Temps critiques #3
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De Tchernobyl à Bagdad

, par Charles Sfar

L'explosion du réacteur de la centrale de Tchernobyl semble jouer dans l'évolution mondiale des dernières années un important rôle de révélateur. Cet événement, le premier par son ampleur dans l'histoire de la technique civile, a marqué la conscience collective de manière universelle. Qu'il ait joué un rôle effectif dans l'accélération des transformations politiques, idéologiques, économiques et stratégiques, qui mènent jusqu'à la guerre présente, reste pour l'instant hypothèse spéculative, mais elle n'est pas, à notre avis, dénuée de sens. En effet, l'impact de l'événement est loin de n'être que symbolique et bien des signes concrets dénotent son importance primordiale. Dans le processus plus ou moins rationnel du développement historique, il fonctionne comme une rupture. L'avenir dira si, comme nous le pensons, il est phase inaugurale d'une déstructuration nouvelle des rapports sociaux.

Politiquement, après l'accident, les structures dirigeantes perdent les pédales. Les États principaux sentent chavirer sous leurs pieds les bases techniques de leur gestion du monde. Les réactions sont diverses mais partout paniquées. Dans la confusion, chacun tente de redéfinir la donne à travers médias et propagande idéologique. Mais, incapables de croire à ce qui leur arrive, les États se mettent à jouer au poker. On ne leur fera pas l'honneur de croire qu'ils comprennent les raisons profondes du drame. Encore moins pourrions-nous imaginer qu'ils les cherchent dans la forme démocratique et salariale de leur organisation sociale. L'urss d'abord, première concernée, modifie son plan de mensonge et ne tarde pas à faire allégeance obséquieuse au démocratisme occidental. De là seul peut venir le secours moral urgent dont son État a besoin pour sauvegarder son existence face à une grogne populaire générale aux accents nettement séparatistes et nationalistes. De là seul peut également venir le processus de secours pratiques et techniques qui permettrait, croit-on, de limiter les dégâts, à l'échelle humaine et écologique et de rassurer des populations passablement désemparées. L'allégeance prend alors le tour plus précis d'une subordination technicienne aux géants américain et allemand, ce qui enterre pour longtemps la réputation du pays comme grande puissance mondiale. Le boum de Tchernobyl a brouillé le glorieux bip-bip des spoutniks. À travers le thème rabâché du « marché », cette allégeance ne s'est pratiquement pas démentie au niveau politique même si le fourvoiement des vrais « Grands » dans la guerre du Golfe pousse les généraux russes à lever le nez et relever la tête. On en est là.

Les deux pôles principaux du mode social dominant, les usa et l'Allemagne, réalisent le danger à long terme que représente cette gravissime récidive de « Three Miles Island ». Compte tenu d'une opinion publique gagnée aux thèses écologiques, ils devancent des réactions intérieures graves, gèlent pratiquement les programmes électronucléaires et se lancent au plus vite dans la diversion politique qui leur est offerte par l'ébranlement des pays de l'Est. L'idéologie de la liberté, c'est d'abord, à l'Est, le produit de la peur. Devant la catastrophe, naturelle celle-là, du tremblement de terre d'Arménie, le grand Ours révèle définitivement ses faiblesses. Allemagne et États-Unis n'auront de cesse d'exploiter politiquement une situation qui fait oublier les dangers nucléaires et technologiques. Il était temps1 !

La France et le Japon s'inquiètent au plus haut point de l'accident de Tchernobyl. La France en particulier tente derechef de plaquer ses mensonges habituels sur tout ce qui touche le nucléaire mais la période de crédulité de l'opinion est bien finie. Le consensus sur le nucléaire s'effrite sapé par l'incapacité de l'État et de L'edf à garantir la sécurité réelle du pays. La grandeur de la France en prend un coup, à peine contrebalancée par la référence idéelle aux droits de l'homme. En effet, dès qu'elle doit se confronter au réel, elle disparaît derrière la logique… de la guerre !

