L’affrontement des références et la barbarisation des rapports sociaux
Dans la société de classe moderne, l'existence sociale d'un individu était largement déterminée par sa plus ou moins grande appartenance aux principales institutions de l'État-nation : famille bourgeoise, propriété, patrimoine, église, cercle d'hommes, etc. L'entrée dans la vie des individus était marquée du sceau de cette appartenance de classe. Certes, la société bourgeoise s'est toujours accommodée d'une promotion sociale qui, à travers l'école républicaine notamment, permettait à une infime minorité d'individus de changer de classe sociale. Il reste que dans cette société il était aussi difficile de changer de classe que de sexe ! Les individus des classes dominées (paysannerie salariée et classe ouvrière) restaient majoritairement en dehors. Mais cette appartenance était aussi faite de solidarités, de luttes et de modes de vie collective qui immergeaient les individus dans des rapports sociaux figés et producteurs d'identités stables.
Il n'en va plus de même dans la société capitalisée d'aujourd'hui. Pour se « rendre visible », l'individu particularisé contemporain ne peut plus compter sur une appartenance sociale liée à son être collectif. On attend de lui qu'il annonce sa référence « identitaire » à telle ou telle particularité ethnique, culturelle, sexuelle, religieuse, de clan, de réseau, de lobby, de secte, etc. Ses demandes, comme ses aspirations, sont susceptibles d'être entendues à condition qu'elles affichent leurs références dans la combinatoire des « goûts », des « choix » et des « chances » qui s'offriraient désormais comme vie à tous les individus. Des vies privées d'histoire.
De ces affrontements des références il ne peut que résulter une barbarisation toujours plus sinistre des rapports sociaux.
Prendre position contre une prise de pouvoir
Mercredi 4 février 2004, à 21 heures, Mme Vianès, organisatrice de la réunion, remercie les quelque six cents personnes qui sont venues au Centre Culturel de Villeurbanne pour assister à la réunion publique de l'association Ni putes ni soumises sur le thème : « Vouloir et savoir vivre ensemble, filles et garçons ». Elle présente ensuite les personnes présentes à la tribune : Mme David députée ps, les vice-présidentes1 du collectif Ni putes ni soumises et Malika Haddad, présidente du comité Rhône-Alpes. Mme David rappelle l'importance de la lutte pour la laïcité et s'engage à être le porte-parole des échanges de la soirée, lors de l'intervention qu'elle compte faire le lendemain à l'assemblée nationale.
Les membres de Ni putes, ni soumises dressent le bilan d'une année de rencontres et discussions dans différentes banlieues de toute la France : à chaque fois, le constat de rapports difficiles entre jeunes femmes et hommes s'impose. La soumission à l'autorité masculine est encore plus forte qu'ils ne l'imaginaient au départ. Ils rappellent la nécessité de respecter le principe de laïcité qui garantit justement un exercice libre de sa religion mais dans l'espace privé. Un jeune homme explique les raisons de son implication dans le collectif Ni putes ni soumises en soulignant que les garçons aussi souffrent de cet enfermement.
La parole est ensuite donnée au public. Un professeur relate la mésaventure arrivée à un de ses élèves : parce qu'il avait sympathisé avec une jeune fille « blanche », il a été brimé par ses camarades, jusqu'à être contraint d'arrêter ses études. Une femme présente ensuite les difficultés qu'elle a rencontrées dans les associations de quartier pour déposer les affiches de Ni putes ni soumises et explique que lors d'une projection de « La marche des femmes », les jeunes filles sont restées à l'extérieur. Lorsqu'elle les a questionnées à ce sujet, elles ont expliqué qu'il leur avait été interdit par les garçons d'assister à cette rencontre.
