Temps critiques #10

La crise du travail exige une révolution dans la théorie

, par Jacques Wajnsztejn

Les critiques du travail

Chez les premiers socialistes on peut remarquer une confusion constante entre les notions d'activité et de travail. Pour Proudhon, le travail doit se rapprocher d'une activité créatrice. C'est une activité humaine de tous les temps qu'on peut couler dans tous les moules économiques. Le travail est en quelque sorte un dérivé de l'activité naturelle et libre. Quant à Fourier, il insiste sur le fait qu'il faut trouver des formes agréables de travail.

Il n'y a guère que Marx pour se prononcer pour la fin du travail lui-même, mais cette fin est reportée à un stade ultérieur du développement des forces productives qui seul permettra la réappropriation sociale de ces forces qui font face au prolétariat sous la domination du capitalisme.

Lafargue reprend ce thème en 1880, dans son Droit à la paresse. Le succès du pamphlet est davantage dû au caractère provocateur, du mot d'ordre qu'aux vertus objectives du texte qui mêle l'apologie des corporations (influence de Proudhon) et des jours fériés chrétiens de l'Ancien Régime avec un hymne à la machine qui délivrera l'homme du travail. Néanmoins, il faut reconnaître à Lafargue l'audace d'avoir posé la question du travail en dehors du cadre étroit de la baisse du temps de travail, c'est-à-dire dans la perspective de la fin de la domination et de la conquête du temps libre. À l'époque il est en effet une voix isolée quand on sait que l'Internationale déifie le travail dans son Congrès de Genève en 1866.

C'est presqu'un siècle plus tard que se manifeste à nouveau la critique du travail et ce, sous plusieurs formes :

—  d'une manière indirecte par le centrage de la critique sur la vie quotidienne (H. Lefebvre).

—  d'une manière directe par l'énoncé théorique de la nécessaire suppression du travail et l'auto-négation du prolétariat (l'Internationale situationniste à partir de 1963, puis divers courants issus de l'ultra-gauche à partir de 1967/68).

—  d'une façon concrète dans le Mouvement de Mai 68 et les différentes formes de refus du travail qui se sont développées dans tous les pays capitalistes industrialisés depuis le milieu des années 60 (absentéisme, turn over, sabotages). Le « Mai rampant » italien poussera ce mouvement jusqu'à ses extrêmes limites.

Ces mouvements de luttes ont oscillé entre la mise à jour de la contradiction du travail salarié : puissance de la classe du travail mais à l'intérieur du rapport d'exploitation, ce qui débouchera sur des pratiques de « libération » du travail (expériences autogestionnaires, mouvements vers l'autonomie : l'opéraïsme italien) et l'expression moins affirmée et moins claire de l'idée que c'est le travail lui-même qui est une contradiction en tant que forme historique aliénée de l'activité humaine dans une société régie par des rapports de domination.

Ce mouvement de refus du travail fera d'ailleurs l'objet d'une double interprétation. D'un côté, il a été considéré d'abord comme l'expression d'un désir radical (cf. les polémiques dans les derniers numéros de la revue Information, correspondance ouvrière), puis comme le mouvement du négatif à l'œuvre (revues Négation, Le Voyou). Le mouvement de critique et de refus du travail est relié à la crise de la théorie du prolétariat et finalement à sa critique. D'un autre côté, le refus du travail est analysé comme un mouvement provisoire et résorbable, issu d'un rapport de forces ponctuellement favorable à la lutte de classes (position, par exemple, de Ch. Reeves au cours d'une polémique avec J. Zerzan), rapport de forces qui peut s'inverser comme le montre le renversement de la « mobilité » ouvrière en flexibilité patronale dans les années 80.

La crise du travail supplante la critique du travail

À partir des années 80, la critique du travail se fait plus discrète. Sur le terrain elle prend des formes plus souterraines et semble même parfois abandonner l'idée d'une lutte collective quand elle se développe en dehors du système du salariat. Si Antonio Negri y a vu l'amorce d'une nouvelle configuration de lutte (« l'entreprenariat politique »)1, force est de constater que ces tentatives d'auto-valorisation du travail se sont fondues aujourd'hui dans le « miracle » italien des nouvelles formes de production des petites et moyennes entreprises. Au niveau théorique, la critique du travail ne se maintient que dans quelques revues confidentielles.

En effet, c'est toujours sur les limites de l'ancien cycle de luttes que le capital se restructure : le refus du travail et l'absentéisme sont « retournés » en précarité et flexibilité par le capital ; les secteurs situés à l'avant-garde des luttes (immigrés et jeunes des entreprises géantes de la métallurgie, de l'automobile, de la sidérurgie, des mines) sont démantelés, réorganisés, dégraissés. Des villes entières sont fermées comme Flint aux États-Unis. L'horizon devient le chômage dans un système de reproduction capitaliste qui se valorise encore mais par un processus qui tend à rendre le travail inessentiel.

