Temps critiques #17

Sur la politique du capital

, par Temps critiques

Ce texte se présente en contre point théorique des notes de lecture sur Le capital comme pouvoir1 et aussi de l’article « Pour en finir avec les théories de la valeur », dans ce même numéro.

Pourquoi revenir sur ces deux points. Il nous semble que c’est parce qu’une boucle s’est bouclée. En effet, alors que le déploiement de la valeur, surtout à partir du XIXe siècle a correspondu à une autonomisation progressive de l’économie (le « désenclavement » de Polanyi dans son livre La grande transformation) puis à sa domination, l’évanescence aujourd’hui de cette même valeur fait que nous avons l’impression de revenir à une phase antérieure du capital, celle où la théorie économique classique ne triomphait pas encore. C’est pourquoi la question de la puissance et du pouvoir (chère aux théoriciens mercantilistes du XVIe et XVIIe siècles) se repose avec force alors qu’elle avait cédé le pas à celles de l’origine de la richesse (Smith puis Marx et la théorie de la valeur-travail) et de sa répartition (Keynes, la social-démocratie et la politique des revenus).

En outre, si nous reprenons de Nitzan et Bichler la notion de capitalisation, c’est parce qu’elle nous paraît centrale pour l’analyse de la révolution du capital. En effet, elle nous paraît plus juste que celle de valorisation qui ne peut être reconduite une fois admise nos développements sur « l’évanescence de la valeur ». De la même façon, la notion de « capitalisation différentielle » paraît plus opportune que celle de dévalorisation, car elle permet de comprendre la phase actuelle non comme décadence du capitalisme, mais comme reproduction « rétrécie » dans laquelle il n’y a pas que des « gagnants ». Enfin, et ce n’est pas le moins important, parce qu’elle rend compte de la tendance à étendre cette capitalisation à toutes les activités humaines et non seulement à celles qui touchent la production ou la circulation. Il s’agira ainsi de capitaliser son expérience, ses connaissances, sa retraite dans le cadre d’un processus de quantification généralisé à l’ensemble des rapports sociaux. C’est ce que nous appelons la « société capitalisée ».

Capital et puissance

Tout d’abord il faut rappeler l’ordre des choses. Ce n’est pas la puissance de la finance qui plonge le monde dans la crise, mais l’épuisement des forces productives et les difficultés que cela entraîne du point de vue de la reprise d’un cycle ascendant de Kondratiev, base essentielle d’une croissance capitaliste selon la théorie des cycles longs qui a prédominé depuis les années 1930. À partir des années 1980, la recherche des bases d’un nouveau cycle n’a pas trouvé vraiment de solution, même si de nombreux économistes ont pensé que les nouvelles technologies de l’information pouvaient inaugurer une nouvelle phase d’innovation capable de tirer la croissance comme jadis le firent les industries « motrices ». Cette croyance a été remise en cause par le paradoxe de Solow en 1987 sur la productivité des NTIC qui remarquait que l’introduction de ces nouvelles technologies ne se retrouvait pas dans les statistiques de productivité. En fait, il semble que pour toute nouvelle grande innovation, il y ait une phase de digestion avant qu’elle ne produise ses effets. Et effectivement, la croissance de l’économie américaine dans les années 1990 semble avoir en partie levé ce paradoxe puisque la productivité globale a recommencé à augmenter alors que la productivité du travail continuait de baisser2. Néanmoins, ces NTIC restent bien plus des moyens du connexionnisme du capital que des éléments de croissance élargie des forces productives. Et d’autres facteurs, externes cette fois, comme le danger environnemental ont poussé à une reprise en main du processus d’ensemble par le niveau I, c’est-à-dire le capitalisme du sommet comme l’appelait Braudel. Un capitalisme du sommet qui met en place des stratégies de puissance qu’il ne faut pas confondre avec les tâches routinières de la recherche de profits. Pour Braudel, le capital est pouvoir : grâce à sa puissance, en particulier financière, il peut d’en haut dominer et orienter à long terme tout son développement sans intégrer directement le rapport d’exploitation. Des stratégies de puissance disons-nous certes, mais aujourd’hui dans le contexte d’une « reproduction rétrécie3 » qui se manifeste clairement à travers plusieurs phénomènes tel ceux de la croissance par fusions-acquisitions plutôt que par capital additionnel, des efforts en recherche-développement (R-D) qui portent maintenant plus sur l’aval (communication, publicité) que sur l’amont (innovations), la prédominance de la capitalisation sur l’accumulation (cf. les notes à suivre sur Le capital comme pouvoir). À sa manière Keynes avait déjà anticipé cette situation en disant qu’une société peut très bien fonctionner en situation de « sous-optimalité ».

