Temps critiques #9

Entre peur et résolution

, par Jean-Louis Rocca

Le mouvement actuel et l'attitude de la population vis-à-vis de ce mouvement se caractérisent à la fois par une conscience aiguë de l'aspect insupportable de la situation sociale et par une profonde désillusion vis-à-vis des solutions collectives.

La peur règne parmi les étudiants et parmi les salariés du secteur privé. Peur de ne pas trouver de travail chez les premiers, peur de le perdre pour les seconds. Mais ce n'est pas le seul sentiment. Les étudiants votent la grève tandis que les seconds semblent, suivant les sondages, soit favorables soit non-défavorables à la grève des fonctionnaires et assimilés. L'ambivalence des comportements est particulièrement frappante dans les Universités. C'est ainsi qu'à Lyon, de nombreux étudiants votent la grève mais suivent les cours. Cette attitude, aberrante a priori, s'explique précisément par une double tentation ; tentation de protester contre des conditions d'étude déplorables, contre un avenir qui s'annonce catastrophique et de manière plus générale contre les difficultés de la vie ; mais aussi tentation d'échapper à cette « crise » grâce à des solutions individuelles. Pour éviter de sombrer dans la précarité dont le gouffre s'ouvre de plus en plus, on ne peut plus compter que sur papa-maman ou l'auto-valorisation par le travail acharné ; la deuxième solution apparaissant d'ailleurs de plus en plus illusoire.

Cette ambivalence est tout aussi présente dans le secteur privé. La terreur est de perdre son travail et, tout en étant « solidaire » avec le mouvement de grève, on regrette que les fonctionnaires n'aient pas assez conscience de leur chance : la garantie qu'ils possèdent de ne jamais sombrer dans le précaire. Le paradoxe est particulièrement bien illustré par l'attitude des supplétifs de la Poste qui travaillent dans les centres de tri clandestins. Ils disent soutenir la grève tout en la cassant. Pour eux, le travail en question est indispensable pour survivre.

Autrement dit, la plus grande conscience de la réalité semble cohabiter avec la plus grande soumission à un destin indépassable. On a abandonné un des principes qui fondaient la modernité, celui du choix des règles de vie en société et, dans le même temps, on a perdu la confiance dans un destin collectif. La société démocratique/économique apparaît pour la plupart des individus comme un horizon indépassable. Ce sentiment est le juste pendant de la position cfdt : la contrainte économique est déterminante, il faut la gérer et le plan Juppé apparaît de ce point de vue comme une bonne chose puisqu'il socialise un problème que les salariés ne peuvent plus régler. La réflexion est réduite d'une manière totalitaire à la seule question de la gestion de la société du possible.

Face aux difficultés et au maintien du consensus, la plupart d'entre nous ne croient plus qu'aux solutions individuelles ou plutôt exactement individualistes. En effet, ce n'est jamais l'individu en tant que tel qui « s'en sort » mais ce sont ses « relations » qui lui permettent de rester à flot. Le renouveau des communautés (ethniques, religieuses, mafieuses, etc.) n'est pas contradictoire avec l'atomisation des individus. Bien au contraire, l'égalité des conditions étant un mythe, les difficultés personnelles doivent être résolues par le recours aux liens sociaux réels, affectifs et communautaires. Même l'anpe reconnaît que la plupart des emplois sont trouvés grâce aux « connaissances personnelles » du chômeur.

Quant au secteur public, il est dans une toute autre situation : c'est le dernier bloc social qui échappe, pour une part, au diktat économique et où régnent encore la solidarité du travail et le sentiment que des choses peuvent être contestées dans le système. Toutefois, le système social n'est pas contesté en tant que tel. On ne peut qu'être frappé sur ce point de la parenté entre les positions séguinistes et cégétistes : la seule autre politique alternative proposée, dite anti-Maastrichienne, allie populisme et nationalisme. L'un et l'autre apparaissant toujours, et depuis longtemps, comme des solutions temporaires aux crises sociales.

Contrairement à ce que beaucoup croyaient, chacun a la conscience de la précarité, de la substitution systématique du capital au travail, de l'incapacité de plus en plus manifeste de la société à reproduire physiquement et socialement (éducation, santé…) les individus qui la composent. C'est une des différences essentielles avec mai 1968. À cette époque, c'était l'exploitation qui était critiquée alors qu'aujourd'hui c'est le refus de l'exclusion qui devient la revendication principale. Le service public reste justement le seul réfèrent collectif auquel chacun peut plus ou moins se raccrocher.

La coexistence de la peur et de la résolution repose sur la croyance dans l'existence d'une contrainte économique qui ne peut être dépassée que dans la réactivation d'une économie productrice d'emplois. Et c'est sur ce point-là qu'il faut insister. À l'heure des grands empires économiques, la loi du marché et la concurrence acharnée ne sont que des leurres. La logique des grandes firmes n'est pas celle du profit et de l'exploitation mais celle de la conquête de positions stratégiques de pouvoir. D'où l'importance parallèle de la technologie (arme politique par excellence) qui guide beaucoup de choix aberrants sur le strict plan de l'économie (automatisation du métro, tgv, tunnel sous la manche, nucléaire). Bien sûr, la logique de l'exploitation persiste mais reportée ailleurs dans les franges non encore totalement intégrées.

Dans ce cadre, le travail n'est qu'une contrainte matérielle, une des dernières qui relient encore l'économie à l'incontrôlable. La reproduction des individus échappe donc aux règles de l'économie pour devenir un simple élément de gestion politique. Il faut que l'État tienne la population et qu'il lui fournisse un minimum de moyens de survie. L'État n'est pas gestionnaire de la contrainte économique, de la loi du marché mais de la contrainte de l'ordre. La référence au marché est surtout idéologique et sert à la fois de justification aux politiques sociales et de moyens de protestation pour les perdants. La contrainte n'est pas économique mais politique et, à ce titre, elle ne repose pas sur des lois « naturelles ». La question sociale doit être recentrée sur les choix politiques nécessaires à une satisfaction des besoins humains.

Face à cette situation, la solidarité est essentielle, car elle s'oppose à la fois à la particularité individuelle et au repli communautaire pour se sortir de la crise. Surtout, la solidarité ouvre la possibilité d'autres rapports sociaux en dehors des soi-disantes contraintes économiques et en opposition avec les bien réelles contraintes politiques, c'est-à-dire les stratégies de domination. L'incapacité de l'État à préserver un minimum de protection et de services collectifs ne conduit-elle pas à envisager d'autres formes de solidarité basées ni sur l'État défaillant ni sur le salariat moribond ?

 

Lyon, le 11 décembre 1995