Temps critiques #13

La contre-rationalité ambiante

, par Hipparchia

(…) Je t’envoie un des quatre textes en français que l’on trouve sur le site Krisis.org, de Kurtz justement, dont vous devez connaître le « Manifeste contre le travail » paru chez Léo Scheer. Je pense que vous appréciez comme moi la justesse et la précision de beaucoup de points de leur critique, notamment le descriptif du monde clos que constitue le monde de la valeur, malgré les efforts déployés par la propagande pour mettre en scène un « ennemi extérieur » à même de dégoûter et détourner toujours plus ceux qui voudraient critiquer radicalement ce monde. Je sais que vous ne serez pas d’accord avec mon point de vue sur le terrorisme d’État (vous avez en quelque sorte barré la route à toute discussion de cette question dans « Soubresauts » p. 22 ; cela dit tout le reste de ce que vous écrivez dans la brochure est très intéressant), mais on ne peut que constater selon moi combien les effets de ce 11 septembre sont bénéfiques pour le système, à se demander si cet événement n’est pas le miraculeux écran de fumée qu’il fallait pour dissimuler l’affaire Enron, c’est-à-dire la vraie nature a-rationnelle et automate du marché. Ce ne serait après tout qu’une mise en pratique des vieilles ficelles de la politique (et de ce qu’il en reste aujourd’hui), parmi les coups de pouce encore un peu « humains » à la reconduction d’une machine qui tourne sur elle-même.

Je remarque que des sociologues du genre d’Ulrich Beck (dont l’ouvrage de 1986 « La société du risque » vient de paraître en français chez Alto Aubier) et qui jouent la carte de la « troisième voie », n’hésitent pas eux à rendre compte de la fin de l’extériorité dans un système qui a tout intégré, mais qui doit maquiller en permanence sa responsabilité dans les catastrophes qui se succèdent (c’est l’exemple de Tchernobyl qui est choisi avec la mise en scène propagandiste du retour d’une nature hostile sous la forme d’un nuage radioactif planétaire). En somme les lois (si bonnes) de l’économie sont présentées comme naturelles, mais c’est la nature qui est responsable des dégâts de l’économie…

Beck fait remarquer qu’auparavant, le capitalisme ruinait tout ce qui n’était pas lui (ou était antérieur à lui) et maintenant s’attaque (ou s’émancipe des) aux contours de la société industrielle classique. Beck avance encore (contre les thèses de Fukuyama) que la modernité n’a pas fini de se moderniser (il n’évoque pas la pression de la critique sociale au cours des siècles) et qu’elle procède en se délestant de quelques-uns de ses fondements et principes ; pour lui il y a de bonnes raisons de pressentir la disparition de « lois » apparemment inébranlables comme celle de la production industrielle de masse. Je le cite : « la société industrielle (…) établit que le scénario "antimoderniste" qui agite le monde actuellement… — critique de la science, de la technique et du progrès… — n’entretient pas un rapport d’opposition vis-à-vis de la modernité mais constitue au contraire l’expression de son évolution logique, au-delà des cadres de la société industrielle ».

En tous cas Nature, Islam ou Terrorisme sont les formes diabolisées (et en même temps exaltées) de la substance « risque » devenue omniprésente… — Orwell n’avait presque rien inventé… — dont personne ne doit imaginer sérieusement qu’elle est induite par la circulation de la valeur. De fait tout ceci est fondamentalement grotesque et vaut plus comme thriller décervelant que comme entretien véritable d’un climat de panique ; l’industrie culturelle (produits télévisuels à durée de vie illimitée) est l’activité la plus rentable aujourd’hui et finalement tout ceci s’imbrique bien dans une même logique : il faut distraire les esprits de la seule réalité : c’est le travail qui tue et amenuise l’existence, directement et indirectement.

L’affaire Enron met autre chose en évidence : beaucoup des employés jetés après usage restent fiers et désireux de travailler encore dans les mêmes conditions (car après tout, « c’est comme ça en Amérique : un jour on a tout, un autre on n’a rien »), c’est-à-dire celles où ils ont complètement accepté de liquider leur subjectivité et de se couler dans la subjectivité sociale que le travail seul pouvait édifier en colonisant totalement la vie quotidienne (cf. par exemple l’article du Monde diplomatique d’Ibrahim Warde, de mars 2002 : « La surexploitation joyeuse aux USA »). À l’autre bout du spectre, on a les « pauvres » du S.E.L qui sont tout contents de troquer (ou bientôt de donner et contre-donner) leur subjectivité fragmentée. La quantification et l’indifférenciation suivent leur cours…

Il y a toujours du travail utile (au système) produit par un nombre restreint et suffisant d’hommes ; pour un tas d’autres dont le système n’a pu se débarrasser, la simulation fera l’affaire : tout pourvu que n’apparaisse jamais le moindre refus conscient du travail. Ceci rappelle encore à ceux qui ne veulent pas le voir que si le système supprime du travail… — (note : pourquoi Jacques W. écrit-il que « le capital critique le travail » quand il l’inessentialise ?) — et dévalorise dans les faits en partie l’acte de produire (après l’avoir magnifié pendant deux siècles) pour les besoins de sa reproduction, l’idéologie du travail et sa fonction première de socialisation et de contrôle elles s’amplifient au contraire

La valeur comme le travail aspirent tout ce qui est, et toute critique qui n’ira pas gratter la nature profonde du capitalisme épuisera ses forces (si elle est sincère) et participera à ce que restent soigneusement occultés le rôle de la valeur et la résistance des hommes au travail (connaissez-vous la brochure de Seidman « Pour une histoire de la résistance ouvrière au travail » publiée à Échanges et Mouvement ?).