Il n’y a pas que Braudel à avoir soutenu la thèse d’une plasticité fondamentale du capital ; Giovanni Arrighi dans Le long XXe siècle (Verso, 1994) insiste lui aussi sur le fait que le capital n’a pas de forme privilégiée, mais qu’il cherche toujours la flexibilité et la fluidité, ce qui le conduit à préférer en dernier ressort la forme argent. Ainsi, avant la révolution industrielle s’est-il longtemps développé sans intention d’utiliser au maximum le progrès technique déjà potentiellement exploitable à l’époque. Cela expliquerait la variété et les phases de développement du capital. Par la suite, la domination progressive de sa forme productive industrielle le conduit à des contradictions en tant que rapport social entre capital et travail et donc l’expose au risque de l’insubordination des travailleurs. Mais en cas de difficultés de ce côté-là, ses tendances marchandes et financières lui permettent de capter le surplus en provenance d’autres rapports. Son procès de domination se fait alors indirect. Comme le dit un économiste, « le capitalisme a toujours plusieurs fers au feu4 ». Toutefois, l’historicisation du capital ne doit pas conduire à l’idée du retour du même. À chaque étape on assiste à une tentative de synthèse de la part du capital, synthèse dont il faut pouvoir rendre compte. Ainsi, les deux premières révolutions industrielles ont été des tentatives d’unification du capital autour de sa forme productive et les théories de Hilferding et de Lénine5 sur le capital financier et l’impérialisme essaient de rendre compte de ces transformations, mais sans atteindre à la perception et à la description de cette synthèse elles restent unilatérales. Pris dans leur déterminisme historique, elles ne voient dans la puissance montante du capital financier et le captage par l’impérialisme, qu’une nouvelle phase ultime du développement du capital. D’ailleurs Hilferding ne parlait encore que de capital financier et non pas de capitalisme financier. Mais cette synthèse de l’époque est restée à l’état de réalité très incomplète par rapport à celle que nous connaissons aujourd’hui dans la mesure où perduraient les anciennes séparations entre finance et industrie, entre production et circulation, entre travail productif et improductif, entre travail manuel et intellectuel, entre sphère privée et publique.

Une autre différence essentielle, c’est qu’aujourd’hui ce n’est plus la guerre militaire qui est l’arme première de la puissance. Le contrôle de la recherche-développement, de l’info, de « l’accès » (cf. Rifkin) est plus important que la conquête elle-même, car il ne s’agit plus d’un événement extraordinaire qui s’impose à un moment historique donné et qui rebat les cartes, mais d’un cours quotidien de la capitalisation. Celui ou ceux qui ont la maîtrise de tout cela aimantent la richesse sans avoir forcément à la produire. C’est d’ailleurs ce qu’ont toujours fait les villes-monde de l’histoire du capital et cela bien avant qu’on puisse parler de capitalisme. Beaucoup disent aujourd’hui que cette ville-monde est New York, centre des réseaux commerciaux, techniques, culturels et plus généralement des milieux d’affaires.

La puissance ne se joue plus principalement au niveau du « surproduit ». En soi il ne vaut rien s’il n’est pas réserve de puissance, par exemple dans le contrôle de la R-D où celui de l’accès libre à certaines ressources comme les routes du gaz et du pétrole. Que la puissance ne se joue plus au niveau du surproduit invalide aussi les distinctions entre productif et non productif. Dans la société capitalisée, tout est productif pour le capital, mais ce n’est pas encore une « vérité » pour tout le monde comme le montre l’exemple de la France qui, dans sa période modernisatrice de rattrapage (les années 1970 surtout)6 cherchera à faire la chasse à ce qui est improductif en croyant rentabiliser les activités.