Quand je dis que la crise du travail supplante la critique du travail, cela signifie que cette crise fournit le nouveau décor des polémiques et revendications, qu'elle fournit le cadre dans lequel peut et doit s'exercer le débat public. Ainsi, on pourra même trouver des auteurs (J. Rufkin) ou des ex (futurs ?) responsables politiques (Rocard) pour énoncer la « fin du travail », sans jamais énoncer la moindre critique du travail lui-même. D'autres se penchent sur ce qui restera toujours du travail (le « travail hétéronome » d'A. Gorz) ; enfin certains cherchent à dégager le travail de ses implications salariales et capitalistes en voulant le sauvegarder sous la forme d'une activité « utile » (milieu libertaire surtout).

On en perd de vue la nature même du travail, ce qui est grave quand on sait que la contre-offensive a déjà commencé. Aux idées de Gorz, Rufkin, Méda et Forrester, il est vrai largement médiatisées et diffusées, répondent aujourd'hui pour au moins sauver l'idéologie du travail, les bons apôtres de gauche du travail que sont d'Iribarne, Sainsaulieu, Supiot, la revue Alternative économique et l'ancien dirigeant de la cgil italienne B. Trentin. Ils rivalisent d'arguments de bon sens pour nous maintenir dans l'idée que le travail existera toujours, que ce n'est pas le travail qui manque mais l'emploi, que d'ailleurs les gens veulent du travail, etc.

Nous ne pouvons laisser se dérouler ce « grand débat » sans intervenir à notre tour.

Le travail ne peut exister en dehors d'un rapport social historique de domination. Sinon, c'est le rendre éternel, ne pas le saisir comme une contradiction du processus d'humanisation dans l'aliénation. Aujourd'hui c'est le salariat qui le présuppose et il est donc vain de discuter sur ce que serait un travail « acceptable » ou un « travail socialement utile ». La crise du travail est donc aussi une crise du salariat. Le capital n'est pas un facteur de production (ce que dit pourtant le discours du capital), c'est la production qui est un facteur parmi d'autres du capital au sein d'un procès de valorisation dont le travail n'est plus le centre. Cela dissout potentiellement le rapport salarial et pose le problème du salariat comme mode dominant d'organisation des rapports sociaux.

Dans la valeur sans le travail2, c'est la valeur elle-même qui se pose comme richesse. Si cela existait déjà, dès l'origine, comme l'explique F. Fourquet3 à propos d'Adam Smith, donc à l'époque où domine la théorie de la valeur-travail, ce n'est qu'aujourd'hui que ce phénomène atteint sa perfection. Ce n'est plus le travail qui crée de la richesse, c'est, au mieux, à la richesse que l'on demande de créer du travail, que ce soit par le biais des « chèques-services » ou de « l'entreprise citoyenne ». On est arrivé à un tel degré de la valeur sans le travail que certains envisagent aujourd'hui d'associer les licenciés économiques aux gains boursiers de leurs entreprises ! (Le Monde, déc. 97). À partir de là, toute la discussion sur la « bulle financière » et l'opposition entre économie et finance est à côté de la plaque. La valeur se présente comme flux mondial de puissance (Fourquet) et non plus comme une immense accumulation de marchandises (Marx). En effet, l'accumulation de richesse n'a plus rien d'un entassement qu'on pourrait se partager. La richesse, si on peut encore employer ce mot est davantage une vaste structure d'objets et de constructions techniques liés entre eux, créant ainsi une cohérence artificielle dans laquelle les possibilités réelles de la vie humaine restent inexploitées ou sont annihilées (Sfar).

Quant à la « richesse » circulante composée en grande partie de capital fictif, elle signale une autonomisation de la valeur par rapport à sa base productive. À cet égard l'aspect spéculatif que prend l'utilisation des fonds de pension manifeste l'autonomisation de la valeur par rapport au travail, alors que dans les systèmes de solidarité par répartition, elle ne s'autonomisait que par rapport au travail productif en étant étendue à l'ensemble des salariés.

L'inanité actuelle de la théorie de la valeur-travail et d'une conception de la force de travail comme marchandise est bien montrée par la situation aux États-Unis : normalement, la pression due à une surpopulation relative et à la présence d'une « armée industrielle de réserve » (Marx) devrait être à l'origine de la baisse des salaires. Or, dans la réalité ces salaires n'ont jamais autant baissé que depuis que le chômage est en fort recul. Inversement, en Europe, un fort chômage s'accompagne d'une simple stabilisation des salaires. C'est qu'il y a une confusion entre une conception de la plus-value comme surproduit (c'est celle qui est à la base de la théorie de l'exploitation) et une conception de la plus-value comme partition antagonique de la survaleur (celle qui peut servir de base à une théorie de la domination). C'est à partir de cette dernière conception que l'on peut comprendre que la valeur n'est pas qu'un concept économique, qu'elle est aussi concept politique au même titre que le salariat. Dans cette mesure on peut éviter l'écueil de ne concevoir la survaleur que sous la forme d'une plus-value d'ordre physique et de se perdre dans les arguties autour du travail productif ou improductif, des formes absolues ou relatives de la plus-value.