Reste encore la question de l’illusion de ceux qui veulent « débarrasser le travail du carcan du capitalisme », et qui finissent presque toujours par demander plus d’État (qui reste une « providence » pour les entreprises qu’il renfloue…), ou celle qui voudrait renouer avec le travail d’avant la société industrielle, belle perspective ! À l’instar de la contre-rationalité dont parlait Postone, la contre-modernité est une construction et un produit de la société industrielle elle-même (et tout ce qui est rangé dans la catégorie « post-modernité » est du même acabit. La riche formule de Horkheimer, « Celui qui ne veut pas parler du capitalisme, qu’il se taise à propos du fascisme », pourrait servir souvent et finalement très largement…

Ci-joint un extrait d’une lettre sur l’usage que je fais du concept de « contre-rationalité ».

 

 

Au sujet de la contre-rationalité ambiante

La reproduction capitaliste, dans sa fuite en avant perpétuelle, affirme toujours plus son caractère nihiliste et dissolvant des valeurs antérieures à son apparition, mais aussi de certaines des valeurs bourgeoises sur lesquelles la société industrielle et marchande s’était édifiée (matérialisme, progrès, travail productif, rationalisme, esprit critique, individualisme, désir de connaissance, d’histoire, universalisme, sujet etc.), et qui furent reprises à leur compte par les classes exploitées des XIXe et XXe siècles, mais dans une perspective révolutionnaire.

Le nihilisme du capital vaporise les cultures, les différences, les subjectivités et l’on ne le sait jamais davantage que lorsque l’idéologie encense ces mêmes attributs de l’humain. L’idéologie ne s’est jamais autant déployée que depuis 1945 car sa tâche consiste à masquer aux hommes combien ils se livrent désormais corps et âmes à un processus qui leur échappe en grande partie et qui ne peut que les réduire à terme à des particules de capital. Les débuts du capitalisme étaient extrêmement brutaux et ses variantes staliniennes et fascistes non moins exterminatrices, mais c’est aujourd’hui que se conjuguent une effective destruction physique des hommes et de leur milieu, et un certain anéantissement de leur volonté de comprendre et critiquer leur monde.

Parmi les référents de la modernité, c’est essentiellement la raison, au sens de la faculté de juger (ordinairement associée au mode de rapport capitaliste, en la restreignant au calcul), qui subit le plus cette dissolution tant il apparaît que les choix (recherche scientifique et applications techniques, mode de production et de circulation, répartition des biens, prise en compte des besoins) opérés dans cette société sont plus le fait d’une logique interne aux lois du marché que celui d’une maîtrise rationnelle des intérêts de l’ensemble des hommes. Cela rend compte aussi plus simplement du fait que l’homme est de moins en moins aux commandes du système qu’il a produit, dans la mesure où il s’accepte comme agent et non comme sujet, et dans cette fonction, la raison instrumentale lui suffit.

Tandis que la critique anticapitaliste s’attache à ne jamais perdre de vue la nature irrationnelle et amorale du marché — que l’humanisme bourgeois ne suffit plus à masquer — la gauche, elle, porte à bout de bras le projet utopique du capital et se croit investie du sauvetage de la morale. Elle voudrait représenter les intérêts des classes moyennes1 des pays industrialisés et des élites des pays « émergents », qui pensent sauver leur peau en reprenant à leur compte certains des thèmes de la contre-culture des années 60, en vue de (re)constituer cette culture progressiste qui fait défaut au système (il fut seulement capable de propager brutalement une mentalité industrielle).

La gauche ne veut pas regarder en face la fuite en avant généralisée du système, et constater comment nous sommes déjà entrés dans une sorte de loss of coolent physique et mental. Elle croit possible une réforme du système qui les a engendrées (elle et la middle-class) ; la sociologie post-moderne est la cheville « ouvrière » de cette entreprise, la contre-rationalité son cheval de bataille : morale et culture sont opposées aux ancrages antérieurs de la modernité, raison et nature. Pour ce faire, il faut donner à croire que la critique révolutionnaire a épuisé l’anticapitalisme, et rendre caduque toute critique radicale de la société capitaliste comme toute proposition d’en sortir, en soutenant que la raison a tué la raison, y compris dans l’histoire. Pour la gauche européenne et américaine… — pourtant ridiculisée par les « angoisses » d’une vie toujours plus hypersocialisée… — il s’agit désormais de s’attaquer non pas au cœur du système mais à certains de ses attributs : la démarche scientifique, la pensée rationnelle et objective, le réalisme scientifique et philosophique ; la démarche contre-rationaliste veut suggérer de nouvelles structures mentales capables de rivaliser avec celles du monde pré-capitaliste (dont la prégnance est toujours palpable), et compenser les défaillances de l’idéologie du grand capital. Elle veut faire aboutir le projet de morale sans dieu, de droit sans État (ou État minimal), de production marchande sans injustice ni dégâts irréversibles, autrement dit parachever l’intégration intime et immanente des lois de la deuxième nature capitaliste.

Naïf ou pas, l’individu post-moderne contribue à liquider ce que la critique révolutionnaire avait suscité et entretenu : le désir d’une communauté de conscience et de lutte où l’individu garde sa marge de manœuvre, l’usage d’une pensée analytique et critique, la volonté de réunir le séparé, bref une vie sociale sans le capital.

 

 

Lettre de J.W. à Hipparchia

Tout d’abord sur la question du terrorisme d’État, nous ne disons pas qu’il ne puisse pas en exister un, comme cela a pu être le cas en Italie à un certain moment, mais nous récusons toute « théorie du complot » à valeur explicative des événements, a fortiori quand elle cherche à discréditer des tendances d’un mouvement révolutionnaire et cela, même si on peut être en désaccord avec ces tendances. À titre d’exemple, je te renvoie au livre de P. Persichetti et O. Scalzone : La révolution et l’État dans lequel Scalzone démonte la construction de Debord, de la préface à la quatrième édition italienne de La société du spectacle. Dans le même ordre d’idée, le livre de Scalzone, comme celui de Curcio (À visage découvert) disqualifient complètement le repenti Franceschini sur lequel s’appuya pourtant mon camarade S. Quadruppani dans Le Brise glace, pour condamner la lutte armée, comme étant toujours au service d’un État (en l’occurrence il était question des services secrets israéliens). Ce même Fransceschini est aujourd’hui devenu un délateur spécialiste de la théorie du complot. Enfin, puisque tu parles de Bodo, tu sais à quel point il soulignait l’origine d’extrême droite de cette théorie. Mais bien sûr cela n’empêche pas du tout qu’il y ait des effets 11 Septembre favorables à la survie du système et que certains clans du pouvoir aient eu intérêt à ne pas bouger pour obtenir ensuite ce qu’ils désiraient, par exemple une augmentation des crédits militaires. Mais il ne faut pas mésestimer non plus l’énorme suffisance du pouvoir ricain qui l’entraîne souvent à ne pas voir la vérité en face.

