonomie de « l’individu égogéré » ; Cf. J. Guigou dans la Cité des Ego) ou au sens opéraïste (impossibilité aujourd’hui d’affirmer une identité ouvrière) ou encore au sens de l’autonomie type Bologne 1977 dont les différentes filiations sont déclinées depuis sur le mode de la sécession (cf. notre livre La tentation insurrectionniste).

Je termine avec une idée qui me passe par la tête à la lecture des polémiques autour du départ de Depardieu en Belgique et en Russie, mais aussi du projet de taxation des revenus des sportifs et artistes à hauteur de 75 % de leurs revenus. Il est hautement paradoxal que, ce que Ch. Sfar et moi-même avons défini comme aliénation initiale (cf. n4 et 5 de Temps critiques), à savoir la passion de l’activité, se soit réfugiée dans de rares activités en marge du salariat et du champ même du travail, en tout cas en dehors du travail salarié ordinaire, mais pas dans la direction et l’objectif de pratiquer des formes de coopération ou d’entraide qui participeraient de la tension individu/communauté, mais plutôt dans l’intention de se livrer aux jeux de la puissance à travers des surenchères marchandes qui concernent aussi bien les footballeurs que les tennismen (ou women, ce n’est pas une question de sexe et encore moins de genre !), que les patrons du CAC40 ou des cadres supérieurs bouffis de stock-options. Les jeux de la puissance sont un autre invariant auquel Dejours aurait dû s’attaquer puisqu’à son avantage quand même, il ne raisonne pas dans le strict cadre de l’économie et qu’il insiste sur les caractères concrets et interpersonnels de la domination.

C’est peut-être la seule remarque critique que je ferais à l’encontre de ton texte : ne pas tenir suffisamment compte de ces caractères interpersonnels et concrets. Dans un autre langage, je dirais que tu négliges trop le caractère de rapport social du capital, ce qui te conduit à poser le capital comme un extérieur. D’où l’emploi fréquent de termes comme « économie folle et incontrôlable », « fuite en avant », « manque de contrôle », « système qui se dirige tout seul », « toujours plus extravagante », « l’aveuglement hallucinatoire ». J’y vois là l’influence sur toi, consciente ou non, de ceux qui font co-exister dans leurs écrits, d’un côté une logique de type structuraliste (elle-même influencée par les écrits d’Althusser) modernisée et réutilisée dans la perspective du « capital-automate » ; de l’autre une irrationalité fondamentale d’un système dont on ne nous dit jamais quelle pourrait être la source de cette irrationalité. On comprend d’ailleurs ce silence, car si elle ne peut provenir que de la folie des hommes alors premièrement, c’est la notion de capital-automate qui tombe et deuxièmement, cela ruine toute pratique d’émancipation qui reste le plus souvent pourtant leur perspective, alors que, nous l’avons vu, dans la révolution du capital, c’est ce dernier qui cherche à s’émanciper de toutes ses présuppositions.

 

Notes

1 – On pourrait certes l’appeler autrement, la revue Théorie Communiste définit cette période comme celle d’une deuxième phase de la domination réelle. Néanmoins, si nous tenons à ce terme de « révolution », c’est qu’il marque plus une rupture qu’une continuité. Une rupture à tous les niveaux : technologique, environnementale, au niveau des mœurs, au niveau du rapport capital/valeur et de la fictivisation, au niveau de ce qui constituait le fil rouge des luttes de classes, etc. Mais cette nécessité de reconnaître la rupture ne doit pas nous amener à réécrire le passé en fonction de l’advenu, à « jeter le bébé avec l’eau du bain comme on disait autrefois ». Nous prenons acte, point.

2 – Un trait d’humour faisait dire aux salariés américains, victimes des restructurations et autres mesures de reengering, que les États-Unis étaient les plus gros créateurs d’emplois puisque chaque fois qu’ils en supprimaient un il s’en créait trois, faisant allusion à la multiplication des petits boulots à temps partiel.

3 – Dans le même ordre d’idée, dans la société capitalisée, les enfants et élèves n’ont pas à apprendre, mais à « apprendre à apprendre »