Un travailleur social prend ensuite la parole pour s'étonner du discours tenu ce soir-là, qui ne cadre pas avec sa pratique de terrain. Il côtoie chaque jour, assure-t-il, des jeunes de banlieue, dont deux cents « sont comptées comme filles » (sic) et il n'a jamais remarqué qu'elles soient importunées par qui que ce soit : elles peuvent au contraire se livrer en toute liberté et quiétude à des activités qui les intéressent, comme la couture ou la cuisine (resic). Il raconte ensuite qu'un soir, sortant de la mosquée en djellaba, il a été interpellé par la police à qui il a présenté sa carte d'identité française. Haussant le ton, il s'adresse aux personnes à la tribune pour demander si abandonner sa religion musulmane lui permettrait d'être un meilleur français. Une jeune fille voilée s'empare ensuite du micro, apostrophe la députée et, revenant sur son engagement contre le port du voile, lui enjoint d'être le porte-parole de sa voix à elle, de sa voix de fille voilée et ayant choisi de l'être. Elle s'insurge contre le pays des droits de l'homme qui s'apprête à voter une loi qui va lui interdire d'exercer sa liberté de religion. Elle évoque aussi un épisode survenu peu de temps auparavant : alors qu'elle se promenait avec une amie voilée au centre commercial de la Part-Dieu, une jeune femme a arraché le foulard de cette dernière. Lorsqu'elles ont voulu porter plainte, l'agent de police leur a rétorqué qu'elles n'avaient qu'à pas être voilées. Elle s'oppose ensuite au discours de l'association Ni putes ni soumises qui, selon elle, établit une confusion entre celles à qui on impose le voile et celles qui le choisissent, ce qui reviendrait à légitimer l'islamophobie. Lorsque Mme Vianès, tente de répondre à cette accusation, plusieurs personnes s'insurgent : « Elle n'a pas dit ça mais… ». Mme Vianès en conclut que si tout le monde a son discours sous les yeux, elle pourra se le procurer sur Internet. A ces mots, la jeune fille explose, ne supportant pas qu'une fois encore, on la prenne pour une aliénée. Elle indique qu'elle suit des études de philosophie et qu'elle est partie de chez ses parents il y a plus de deux ans. Une autre jeune femme s'en prend à cette école républicaine qui nous enseigne « nos ancêtres les Gaulois » et qui ne souffle mot sur la colonisation en Algérie. Un homme cite les massacres en Tchétchénie et rappelle que dans un camp de concentration de l'armée russe, les femmes voilées ont été violées, laissant entendre que c'est ce à quoi voudraient aboutir les opposants au foulard.
Ce qui est remarquable, c'est que ce qui semblait à l'origine l'intervention de personnes isolées et à la limite un peu loufoques, m'apparaît alors comme quelque chose de parfaitement organisé où les interventions se succèdent dans un ordre parfait de façon à confisquer la parole. Nous sommes bien face à une organisation politique du débat, même si aucune organisation ne s'affiche publiquement.
Comme pour confirmer cette impression, le ton monte, les slogans fusent, les applaudissements se font de plus en plus bruyants de la part de personnes que je n'avais perçues que comme des individus comme les autres mais qui s'avèrent être tout à coup comme un groupe représentant environ la moitié de la salle. Le travail est en effet bien partagé. Quelques intervenants jouent au départ les ingénus de service avant de se révéler de redoutables bretteurs soutenus par une « claque » qui rappelle les pires meetings politiques des partis staliniens ou fascistes.
Cela finit en apothéose (ou en apocalypse, c'est selon…), une partie importante de la salle est debout. Le travailleur social lance à l'organisatrice : « T'as peur, là, hein, t'as peur... ». Effectivement, nous sommes nombreux, surtout parmi les femmes à avoir peur et Madame Vianès, jouant les pompiers de service proclame la retraite sous un prétexte technique. La sortie est précipitée et ne se déroule pas dans les meilleures conditions, c'est le moins qu'on puisse dire2.
Cette expérience nous amène à énoncer quelques points qui nous semblent essentiels :
1) Le déroulement de la réunion montre bien le double jeu qui caractérise cette offensive de l'islamisme radical dans un pays comme la France. Ce double jeu n'a d'ailleurs rien de machiavélique. Il est le produit d'une situation objective qui le permet alors qu'il n'est pas possible dans les pays qui ne reposent pas sur une démocratie formelle, ce qui est le cas de la plupart des pays à dominante cultuelle et culturelle musulmane. Il s'agit en effet d'un côté d'utiliser toutes les ressources idéologiques et légales de la démocratie avec en plus, s'il le faut, un zeste de modernité branchée (« le voile c'est mon choix » comme on dirait à la télé) et de l'autre d'affirmer un droit à la différence. Mais ce qui a changé par rapport à cette revendication des années 80, dont l'association sos racisme est à l'origine, c'est qu'il ne s'agit plus d'un droit individuel à la différence culturelle, mais d'imposer le « nous » communautaire, soit contre la société3, soit au sein même de celle-ci et de son État républicain et laïc4. La force de cette dernière position par rapport à la première qui reste très marginale, c'est de permettre une synthèse stabilisatrice de la tension individu/communauté dans le milieu issu de l'immigration maghrébine et turque5. « Le hidjab mon droit » n'est rien d'autre que le droit à la soumission à sa communauté comme revendication d'une liberté.