Ainsi, la forme financière actuelle de la domination est en fait une forme politique que toute l'extrême-gauche s'évertue à concevoir dans le cadre du triomphe de l'économique, prenant ainsi au mot le bluff libéral.

On assiste à une sorte de « dénaturalisation » du travail qui fait que celui-ci n'a plus qu'un lointain rapport avec la production des conditions matérielles de la vie. C'est historiquement cette prédominance de la production matérielle dans la mise en place puis l'extension du capitalisme qui a produit les théories de la valeur-travail, du travail productif et la conception d'un surproduit matériel. Le travail, ce n'est donc plus ce que fait l'homme, mais la production d'un rapport social politique de domination. Alors que l'activité, c'est ce que fait l'individu dès maintenant. Partir de l'activité c'est réintroduire la passion en lieu et place de la valorisation. Cette distinction entre travail et activité4 prend une grande importance à l'heure actuelle puisqu'elle permet de comprendre le jeu subtil autour des qualifications du travail. Le salarié qui s'identifie à un poste de travail et à une qualification précise développe des valeurs (par exemple celles de l'ancienne communauté ouvrière) qui l'amène à confondre travail et activité au cours du processus de transformation-création, même si une conscience de classe lui fait ressentir durement la contradiction du travail (production dans la soumission). Le haut degré d'abstraction atteint par le travail ne permet plus aujourd'hui l'intégration de cette professionnalité objective. Ce qui est demandé, c'est une propriété externe et subjective par rapport à un travail qui n'a plus vraiment de contenu précis (cette analyse me semble valable aussi bien pour l'ouvrier « pao » que pour l'enseignant ou le « flic »). C'est d'ailleurs pour cette raison qu'à peu près les mêmes critères sont exigés pour pratiquer l'ensemble des postes et fonctions.

La référence à une quelconque utilité sociale comme nouvelle mesure de la valeur du travail ne peut que conduire à un moralisme social. Poser cela c'est encore parler en termes de valeurs et c'est poser la société en dehors des individus qui la composent et surtout en dehors des exigences de la lutte. Il y a alors naturalisation du travail. Or toute perspective de transformation en terme de travail (« utile », « autonome », « libre ») est devenue illusoire et, au sens strict, réactionnaire. Il n'y a plus d'appropriation possible de forces productives qui seraient devenues trop étroites dans les rapports de production capitalistes. « Expropriez les expropriateurs ! » n'est plus qu'un slogan et la question de la propriété n'est pas notre problème.

Dire que le travail c'est l'activité aux ordres et la séparation ne veut pas dire que le travail pourrait être libre et qu'ainsi il coïnciderait avec l'activité. La production et la reproduction des conditions d'existence des individus dans la perspective de la communauté humaine imposent des activités organisées et collectives mais qui ne représentent qu'une partie de l'activité des hommes. Le « travail libre » ne peut donc être le simple lieu de l'échange de substances avec la nature, travail qui serait réduit au minimum par le développement de l'automation (Gorz, Rufkin) et cohabiterait avec la véritable praxis conçue sur le modèle de la jouissance bourgeoise (Lafargue).

L'existence d'un surproduit est bien antérieure à la séparation des activités et au développement du travail. Il apparaît dans l'échange avec la nature mais il est contrôlé. Il faut relier l'objectivité de l'activité liée à la naturalité (produire pour se nourrir par exemple) et la subjectivité du plaisir de bien manger ensemble (prendre l'activité pour elle-même). L'activité et une intersubjectivité inclue dans la communauté humaine doivent remplacer travail et rapports sociaux, tout en sachant que cela est rendu difficile par la perte de pouvoir objectif de l'ancienne classe du travail. Contrairement à ce que dit Gorz dans son dernier ouvrage5, on n'a pas quitté le plan du travail abstrait mis en évidence par Marx, sous prétexte que se développent de nouvelles formes de travail qui peuvent être assimilées à du travail servile. Le travail est bien toujours travail abstrait en tant qu'il est puissance collective objectivée, complètement socialisée et incluse dans le capital fixe et ses réseaux de diffusion ; et ce qui est rendu concret et qu'on cherche à valoriser, ce n'est que I a fonction d'utilité pour le système qui permettra de mobiliser la « ressource humaine ». Mais cette utilité hautement artificielle peut être remise en cause du jour au lendemain. La valorisation éventuelle qu'elle procure reste donc très ponctuelle. Alors que le travailleur qualifié traditionnel cherchait dans sa professionnalité à échapper en partie à l'emprise du capital, le travailleur moderne le tente par une pratique de retrait intellectuel. En effet, l'idéologie d'un service extrême auprès de son entreprise est totalement contradictoire avec l'idéologie individualiste produite au niveau de la société globale et à fortiori avec la représentation que les individus ont de la liberté. C'est aussi en cela qu'il ne peut y avoir « parachèvement » de la domination.