Économiquement et stratégiquement, les effets du désastre n'ont pas été moins importants. La cause est maintenant entendue : l'énergie nucléaire n'est pas mûre pour remplacer le pétrole. Le recentrage sur l'énergie fossile touche depuis quelques années la majeure partie des pays industrialisés. Le décompte, si compliqué, des ressources pétrolières devient primordial. Comment s'étonner alors de la place reprise par le Moyen-Orient dans toutes les stratégies politiques et économiques ? Les pays fournisseurs de la région réalisent à nouveau leur position centrale et, le massacre Iran-Irak à peine terminé, ils s'empoignent à nouveau sur un prix de baril quasiment inchangé depuis 1979 ! L'implication de chacun de ces pays dans l'ancienne division politique du monde est remise en cause de façon brutale. La Russie cesse tout soutient aux pays « progressistes » et rompt ainsi l'ancien équilibre. Certains pays, dont l'Irak, se retrouvent devant la perspective d'assumer leur stratégie sur la base de nouvelles alliances, voire sur la base de leurs propres forces. L'Iran exsangue économiquement reprend quelques espoirs politiques depuis la disparition du communisme qui laisse, dans cette partie du globe, la place libre au développement de l'Islam et le pose en dérivatif. Sans doute peut-on voir dans ces nouvelles données les raisons de l'attitude offensive qu'ont développée conjointement les consommateurs et les producteurs du marché pétrolier. Le processus engagé trois ans durant sur ce thème a échappé presque totalement aux opinions publiques médusées par le grand show médiatique de l'Est. Pendant que le Mur de Berlin amusait la galerie, le capital dominant américain suivait d'un œil tout militaire le Moyen-Orient et d'un autre œil tout commercial le Japon. L'Allemagne réelle vendait (et de préférence n'importe quoi !) ; la Grande-Bretagne rattrapait au vol des « canons » aspirés par l'Irak, le tout à l'avenant. La récession aidant, les usa ne pouvaient s'empêcher de doubler leur appréciation économique sur les ressources du Golfe d'une inquiétude grandissante face à l'agression commerciale nippone (une voiture sur trois y est japonaise). L'Allemagne trop occupée par sa nouvelle grandeur… et les problèmes qui en découlent risque de tomber de haut et l'urss, tout à coup ravisée, délivre quelques coups de bottes soudains vers ses républiques orientales ou baltes : plus question d'un recentrage forcené vers l'Europe, son Orient comme sa Roumanie doivent lui préserver son « brut » ; mieux vaut tenir que courir.

La France pendant ce temps joue à la révolution française, persuadée sans doute que, pour sa droiture toute « droits de l'homme », on ne la laissera pas en plan face à son pétrin nucléaire de jour en jour plus dangereux. Mais les choses allèrent vite ; la conscience déchirée de nos élus commençait à peine à suppurer que le son du clairon rangeait tout le monde derrière l'oncle Sam. Un coup monté à l'échelle internationale par l'obstination guerrière américaine venait, en passant, de donner à la France l'occasion de faire oublier l'Hexagone2. L'Irak, rendu furieux par le piège dans lequel il venait de tomber en annexant son voisin, donnait ainsi naissance, à son corps défendant, à une « logique de guerre » de la France brillant par son irrationnel. Mais une rationalité ça se trouve et si nos centrales ne sont pas plus sûres que celle de Tchernobyl, au moins nos exocets feront la preuve sur le tas de leur bon fonctionnement. Mise devant le fait accompli, la France mettra peu de temps à comprendre que, pour garder un rang de grande puissance, il faut savoir changer de partenaire. Tant pis pour les commandes militaires irakiennes et ses livraisons de pétrole et bienvenu aux nababs féodaux qui sauront remercier par des prix bas du brut et quelques investissements financiers. La logique, une fois de plus, cache un retournement de veste.