Il me semble aussi paradoxal que tu puisses « intentionnaliser » le 11 septembre comme une action de la puissance américaine, alors que plus loin tu développes une idée proche de celle du capital-automate, quand tu parles de logique interne aux lois du marché, à laquelle seraient soumises aussi bien la recherche que ses applications. Et que fais-tu des liens entre le Pentagone et le complexe militaro-industriel ? Il me semble qu’au contraire tout ce qui est de l’ordre de la puissance et du stratégique, échappe en grande partie à la logique des lois du marché. La tendance à l’Empire que signalent Negri et d’une autre façon la revue Tiqqun marque justement la tendance à la domination du politique sur la gestion et l’économie. Que cela soit relativement récent est un point que J. Guigou et moi sommes en train d’expliciter dans un petit texte de bilan de ces cinq dernières années, en vue du n 13.

Quand j’écris (parfois) que « le capital critique le travail », alors que la plupart du temps j’écris qu’il l’inessentialise, c’est pour créer le même effet de choc que lorsque je dis (mais Camatte l’a dit avant moi !) que « c’est le capital qui révolutionne ». Dans le premier cas il s’agit de montrer la tendance à la valeur sans le travail, dans le second, de montrer l’échec du prolétariat en tant que négation. Mais peut-être devrait-on éviter au maximum les formules.

Ta lettre sur la contre-rationalité est intéressante, mais il faudrait encore distinguer cette contre-rationalité de l’anti-rationalité des gens de la Deep ecology par exemple ou celle de Kaczinsky et des « primitivistes » à la Zerzan. La chose se complique encore quand des individus sympathisants des théories de Zerzan, en appellent pourtant à « la Raison » pour s’en sortir (L’Encyclopédie des Nuisances, Riesel, In Extremis) !

S’il y a bien une continuité entre les valeurs de la révolution humaniste-bourgeoise et celles du mouvement ouvrier et même du mouvement révolutionnaire, cette continuité pose problème quant aux fins communistes ou quant à la nature de la communauté humaine vers laquelle nous voulons tendre. Il ne s’agit pas de table rase ou d’homme nouveau, mais de produire aujourd’hui une certaine discontinuité. Suivre un fil historique qui ne se réduise pas aux seuls mouvements de classes, mais fasse référence à l’ensemble des mouvements de lutte contre la valeur. Et ceci, si possible, en évitant deux dérives : celle de s’enfoncer dans les délires qui amènent à mettre sur le même pied les critiques d’extrême droite et les nôtres, à partir du moment où elles ont un certain contenu anti-capitaliste ; et celle qui en appelle tout simplement au retour à une critique précapitaliste de l’ordre existant.

 

 

Réponse d’Hipparchia à la lettre de Jacques Wajnsztejn

Je démarre sur la question du terrorisme. À vrai dire je ne m’y attarderai pas trop, car ceci devient finalement affaire d’intime conviction, si je puis dire. Si tu conviens que l’État (aidé par maints autres services amis) pratique le terrorisme (mais pas l’auto-terrorisme ?) comme en Italie, tu dois bien aussi considérer qu’il agit rarement de façon directe, qu’il instrumentalise souvent des groupes armés, et que plusieurs écrans de fumée s’interposent entre les faits et leur relation par les différents médias, ce qui nous laisse peu d’occasion d’y voir très clair, d’où l’intérêt de l’analyse pointue pour y suppléer, et celle de Debord/Sanguinetti fut plutôt sérieusement menée.

« Théorie du complot » et « vision policière de l’histoire » sont des expressions qui visent à dénaturer les analyses les plus sérieuses émanant des secteurs de la critique ; cela ne rend service à personne, en tout cas ne permet pas d’y voir plus clair. La « théorie du complot »2 (souvent abusive je te l’accorde et pratique pour certains qui se donnent à peu de frais l’illusion d’analyser la marche du monde) qui fait les choux gras de certains médias ou secteurs critiques n’a effectivement pas grande valeur explicative malgré ses prétentions affichées, au mieux elle met en regard plusieurs dits, pratiques et faits qui paraissent contredire voire saper l’explication officielle qui est fournie. La thèse du complot « interne » ou auto-terrorisme d’État doit s’intégrer dans une critique globale sérieuse, et encore une fois pour l’Italie par exemple, cela a été conduit de bout en bout par les situationnistes3.