C’est cette reproduction rétrécie qui explique divers phénomènes tels la priorité donnée au captage des richesses, à la compétitivité, aux formes marchandes financières ou à celles qui apparaissent rentières alors que la grande firme-réseau brouille les frontières entre profit et rente. C’est aussi ce que Nitzan et Bichler7 appellent la « capitalisation différentielle ». En effet, il ne faut pas oublier que chaque crise du capital représente l’opportunité d’une destruction créatrice comme le disait Schumpeter et que ceux qui en sortent vainqueurs en sortent plus forts alors que les autres sont affaiblis ou disparaissent. Ainsi, le critique de gauche américain P. Gowan voit dans les suites de 2008, le triomphe de Wall Street dans la mesure où les grandes banques américaines en sortent finalement renforcées puisque malgré ou plutôt à cause de la faillite de l’une d’entre elles, celles qui restent sont dorénavant encore plus concentrées et surtout sont reconnus comme des institutions qui ne peuvent faillir (Too big to fail d’après le bon mot d’Obama). La dimension organisationnelle du pouvoir des firmes (les nouveaux principes de « gouvernance8 ») n’est pas réductible à ce qu’elle était à l’époque fordiste où J. Galbraith décrivait la « technostructure » et ses managers. La nouvelle organisation chasse la bureaucratie et la mauvaise graisse, se recentre sur les métiers de base et externalise les autres, car il y a une lutte maximale pour l’appropriation des parts de profit entre concurrents, entre dirigeants et actionnaires, entre sous-traitants et donneurs d’ordre9, ce qui rejette à la marge les éventuels conflits du travail et le problème de la répartition de la valeur ajoutée. Bien sûr, le salaire restant en grande partie un coût variable et national, il est plus facile de jouer sur lui que sur des coûts fixes où des coûts mondiaux, mais malgré les tendances à la délocalisation externe et à la précarisation interne, il y a des limites à ne pas dépasser. Le salaire n’est pas qu’un coût et il reste un revenu même quand les politiques néolibérales en faveur de l’offre semblent l’emporter. La preuve en est faite actuellement à Berlin, Londres, Pékin et Washington qui viennent de décider d’instaurer ou d’augmenter un salaire minimum national (source : dossier Le Monde, 11/02/2014).

Par ailleurs, quand les coûts les plus importants se déplacent à la fois vers l’amont et l’aval de la production stricto sensu, cela ne sert pas à grand-chose de calculer la productivité respective des facteurs et donc celle du travail. La nécessité des calculs à la marge, une des bases de la théorie néo-classique, perd sa raison d’être et cela relativise le discours récurrent sur la nécessaire flexibilité des salaires.

 Ce sont des systèmes intégrés qui produisent. Le progrès technique avec l’insertion de plus en plus organique de la technoscience dans la production ne peut plus être appréhendé à la façon de Solow, ce dont tiennent compte les nouvelles théories de la « croissance endogène10 ». Finalement Schumpeter qui avait vu juste sur la dynamique du capital et le rôle de l’innovation, s’est avéré trop pessimiste quant aux risques de dégénérescence bureaucratique liés au gigantisme des grandes entreprises, aux situations de rentes monopolistes et à la disparition des entrepreneurs prêts à parier sur l’avenir et donc à investir. Les Gates, Jobs et autres existent bel et bien malgré la lourdeur d’IBM et les « mercenaires » comme Ghosn (dirigeant-redresseur de Nissan et Renault) peuvent arguer de leur pouvoir en déclarant « Il n’y a pas d’automatisme anonyme », en contrepoint de l’idée de « capital automate » développée par Marx dans les Grundrisse.

Cette reproduction rétrécie et la tendance à privilégier la captation des richesses ne va pas sans tensions, aussi bien au niveau interne avec l’accroissement des inégalités de revenus à l’intérieur de chaque pays qu’au niveau externe où l’exacerbation de la concurrence contrecarre les processus d’union intra-régionaux. Au niveau national d’abord ces inégalités se manifestent par les différences croissantes entre revenus du patrimoine et revenus du travail au profit des premiers, même si cela ne fait pas resurgir une ligne de classe séparant propriétaires et non-propriétaires, de plus en plus de salariés (ou d’anciens salariés retraités) cumulant les deux types de revenus avec le développement de l’épargne salariale11. Nous n’avons donc pas affaire, contrairement à ce que l’on entend souvent, à un retour du capitalisme patrimonial. Les actionnaires d’aujourd’hui qui semblent faire peser leur diktat pour un retour sur investissement, ne sont pas des propriétaires, mais de simples ayant-droit qui cherchent justement à diversifier leurs placements pour garantir leur épargne (retraite par exemple12) ce qui est source d’instabilité supplémentaire. Au niveau international ensuite, où les pays excédentaires comme l’Allemagne ne le sont que par rapport à des pays déficitaires de la même zone à qui ils imposent leurs règles de droit (les critères de Maastricht, la monnaie commune) et de fait (une image qualité, leur poids économique). Les unions, et l’UE en fait foi, sont des unions hiérarchisées.