Déjà, à partir de la fin des années 80, on a pu entendre des élèves parlant au nom de « nous les arabes » et on voit aujourd'hui s'y substituer leurs dignes descendants qui tentent de parler au nom de « nous les musulmans ». Avec le développement d'un islamisme militant, on a un changement d'échelle dans l'expression du despotisme de cette communauté.
Cet aspect a été particulièrement occulté par la médiatisation du cas des filles Lévy, fraîches converties qui ne s'arrêteront pas en si bon chemin et qui, soyons en sûr s, connaîtront d'autres conversions que ne connaîtront pas celles, bien plus nombreuses, que leur « choix » actuel réduira à un silence peut être définitif. En l'occurrence, la liberté d'un tout petit nombre garantit l'oppression du plus grand nombre. De la même façon, la médiatisation autour de la question du voile a occulté toutes les autres pratiques non réglementaires : refus des garçons de suivre les cours de piscine, absences de plus en plus nombreuses aux devoirs pour cause de ramadan, demande de rupture du jeûne en plein cours ou visite de musée, etc.
2) Cette polarisation sur la visibilité des signes religieux et particulièrement sur le « voile islamique » est souvent présentée par ses détracteurs, comme ayant été une opération politique d'un gouvernement qui cherchait à faire diversion afin de cacher une politique anti-sociale. Outre le fait que pour cacher quelque chose il faudrait que cette politique ne soit pas visible, publique et qu'il y ait vraiment un mouvement de résistance6 qui nécessite une stratégie de diversion, il faut rappeler que cette « agitation » est née sur le terrain dès 2002, avec de nombreuses prises de paroles d'enseignants sur la situation (comme par exemple celle de deux enseignants du lycée La Martinière à Lyon) et les réactions aux « tournantes » et au meurtre perpétré sur Sohane, qui allaient provoquer la naissance de l'association Ni putes ni soumises. La situation s'étant dégradée dans de nombreux quartiers et écoles depuis la rentrée scolaire de Septembre 2003, il n'est pas étonnant que des remontées vers la sphère politicienne se soient produites.
3) Cette montée en puissance d'un islamisme politique radical ne tombe donc pas par hasard sur la France dont l'État-nation est censé fournir un modèle d'intégration individuel, celui de « l'assimilation », à un moment où cet État-nation est justement en crise et n'est plus capable d'affirmer ses principes constitutifs7. C'est que l'école est aujourd'hui le lieu d'une tension entre les anciennes médiations institutionnelles de l'État-nation et les nouveaux intermédiaires que sont les réseaux, les lobbies et les groupes d'intérêts territoriaux. Le communautarisme islamiste se heurte justement à l'un de ces pôles, celui des institutions traditionnelles reposant sur le principe de laïcité, mais pas du tout à l'autre pôle celui des nouveaux intermédiaires au credo relativiste et multiculturaliste : voile, non-mixité, lycée musulman de Lille, inscriptions dans le privé représentent autant de pratiques particularistes qui s'intègrent à cette dernière vision.
La réaction politique a donc pris la forme de la Loi parce que justement le système est bloqué et que les principes de la laïcité ne sont plus respectés alors qu'ils ont encore une forme concrète dans des règlements intérieurs et administratifs. La Loi ne peut alors plus être qu'un « copié-collé » artificiel sur un milieu (l'école, mais plus largement toutes les institutions, l'hôpital, etc.) comme s'il s'agissait de défendre une forteresse assiégée, de la garder à l'abri de ce qui se passe à l'extérieur, c'est-à-dire la toujours plus difficile reproduction des rapports sociaux. C'est ne pas tenir compte du fait que le terrain est déjà très imprégné de ces bouleversements et que les salariés de ces institutions sont maintenant tentés de réagir par le raidissement, après avoir cultivé la tolérance et le respect.