Je n’ai pas le bouquin de Scalzone que tu cites et le lirais volontiers à l’occasion s’il est encore trouvable, mais que le repenti Franceschini soit aujourd’hui un « délateur spécialiste de la théorie du complot » n’invalide pas pour autant ses anciennes déclarations, pas plus que le fait que l’extrême-droite4 soit mêlée à ce genre de théorie ; la question est d’approcher la vérité. Quant aux « éventuels camarades qui se trompent » encore aujourd’hui (et encore en Italie), on ne dira effectivement jamais assez les dégâts produits sur les esprits faibles et isolés par la rhétorique de l’action armée contre des personnes ou symboles incarnant le système… vous écrivez vous-même que ce dernier n’a pas besoin d’être humainement présent pour que la valeur circule sur toute la planète, et que la « solution des contradictions par l’affrontement direct entre les hommes n’est plus opérationnelle » ; cela me semble aussi valable pour « notre parti »…

Pour l’histoire du 11 septembre, je ne vois évidemment pas quelle tendance d’un mouvement révolutionnaire serait discréditée en interprétant les attentats comme un coup tordu fomenté par un secteur de l’establishment contre un autre (hypothèse), comme cela c’est si souvent produit : en général archaïques contre modernes, et réciproquement. Le terrorisme est aussi tout simplement un effet de la guerre économique qui a toujours fait rage ; vous écrivez bien p. 19 de Soubresauts que « la priorité est à la guerre économique (…) parce que c’est une nécessité vitale du système de reproduction capitaliste ». Comme je l’écrivais à J. G, tout ceci n’est que le b.a.ba de la politique-gestion des affaires, en tout cas de ce qu’il en reste, (Debord et Sanguinetti avaient aussi bien souligné en leur temps combien les États avaient du mal à « raisonner stratégiquement »5, qu’il ne leur restait qu’un peu de tactique, et que le terrorisme était la continuation de la guerre, donc de la politique, par d’autres moyens. Je suis bien d’accord avec vous, la politique et la guerre sont en voie de disparition, et c’est bien la logique interne aux lois du marché qui conduit aux actes de terreur tantôt diffuse, tantôt concentrée. La confusion qui préside avant, pendant et après l’attaque du 11 septembre indique que « l’élite de fonction »6 navigue à vue, et que ce qui était visible pour elle depuis un certain temps, c’est que la fuite en avant de la valeur allait avoir des effets implosifs impossibles à dissimuler.

Ce qui est flagrant dans cette histoire, c’est que les avantages7 que l’establishment en tire sont faramineux sur le plan social, économique et politique — même si cela ne règle rien et participe encore de la fuite en avant — et que les arguments associés à la théorie officielle du « complot extérieur » frisent la débilité profonde la plupart du temps. Quant à l’instrumentalisation (à multi-usages) de groupes islamistes par les USA ou par le biais de leurs alliés en Algérie, en Palestine, au Pakistan, en Afghanistan et ailleurs dans le monde, pour gérer des intérêts tant locaux que relatifs à la survie du système, elle me semble aussi manifeste.

En résumé je dirais qu’on assiste, de la part des services attitrés, à une combinatoire compliquée faite de manipulation, de beaucoup de laissez faire8, et de perte de maîtrise (et de bêtise) qui permettent d’aboutir ou pas à l’effet escompté. Sans doute que l’imprévu l’emporte en partie sur l’intentionnel dans une complexification grandissante des rapports entre États, groupes multinationaux, factions diverses et autres oppositions concurrentielles9. En tout cas malgré la confusion régnante, le système est toujours bien debout. Le risque qu’il court dans cette affaire finalement, quand la collusion entre les « ennemis » transpire autant, c’est qu’un scepticisme grandissant accueille désormais toute déclaration officielle (et ne parlons pas du cinéma déployé contre les « malhonnêtes gestionnaires » d’Enron and Co).

Je suis d’accord avec vous pour considérer que les déséquilibres et restructurations des années 70 sont toujours en cours, que l’instabilité actuelle peut être le produit d’une faiblesse, qu’aucune dimension stratégique ne se dégage, et que les USA ont sans doute échoué dans leur utopie de représenter tout le capital… Je n’ai pas lu Empire, ni vu dans le no 1 de la revue Tiqqun la thèse que tu évoques de la tendance à la domination du politique sur la gestion et l’économie. J’attends que tu m’en dises plus à l’occasion ; cela dit, dans Soubresauts p. 10, vous écrivez : « De la même façon que l’économie semble s’imposer au social et à la politique, la technoscience s’impose au militaire ». J’en suis bien d’accord, dans les deux cas il s’agit de processus qui semblent passer par-dessus la tête des hommes, qui ont inversé l’ordre des rôles sujet/objet. N’y a t-il pas ici contradiction avec la thèse précédente ?

Dans le droit fil de cela, ne pourrait-on justement interpréter les magouilles terroristes comme participant aussi d’une volonté de reprendre la main de la part du clan archaïque militaro-industriel (deux secteurs en voie de démolition) : vous écrivez vous-mêmes fort opportunément p. 10 « que les États actuels fonctionnent dans un rapport ambigu à leur complexe militaro-industriel », et avant p. 5, vous souligniez bien que les besoins de « la guerre économique nécessitent un transfert de dépense du militaire vers le civil ».

Quant à la mafia, loin de la considérer comme gênante, on peut constater qu’elle permet au moins — dans les zones où le capital ne veut ou ne peut se développer pour l’instant — d’accumuler en un temps record de grandes masses de capitaux, de maintenir par la terreur permanente (et la promesse d’enrichissement de quelques kapos locaux) la paix sociale dans des régions qui sortent du stalinisme mais qui n’ont peut-être pas envie du capitalisme10 (et dont il se trouve que la population n’est pas homogène culturellement, ce qui semble nuire aux affaires, comme Attali l’a benoîtement déclaré un jour).

Il me semble (avec d’autres comme Jappe ou Kurtz) que le capitalisme arrive tout seul à se faire du tort depuis un bon moment, et qu’il s’est tellement infiltré dans la nature humaine et dans le rapport social sur toute la planète que même ceux qui croient s’y attaquer succombent à une certaine fascination/imitation, et la réciproque est vraie11 (cf. l’extrait d’Échanges).

Pour revenir à la thèse officielle, que vous semblez accréditer, (pour Kurtz et Jappe les groupes islamiques sont une branche de la socialisation par la terreur), j’ai beaucoup de mal à intégrer ce terrorisme dans le cadre d’une résistance à l’œuvre à la marche du capital (toujours notamment dans ces zones où il ne peut ou ne veut se développer).

