Temps critiques #2

Quelques mots sur l’activité critique en réponse à la lettre d’André Barra

, par Jacques Wajnsztejn

Ta critique recoupe certains aspects de la mienne qui se présente en partie comme autocritique. Je pense effectivement que Temps critiques n'est pour le moment pas assez critique. Pas assez critique à la fois au niveau du fond et de la forme.

Comme tu le dis dans ta lettre, l'hégélianisme de gauche (du moins ce que j'entends par-là, c'est-à-dire la dialectique réduite à une forme rhétorique) est dépassé mais non pas dépassé par nous, avec notre petit entendement, mais dépassé par le monde lui-même. Cela produit au moins deux conséquences ; la première, c'est que, par rapport aux grands textes du passé, il faut lever l'hypothèque que représentait le mouvement historique communiste et révolutionnaire. C'est l'absence d'avancée du monde qui nous a toujours ramenés aux textes de base, qui nous a obligés à justifier nos différences avec le marxisme, à opposer le bon, l'analyse marxienne, et le mauvais, l'analyse marxiste. La vérité dans la polémique restait abstraite et surtout vaine puisque les faits ne venaient jamais nous contredire mais au contraire venaient toujours renforcer la force et l'agilité de notre dialectique. Ou bien la théorie se réfugiait sur l'Olympe, s'autonomisait du mouvement réel dont le sens n'était jamais communiste, et sa vérité lui venait de son isolement ; ou bien, quand elle se confrontait au monde, elle trouvait sa vérification aussi bien dans la défaite que dans la victoire du mouvement social. Il lui suffisait simplement de changer de ton mais dans le même registre : triomphalisme dans le milieu influencé par l'Internationale situationniste, catastrophisme pour celui influencé par les divers courants ultra-gauches. Le triomphalisme voit la vérification de ce qu'il dit partout, soit parce qu'il voit dans tout ce qui bouge un début de révolution, soit parce qu'il fait de sa vérification le but essentiel. (Voir le dernier Debord qui, dans ses Commentaires sur la société du spectacle, clôt sa critique avec le concept de « spectaculaire intégré ». La théorie décrit ce qu'elle croit être sa victoire. Elle est au moins cette trace-là puisqu'elle n'a plus ni ambition ni vérification révolutionnaire.)

Quant au catastrophisme, il voit dans chaque destruction de l'archaïque par le capital une progression vers son écroulement final. Sa pureté de plus en plus grande le conduirait inéluctablement vers les conditions de sa fin. La théorie se fait science. Les contradictions sont surmontées par sa démarche rationalisatrice.

La seconde conséquence c'est qu'on ne peut plus dire n'importe quoi. Les temps de la suffisance théorique sont révolus, car « le style » ne peut plus sauver la pauvreté relative de ce qui est énoncé. Mais ce n'est pas pour cela qu'il faut plaquer des recettes pour résoudre une difficulté qui est bien réelle. Tu as l'air de penser qu'il faut subjectiviser la théorie (« le retour à soi » de la théorie) et c'est pour cela que le texte impressionniste d'Ilse Bindseil t'apparaît comme ce qu'il y a de meilleur dans la revue, mais c'est faire une méthode de ce qui n'était qu'une écriture ponctuelle (Ilse a déjà écrit des textes très différents) ; c'est élever un goût au rang de programme. À l'inverse, il me paraît tout aussi artificiel de vouloir objectiver la théorie, reproche que tu sembles faire au premier numéro de Temps critiques, ce que je trouve assez fondé.

Ce débat entre objectivité et subjectivité me semble faux et sans solution car il ne peut déboucher que sur un autre dilemme. La pensée subjective doit chercher ce qui la fait exister, ce qui la rend sociale, sinon il n'y a aucune raison qu'elle s'exprime publiquement ; la pensée objective toujours soupçonnée de scientisme ou d'esprit universitaire doit affirmer un style propre qui la différencierait : sa forme « révolutionnaire » agrémenterait son contenu ampoulé.

Ce qui me paraît faux là-dedans, c'est de vouloir qu'il y ait deux actions dans le fait d'écrire dans la forme théorique-critique : la première serait l'expression de la réflexion, le support technique de toute réflexion organisée ; la seconde serait liée à la forme de l'écriture, à son souffle qui lui donnerait sa force.