Sur certaines formes actuelles du travail : « travail immatériel » et travail intermittent. Critique des thèses « néo-opéraïstes ».

Dans leur dernier livre Le bassin de travail immatériel dans la métropole parisienne, A. Negri et M. Lazzarato définissent le travail immatériel comme étant l'activité produisant le contenu culturel et informatif de la marchandise et de son cycle de production. Il synthétise une force de travail qui coordonnerait le contenu culturo-informationnel des professions libérales, le savoir-faire artisanal et la « démerde » du travailleur précaire. Ce travail immatériel est conçu comme un dépassement du travail intellectuel dans la mesure où celui-ci a toujours été considéré comme un attribut de l'individu. Or, dans le cas du travail immatériel, la créativité est considérée en tant que processus social qui va se cristalliser dans le « General intellect »6.

Pour bien comprendre la logique de cette démonstration, il nous faut revenir à l'analyse qui est faite des transformations les plus récentes du capitalisme. Lazzarato, par exemple, dans le no 33-34 de la revue Futur antérieur, affirme la primauté du capital circulant sur le capital fixe en s'appuyant plus particulièrement sur le livre 2 du Capital de Marx, alors qu'en général c'est plutôt le livre 1 qui a inspiré l'analyse marxiste. Il en tire deux conclusions :

 1°– Dans les nouvelles formes de travail, la part prescrite (ou contrainte) diminue au profit de la part choisie. « L'activité » (c'est nous qui soulignons !) n'étant presque plus standardisée devient moins apparente et moins mesurable. On ne peut plus parler d'une activité de travail mais d'une activité sur l'activité qui exige une capacité d'intervention sur les conditions de l'activité. Le travail doit donc puiser dans ce qu'il y a de plus individuel chez le « sujet » (c'est encore nous qui soulignons). Cela manifesterait la centralité du travail immatériel qui implique subjectivité et dimension symbolique dans l'activité.

Ce premier point peut être critiqué et à plusieurs niveaux. Tout d'abord, Lazzarato néglige l'utilisation dérisoire… et patronale qui est faite de cette soi-disant puissance subjective de la force de travail sociale. Ensuite, il assimile constamment travail et activité qui sont pour lui des termes interchangeables. Il les assimile à l'intérieur d'une nouvelle configuration de l'action qui résoudrait dès maintenant, donc dans le capitalisme, la contradiction de l'activité humaine et ses différentes formes historiques. Il ne sert alors à rien de reprocher à Gorz sa distinction artificielle entre activité autonome et travail hétéronome, si c'est pour supprimer tout aussi artificiellement une contradiction bien plus ancienne et plus fondamentale que celle liée au capitalisme lui-même7. Mais la critique la plus importante porte sur l'incapacité de Lazzarato à envisager le processus de développement de la technoscience comme étant à l'origine de la nouvelle puissance sociale qui se cristallise dans l'accumulation de capital fixe. En retour, cette puissance n'est pas envisagée comme domination produisant inessentialisation de la force de travail et même exclusion de la force de travail dans le processus croissant de substitution capital/travail qui s'opère. Par exemple, le chômage chez Lazzarato et Negri n'est envisagé que comme chômage frictionnel dans une situation d'accroissement parallèle du travail immatériel caractérisé par son intermittence et comme refus diffus du travail salarié. C'est une vision aussi unilatérale que celle qui ne voit dans la fin du travail classique que précarité et soumission accrue (cf. infra).

Les néo-opéraïstes ne voient pas qu'il est absolument impossible de se réapproprier, en l'état, cette gigantesque accumulation de savoir et de puissance, ce « general intellect ». Ce n'est que l'aspect informationnel et communicationnel du processus d'ensemble qu'ils retiennent, d'où leur insistance sur la notion de capital circulant. Mais quand la parole circule ce n'est pas du capital circulant mais du travail qui circule (c'est une des formes prise par la flexibilité du travail) et de la marchandise immatérielle, par l'intermédiaire de la mise en œuvre de capital fixe justement. Le rapport au capital fixe n'est donc pas une question d'intensité capitalistique plus ou moins grande (effectivement celle-ci est plus forte dans les hauts fourneaux de la sidérurgie que dans l'informatique), mais de type de domination que cela inclut, non seulement dans les rapports de travail mais dans l'organisation entière de la vie8.

Bien entendu, le fait que ce « general intellect » soit principalement intégré au capital fixe ou au capital circulant n'a pas les mêmes implications politiques. Il ne s'agit donc pas là d'une simple discussion d'école entre spécialistes. La priorité accordée au capital fixe amène à poser une puissance sociale que le capital s'est incorporé et à partir de laquelle il fait peser sa domination sur l'ensemble des rapports sociaux. Cela implique que la grande majorité des hommes et particulièrement les travailleurs ont perdu le pouvoir de transformation du monde qu'ils détenaient, en partie, dans l'aliénation. Il ne peut alors s'agir de se réapproprier cette puissance sociale. Elle nous est étrangère, même si nous en sommes parfois les utilisateurs plus ou moins satisfaits. Il s'agira bien plutôt de déconstruire cette puissance afin de reprendre pouvoir sur nous-mêmes. La priorité accordée au capital circulant met au contraire l'accent sur la force productive et créatrice du travail quand il atteint le caractère de « travail général » (Negri) ou celui de « travail immatériel » (Lazzarato). Dans ce cas, il n'y a plus de contradiction. À la limite, il suffirait de rendre la société transparente à elle-même pour que le verrou saute.