Vous écrivez dans Soubresauts qu’il y a un « immense mouvement de refus du mouvement de la valeur », qu’il a commencé avec la révolution iranienne et le développement d’un populisme religieux d’origine chiite contre le mouvement d’individualisation, et qu’il continue aujourd’hui avec un mouvement religieux plus messianique qui rejoue la communauté contre l’État ; la révolte contre le capital s’exprimerait dans l’alternative que constitue la communauté des croyants. Cette réactivation d’un élément du passé cohabiterait avec un élément du présent dans le vaste mouvement de refus de la valeur : le clan Ben Laden, préfiguration d’une classe bourgeoise impossible, (dans le monde arabe, le mouvement de la valeur se serait fixé à un stade archaïque, et l’actuelle révolte s’attaquerait aux effets dissolvants de la communauté de la valeur moderne : individualisme, absence de moralité, État etc.) incarnerait ce mélange d’ancien et de néo-moderne (voir son redéploiement dans la finance et les affaires, et le développement en réseaux anonymes).

En somme ces islamistes-là attaqueraient le capital avec ses propres armes, en participant activement à la valorisation, au nom de la masse des déshérités qui voudraient que le capitalisme ne se développe pas (ce qui reste à vérifier de plus près quand même, si on le peut : quel genre de pression réelle s’effectuerait dans ce sens depuis les fidèles jusqu’à leurs représentants ?), et tout ceci sans projet politique. Autrement dit, une abstraction est jouée contre une autre (communauté des croyants contre « religion sécularisée du capital » selon l’expression de Kurtz12).

Évidemment ceci n’est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, la démarche national-socialiste des années 30/40 (qualifiée de « religiosité laïque ») qui voulait incarner le ressentiment contre le capitalisme d’une masse de gens, sans projet politique ni social autre13 que celui de ressouder la communauté sentimentale14, contre la communauté abstraite de la valeur. Cette fois ce serait le citoyen américain qui serait fétichisé comme incarnation de la valeur formelle qui se tient derrière la « culture moderne, matérialiste et vulgaire »15

Si refus du mouvement de la valeur il y a dans le fondamentalisme islamiste, il est mal barré. Plus sérieusement que faire d’un mouvement contre la valeur qui ne se connaît pas comme tel ? Pour ma part, je m’en tiens aux faits : les fondamentalistes se déploient quand le gendarme en chef le veut bien et constituent un comité de vigilance anti-révolte (laïque) permanent ; ce mouvement théoriquement opposé à l’État vise en fait toutes les résistances qui ne veulent justement pas s’y soumettre (cf. les intégristes juifs qui ont tant cassé ces derniers mois cette résistance palestinienne qui peut-être ne voulait s’intégrer ni au Hamas, ni au Fatah).

Comme toute grille de lecture bien construite, la vôtre permet une analyse fouillée de la situation actuellement si désastreuse. J’apprécie votre volonté tenace de faire apparaître l’universel, et de suivre un « fil historique », même quand il faut faire avec de petits bouts de ficelle mal raccordés. Le critère de la tension individu/communauté qui vous permet de produire cette discontinuité dont tu parles dans ton courrier, et de suivre un fil historique qui ne se réduise pas aux seuls mouvements de classes, est très parlant théoriquement et concrètement. Mais je ne peux me contenter de le saisir comme la forme visible de ce qui reste inconscient ou caché (appréhension et critique de la valeur). Je ne vais pas à tout prix fonder quelque espoir dans des mouvements sociaux qui recèlent encore une forte idée de la communauté, mais où aucun individualisme de qualité n’y fera sa place. Et tout simplement, je ne veux pas (ou plus) recourir à ce type d’inversion entre ce qui est réel et ce qui apparaît.

À relativiser à tous crins pour traquer les nuances de gris dans le noir intégral, on prend le risque de ne rien pouvoir reprocher à ceux qui basculent plus avant dans la discontinuité, et tentent de réactiver une tension individu/communauté d’avant l’industrialisation. Leurs contorsions pour dégager la raison du progrès, et la socialité paysanne de la gangue réactionnaire, tout en gardant la morgue inénarrable et le ton radical de ceux qui ne se compromettent jamais16, laissent pantois. Par ailleurs, j’ai cru comprendre que les gens de Krisis se proposaient de couper résolument le cordon ombilical reliant l’Aufklärung à la raison, pour refonder celle-ci sur des bases plus saines… à vérifier.

Pour ma part, ne serait-ce que pour ma santé mentale, j’effectue également quelques contorsions pour garder la distance qui permet d’essayer de penser lucidement les faits sociaux, et pour résister à la pression « intégrationniste » de la société capitalisée et au sentiment d’irréalité qu’il instille. Pour rester aussi imperméable à la pression qui vient des milieux critiques, et qui veut nous fondre dans la gestion de ce qui est à coups de relativisation (clé du discours « post-moderniste »).

Je continue donc de dévider le fil historique comme je peux, sans produire de discontinuité marquante, et sans cracher sur la raison que je ne puis dissocier du progressisme ; je veux bien adapter mes critères d’appréciation de ce dernier : tant que le réel et le visible ne coïncident pas, je ne parle pas de progrès ni même de marche évolutive ; tant que la raison critique peut traiter le décalage que signale Gunther Anders entre la fuite en avant technologique et notre imagination, comme elle a tenté avec Adorno, Postone et d’autres de traiter l’« irrationalisme fasciste », elle reste l’outil de connaissance incontournable qui permet au moins de suivre le fil du progrès des idées. Je reste dans le négatif sans propositions tant que la tension individu/communauté n’aura pas acquis la pleine conscience de la valeur et de ses nuisances. En deçà, pour le dire avec Bodo, nous sommes condamnés à penser le monde de l’intérieur.

