Temps critiques #16

Sur « l’en commun »

, par Jacques Guigou, Jacques Wajnsztejn

C’est une notion assez courante aujourd’hui car, malgré sa généralité, elle exprime bien une dimension de la séparation dont les effets conduisent les individus à ne plus vraiment faire société. Comme nous l’avons dit plusieurs fois, la société civile n’existe plus dans la société capitalisée.

Par ailleurs, « l’en commun » ne peut pas être assimilée à la communauté humaine. Les deux notions n’ont ni la même genèse social-historique, ni le même contenu théorique et pratique. Voyons cela de plus près.

L’en commun est une notion récente, promue par la philosophie politique anti-totalitariste. Elle est liée à la démocratie et notamment à la critique métaphysique et philosophique des totalitarismes après la Seconde Guerre mondiale. En référence à Heidegger et à Jaspers, c’est Hannah Arendt qui contribue à élaborer la notion en lui donnant le sens de création d’un espace public inter-humain où la liberté peut apparaître. Une fois conquis contre les asservissements et les enfermements – y compris dans des révolutions – l’en commun rend alors possible l’expérience humaine du sens collectif et de l’action politique ; ce qu’elle nomme une « agora du sens ».

Dans les années 70/80, un métaphysicien de gauche comme Jean-Luc Nancy a retravaillé les concepts de commun, de communauté et d’en commun (cf. La communauté désœuvrée), sans avancée significative puisqu’il reste fixé dans la sphère de « la totalité des étants », c’est-à-dire dans une référence à un en commun abstrait qui s’apparente finalement à la communauté religieuse (et chez lui, comme chez Michel Henry d’ailleurs, la communauté originelle des chrétiens en constitue le meilleur modèle historique).

L’autre impasse des courants, plus récents et plus « vulgaires », qui se réfèrent à de « l’en commun » est celle des citoyennismes et leurs diverses variantes républicaines et/ou communautaristes : recréer du lien social pour les politiques urbaines et les médiateurs sociaux ; valoriser les réseaux et les « communautés virtuelles », affirmer des identités particulières, etc.

C’est aussi une perspective qu’on retrouve chez Michéa et ses références à la common decency d’Orwell, même si la démarche est moins directement politique. La common decency d’Orwell, réactivée par Michéa, est en effet plus anthropologique que politique ; c’est le bon sens commun, la conscience des bonnes mœurs partagées par le plus grand nombre, le réalisme partagé, le consensus moral, le comportement socialement attendu. Contrairement à l’en commun, la common decency ne relève pas d’une volonté politique de type rousseauiste ou illuministe, puis jacobine. L’en commun de Robespierre, c’est l’unité supérieure de l’État-nation, la communauté des citoyens consacrée et hypostasiée par le culte de « l’Être suprême ». Il n’y a pas de common decency dans la Révolution française, mais il y a de l’en commun.

Dans l’en commun de Saint Just, d’Arendt et de J.-L. Nancy il n’y a pas la nostalgie d’une perte, pas davantage de tentative pour retrouver un état antérieur édénique. C’est une volonté politique de créer pour le présent et l’avenir une sphère politique séparée dans laquelle les citoyens exercent leur liberté. Il n’y a pas de tronc commun entre l’en commun et la common decency. L’un est un phylum (démocratique), l’autre est un résultat (un modèle culturel, un mode de vie).

Il nous semble qu’il vaut mieux aborder la question de la tension entre individu et communauté à partir de la production historique de rapports sociaux spécifiques et situés (par exemple le citoyen athénien, l’individu bourgeois, le prolétaire et sa subsomption dans la classe, l’individu quelconque de la société capitalisée…).