Les enseignants ont largement participé à cette tendance. Malgré leur discours récurrent sur la baisse du niveau et sur les difficultés à enseigner, ils ont couvert à la fois la reproduction des inégalités sociales par l'institution et la violence grandissante des rapports sociaux au sein des établissements scolaires. S'ils sont majoritairement pour une Loi, ce n'est pas principalement pour réaffirmer un principe général, d'autant qu'ils donnent à la notion de laïcité des contenus très différents (en fonction de leur positionnement par rapport aux deux pôles de la tension mentionnée plus haut), mais pour savoir concrètement quelle position adopter. Une Loi donc plutôt que la lutte quotidienne sur le terrain. C'est aussi tout le rapport ambigu à l'État qui s'expose ici et qui nous renvoie aux limites des mouvements sociaux de 1995 et 2003.
4) Dans un monde qui produit sans cesse de l'équivalence et qui rend tout équivalent (l'équivalent général étant l'argent), on a donc eu droit à l'énoncé des équivalents du voile. Le string (pour le directeur des Inrockuptibles c'est la même chose que le voile, mais avec une signification inversée : certaines ne veulent rien montrer, d'autres veulent tout montrer !), le nombril à l'air, les tatouages, le percing, la minijupe, les publicités sexistes et même la cravate, tout y est passé afin de bien montrer que tout cela n'avait pas d'importance ou en tout cas pas plus que le reste. Certains ont même comparé le « nous » des marques ou de la mode avec le « nous » du voile ! Il n'y a là aucune réflexion, mais un simple laisser-aller au gré des associations d'idées. Le but théorique est de renvoyer dos-à-dos chaque position (« l'affrontement des références »)… alors qu'on en attaque pratiquement qu'une seule, la plus universaliste, en la dénonçant comme relevant d'un faux universalisme ou d'un universalisme abstrait. Mais le « nous » des marques est un nous de basse intensité, interchangeable et justement une figure des identités multiples, partie intégrante du procès d'individualisation, qui n'a rien à voir avec le « nous » de haute intensité incorporé dans une référence identitaire exclusive. Le « nous » des marques n'est pas contradictoire au parcours scolaire. Il fait partie de l'air du temps et les élèves zappent les marques et les chaînes de télévision comme ils zappent les matières enseignées. Le « nous » du voile est une réaction à cet air du temps, une « démarque », mais malheureusement ce n'est pas une révolution qu'il annonce8, mais une contre-révolution et qu'elle soit initiée par les « pauvres » et sous couvert de la prétendue religion des pauvres ne change rien à l'affaire9. De la même façon qu'auparavant il ne fallait pas « désespérer Billancourt », aujourd'hui, il ne faut pas désespérer nos banlieues. « Touche pas à mon pote » devient « Touche pas à ma religion », mais on est toujours dans l'absence de prise de position politique. On est dans l'empathie comme ailleurs on est dans l'éthique10. On est loin des combats pour la libre pensée quand presque tout le monde s'accorde à dire que toutes les religions sont bonnes quand elles restent modérées. A défaut de nouvel universel, on recycle de l'ancien sans comprendre que les seules religions qui résistent sont celles qui justement offrent une version non modérée, un projet de vie face à l'écroulement des idéaux politiques et des espoirs de prospérité économique. D'une manière générale, ce qui compte, dans cet argumentaire (le plus souvent de gauche ou d'extrême gauche), c'est de rester modéré !
5) C'est qu'il y a difficulté à trouver un nouvel universel en dehors de celui des droits de l'homme, pourtant bien fourvoyé dans le tout humanitaire et en dehors de celui d'un prolétariat révolutionnaire devenu introuvable. Le relativisme et l'idéologie multiculturelle règnent donc alors qu'il n'est pas difficile de démonter leur argumentaire. En effet, est-ce que des individus ont été torturés ou fouettés pour un string, un percing ou autres ? « Le voile n'est pas un simple bout de tissu, de même que l'excision n'est pas une simple coutume parmi d'autres », dit l'Iranienne Maryam Namazie11. Et la lutte contre le voile n'est pas davantage le signe d'un nouvel impérialisme occidental que la « lutte anti-impérialiste » n'était obligée de soutenir Khomeini, les talibans, S. Hussein et maintenant le Hamas.
