Temps critiques #3
Version imprimable de cet article Version imprimable

Tunis à l’heure de Bagdad

, par Houda Ben Ghachem

Il y a quelques années un chanteur tunisien « engagé » (d'extrême gauche) chantait :
 « Bagdad est dans mon cœur, comme Tunis
 Une pulsion chaude, continue
 Je suis une unité, ô mon ami,
 Arabe et qui nie la désagrégation. »
(Traduction)

Tunis est depuis le premier jour de la guerre à l'heure de Bagdad. Tout le monde est tendu vers l'Orient, les radios sont allumées en permanence, personne ne sort plus au cinéma, au spectacle ou au restaurant. Les dons du sang pour l'Irak ont été massifs et un nombre important d'hommes s'inscrit à l'ambassade pour aller se battre au côté des Irakiens. Des manifestations de soutien ont eu lieu tous les jours pendant la première semaine de guerre bien qu'elles aient été systématiquement réprimées. Les journaux croulent sous les analyses ou les humeurs sur la guerre.

On ne parle que de cela. Les réactions sont passionnées, violentes et parfois même hystériques. Les étudiants boycottent leurs examens de civilisation anglaise et américaine. Un professeur de français se déclare tout à coup « mal à l'aise d'enseigner cette langue dans les circonstances actuelles ».

Trois sentiments ressortent : la colère, la révolte contre le mal fait aux Irakiens et la fierté. Si les deux premiers se comprennent aisément en vertu de l'anti-américanisme ancré dans tout le monde arabe depuis le soutien américain à Israël et aussi du sentiment profond de solidarité arabe qu'on trouve en Tunisie, la fierté est plus ambigüe. Celle-ci recouvrée, dit-on, parce qu'un chef d'État arabe n'a pas obtempéré aux menaces américaines est composée de la vieille fierté (celle des nomades) arabe, de la fierté d'avoir une grande civilisation qui a marqué l'histoire mais aussi le machisme que rien dans le quotidien difficile ne justifie. Les frustrations, la misère, la faillite de l'élan national d'après l'indépendance trouvent là leur remède : « Nous faisons la guerre à l'Occident, cet Occident puissant et intouchable et si nous gagnons demain nous serons tout quand hier nous n'étions rien ».

Ce « nous » est l'essentiel de la réaction actuelle aux évènements du Golfe. Car même si la Tunisie n'est pas engagée dans la guerre, les Tunisiens s'y sentent engagés réellement et pensent que si l'Irak gagne, tous alors auront gagné (l'inverse étant aussi valable). On parle déjà d'un « Nouvel Ordre Arabe » à promouvoir, de coopération et d'alliances mais ce n'est pas opportuniste, c'est sincère comme les larmes de cette vieille femme de Tunis au lendemain du bombardement de l'abri civil à Bagdad.

La guerre se prolongeant, c'est la douleur qui l'emporte et les gestes pour la faire cesser se multiplient. Les discours triomphalistes et agressifs ont laissé la place à la conscience de l'horreur perpétrée.

La nature du mouvement qui anime aujourd'hui la société tunisienne (et les autres sociétés arabes) n'a pas encore dit son nom. Tout ce que l'on peut affirmer c'est que la politique de Saddam H. était attendue, souhaitée par beaucoup. Le défi que constitue le maintien de l'Irak au Koweït malgré les sommations des « alliés » sonne comme un superbe geste de révolte, pour tous. Le problème du Koweït est oublié alors que les gens considèrent légitime cette annexion. Certes, certains intellectuels y voient le début d'un « processus d'unification » mais ils ne représentent pas l'opinion commune. L'important n'est pas là ; il est dans la nature de la solution à ce conflit entre deux pays arabes. Et là, il n'y a pas une seule voix en Tunisie pour accepter l'intervention américaine dans la région, intervention soutenant des régimes archaïques, haïs par tous les arabes en raison de leur façon de dilapider des fortunes et de traiter les travailleurs immigrés arabes comme des esclaves. Mais il faut être clair. Tout le monde sait qui est Saddam et de quoi il a été capable contre ses opposants, contre les Kurdes mais chacun veut bien lui renouveler son crédit pour son intransigeance (même tactiques disent certains !) et son soutien aux palestiniens. C'est comme si Saddam n'avait pas d'importance en lui-même et qu'il n'existe aujourd'hui que comme symbole d'une renaissance arabe dans des pays où le recherche désespérée d'une lueur d'espoir est le signe d'une réalité de survie et de frustration.

Et les islamistes dans tout cela ? Ils ont mis quelques temps à prendre position et il semble qu'ils aient été partagés, financés qu'ils sont par l'Arabie Saoudite. Maintenant ce sont les voix pro-irakiennes que l'on entend. Des manifestations style guérilla urbaine ont eu lieu à Tunis par petits groupes criant des slogans et brûlant quelques voitures avant de disparaître. Toutefois leurs activités sont plutôt moins importantes qu'avant la guerre. Leur concurrent historique, le nationalisme arabe, semble réemerger sur le devant de la scène, même si on peut penser que les islamismes, vu leur populisme, seraient amenés à intégrer la dimension nationaliste à leur messianisme religieux.

En attendant les chars et les camions militaires se dressent dans les rues de Tunis. Les manifestations sont interdites, qu'elles soient pour l'Irak ou pour la paix. La raison invoquée officieusement est la crainte des débordements islamistes mais à qui fera-t-on croire qu'il n'y a que les islamistes qui fassent peur à la Tunisie ?

Ce qui est important, c'est la question du sens à donner à cette lame de fond qui secoue le monde arabe, au delà des manifestations de haine individuelles ou collectives. J'entends des amis, autour de moi, déplorer parfois la fermeture au monde extérieur que la guerre suscite. Mais cette fermeture, ce rejet ne sont-ils pas le pendant du rapport de fascination et de mimétisme entretenu auparavant envers l'Europe et l'Amérique ? La boucle serait-elle bouclée ? Mais pour quel résultat ? Pour quel nouveau rapport à soi et aux autres ? Pour quel devenir collectif ?

Tout le problème est là. Ce mouvement va-t-il disparaître aussi rapidement qu'il est apparu ou bien sera-t-il l'occasion de s'apercevoir de la force que donne l'unité et la détermination ? Force qui aurait alors, de toute façon, une influence sur la situation intérieure du pays.

Mais cette force n'a pas de sens en soi. Au début de la guerre je pensais que le sursaut nationaliste avait un caractère fascisant dans ce qu'il comportait de sentiment de supériorité, de haine de l'autre, d'aspiration à la puissance de la nation, à son hégémonie. Les jours passant je crois que ce jugement était un peu hâtif et qu'il s'agit davantage d'un phénomène d'ordre psychologique que politique, quoiqu'il soit plus collectif qu'individuel. S'il permet de faire le lien entre la guerre et la logique du profit (aussi bien dans la guerre actuelle que dans celle que l'Irak mène à l'Iran), s'il permet de mettre en relief la fragilité de l'État dans les pays arabes, tout n'aura peut-être pas été perdu.