Mais il nous reste la passion de la raison…

 

 

Hipparchia : notes additives à la lettre précédente

1) Vous écrivez dans Soubresauts p. 24 (après avoir fustigé en passant les avatars de la vision policière de l’histoire) que « la question de la sécurité devient fondamentale. Ce qui n’est plus qu’opération internationale de police se double d’une sécurisation intérieure. La sécurité devient un secteur fondamental de ce qu’on appelle le système de reproduction capitaliste. Il ne faut pas voir dans le développement de ce secteur une soupape de sécurité par rapport au fort chômage (…) ni le fait que l’État aurait absolument besoin du terrorisme pour nous faire avaler la pilule ». Et vous avez écrit avant (pp. 18/19) « qu’il n’y a plus guère de raison d’employer la notion de cours historique ».

Malgré cela et le nombre de faits corroborant ces considérations (gestion policière des affaires intérieures et extérieures, complicité des classes, tendance à la totalisation du capitalisme, absence actuelle du cours de l’histoire), il répugne à considérer que nous vivons dans une société policière à plus d’un titre et qui pratique… — entre autres… — le terrorisme quasiment comme elle respire. Même si la révolution n’est pas à l’ordre du jour, l’organisation sociale établit et entretient les conditions d’une contre-révolution permanente ; elle a même réussi à polluer la pensée critique qui en grande partie se fait piéger. Il est frappant de voir combien les accusations en abîme17 « théorie du complot » ou « vision policière de l’histoire » (parfois même associées à celle de « révisionnisme », pour en rajouter sur le caractère sacrilège de certaines analyses) sont utilisées pour régler des comptes entre représentants du même « parti »18. Je m’excuse de citer encore du Debord19, mais si Camatte n’a pas tort de pointer le flou qui entoure le concept du spectacle, d’autres analyses du même restent toujours instructives. Par ailleurs, il y a autant d’intentionnalisation sous-jacente (ou aussi peu) dans le propos de JW sur la sécurité que dans celui de Debord sur le secret : dans tous les cas, ne s’agit-il pas d’un système qui actionne et entretient les rouages les plus adaptés à sa reproduction ?

Le terrorisme est un phénomène récent en Amérique du Nord ; on peut estimer qu’il signale, d’une manière ou d’une autre, une crise du système plus marquée que d’habitude : j’opte pour la thèse du terrorisme plus ou moins conduit par le système comme écran de fumée vis-à-vis de ce qui va suivre (plutôt qu’exécuté par un secteur contre un autre). Ceci à partir notamment de l’accumulation des manquements des services secrets (ce que J.W. appelle « l’énorme suffisance du pouvoir ricain qui l’entraîne à ne pas voir la vérité en face ») et juste après les attentats, leur étonnante remise en forme (sans parler de l’énorme cafouillage des terroristes qui se cachaient à peine et que des services israéliens pistaient d’ailleurs (cf. Le Monde du 6 mars 2002) ; un « laissez-faire » à ce point équivaut à du « vouloir-faire ».

Dernière remarque : l’enchaînement logique des derniers événements policiers (11/09, Gênes et assassinats revendiqués par des B.R) ont mené Persichetti en taule. Avez-vous des précisions sur son sort actuel ? Je n’ai pas encore trouvé son bouquin publié en 2000.

2) Je ne vois guère cette tendance à la domination du politique sur la gestion et l’économie mais bien plutôt une imbrication des deux, la première étant subordonnée à la seconde.

La « restructuration du politique » décrite par Tiqqun dans « À rebours » ne me semble pas signaler une nouveauté, sinon qu’elle s’accorde effectivement à celle qui est en cours en économie. À quoi d’autre assiste-t-on cycliquement depuis près d’un siècle, avec en filigrane la « responsabilisation toujours plus poussée de chacun au sort de la société « fortement relancée par les luttes néo-citoyennes ?

Pour ma part j’observe surtout l’évolution de la posture du citoyen passif qui se cale toujours plus dans la séparation, non plus derrière la classe ou la race, mais derrière sa seule subjectivité, cultivant névrotiquement goûts et accessoires identitaires20. Je constate, après le reflux de chaque vague militante de type citoyenniste, qu’il est rejoint par les nouveaux déçus de la « raison » d’État.

Le texte de Gérard Bad paru dans le no 101 d’Échanges et mouvement me semble assez juste dans la mise en évidence de l’imbrication État/capitalisme ; il soutient qu’il n’y a pas de contradiction fondamentale entre le « libéralisme économique » et l’État, mais que la tendance du marché est de revenir à lui-même c’est-à-dire à la libre concurrence ; dans ce cas il devient lui-même une entrave à son propre développement — ce dont il n’aurait pas conscience. Debord dans le même ordre d’idée précisait par contre qu’il en avait conscience, et qu’il prenait les seules mesures à même de continuer à masquer non pas seulement sa vraie nature amorale mais combien il est un système en faillite permanente21. Les politiques comme les sont intimement liés à la reproduction de la valeur et leur passivité quant à ses exactions n’a rien à envier à celle des classes populaires et des représentants qu’elles se reconnaissent. Ils n’ont pas (ou plus) les moyens de limiter les dégâts, et si certaines arrière-gardes regimbent contre leur mise au rencard, elles ne peuvent et ne savent que les aggraver. Quand JW écrit dans sa lettre que « tout ce qui est de l’ordre de la puissance et du stratégique échappe en grande partie à la logique des lois du marché », veut-il parler des régulations qui entravent la libre concurrence, ou de la guerre qui nuit aux affaires, ou de quoi d’autre ?

Bad écrit encore p. 30 que « Dans tous les pays occidentaux, des mouvements de réhabilitation du rôle de l’État auront lieu, mais la purge sociale aura été programmée partout, et la réhabilitation de l’État ne remettra pas en cause la poursuite de cette purge, elle va au contraire la diriger, la contrôler et l’accentuer ». Et plus loin : « Il n’y a pas un État au monde qui ne soit pris dans les filets de la finance et de l’endettement »22. Par ailleurs il écrit que l’État intervient pour favoriser la reproduction du capital, par exemple en France en militarisant l’économie ou en favorisant le nucléaire, et conclut que le système capitaliste dans son ensemble est dual et contraint de naviguer dans cette dualité.