Cette perte de la dimension d'universalité apparaît bien dans les atermoiements des féministes sur cette question. A première vue, elles sont contre le port du voile et la plupart ont signé des appels pour la loi. Mais les féministes les plus « radicales » comme Ch. Delphy n'y souscrivent pas tant les arguments des islamistes radicaux rejoignent parfois leurs propres positions. Ainsi, le foulard serait là pour soustraire aux regards publics des hommes l'objet du désir, ce qui n'est pas si lointain de l'argumentaire sur le harcèlement sexuel et les publicités sexistes. On est dans la perspective d'une sexualité à sens unique, en partie vérifiée dans une communauté de référence musulmane qui est fondée sur la séparation des sexes et l'absence de liberté dans les rapports amoureux et sexuels ; et en grande partie fantasmée par celles qui nous renvoient à l'immuabilité de la société patriarcale, même au sein du capitalisme tardif. Là où les premières vont cacher toute trace de féminité pour obéir à la « loi » des pères et des frères, ou simplement pour pouvoir traverser tranquillement la rue (le port du survêtement chez celles qui échappent au voile remplit la même fonction à l'échelle plus générale des rapports hommes/femmes dans les « quartiers »)12, les autres vont la nier comme un rôle imposé par les dominants de sexe masculin. On retrouve ici la démarche type des pensées de l'équivalence : la domination sur les femmes d'origine musulmane n'est pas pire que la domination des hommes en général sur les femmes en général donc la critique de la première domination est discriminatoire et potentiellement islamophobe.
6) Autre signe de cette difficulté à renouer avec l'universalité, c'est que d'un côté les partisans de la laïcité républicaine posent la question au niveau politique sans la poser au niveau des rapports sociaux et finalement du système capitaliste dans son unité, alors que d'autres, gauchistes et libertaires, la posent au niveau des rapports sociaux (« apartheid social », chômage, discrimination) sans la poser au niveau politique. Si ces derniers parlent encore de révolution c'est par habitude ou propagande groupusculaire, mais ce qu'ils demandent est là encore particulièrement modéré, libéral/libertaire, dit-on aujourd'hui : libre circulation des hommes (comme des marchandises) et lutte pour les droits. Enfin, il y en a d'autres pour nous expliquer qu'il faut revenir à ce qui est fondamental, c'est-à-dire à l'appartenance de classe. Dans le texte « Ramanophobie ou athéisme » du dernier numéro de la revue Ni patrie ni frontières, on peut voir que les mêmes qui reconnaissent que l'identité culturelle n'est pas immuable, parlent de l'identité de classe comme si justement elle était la seule identité immuable !
Sans se leurrer sur son compte13, l'association Ni putes ni soumises semble pour le moment et sur cette question, le seul groupe interventionniste à essayer de tenir les deux bouts. On en a encore eu un exemple avec son positionnement dans la dernière manifestation du 6 mars 2004. Mais il le fait en utilisant, sans état d'âme, tous les moyens qui sont ceux des « nouveaux mouvements sociaux » depuis vingt ans (utilisation des médias et de l'aide logistique des groupes politiques, etc.). Toutefois, si cette lutte est nécessaire, elle relève plus de la résistance, qu'elle n'offre une alternative. A l'horizon, il n'y a pour l'instant, qu'une tendance à la barbarisation des rapports sociaux. C'est apparemment le prix à payer de notre incapacité à changer le monde.
Réaction d'un lecteur sur le réseau d'Infozone
« L'islamisme politique » ? D'où sort ce nouveau vocabulaire ? Je ne crois pas avoir entendu parler de « catholicisme politique » lorsque les « associations familiales » manifestaient pour l'école privée ou contre l'avortement.
Quant à l'utilisation de « toutes les ressources idéologiques et légales de la démocratie », je ne vois pas pourquoi certains français, sous prétexte qu'ils sont, comme le dit malicieusement Sarkozy, issus de l'immigration (depuis plusieurs générations, mais passons) n'auraient pas le droit à la parole. A vous de savoir leur répondre !
Et si le Hijab (et pas le Djihad) est choisi par certaines, on peut certes trouver ça regrettable, mais affirmer qu'il s'agit forcément du choix de la soumission sans avoir posé la question aux intéressées est hâtif et péremptoire.
D'accord sur le fait que ceux qui disent « nous » ne sont pas pour autant représentatifs d'une communauté. Mais je crains que l'idée que vous vous faites de cette « communauté » ne soit pas plus représentative.