Cette tension se répercute sur la question de l’endettement public des pays. En effet, dans cette reproduction rétrécie, le pays dominant est le pays le plus endetté (les États-Unis) et il finance cet endettement par la captation. Pourtant, on essaie de nous faire croire aujourd’hui que ce sont les pays les plus pauvres de la zone euro qui sont les plus endettés ! Or, dans cette même zone, si nous prenons la situation d’avant 2008, ce sont l’Allemagne puis la France soit les deux grosses puissances qui étaient les plus endettées. C’est seulement la crise financière de 2008, puis leurs propres politiques de « grenouilles voulant faire le bœuf » qui a précipité les pays du sud de l’Europe et l’Irlande dans le plus grand désarroi par la perte de confiance qui en est résultée de la part des prêteurs traditionnels.

Un faible endettement public n’a jamais été un critère de santé économique. Des experts américains comme Rogoff ont eux-mêmes reconnu leurs erreurs mathématiques dans la détermination d’un taux plafond de 90% d’endettement par rapport au PIB, à ne dépasser sous aucun prétexte. C’est pour cela qu’aujourd’hui et particulièrement aux États-Unis, tous les experts et dirigeants poussent à ne pas faire de l’endettement la question cruciale et ce d’autant plus qu’ils ont été à l’origine de son accroissement. En effet, la révolution du capital a inversé le sens de la dette de la période fordiste : de favorable aux emprunteurs dans les années 1960-1970 (entreprises et ménages, pays en voie de développement), elle est devenue, à partir de 1979 (hausse des taux d’intérêt et lutte contre l’inflation), favorable aux prêteurs.

Le capital est certes une entité abstraite, mais les États-Unis et ce que le prix Nobel d’économie J. Stiglitz appelle « la communauté financière mondiale13 » lui donnent sa figure de quasi-sujet de la domination au niveau I, celui du capitalisme du sommet14.

La puissance étasunienne, plutôt que d’être une nouvelle figure de l’impérialisme participe d’une volonté globale d’ordre mondial de la part des diverses puissances dont elle serait le régulateur en dernier ressort grâce à la solvabilité assurée du $. C’est pour cela qu’aussi bien en ce qui concerne la crise financière de 2008 ou l’approvisionnement en pétrole, c’est elle qui prend les décisions. La Chine est pour le moment son principal allié puisque non seulement elle participe au financement de ses déficits, mais elle joue le rôle de contre-pouvoir en Asie où des velléités d’indépendance d’une zone Asie sur le modèle européen autour du yen japonais ont échoué du fait de l’action de la Chine. La Chine élargit d’ailleurs volontairement la zone $ comme on peut le voir après son annexion de Hong-Kong où pour que l’île garde son rôle de grande place financière, elle lui a imposé une monnaie, certes convertible, mais liée au $ comme l’est d’ailleurs la monnaie de Singapour. Il ne faut pas oublier non plus le rôle d’une diaspora chinoise dont la majorité des avoirs est libellée en $. On peut suivre avec J.-M. Quatrepoint (la crise globale, Mille et une nuit, 2008) le déroulement de cette guerre économique qui ne dit pas son nom.

Le Japon s’était avéré un concurrent trop arrogant dans certains secteurs comme la sidérurgie, le textile et surtout celui des composants électroniques. Là-dessus est venu se greffer un différend dans lequel les Japonais ont refusé de livrer aux Américains des composants nécessaires à l’industrie militaire américaine. La riposte industrielle a été immédiate : les États-Unis ont injecté des milliards de $ dans la recherche des composants ; puis la contre-attaque monétaire a suivi en jouant sur la valeur du $ et en exerçant des pressions à la montée du yen renforcée ensuite par une pression à la baisse sur les taux d’intérêt japonais. Le résultat : un tsunami économique que personne ou presque n’analyse comme une guerre économique, la stagnation économique du Japon étant mise sur le dos de mauvaises politiques d’austérité à effets déflationnistes. Dans les faits, les grandes entreprises japonaises ont été obligées de délocaliser en Asie du Sud-est et en Chine, dans ce qui est devenu de fait une zone $, parce que ni l’État ni ces grandes entreprises ne veulent toucher au modèle de la grande entreprise.

Les avoirs japonais en $ ont alors baissé en proportion de la remontée du yen. Les Japonais détenteurs de $ ont alors rapatrié leurs avoirs en $ pour les placer dans l’immobilier et les actions, détruisant par là le modèle japonais de la banque-entreprise pour un modèle occidental plus risqué créateur de bulles financières et immobilières.

