Temps critiques #14

Les intermittents, des cogestionnaires d’entreprises culturelles ? Commentaires au texte de Nick Brandt : « Culture en danger ? Si seulement… »

, par Jacques Wajnsztejn

La société actuelle « n'humilie (pas) sans fin » les artistes, mais elle a ouvert les vannes de la création subventionnée et des acteurs entretenus. C'est ça la démocratisation de la culture. Toutefois la conséquence en est une dévalorisation de la condition d'artiste. Cela n'a rien à voir avec une humiliation, point de vue moral et subjectif que la société du capital ne connaît pas.

Si la séparation entre acteurs-artistes professionnels d'un côté et spectateurs de l'autre est ancienne, la passivité des seconds ne date pas, justement, de l'avènement d'une « culture classique » qui deviendra par la suite la culture bourgeoise, car à cette époque (fin de la Renaissance jusqu'à la fin du xixe environ, artistes, acteurs et spectateurs, dans leur séparation, n'en demeurent pas moins des personnes « de qualité ». Il n'y a donc pas vraiment de passivité, mais relative participation, véritable communion, par exemple de la part des mélomanes, aux concerts auxquels ils assistent. Le concert où la pièce de théâtre sont encore des moments uniques auxquels le terme de spectacle, dans son acception moderne, ne convient guère. La passivité viendra plus tard avec la médiatisation de la culture, la reproductibilité des oeuvres, leur perte d'aura. C'est à ce moment d'ailleurs que les avant-gardes (Dada, certains surréalistes, puis les situs) proclameront « la mort de l'art » et finalement un triomphe de la culture comme industrie à l'ère de la société capitalisée (cf. Les développements d'Adorno et de Benjamin sur ces questions). C'est malheureusement à cette entreprise culturelle qu'adhèrent la plupart des artistes et intermittents. Mais ils n'y adhèrent pas seulement en tant que défenseurs de cette conception artistique, mais aussi et surtout en tant que salariés de cette entreprise. Des salariés un peu particuliers il est vrai qui pensent bénéficier d'un régime de sécurité (le statut) dans la liberté. Ce n'est donc pas, comme tu le dis, parce qu'ils manquent de courage politique qu'ils emploient le langage de « la culture en danger », mais parce qu'ils ont en partie intégré le rapport social qui produit ces conditions culturelles et leur propre condition spécifique. Là où tu vois des ennemis et des antagonismes fondamentaux, il n'y a en fait que renégociation et conflit autour d'un régime spécial. Les expressions « chefs exploiteurs » et travailleurs exploités » sont particulièrement mal venues quand on sait que beaucoup d'intermittents (et de non intermittents) s'arrangent au coup par coup avec leurs employeurs1. Ton analyse souffre de vouloir retrouver de la lutte de classes partout et elle est obligée de transformer tout conflit en antagonisme fondamental qui serait masqué par... Elle souffre aussi de vouloir transformer toute subordination en exploitation, tout individu en prolétaire2. Or justement, les intermittents, contrairement, à la classe ouvrière classique, n'ont pas perdu « tout contrôle sur leur propre vie » comme tu le dis dans ta note 4. Pour beaucoup d'entre eux il s'agit même d'une activité de critique du travail ou de refus du travail. Et si ce mouvement a effectivement une importance, c'est parce qu'il se heurte à une tendance du capital à vouloir reprendre le contrôle de toute une frange d'individus qui sont encore définis par le système du salariat (intermittents, chômeurs rmistes), sans être à proprement parler au travail.

La réforme ne veut pas « rentabiliser » la culture, ça ne veut rien dire, mais arrêter la fuite en avant. Là-dessus je renvoie à The show must go on.

Ta conception de l'action culturelle est complètement mécaniste et relève d'un supposé plan du capital qui voudrait manipuler les masses pour les empêcher de faire la révolution. Outre la vision policière et complotiste de l'histoire que cela révèle, c'est faux historiquement. La période du New Deal que tu cites comme particulièrement significative ne correspond à aucune situation de guerre de classe mais à une restructuration du capital sur de nouvelles bases après la crise de 1929-30. Cette période est au contraire une période de basses eaux des luttes prolétariennes dans le monde entier après les défaites des années 1917/23. La révolution espagnole de 1936 et le Front populaire en France ne changeront pas le sens général des événements.

Ce que tu relèves dans la note 7 sur l'intervention des intermittents sur le plateau de télévision montre, à mon avis, la dépendance à la culture de ce mouvement. Quand on leur laisse la parole ils n'ont rien à dire. Leurs actions directes sont efficaces, mais sont sans contenu car comme tu le dis, ils n'ont pas d'autres projets que celui de continuer leur petit bonhomme de chemin.

Une fois cette critique faite, ton texte comprend de nombreux passages avec lesquels je suis en accord.

 

 

Notes

1 – Cette argumentation est d'ailleurs complètement incompatible avec le fait que tu soulignes par ailleurs selon lequel beaucoup de patrons ont soutenu les grèves.

2 – Ainsi, dans la rue, tu en es encore à penser qu'il y a des cadres, des prolétaires et pourquoi pas des paysans pendant que tu y es. Il est fini le temps de la casquette et du chapeau, de la musette et du haut de forme. Le petit sac en bandoulière, l'attaché case et le portable rendent les individus invisibles d'un point de vue de classe.