A lire cela, on pourrait vous croire convaincue(s) que c'est de la faute des musulmans s'ils sont victimes de racisme. C'est un peu fort !
La question du voile se pose depuis 1989.
Quant à l'utilisation d'un faux problème (ici l'évocation d'un « problème national » et du danger d'islamisation de la France à partir de 2000 filles voilées dans les écoles et de quelques cas d'exclusions) pour éviter de parler des casses des acquis sociaux et des 800 000 chômeurs qui sont ou vont être privés d'allocations n'est pas une première de la part de ce gouvernement.
Et quel est ce « modèle d'intégration individuel » que l'État-nation est censé fournir (ou imposer) ? La stigmatisation de certain-es et la tolérance pour les autres ? Je vous rappelle qu'encore aujourd'hui de nombreux établissements scolaires abritent des chapelles, et que l'on ne parle de respect de la laïcité qu'à propos des musulmans. Je suis en faveur d'un respect absolu de cette laïcité à l'école, mais pour tout le monde ! Plus de kippas, plus de croix, etc. Et surtout plus de curés dans les écoles ! J'en ai marre de cette discrimination et de cette stigmatisation permanente de ceux qu'on a appelé longtemps les « bicots », puis les jeunes arabes (alors qu'ils étaient déjà Français pour la plupart), et qui sont les seuls qu'on nomme maintenant les jeunes « issus de l'immigration ». Et on s'étonne après d'un repli communautaire...
Ben voyons ! La soumission à la dictature de la mode et des marques n'est qu'une soumission de « basse intensité ». Certains vont jusqu'à en braquer d'autres pour avoir leur pompes de marques, mais ça n'est qu'un phénomène sans importance...
Féministes, islamistes, même combat, c'est ça ? Vous ne manquez pas de culot !
Athée, militant anti-raciste et féministe.
Quelques éléments de réponse
1. Jusqu'à nouvel ordre, les catholiques intégristes qui militent contre l'avortement (aussi dangereux, certes, que les islamistes) ne font pas de propagande dans les établissements scolaires, comme c'est le cas avec les imams qui envoient leurs filles voilées. Si c'était le cas, je m'élèverais de la même manière contre cette négation du droit pour la femme à disposer de son corps En attendant, c'est bien l'islamisme radical et militant qui représente aujourd'hui un danger et non pas l'intégrisme catholique revivifié !
2. Le déroulement de la réunion montre qu'il est complètement malhonnête de parler de choix : quand on voit comment la parole a été confisquée en pleine réunion publique dans le centre de Villeurbanne, ville de la première ceinture lyonnaise, comment nous faire croire que des jeunes filles de 12 ou 14 ans pourraient être entendues dans des banlieues plus excentrées qui ne connaissent guère la mixité sociale ! Quant à la question, je l'ai évidemment posée à mes élèves voilées de Vénissieux. La réponse est toujours la même : sitôt le sujet abordé, vient le refrain : « C'est moi, madame, qui l'ai choisi... » Parler de choix dans ce cas me semble un contresens. En effet, faire un choix implique de donner la préférence à une chose, en écartant les autres possibilités. Quelles autres possibilités sont offertes à ces jeunes filles, quand bien même elles auraient la force de résister ? Se faire traiter de filles faciles par tous les grands frères...
Par ailleurs, le choix est une démarche active qui suppose un pouvoir, une liberté. Quelle ironie ! Belle liberté de quelques unes que de se soumettre à la domination, quand elle entérine l'oppression de toutes les autres !
3. Il ne s'agit pas du tout de donner une représentation d'une communauté mais de dénoncer justement le fait que le « nous » voudrait imposer une image de la communauté comme unique référence et nier l'existence des individus. La référence communautaire doit rester une richesse qui peut réunir sur d'autres bases que celles de l'appartenance à la communauté et non un carcan qui exclut ceux qui n'en font pas partie. J'ai récemment reçu, en tant que professeur principal, une maman qui est venue avec son bébé de cinq mois. Elle a tiré sur son voile durant tout l'entretien alors même que nous avions échangé sur les bienfaits de l'allaitement. Ce qui est apparu, c'est que pour elle, j'étais avant tout une non-musulmane et non une jeune maman qui avait décidé comme elle d'allaiter son bébé.
4. Effectivement, la question du voile se pose depuis 1989, mais elle s'est manifestée, à l'époque, en dehors d'une offensive plus générale de l'islamisme militant qui s'est développée ensuite dans les quartiers et les écoles.