Malheureusement, le nucléaire ronge le monde et la terreur en Irak, en Palestine et en Israël ne saurait y changer grand chose3. Tant que les généraux russes se passionnent à égratigner les Baltes, nos voitures rouleront tranquillement à bas prix. Mais les centrales ont de l'humeur et les déchets, le rayonnement aventureux. Jusqu'à nouvel ordre, on ne fait pas taire une centrale avec des bombes. D'aucuns se demandent d'ailleurs, inquiets, à quelle activité sont à présent voués, de façon spontanée, les deux réacteurs nucléaires officiellement bombardés en Irak.

Il y a plus grave que l'irrationnel scientifique de l'utilisation nucléaire : c'est l'épouvantable détresse de l'ancien monde tribal (méprisé sous le nom de Tiers-monde), voué à une urbanisation féroce et sans autre objet que la destruction de son milieu rural, avec comme conséquence la destruction de son équilibre démographique. Par millions, les affamés du Sud se remettent à mourir. À nouveau l'Afrique hurle sa sécheresse mais les bombes couvrent le bruit du malheur. L'Occident attentif suppute le nombre de ses morts en cas d'engagement terrestre en Irak mais la mort n'a pas besoin de tout ce matériel sophistiqué pour accomplir son œuvre : la famine est le complément parfait de la guerre, c'est le silencieux du Capital. L'irrationnel du modèle Capital-salariat, entraîné de longue date à l'éradication physique du paysan (enclosures anglaises, koulaks de Staline, boucherie de la Première Guerre mondiale), base de sa logique de classes, se développe ensuite jusqu'aux conséquences technico-industrielles les plus irrationnelles : le nucléaire prend le risque de tuer en masse pour l'idéologie du confort. C'est en un mot, de part en part du salariat guerrier, la conjonction du rayonnement massif et de la faim absolue. On comprend dans ces extrêmes comment la logique du salariat travaille l'individu lui-même en lui imposant de reprendre à son compte l'idéal irrationnel du Capital : se passer des autres et de sa propre activité. On ne fuit pas plus les rayons que la faim.

On objectera qu'il y a bien d'autres raisons à cette guerre et nous en conviendrons. On critiquera le côté par trop matérialiste de ce machiavélisme technico-économique ; nous laisserons dire sans peine. Nous insisterons modestement, mais avec force, sur la puissance délirante des intérêts immédiats dont l'homme historique ne s'est pas encore défait et sur la violence froide ou sauvage, raisonnée ou aveugle, qui s'y rattache. L'Histoire fournit le canevas d'une logique globale et elle le remplit de façon originale en présence de l'événement. Dans le passé le génie politique anticipait le canevas mais dans les opérations actuelles en temps réel, auxquelles nous a convié l'électronique, l'Histoire et l'intérêt des chefs se rejoignent sans calcul préalable. Le choix, c'est simplement l'intérêt immédiat de ceux qui servent d'abord l'Économique et l'État en tant que tels et qui s'y subordonnent toujours en dernière instance. Le reste suit le mouvement sans comprendre, or le mouvement, de Tchernobyl à Bagdad, ne cesse pas.

 

Notes

1 – Curieusement les médias, en retard d'une guerre, donneront, au début des affrontements de janvier, une publicité monstre aux techniques pointues des missiles avant de sombrer dans la gaffe suprême lorsque « le pointu », le « chirurgical », se révélera humainement destructeur, comme toujours, mais assez peu efficace militairement. Le Japon, lui, courbe le dos et, sous la conduite de la mafia qui lui tient lieu de gouvernement, il tente de passer à travers toutes les tourmentes (nombreux accidents dans ses centrales), trop heureux de se faire oublier. On le rattrapera avec les contributions de guerre puisque le pétrole du Moyen-Orient est vital pour son économie. En attendant, lui aussi mettra une sourdine à son expansion nucléaire.

2 – Pendant ce temps on apprend que la France a repris la décision de construction de nouvelles centrales, ce qui présente le double avantage de montrer qu'on ne fait pas la guerre que pour le pétrole et de faire passer cette décision sous les rigueurs d'un hiver bienvenu.

3 – Paradoxalement, la banalisation de Tchernobyl dans les esprits pourrait aussi justifier l'emploi des armes nucléaires dans les guerres actuelles et à venir.