Tiqqun lui parle d’une « restructuration du politique et de l’économique vers un au-delà de la fusion économico-étatique du compromis keynésien (…) il n’est plus impensable qu’État et Marché disparaissent en tant qu’institutions séparées dans un capitalisme cybernétique en formation23 ». Mais il faut sans doute mettre ce pronostic en rapport avec la thématique de la rédemption qui court dans leur revue (cf. tome 1er p. 16) : pour eux cette fin de l’histoire tant souhaitée, où la domination marchande révèle sa métaphysique, permettrait enfin la restauration de l’unité du sens et de la vie…

Le thème de la rédemption me fait penser à Walter Benjamin qui ainsi s’exprimait dans les pires années : « L’heure de la critique est depuis longtemps passée. La critique est affaire de distance convenable. Elle est chez elle dans un monde où il est encore possible d’adopter un point de vue. Les choses, entre temps, sont tombées sur le dos de la société humaine de manière bien trop brûlante. "L’impartialité", le "regard objectif" sont devenus des mensonges, sinon l’expression tout à fait naïve d’une plate incompétence ». Et pourtant l’École de Francfort a produit la critique que l’on sait : une distance s’est donc trouvée dans un rapport social où la passivité était devenue dominante, au point de constituer le sujet d’étude.

Aujourd’hui comme dans les années 30, la conscience d’être momentanément vaincus se mesure au fait ne plus trouver d’extériorité à ce monde. Mais tant que nous saurons manier les outils nés à une époque où le monde n’était pas clos à ce point, nous porterons cette extériorité en nous ; en attendant… ce monde est bien notre monde en effet. Pour ma part, cela ne m’empêche pas de considérer que les choses peuvent toujours se débloquer, d’autant plus que je ne donne pas dans la vision findemondiste qui postule que les conditions de la survie étant atteintes, le parti de la critique ne peut plus que (se) proposer l’établissement de bases arrières, en maintenant la conscience active.

 

 

Suite et fin (provisoire) de l’échange : extrait du courrier d’Hipparchia à J. W. septembre 2002

Un copain m’a fait lire dans le numéro 9 du mensuel Maintenant du 21/06/1995, que tu connais peut-être, l’interview de Cossiga par la revue Sette. Scalzone y commente les déclarations du pseudo-repenti d’État Cossiga en espérant que ses pairs « établiront un moratoire sur toute idée d’extradition vers la péninsule de fugitifs poursuivis par une justice d’État… d’urgence, dont Cossiga fut l’un des architectes ». Cossiga dit dans cette entrevue qu’il regrettait que ses lois d’exception aient été banalisées, et qu’il voulait aider les rescapés emprisonnés (grâce à lui pourtant), par « charité chrétienne »… d’ailleurs, il ne parle plus de terrorisme mais de « subversion de gauche comme phénomène autochtone et spontané ». Il précise que « dans toute l’arrièrologie qu’on a bâtie, et j’entends par là les prétendues manipulations des BR par les services secrets et la loge maçonnique P2, il y avait la tentative d’enlever toute dignité à la lutte armée. La dignité provenait de ce qu’ils croyaient combattre pour la liberté contre l’imminent retour au fascisme ».

Je veux bien entendre que vous vous méfiez des déclarations du repenti Franceschini (dont se servent les tenants de la thèse du terrorisme d’État et des BR manipulées, consciemment ou pas), mais les arguments développés par Cossiga sont qualifiés par Scalzone « d’extrêmement parlants, plus que tout autre argumentation de notre part » ; et basta ! Autrement dit, ce témoignage-là n’est pas sujet à caution, et il se trouve qu’il renforcerait la thèse de la lutte armée des BR non manipulées. C’est tout ce qu’on peut en dire ? Tout ceci me laisse perplexe.

Par ailleurs, j’ai lu les passages (pp. 22 et 116/118) du livre La révolution et l’Etat concernant les thèses de Debord sur le terrorisme en Italie, et j’ai été assez déçue par la pauvreté de l’argumentation (alors que tu m’avais parlé de « démontage de la construction de Debord »). Retracer l’historique de la rétrologie d’extrême-droite et l’usage qu’en a fait le PCI, pourquoi pas, c’est instructif. Mais il se trouve qu’ensuite, à partir d’un maigre extrait de son exposé, ledit Debord est qualifié de « doux-dingue » qui s’est mis au niveau de la littérature rétrologique, car le malheureux était frustré de n’avoir pu influer sur le cours de l’histoire en Italie : il est ainsi recouru au discours psychiatrisant ordinaire.

Franchement, c’est un peu court… Désolée de continuer sur cette discussion avec cette actualité, mais de toutes les façons, le sujet est visiblement toujours brûlant.

 

 

Notes

1 – Dans les années trente, et notamment avec le nazisme (cf. le monde des employés décrit par Kafka et Krakauer) et contre le prolétariat, naît et se déploie un groupe social qualifié (non sans polémiques) de « classe moyenne », qui va devenir la classe gestionnaire et consommatrice des trente glorieuses en Europe, aux USA et au Japon. La middle-class… — dont Kaczinski aurait dit qu’elle était la seule qu’il ait vue à l’œuvre… — ne nourrit aucune fierté à partir d’elle-même et vit dans la menace constante de sa prolétarisation. Imitant le mode de vie bourgeois et évitant les conflits, elle est la classe-pilote du nouveau capitalisme d’après-guerre, « son agent spécialisé des services ». Le discours écologiste est le principal vecteur de ses « émotions ».

2 – Mais avec le terrorisme, d’où qu’il vienne, n’y a-t-il pas forcément complot ?