Ce que ne dit pas Quatrepoint, c’est que la conséquence macro-économique a été une déflation de plus de dix ans qui a sapé une partie de la puissance japonaise, même si ses entreprises restent globalement performantes. Il ne faut pas oublier que ce qui est dit aujourd’hui sur la puissance future de la Chine, se disait il y a vingt ans à propos du Japon !

État-réseau et souveraineté

Quand nous avons développé l’idée de crise de la forme État-nation (dès le n2 de la revue) au profit de la forme État-réseau, certains ont pu penser que nous allions dans le sens d’une dépolitisation de l’État au profit d’une simple gestion des affaires courantes du capital d’une part, du durcissement de ses fonctions régaliennes d’autre part, dans le cours de la mondialisation et de la globalisation.

Et donc que la question du pouvoir ne se posait plus, que prédominait un capital-automate et que la révolution du capital accomplissait un des buts du saint-simonisme, à savoir la fin de la politique et son remplacement par l’administration des choses (domination de l’économie et à l’intérieur de l’économie, domination de l’expertise technique), les différents États et les firmes multinationales n’étant finalement plus que des supports de la dynamique du capital. Il n’en est rien. En effet, nous croyons avoir montré, aussi bien dans notre analyse des niveaux de la domination que dans la critique de la théorie de la dérivation de Marx (texte disponible sur notre site15), que l’État, dans sa nouvelle forme, n’abandonnait pas ses prérogatives et interventions, mais que ces dernières se transformaient.

L’impression de puissance qui se dégage du niveau I de la structure hiérarchisée de domination n’empêche pas que la question du pouvoir perdure dans la notion de souveraineté (cf. aussi le rôle joué par les « fonds souverains »).

On a eu tendance à opposer d’un côté, pouvoir politique concret ou « pouvoir de classe » dans le discours classiste et de l’autre puissance abstraite des réseaux de ce niveau I comme si ce dernier n’était constitué que d’organisations internationales comme le FMI, la banque mondiale, la commission européenne, la BCE et l’euro, les multinationales ; comme si les États ne se contentaient plus que d’une gestion nationale au niveau II, alors qu’ils sont très présents dans ce niveau I, que ce soit par leur participation à ces organisations internationales ou par le développement de stratégies commerciales propres16. Par ailleurs, on raisonne souvent comme si les flux ne connaissaient plus de frontières, mais les politiques migratoires, les barrières indirectes que constituent les normes industrielles, sont là pour nous prouver qu’il reste des barrières nationales. Des pays comme la GB, le Japon et la Chine adoptent actuellement des stratégies économiques fortement marquées par un soucis souverainiste et de plus en plus d’experts parient sur un échec final de l’euro, seule possibilité de retrouver une souplesse d’adaptation face aux chocs conjoncturels.

Cette lutte pour la puissance lie étroitement les États et les grands groupes, mais plus dans un rapport de réciprocité que de concurrence ou de service. Il s’agit d’être le plus efficace dans la compétition que ce soit par des subventions massives, la mise en place sans vergogne par les américains, prétendument champions du libre-échange, d’un véritable État-commercial alors que la commission européenne traque et bride toutes les tentatives européennes de concentration à son échelle ou encore par des mesures plus discrètes comme celle que Bérégovoy accorde aux grandes entreprises françaises en 1991, avec le « bénéfice mondial consolidé » qui permet de faire disparaître les bénéfices sous les pertes (par exemple les bénéfices de Renault sous les pertes de Volvo) de manière à ne payer qu’un minimum d’impôt à l’État, celui-ci ayant à charge de trouver l’argent ailleurs ou de baisser ses dépenses. Mais comme d’habitude, il en va de la puissance industrielle de la France ! Hier Bérégovoy, aujourd’hui Montebourg et Gallois.

La crise de 2008 a encore accru ces aspects puisque les grandes banques, assurances et entreprises sont considérées finalement maintenant comme des institutions et traitées comme telles, alors que paradoxalement, dans le monde entier, les institutions sont en train de se transformer en entreprises.