 2°– Le « general intellect » pourrait être la base d'une nouvelle subjectivité antagonique à l'époque où le savoir est devenu la principale force productive, à condition de le dégager de sa connotation objectiviste donnée par Marx dans le Fragment sur les machines, dans lequel il l'assimile au travail mort et donc au capital fixe (capital constant dans son corpus théorique). Mais comme le dit Paolo Virno, il peut aussi se présenter comme travail vivant sous les formes du « travail intellectuel » de Marx et des communications sociales dans la société post-fordiste.

Ce qui est négligé, dans cette perspective, c'est que ce savoir, en se développant et se complexifiant, en s'abstraïsant s'est finalement objectivé. C'est ce savoir objectivé qui agit aussi comme domination. Domination que nous avons pointé comme étant à la base du « système de reproduction capitaliste ». Ce n'est donc pas l'analyse des modifications techniques du procès de production et l'évolution des couples production/circulation, production/service qui en découle qui est fondamentale, mais l'analyse de la nature de rapports sociaux transformés par la crise du travail.

Si on peut considérer le néo-opéraïsme comme la tendance « créativiste » cherchant à sauver le travail à partir d'un point de départ théorique marxiste, il existe aussi, à partir du même point de départ, ce que j'appellerais une tendance « industrialiste » bien représentée par Ph. Zarifian et B. Coriat9, Zarifian voit dans le travailleur post-fordiste un individu qui peut saisir le sens du travail puisqu'il en connaît l'amont : le rapport au client. Ce rapport induirait une sorte de nouveau rapport de service qui serait le pendant, dans le secteur privé, du rapport de service dans le public. De la même façon chez Coriat, l'apologie du toyotisme conduit à concevoir la méthode « kan ban » comme un exemple des possibilités de saisie, par les travailleurs, de tout le procès de production. Si le néo-opéraïsme garde encore une dimension critique dans sa volonté de réappropriation du général intellect privatisé par le commandement capitaliste, il s'agit seulement ici d'épouser la configuration technique du capital et de trouver le gouvernement approprié qui sera en rendre compte. Cette position industrialiste » est en complète continuité avec l'histoire productiviste de la classe ouvrière et manifeste involontairement l'une des raisons de sa défaite théorique et pratique.

Le conflit récent des intermittents du spectacle est un bon analyseur » (Lourau) de la crise du travail et du salariat.

—  crise du travail d'abord : en effet, si d'un côté le travail continue bien à s'étendre en tant qu'activité aux ordres (on ne parle plus guère d'artistes mais de travailleurs du spectacle dont le statut se rapproche, depuis la loi Lang, de celui des salariés), dans un secteur qui était resté relativement en marge de la mise en salariat généralisée ; d'un autre côté ce travail se trouve dévalorisé par une professionnalisation accrue à l'intérieur d'un grand secteur de la communication et de l'information. Dans cette mesure, alors même que le secteur s'étend, il est touché par le même processus d'inessentialisation de la force de travail que celui de l'industrie. En effet, la professionnalisation du secteur n'a rien à voir avec la professionnalité objective que j'ai définie précédemment. Elle signifie seulement que s'amorce un nouveau processus de transformation du rejet du travail en flexibilité du travail imposée par les entreprises du secteur.

—  mais aussi crise du salariat en tant que forme d'organisation du rapport de travail. Si tout semble s'être transformé en travail et semble être géré par le système du salariat, on voit se développer pourtant de nombreux contrats et statuts qui ne relèvent pas du droit commun, ne sont pas définissables immédiatement parce qu'intermédiaires entre plusieurs statuts de salariés ou alors proches du travail indépendant (dans la culture, mais aussi chez les chauffeurs routiers, les services aux entreprises).

Il faut relativiser ce que nous disions dans le no 2 de Temps Critiques sur l'individu du salariat quand nous mettions en avant que même ceux qui en étaient exclus (par exemple les Rmistes), l'étaient sur la base du salariat. Il serait plus juste de dire qu'ils le sont sur la base du travail même si celui-ci n'est plus toujours perceptible ou effectif. S'il y a bien toujours domination et commandement capitaliste, la base du salariat devient trop étroite pour organiser la reproduction des rapports sociaux. La généralisation du salariat qui fut un des mots d'ordre du programme prolétarien des années 20 a été en grande partie réalisée au cours du demi-siècle qui a suivi, mais elle l'a été par le capitalisme et elle n'est vraiment plus à l'ordre du jour. Ce qui est à l'ordre du jour, pour le capitalisme, c'est le contrôle des activités nécessaires et celui-ci passe aussi bien par des formes pré-capitalistes ou pré-salariales (travail à domicile, travail « indépendant ») que par des formes péri- ou post-salariales (intermittents du spectacle, contrats de type commerciaux remplaçant les contrats de travail, travail de « proximité »).