3 – Il serait quand même temps que le perpétuel ton revanchard à l’égard des situs se dissolve ; cf. le no 100 d’Echanges, p. 68 info sur Wildcat-Zirkular…

4 – Je connais les « enchaînements » de Bodo, mais tu sais bien que nous n’étions pas d’accord sur tout…

5 – cf. p. 23 de Soubresauts

6 – Selon l’expression de Robert Kurtz in Economie totalitaire et paranoïa de la terreur (si je l’ai bien comprise car la note s’y rapportant n’est pas claire)

7 – Si on s’amuse à aligner la liste des « Après le 11/09, les capitalistes en ont profité pour », elle écrasera certainement celles « Cela les a empêché de… ».

8 – Cf. notamment les déclarations dans ce sens de militaires algériens repentis.

9 – J’ai lu dans Échanges et mouvement no 100, p. 52 le petit billet suivant : « D’après le bimensuel brésilien Exame, les experts en management, fascinés par l’organisation Al-Qaida, étudient sérieusement cette structure qui leur semble un modèle d’efficacité dans un milieu hostile comme celui de la concurrence internationale, où chaque firme recours à une forme de terrorisme pour tenter de supplanter les autres firmes concurrentes (…) un consultant américain a estimé qu’il aurait fallu détruire 21% du réseau Al-Qaida pour prévenir les attentats du 11/09, alors que dans une structure hiérarchique traditionnelle, une élimination de 5% du réseau aurait suffi. »

10 – Cf. de manière analogue cette image du débarquement US en 1943 en Sicile avec en tête le chef de la mafia locale, pour gérer la transition d’avec le fascisme…

11 – Kurtz parle de la « pulsion de mort du sujet capitaliste », vous de « la volonté de mort qui nie le terroriste islamiste en tant qu’individu »

12 – « parce que le noyau irrationnel de l’idéologie du capital ressemble à s’y méprendre au fondamentalisme islamique ».

13 – Bien que l’État y gardât une place prépondérante.

14 – Bien que fondée sur le sol, le sang, la race.

15 – Cf. Postone in Temps Critiques no 2.

16 – Il est aussi sidérant de les voir accolés avec les néo-religieux écologistes…

17 – On est toujours le « théoricien du complot » de quelqu’un…

18 – cf. le Publicitaire no 5 sep. 2001 qui parle de « paranoïa anti-paranoïaque (et de moderne inquisition) qui touche même les insoumis » en la personne de Riesel tentant de ridiculiser Debord dans son interview à Libération. Cela dit quelques lignes plus loin, le rédacteur affaiblit ses remarques dans un ton outrancier et revanchard à l’égard de Riesel (typique de ce milieu pro-post-néo-situ qui sans doute sur ce plan aussi « ne se corrige pas »…).

19 – Commentaires page 67 : « La "conception policière de l’histoire" était au XIXe siècle une explication réactionnaire et ridicule, alors que tant de puissants mouvements sociaux agitaient les masses. Les pseudo-contestataires d’aujourd’hui savent bien cela, par ouï-dire ou par quelques livres, et croient que cette conclusion est restée vraie pour l’éternité ; ils ne veulent jamais voir la pratique réelle de leur temps ; parce qu’elle est trop triste pour leurs froides espérances. L’État ne l’ignore pas, et en joue. Au moment où presque tous les aspects de la vie politique internationale, et un nombre grandissant de ceux qui comptent dans la politique intérieure, sont conduits et montrés dans le style des services secrets, avec leurres, désinformation, double explication… — celle qui peut en cacher une autre, ou seulement en avoir l’air… — le spectacle se borne à faire connaître le monde fatigant de l’incompréhension obligatoire, une ennuyeuse série de romans policiers privés de vie et où toujours manque la conclusion. »

20 – À l’instar de certains « non-juifs » des années trente et quarante qualifiés de « criminels-de-derrière-leur-bureau », notre individu contemporain est potentiellement un « criminel-de-derrière-sa-subjectivité » désormais dépourvu de la moindre empathie pour l’autre, et bien sûr déconnecté de la question individu/communauté : il est désormais à la portée de tout un chacun de se voiler la face… — sans pouvoir justifier de sa fonction ni des ordres reçus.

21 – Cf. ces économistes comme Généreux qui ont exposé combien la crise du capitalisme est structurelle, les trente glorieuses faisant exception. Voir p. 22 des Commentaires de Debord : « La fusion économico-étatique est la tendance la plus manifeste de ce siècle ; et elle y est pour le moins devenue le moteur du développement économique le plus récent (…) il est absurde d’opposer l’économie et l’État, ou de distinguer leurs raisons et leurs déraisons ». Et p. 70 : « La domination est assez lucide au moins en ceci qu’elle attend de sa propre gestion, libre et sans entraves, un assez grand nombre de catastrophes de première grandeur pour très bientôt ; et cela tant sur les terrains écologiques, chimique par exemple, que sur les terrains économiques, bancaire par exemple. Elle s’est mise depuis quelques temps déjà en situation de traiter ces malheurs exceptionnels autrement que par le maniement habituel de la douce désinformation. » À mettre en relation avec ce propos de la p. 33  : « Cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. Elle veut en effet être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats (…) Les populations spectatrices peuvent toujours en savoir assez sur le terrorisme pour être persuadées que, par rapport à lui, tout le reste devra leur sembler plutôt acceptable, en tout cas plus rationnel et plus démocratique ».

22 – L’État le plus endetté au monde est celui des USA auprès du Japon, le premier créditeur. Dans Le Monde diplomatique de mars 2002, l’article de C. Johnson « Japon, les impasses d’un modèle » met bien en évidence une chose : si l’État US est arrivé (pour diverses raisons) à faire digérer à sa population toutes les destructurations sécrétées par le capitalisme, il n’est pas sûr que cela passe aussi « facilement » au Japon, pourtant jusque là banquier docile. Il faudrait suivre l’évolution des choses dans ce pays dans les temps qui viennent ; ça va peut-être craquer d’une manière ou d’une autre.

23 – Cf. encore Debord p. 23 où il dit en substance que ce monde semble avoir programmé son auto-destruction.