L’État reste le stabilisateur politique de cette synthèse à l’œuvre même si cette stabilisation s’effectue plus par la densité de ses réseaux et ses ramifications au plus près du rapport social — il n’y a plus de société civile — que par la manifestation d’une véritable souveraineté nationale. Quant aux grands groupes, ils assurent une stabilisation économique par les nouveaux réseaux qu’ils sont obligés de tisser non seulement avec leurs équipementiers habituels, mais avec de nouveaux sous-traitants qui émergent avec les pratiques d’externalisation. Même s’il y a des conflits d’intérêt entre États et groupes parce que ces derniers sont pour la plupart des FMN, les intérêts sont le plus souvent croisés. Comme dans le domaine militaire aux États-Unis ou dans la crise actuelle quand on voit l’État britannique nationaliser les banques sous un gouvernement très libéral afin de soutenir la City.

L’exemple récent de l’offensive industrielle du sidérurgiste indien Mittal montre la difficulté qu’à l’Europe à intégrer le nouveau schéma de restructuration à trois niveaux. C’est le groupe de pays où est née la forme État-nation qui a le plus de mal à faire coïncider cette restructuration et le passage à l’État-réseau. L’Europe a laissé des organisations économiques issues de son sein organiser d’abord une dérèglementation concurrentielle contre ses industries nationales, puis une règlementation monétaire de monnaie unique forte à tendance déflationniste, le tout sans créer parallèlement des institutions politiques correspondantes. La différence est patente avec l’Angleterre par exemple, mais aussi avec le Japon et les États-Unis. Et ne parlons pas de la Chine où la violence de l’État peut riposter ou circonvenir la violence du capital. En France, par exemple, faute de trouver le bon curseur, on oscillera de la soumission complète aux investisseurs étrangers, à la nationalisation (cf. encore, les gesticulations de Montebourg à son arrivée au poste de ministre du redressement industriel) .

La place de « l’économie de marché » au sein du processus de capitalisation

Les règles du marché peuvent être considérées comme des garde-fous du capitalisme dans la mesure où elles contrecarrent ses tendances naturelles à la forme monopolistique ou en tout cas oligopolistique qui prédomine dans ce que nous appelons le secteur I. Elles fonctionnent un peu comme une autolimitation dans ce niveau I et comme coordinatrices dans le niveau II. La forme réseau générale qui est en passe de gagner toutes les organisations productives doit permettre de lier les différents éléments et par exemple les rapports entre organisation hiérarchique et contractualisation dans les rapports marchands. Mais il semble abusif, même si nous ne sommes pas tous d’accord entre nous là-dessus, de dire que l’ennemi principal, c’est ce marché ou la forme marchande ou encore l’argent.

C’est à ce garde-fou que se rattachent les différentes variantes de la social-démocratie quand elles critiquent les lois implacables de « l’économie de marché » (qu’on laisse aux libéraux), mais adhèrent à la vision d’une « société de marché » (la gauche française) ou d’une « économie sociale de marché » (la CDU et le SPD allemands).

Le capitalisme n’invente pas les hiérarchies sociales ; il les utilise, de même qu’il n’a pas inventé le marché ou la consommation. Comme le disait Braudel : « Il est, dans la longue perspective de l’histoire, le visiteur du soir ». Les anciennes hiérarchies l’englobent et lui donne une base solide lui permettant de se transcender en en créant d’autres qui lui donnent sa dynamique et en retour le commandent à l’avance. Là encore, ce qui prédomine ce n’est pas l’automaticité de la reproduction, car les signaux ne vont pas tous dans le même sens : à la domination de Microsoft répondent les logiciels libres et les hackers, au Monopoly, jeu inventé par un chômeur américain, répond aujourd’hui la mode des « jeux coopératifs », à la perte d’importance du travail manuel répond l’explosion du bricolage avec « Castorama partenaire du bonheur » qui tente d’imposer l’ouverture des grandes surfaces le dimanche.

Le paradoxe actuel c’est que l’horizontalité des réseaux et la mise en place du travail en équipe dans la gestion par objectif qui remettent en cause les anciennes formes hiérarchiques des organisations quelles qu’elles soient, nécessite de rehiérarchiser ailleurs pour assurer que tout circule entre un bas et un haut, entre un centre et une périphérie. Un paradoxe qui se transforme en contradiction quand le discours du capital énonce des injonctions simultanées et contradictoires comme d’un côté, le fait qu’il est nécessaire de réguler, fixer et normer et de l’autre, qu’il faut insuffler du mouvement, du courant et de la fluidité pour « faire bouger les lignes ». Mais cela ne touche pas que l’entreprise nouvelle. La même nécessité et la même difficulté existent pour mettre en réseau tout en les hiérarchisant, les trois niveaux, celui de la puissance (niveau I) ou se mêlent les actions des États, des FMN et des grandes organisations internationales, celui du pouvoir au niveau national (niveau II) dans lequel se déploie le tissu industriel et économique, mais doivent être reproduits quotidiennement les rapports sociaux, celui de la petite production et de l’économie informelle (niveau III). Toutefois, l’interaction dialectique entre ces trois niveaux ne permet pas de parler en termes de « Système », car ils ne fonctionnent pas sur les mêmes bases ou principes. Le premier fonctionne « à la puissance », le second « au profit » et le troisième mélange la fluidité de l’informel et la rigidité d’une rente qu’il faut à son tour fluidifier à travers les différentes formes de blanchiment, légales ou illégales.