5. Depuis combien de temps n'avez-vous pas mis les pieds dans un établissement scolaire ? Pourriez-vous me fournir la liste de ceux qui, comme vous le prétendez, abriteraient des chapelles ? Je suis également en faveur d'une laïcité stricte mais dans mon établissement où je ne fais cours qu'à quatre élèves le jour de l'Aïd, le problème n'est pas de savoir qui va à l'aumônerie ! (Je crois que la banlieue lyonnaise est assez représentative de la situation en France, étant entendu que l'Alsace est une exception, d'ailleurs peu compréhensible aujourd'hui). Je n'ai jamais entendu le terme de « bicot » à Saint-Fons, Vénissieux, où je travaille, ni à Vaulx-en-Velin, où j'ai grandi... Ce terme est lié à une situation coloniale et à la guerre d'Algérie et comporte une connotation très péjorative, raciste, ce qui n'est pas le cas de l'expression « jeune issu de l'immigration ». Je suis moi-même issue de l'immigration récente, c'est un constat et je ne vois pas où est le problème qu'on puisse nous le rappeler ou s'en réclamer à partir du moment où ce n'est pas l'unique élément de définition de la personne mais un élément parmi d'autres qui la constituent. A partir de là, je ne vois pas en quoi le fait de mettre en garde contre les dangers de pratiques de certains groupes qui reposent sur l'oppression, constituerait une stigmatisation de l'ensemble.
6. Il me semble que la soumission au pouvoir des marques n'est pas du même ordre que celle de la soumission à la religion, dans la mesure où elle est en général limitée dans le temps : les adolescents devenus adultes braquent rarement des banques pour s'acheter des polos Lacoste. En revanche, les jeunes filles à qui (je le répète) on a imposé le voile, sont très peu nombreuses, une fois devenues femmes et mères, à l'ôter.
7. Il ne s'agit pas d'assimiler les féministes aux islamistes mais de rappeler le danger qu'il y a à rejeter entièrement la responsabilité du contrôle de la sexualité sur les femmes. On ne peut pas résoudre un problème en supprimant l'énoncé : une femme doit pouvoir afficher sa féminité sans que l'homme la considère comme offerte ! A lui de se dominer, sans que la femme ait à se dissimuler derrière un voile ou un jogging unisexe.
Notes
1 – Sans la présidente Fadela Amara, retenue à Paris pour recevoir le prix Érignac.
2 – Pour donner une idée de l'ambiance et de l'effet produit, je m'étais mise en tête d'écrire immédiatement un compte rendu de cette réunion pour en garder une trace et l'utiliser dans une éventuelle action avec des enseignants de Vénissieux et des membres du collectif Ni putes ni soumises de cette banlieue, mais je n'ai pas réussi à le faire avant un délai d'un mois, tellement la perception immédiate que j'en avais m'empêchait d'exprimer une appréciation plus politique que morale et psychologique de l'événement.
3 – C'est la position du Parti des musulmans de France.
4 – C'est la position de Tariq Ramadan.
5 – Cette revendication d'une stabilisation (provisoire ?) apparaît bien dans les déclarations fameuses de Ramadan sur le « moratoire ».
6 – On sait que cette résistance a été provisoirement brisée au printemps 2003.
7 – Les cours d'ecjs (éducation civique juridique et sociale) sont censés y remédier !
8 – Il faut avoir la cécité politique d'un Foucault pour s'enthousiasmer pour la « révolution iranienne ».
9 – Il faut être le philosophe ex stalino-maoïste Badiou pour faire de l'immigré arabe musulman le nouveau prolétaire du xxie siècle (cf. son article : « Derrière la loi foulardière, la peur » paru dans Le Monde du 22-23/02/2004). Où on voit aussi que la pétition des Inrockuptibles au nom de l'intelligence de gauche est particulièrement mal venue quand les bêtises fleurissent au-delà des clivages politiques.
10 – Ce sont les deux ressorts du « minimalisme politique ».
11 – Dans le no 6-7 de la revue Ni patrie ni frontières.
12 – C'est sur cet argumentaire du voile-protection que N. Mamère et d'autres responsables écologistes se sont opposés au projet de Loi !
13 – Elle adopte par exemple un positionnement républicain laïc qui la rattache au courant citoyenniste.