S'il ne s'agit pas de faire de ces formes et particulièrement de l'intermittence une réponse à la flexibilité patronale et une nouvelle base pour l'autonomie (c'est un peu la position de Negri et Lazzarato), s'il ne s'agit pas de faire de tous les travailleurs des travailleurs intermittents (comme l'énonce pourtant un tract d'« Agir contre le chômage » du I9/12/96) il ne s'agit pas non plus de condamner ces formes d'emplois et de demander à ce que tout le monde soit fonctionnaire (ce qui semble parfois ressortir des positions d'une organisation libertaire comme la cnt).

On retrouve ces confusions ou ambiguïtés dans l'analyse de toutes les formes de précarité et plus généralement dans l'analyse du chômage. Au lieu d'une analyse objective des transformations de la société capitalisée, on trouve bien souvent une sorte de misérabilisme social qui ne tient pas compte de la persistance et de la diversification des pratiques anti-travail par rapport aux luttes et aux formes d'action des années 65-75. La flexibilité n'est plus vue que comme une stratégie du capital (l'extrême-gauche s'aligne sur les positions de la cgt des années 80 !), alors qu'elle est aussi, parfois, une « tactique » des individus (auxiliaires de la fonction publique, intermittents du spectacle, « professionnels » de l'intérim, saisonniers endurcis, spécialistes des chantiers occasionnels etc.). D'une manière plus générale il ne faut pas confondre mobilité et précarité. C'est sombrer dans l'économisme que de ne voir que chômage et précarité là où il y a aussi et surtout crise du travail et de ses valeurs. Le travail précaire est alors considéré comme un danger particulier et surtout une forme dégradée de travail donnant lieu à une forme dégradante de statut. À partir de telles positions il devient très difficile d'affirmer une position autonome, une position qui se distingue de celle des différents gestionnaires du capital ou de celle des grandes centrales syndicales, cogestionnaires de la force de travail. Il n'est donc pas étonnant qu'on entende parler de droit au travail garanti pour tous, ce qui se veut sans doute plus radical que le droit au travail des constitutions de 1945 et I958 ou que « l'interdiction du chômage » de B. Tapie !

Revendications et luttes actuelles.

« Nul n'accepterait d'être esclave deux heures.
L'esclavage pour être accepté
doit durer assez chaque jour
pour briser quelque chose dans l'homme »
S. Weil, La Condition ouvrière.

La formule de S. Weil permet de mettre tout de suite le doigt sur les limites objectives et subjectives d'une baisse du temps de travail qui fait maintenant partie du « grand débat » autour de la crise de l'emploi (je dis bien crise de l'emploi car si sa reconnaissance est quasi consensuelle, il n'en est pas de même pour ce qui est d'envisager la situation sous l'angle de la crise du travail et de sa fin). En effet, aussi bien du point de vue des dominants que de celui des dominés, les rapports sociaux actuels ne peuvent « tenir » sans le maintien d'un niveau minimum horaire qui fixe l'imposition au travail exigible. C'est cette imposition qui, entre autres, définit le travail comme activité aux ordres. Ce minimum exigible ne relève pas de la nécessité économique, mais d'un rapport social particulier qui produit et reproduit un système de domination, à travers l'action d'appareils de pouvoir et de forces sociales.

Historiquement, la revendication d'une baisse du temps de travail était défendue et légitimée, principalement, en termes de bien-être individuel accru et de conquête de temps libre nécessaire pour d'autres activités (cf. les positions des « écrivains prolétariens » de l'époque et l'importance de la « littérature ouvrière » jusqu'à la Seconde Guerre mondiale). En conséquence, les préoccupations sur le volume global d'emploi n'étaient pas directement liées à cette question du temps de travail alors même que les organisations de chômeurs étaient plus puissantes qu'aujourd'hui et mieux encadrées par les syndicats (cf. le rôle de la cgtu dans les années 30). Cela s'explique par le fait que le travail restait central aussi bien pour le procès de valorisation du capital que pour la reproduction du système capitaliste, même si une crise historique de cette valorisation induisait une crise correspondante de l'emploi. « L'armée industrielle de réserve » (Marx) formée par les chômeurs de l'époque fait encore partie intégrante de la communauté ouvrière et de ses valeurs.

