Temps critiques #2

Aperçus d’Allemagne

, par Bodo Schulze

Proust écrit quelque part que les palinodies de certaines personnes « tiennent moins à un excès d'ambition qu'à un manque de mémoire ». Elles changent d'opinion comme de chemise, se moquant aujourd'hui de ce qu'elles avaient soutenu hier. Face à ces êtres caméléonesques qui adoptent tour à tour la couleur changeante de l'époque, la critique de l'idéologie s'avoue désemparée et risque, en rappelant ses exploits, de tourner en cuistrerie. Quelle misérable victoire pour elle que d'avoir eu raison. Lorsqu'elle mit en évidence, au début des années 80, que le mouvement allemand pour la paix était un mouvement de réveil nationaliste, les militants s'en indignèrent ou lui rirent au nez. Aujourd'hui, les Verts se comportent comme s'ils avaient toujours eu à cœur l'accouplement germano-allemand et Antje Vollmer, une des principales porte-paroles de ce parti, rumine les problèmes qui attendent la nouvelle « puissance mondiale » allemande.

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Le quotidien Tageszeitung, issu des nouveaux mouvements sociaux, saute sur l'occasion pour achever sa transformation en journal officiel. Rivalisant de patriotisme avec les éditorialistes du conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung, les soixante-huitards se libèrent définitivement de leur passé. On croit entendre un grand soupir de soulagement : enfin, nous pouvons être en harmonie avec l'esprit de l'époque. Rétrospectivement, il apparaît qu'ils n'avaient cherché querelle à leurs parents nationaux-socialistes que parce qu'Auschwitz les avaient empêchés de s'identifier avec la nation. L'abcès est vidé, et répand son acre puanteur.

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Au printemps, quand l'unification allemande s'amorçait, on parlait beaucoup, dans le milieu radical, du danger d'un IVe Reich. À titre de preuve, les radicaux alléguaient la puissance économique qui naîtrait de l'unification, argument qui, en France, fut avancé par ceux qui craignaient pour l'économie nationale, prétextant de s'inquiéter « à cause de l'histoire ».

Il est vrai que les mêmes personnes qui normalement raisonnent en termes de rapport social capitaliste ont souvent tendance, quand il s'agit de l'Allemagne, à fermer Le Capital pour ouvrir le manuel de psychologie des peuples. Comme si Auschwitz se déterminait par rapport à l'Allemagne et non pas par rapport au capital en Allemagne. L'affaire se complique dès lors qu'on prend en compte qu'il est souvent question d'un éventuel IVe Reich et de son poids économique, alors qu'Auschwitz n'est pas évoqué, qu'il disparaît dans l'argument économique. Pourquoi alors s'inquiéter d'un accroissement présumé de la puissance économique ? Mais il y a Auschwitz ! Ainsi, formidable chassé-croisé, se perdent de vue tantôt le capital tantôt Auschwitz — et la danse continue.

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Même considéré en tant que tel, l'argument « puissance économique accrue-IVe Reich » ne tient pas la route. Le IIIe Reich est né d'une Allemagne faible. S'il était vrai que l'unification signifie un renforcement de ce pays, rien ne serait à craindre. Tout porte cependant à penser que l'Allemagne unifiée ne sera plus ce pays fort et stable qu'on connaît. L'ex-RDA est en train de devenir le mezzogiorno de l'Allemagne. Des sommes astronomiques sont nécessaires pour y installer une infrastructure convenable au capitalisme de marché. Où les prendre ? Des projets d'impôts nouveaux circulent dans l'administration quoique le gouvernement s'obstine à le nier. Par pro-phylaxie, le Syndicat unique a déjà renoncé à la revendication de la semaine des trente-cinq heures. Le démontage de l'État-Providence, amorcé depuis la fin des années 70, s'accélérera. Il est à présumer que l'Allemagne rejoindra, au niveau social, la France ou même la Grande-Bretagne. En l'absence d'un mouvement social-révolutionnaire, l'accentuation des tensions sociales amènera un renforcement de la droite nationale qui s'est vue malmenée par la conjoncture politique. Pour s'en convaincre, il suffit de comparer la situation en ex-RFA avec celle en ex-RDA. À une situation sociale plus difficile correspond un niveau plus élevé de racisme. En RDA, la flambée de racisme, qui se dirige contre les Polonais, les Vietnamiens et, depuis peu, contre les Tziganes arrivant de Roumanie, se produit parallèlement à la dégradation de la situation sociale suite à l'union économique et monétaire. De ce côté aussi, l'Allemagne s'alignera donc sur la France.

Pour contrer l'argument selon lequel il y a une renaissance du nationalisme allemand, certains allèguent que les Allemands de l'Est et ceux de l'Ouest ne s'aiment pas et que ces derniers font preuve d'égoïsme plutôt que de partager leur richesse avec leurs « frères et sœurs » de l'Est. Le nationalisme a cependant ceci de particulier qu'il fait abstraction des différences réelles qui opposent les habitants d'un même pays. La communauté nationale se situe au-delà des querelles de classes ou entre régions. Que le Lyonnais n'aime guère le Parisien n'empêche pas qu'ils acclament ensemble le démagogue national, puisqu'ils ont un même ennemi, l'immigré ou l'islamisme. La situation allemande diffère certes en ce que deux États viennent de fusionner en une nation. Cela occasionne des frictions qui seront surmontées par la projection commune des animosités réciproques sur les immigrés. On n'a qu'à aller à Kreuzberg et demander aux Turcs ce qu'ils pensent de l'unification. Le racisme anti-immigré, qui jusqu'à présent était avant tout institutionnel, s'accentuera par le fait même que les Allemands se rejettent les uns les autres. La déception qui naîtra de l'unification — « maintenant nous sommes unifiés mais nous n'allons toujours pas bien » — provoquera la recherche du coupable qui est désigné par avance.

Par ailleurs, la presse ouest-allemande polémique contre ces antipathies germano-allemandes à seule fin de préparer le terrain des impôts de solidarité nationale qui seront votés après les prochaines législatives en décembre 1990.

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Dans sa lettre à Jacques Guigou, qu'on lira à la page 115, André Barra qualifie de « contrevérité » cette phrase1 : « Qu'on me montre un seul citoyen allemand dont la vie ou la propriété soient entamées par les accords de Yalta ! » Telle quelle, c'est en effet une aberration. Cependant, cette phrase, loin de s'inscrire dans une analyse de l'immédiat après-guerre, marque une pointe polémique contre le mouvement allemand pour la paix. Dans ce contexte historique précis, on peut effectivement se demander d'où vient cette soudaine opposition acharnée contre les accords de Yalta aux débuts des années 80 dans un pays où personne ne peut raisonnablement prétendre que ces accords sont actuellement la cause d'un quelconque problème matériel, concernant la vie ou la propriété. Il serait absurde de croire que la cause de cette opposition réside dans l'expulsion des Allemands des ex-territoires allemands de l'Est. Était visé le « colonialisme » exercé par les deux « super-puissances » sur les Allemands de l'Est et de l'Ouest dans la perspective d'un rétablissement de la souveraineté nationale — but désormais atteint.

 

Notes

1 – Voir « Le rêve allemand de la national-socialdémocratie », Temps critiques ; no 1, p. 77.