La dynamique de cet ensemble hiérarchisé provient de ce que tous les niveaux concourent à la reproduction d’ensemble : le niveau I organise, investit, rentabilise en grandes quantités ; le niveau II innove et produit en quantités limitées ; le niveau III vit dans les pores du niveau II et lui fournit une base arrière et une multiplicité d’expérience et de formes « alternatives », d’économie « solidaire » ou encore souterraine (contrebande, corruption).

Il semble que Braudel n’a pas bien perçu le changement fondamental qui s’est produit dans la révolution du capital. Comme tout historien de la longue durée, il cherche surtout à montrer les continuités et a tendance à négliger les discontinuités. En conséquence, pour lui, les trois niveaux sont séparés ; à la limite, ce sont trois mondes et celui du sommet finalement parasite le second qui est celui des échanges et de la production. C’est pour cela que dans ses dernières prises de position politiques (sa conclusion de 1979 au troisième volume de Civilisation matérielle, économie et capitalisme… ), il n’est pas loin des théories de la déconnexion. À cet égard Polanyi semble mieux avoir saisi la signification de l’institutionnalisation du marché comme étape nécessaire vers une totalisation du capital, mais il voyait cette tendance comme contradictoire avec l’existence future du marché qui perdrait alors de sa capacité dynamique. Dans les deux cas, les deux auteurs qui ont une importance certaine, n’ont pas eu le temps de vivre la révolution du capital et la nouvelle tentative de synthèse à l’œuvre dans la tendance vers la société capitalisée.

 

Notes

1 – J. Nitzan et S. Bichler, Le capital comme pouvoir, Max Milo, 2012.

2 – Dans la théorie néo-classique devenue dominante après l’échec des politiques keynésiennes dans les années 1970, le progrès technique n’est considéré que comme un résidu. Il ne peut donc rien initier et statistiquement on se contentait d’acter des gains de productivité, mais sans les relier au développement des NTIC. Or aujourd’hui, la théorie dominante reconnaît que les nouvelles technologies impulsent des gains de productivité dans la mesure où elles donnent aux entreprises les moyens de l’anticipation et de l’organisation. En cela, elles permettent une pré-validation du profit qui profite en priorité aux grandes firmes dont les processus de fusions-acquisitions se sont accompagnés d’innovations organisationnelles (cf. par exemple, la théorie de l’agence).

3 – La reproduction simple et la reproduction élargie ne sont des notions utilisables que dans le cadre de la théorie de la valeur-travail. La reproduction simple est celle qui se déroule à productivité constante et qui met l’accent sur la distinction productif/improductif et les capitaux individuels. Elle est développée par Marx aux Livres I et II du Capital. La reproduction élargie correspond à une valeur qui s’auto-valorise à travers une accumulation du capital constant toujours plus importante par rapport à la part destinée au capital variable, une progression énorme de la productivité du travail et enfin, elle n’est envisageable qu’au niveau d’une reproduction du capital total. Cela Marx le développe au livre III. Or, la notion de reproduction rétrécie est d’un autre ordre ; elle n’est pas liée à la loi de la valeur mais aux nouvelles formes de la reproduction à travers le rôle du capital fictif et du niveau I dans la reproduction du capital total. La dynamique n’est plus produite par l’accumulation de capital constant (c’est une immobilisation et un frein au même titre que la propriété foncière) et par l’augmentation de la productivité du travail, mais par la capitalisation de toutes les activités et le captage des richesses comme objectif principal plus que celui de leur création. L’importance des questions « environnementales » ne fait qu’accentuer cette tendance et la nécessité d’imposer une vision supérieure, au sommet. Le capital (à travers le niveau I) domine les niveaux II et III et donc la valeur, mais ce qui est nouveau par rapport à l’époque étudiée par Braudel, c’est que cela passe par l’interdépendance, les réseaux et les connexions entre les trois niveaux.