On ne peut non plus comparer le chômage des années 30 (chômage de déflation et d'écroulement général de la production, faible productivité sauf aux États-Unis), avec le chômage actuel qui combine une croissance très modérée de la production et des forts gains de productivité. On ne peut non plus comparer les chômeurs et les « exclus » actuels avec ceux de l'époque. La transformation des rapports sociaux et le procès d'individualisation ont détruit la dialectique des classes et renvoyé ces individus à leurs particularités et à l'atomisation. Ils sont devenus comme étrangers aux anciennes valeurs de classe elles-mêmes en déclin parmi les salariés encore soumis au travail. On n'a donc pas affaire à une « société de travailleurs sans travail », figure arendtienne reprise par Castel dans Les métamorphoses de la question sociale, mais à une société qui ne sait plus ce que c'est que le travail et qui ne produit plus automatiquement des « travailleurs ». Tout le discours sur la soi-disant inadéquation de l'école à l'entreprise trouve là aussi son origine sans forcément saisir le sens du phénomène. Non seulement la masse des jeunes rencontre des difficultés pour trouver un emploi, mais peu de choses désormais, dans un cursus scolaire « normal » les prépare au travail. Il y a une convergence de plus en plus saisissante entre d'un côté, l'absence de travail scolaire réel et de l'autre l'absence réelle de travail qui guette beaucoup de jeunes à la sortie. Le travail en tant que valeur abstraite n'est plus ressenti que comme un principe arbitraire parmi d'autres. Coupé de sa cohérence (contenu, sens, discipline), il n'est plus une valeur reconnue. Et progressivement, par capillarité en quelque sorte, c'est toute norme qui est perçue comme arbitraire. La crise des valeurs liées au travail rencontre ici la tendance à l'inessentialisation de la force de travail, dans une société de surnuméraires. Il n'y a alors plus aucune raison pour que la violence des rapports sociaux n'explose pas aussi dans l'école.

Il ne s'agit pas d'opposer « inclus » et « exclus » comme le font les sociologues, il ne s'agit pas non plus d'opposer les luttes dans le secteur travail aux luttes extra-travail puisque ces dernières ne représentent pas ce qui serait un nouveau terrain privilégié des luttes dans la situation actuelle, mais sont le produit de l'impossibilité à organiser encore la reproduction des rapports sociaux sur la base du travail. Il s'agit juste de tenir compte du fait que les conditions d'une unité ne sont plus données immédiatement par ce que l'on appelait traditionnellement la « situation de classe ». En effet, l'unité ne peut plus se faire sur la base de la dynamique du capital comme ce fut parfois le cas dans la période de croissance fordiste. Les revendications ont donc forcément des connotations corporatistes puisqu'elles mettent en jeu des situations d'éclatement de la force de travail. L'exemple de Éducation nationale qui voit s'opposer d'un côté les auxiliaires qui ont déjà un pied dans la place et de l'autre les étudiants qui tentent les concours, tout ça sous l'œil désapprobateur des nouveaux titulaires condamnés à l'exil par le système des mutations, nous fournit un bon échantillon de la foire d'empoigne qui se prépare. Le critère de la lutte est certes important, mais il ne peut être le seul car les possibilités mêmes de la lutte ne sont pas identiques pour tous dans la mesure où elles sont fonction des situations. Le corporatisme, la particularité, ne peuvent être dépassés que dans une lutte qui se pose en rupture avec les catégories du système et qui contient déjà en germe l'idée d'autres rapports, ce qui peut être le premier pas vers le dépassement d'une situation où ce qui lie les individus n'est justement qu'un rapport social.

À ce niveau, le mouvement de grève de 1995 a commencé à poser quelques jalons en remettant en avant l'exigence du collectif et les pratiques interprofessionnelles. Mais c'est resté très embryonnaire : l'aspect interprofessionnel signifiait plus une agrégation des professions en lutte qu'une véritable réflexion sur les contenus des luttes futures et les conséquences qui pourraient en découler quant au devenir des statuts et à l'existence même des professions actuelles qui, on a trop tendance à l'oublier, sont définies par le système que nous sommes censés combattre.