La forme de la critique ne doit obéir qu'à une nécessité : celle de la compréhension de ce qu'elle critique et pour cela elle ne doit pas se centrer sur sa forme mais sur sa clarté. Or, bien souvent, nos insuffisances au niveau de la compréhension de ce qui se passe nous amènent à « compenser » par le style : on se veut concis mais on est surtout abscons ou bien on se veut provoquant et on joue avec les mots comme s'ils avaient un sens en eux-mêmes, indépendamment de leur contenu. Actuellement, presque tous les individus qui s'adonnent à l'activité critique ont abandonné (ou essaient d'abandonner) le style abscons issu des courants ultra-gauches et porté à sa perfection dans les tentatives d'autonomiser la théorie par rapport au mouvement réel dans une époque ou ce mouvement réel n'a pas de sens communiste. En revanche, l'influence de la deuxième tendance reste forte, à la mesure de la prédominance de l'influence de l'Internationale situationniste parmi les « criticiens » encore en activité. L'influence de ces idées n'est pas du tout due à leur profondeur (à part quelques passages de la Société du spectacle, quelques articles de la revue sur la Chine et l'Algérie notamment, l'ensemble des écrits situationnistes pèse moins lourd aujourd'hui qu'un seul numéro de Socialisme ou Barbarie, même avec toutes ses « erreurs »), mais parce qu'elles fonctionnent maintenant comme un clip de la pensée. Elles sont révolutionnaires en elles-mêmes car elles sont le style fait acte. Inversion constante du prédicat, aristocratisme et dilettantisme de la pensée et de comportement séduisent la bohème révolutionnaire qui affiche son mépris pour le travail. Les références se font de plus en plus littéraires : le recours aux cyniques (Machiavel et Clausewitz) et aux moralistes (Chamfort, de Retz) consacre le triomphe du contentement de soi dans la théorie.

C'est de tout ce fatras dont il faut se débarrasser pour faire un pas vers ce que je crois vrai, c'est-à-dire reconnaître qu'il y a beaucoup moins d'écart entre ceux qui expriment publiquement leur critique, par l'écriture, et ceux qui réfléchissent sans passer par ce qu'il faut bien appeler aussi une particularisation (le « théoricien »), et c'est cette proximité qui rend la forme revue à la fois nécessaire et toujours plus ou moins décevante. S'il se pose un problème de lisibilité, ce n'est donc pas essentiellement au sens où on l'entendait jusqu'à maintenant, c'est-à-dire qu'il y aurait un hiatus entre élaboration et socialisation de la théorie. Ce hiatus, à la limite, existe en chaque individu. Le problème de la lisibilité n'est pas extérieur au criticien sauf à se poser en parti théorique de la révolution.

Si je prends mon cas personnel, je crois que ce n'est pas un hasard si, depuis mes articles dans Paroles directes1 et Temps critiques, on me signale (Barra par exemple mais d'autres aussi), pour le louer ou le déplorer, que mon écriture est pédagogique. C'est qu'elle n'a pas d'autre but que de trouver une adéquation entre clarification et lisibilité. Mais cela n'est pas un acte de pure volonté, plutôt une nécessité interne en quelque sorte car je ne pense pas comme j'écris et en cela je me sens comme le commun des mortels. Simplement, l'écriture est l'expression que prend ma pensée quand elle s'affirme et se développe. Le fait qu'elle soit entachée de « pédagogisme » marque simplement ma propre difficulté à transcrire une réflexion souvent intuitive en une pensée organisée ayant valeur heuristique. C'est ce qui explique les distorsions, dans ces textes, entre des affirmations conceptuelles qui fonctionnent comme hypothèses et des passages plus descriptifs qui en sont à la fois l'éclairage et la possible confirmation. Croire que cela exprime une hésitation entre deux tons de la critique serait une erreur. Toute intentionnalité sur cette question m'est étrangère.

Je ne suis pas sûr d'être bien suivi là-dessus par les autres participants à Temps critiques. À suivre et à discuter.

 

Notes

1 – Collectif, Paroles directes. Légitimité, révolte et révolution : autour d'Action directe, Mauléon, Acratie, 1990.