4 – Cf. P. Dockès : « Croissance : adaptation ou rupture », in Fin de monde ou sortie de crise, Perrin, 2009.

5 – Alors que Marx fait partir son analyse au niveau micro-économique de l’entreprise individuelle (livre I) sans faire intervenir la situation de concurrence (quand il en parle c’est dans sa forme primitive et guerrière), Lénine appréhende cette question à partir de son analyse globale d’un capitalisme de monopoles.

6 – Les exemples les plus célèbres ayant été la suppression des poinçonneurs du métro, puis celle des pompistes) alors qu’aux États-Unis et au Japon on multiplie les emplois « inutiles » (les plus célèbres exemples sont ceux des portiers dans les entreprises japonaises et des grooms ou porteurs de valise dans l’hôtellerie américaine.

7 – Nitzan et Bichler : Le capital comme pouvoir, Max Milo, 2012.

8 – La définition officielle de cette « gouvernance » est la suivante : un processus de coordination d’acteurs politiques (du G7 au G20 par exemple), économiques (les FMN, le club de Davos) et sociaux (les syndicats et les ONG), ainsi que d’institutions (le BIT) pour atteindre des buts discutés et définis collectivement. C’est exactement ce qui anime l’activité des membres du capitalisme du sommet (le niveau I de la domination capitaliste).

9 – Cf. par exemple le conflit emblématique entre grande distribution (Carrefour) et agro-business (BSN) ou alors les rapports de domination qui s’inversent entre IBM et Microsoft, ou encore le « modèle » Walmart. La crise des années 1970 a poussé en avant deux types d’intermédiaires : la grande distribution car il faut que les entreprises vendent coûte que coûte à cause de la baisse des profits et de la demande ; et la finance pour les crédits d’investissement que la hausse des taux et un auto-financement insuffisant, ont rendus nécessaires.

10 – Dans les modèles traditionnels libéraux comme celui de Solow, la croissance économique dépend de deux facteurs : la croissance démographique et le progrès technique et ils sont dits exogènes car ils apparaissent comme extérieurs à « l’économie » et paraissent tomber du ciel. Dans le modèle de la croissance endogène, le progrès technique devient interne car il résulte des processus de formation et de la mise en place de R-D. L’évolution démographique est aussi intégrée dans la mesure où le facteur population est transformé en capital humain.

11 – Ce que les économistes appellent les « effets-richesses » et « effets-revenus », procurés par les dividendes et intérêts. Ils sont des facteurs de croissance de la demande, rôle que jouaient les salaires dans la phase précédente.

12 – Le plus gros actionnaire de General Motors est aujourd’hui le fonds de pension des enseignants du Michigan.

13 – La puissance actuelle de la finance nouvelle ne traduit pas une « déconnexion » par rapport à l’ensemble de l’économie, ni un aspect essentiellement parasitaire, mais par une relation de pouvoir.

14 – Il faut reconnaître que nos deux articles sur la mondialisation dans le n10 de la revue (signés l’un par J.-L. Rocca, l’autre par J.W.) étaient très insuffisants et pour deux raisons. La première est qu’ils cherchaient à ramener cette mondialisation à une simple extension de l’ancienne internationalisation ; la seconde est que cette analyse se faisait avant que nous mettions en place une analyse à la fois plus globale et plus précise de la nouvelle stratégie capitaliste, bref, avant que l’on ne développe le concept de révolution du capital et qu’on utilise le concept braudélien de capitalisme du sommet à l’intérieur d’un nouveau schéma en trois niveaux. Nous arrivions aussi mal à démêler les rapports entre mondialisation et globalisation. Les deux processus sont complémentaires dans la mesure où ils signifient l’espace du capital et en même temps ce qui est sous son contrôle établissant et imposant ainsi une géopolitique du capital.

15 – Lire sur le sujet notre article Marx, l’État et la théorie de la dérivation :
URL : http://tempscritiques.free.fr/spip....

16 – Il n’y a guère que deux domaines où la France maintient une position de grande puissance, celui du nucléaire et celui de la culture (exception culturelle, statut des intermittents) et dans les deux cas on voit bien le rôle moteur joué par l’État. Il n’est pas au service du capital, il est une puissance qui s’appuie sur le capital comme le capital s’appuie sur lui. Il y a symbiose au niveau I même s’il peut y a voir divergence ou conflit au niveau II.