La revendication d'une forte baisse du temps de travail, du type 32 heures de travail hebdomadaire sans baisse de salaire (revendication de la cnt et de la tendance Lipietz au sein du parti écologiste) se présente comme un moyen de recréer une unité en liant le problème de la baisse du temps de travail au volume global de l'emploi. Mais dans ce cas on ne peut qu'être surpris par l'aspect modéré de la revendication. Que des salariés luttent ici et maintenant pour les 32 heures immédiates est forcément une bonne chose, mais qu'on en fasse une revendication nationale est déroutant. La revendication des 32 heures s'inscrit, malheureusement, soit dans une tactique de différenciation et de surenchère (cnt) par rapport à d'autres organisations syndicales qui sont encore sur la revendication des 35 heures (cfdt et cgt), soit dans une optique de nouveau gestionnaire (Lipietz et la question de la course de vitesse entre mise en place effective de la baisse du temps de travail et accélération de la productivité compensatrice). Pour avoir une portée à la fois efficace (du point de vue de la réduction du chômage) et utopique (dans ce qu'elle préfigure de potentialités pour une activité libre), la revendication d'une baisse du temps de travail doit se situer au-delà du principe de la domination de l'économie (principe qui maintient justement les revendications « révolutionnaires » aux alentours des objectifs envisageables par le système lui-même), tout en tenant compte des bouleversements qu'il faudrait opérer sur le fonctionnement d'ensemble du système. C'est là toute la difficulté. En effet, une revendication d'une baisse massive et rapide de la durée du travail à 20 heures par semaine serait tout à fait possible, au niveau européen, par exemple, vu les réserves de productivité que garantit le niveau actuel d'accumulation de capital. Or cela ne créerait pas beaucoup d'emploi si on laisse filer la productivité, mais des inégalités supplémentaires. À l'inverse, la même revendication à productivité égale pourrait conduire à un « partage du travail », à condition que les emplois soient substituables à des situations individuelles de non-emploi. Mais nous savons bien que la division du travail sous sa forme moderne rend aléatoire cette solution. Cette notion de partage du travail est ambiguë et dangereuse. Là encore il faut distinguer ce qui serait une pratique de lutte : par exemple le refus des heures supplémentaires équivaut à un partage effectif du travail ; de ce qui serait un slogan qui, de notre point de vue, ne conduit qu'à partager des choses que l'on devrait transformer ou supprimer. Dire comme certains, qu'il faudrait que tout le monde travaille, mais moins, conduit à accepter les fondements productivistes du système de domination ainsi que son organisation du travail. Utiliser ce slogan serait également redoutable par l'usage que pourrait en faire le système de reproduction capitaliste qui pourrait imposer un partage contraint aboutissant à déshabiller Paul pour habiller Pierre.

La question de la baisse du temps de travail n'est pas prise à la racine car elle imposerait une révolution dans la théorie et des pratiques de luttes totalement nouvelles. En effet, si aujourd'hui la baisse du temps de travail s'avère pensable et « digérable » du point de vue des pouvoirs en place, c'est parce qu'elle est toujours conçue dans le cadre d'un processus long de rationalisation du procès de production et de gains de productivité dans le court terme, base de toute compétitivité en économie ouverte dans une situation de suraccumulation de capital et de surproduction tendancielle chronique. Dans ces conditions, le compromis fordiste des « Trente glorieuses » n'est plus possible et accepter une baisse du temps de travail de la part des salariés, sans lutte réelle, c'est évidemment déjà accepter une augmentation de la productivité au moins équivalente à la baisse du temps de travail concédée. La lutte pour la baisse du temps de travail doit donc passer par la lutte contre les procédés de rationalisation dans les entreprises et particulièrement dans les services dont certains sont en instance de privatisation. Critiquer le soi-disant Progrès et les dernières trouvailles technologiques doit représenter un des axes principaux de résistance dans un premier temps, de lutte dans un deuxième temps.

Il ne sert à rien de brandir des principes ou d'avancer des slogans égalitaires (« Précaires-titulaires, même patron même combat »), si parallèlement il n'y a pas opposition à la « modernisation », lutte contre les gains de productivité et la transformation d'un travail classique en une fonction de prestataire de service, comme le montre a contrario l'échec des luttes aux télécoms. La résistance à la privatisation d'un service public ne pouvait plus constituer un objectif de lutte à partir du moment où les salariés des télécoms ont accepté, activement ou passivement, de troquer leur fonction de service auprès du public au profit d'une fonction commerciale en direction d'une clientèle. Pas étonnant qu'aujourd'hui, la moitié d'entre eux soient actionnaires de « leur » entreprise ! Ce sera aussi l'enjeu des luttes futures à la Poste, mais il faudra faire vite quand on voit avec quel zèle, certains employés nous proposent déjà les scandaleuses lettres pré-timbrées et annoncent le plus naturellement du monde : « Client suivant » ! Or actuellement, il y a bien, dans toutes les organisations qui prétendent représenter ou défendre les travailleurs, refus de se battre sur cette sacro-sainte question de la productivité et fuite en avant dans les récriminations contre Maastricht, la mondialisation et le « néolibéralisme ». Cette idéologie alimente involontairement un fond commun de ressentiment dont profitent indirectement les officines d'extrême-droite en Europe et particulièrement le fn en France.

La timidité des slogans « révolutionnaires » sur le travail, outre l'effet de sérieux recherché par des organisations qui se veulent responsables, provient du fait que le travail est toujours considéré comme la base de départ de l'action révolutionnaire assimilée à une action de classe, celle de la classe du travail. Dans les restructurations, c'est cette base qui est détruite, c'est cette classe qui est menacée dans son unité et même dans son existence. Dans cette mesure la défendre ne peut correspondre à une critique radicale du travail qui viendrait s'affronter à la critique en acte produite par la société du capital, avec l'espoir d'enfoncer un coin afin d'ouvrir une brèche. On en arrive alors à accepter une contradiction insoluble : la classe du travail doit continuer à être forte, y compris numériquement parce qu'elle est le bras de la révolution, mais secrètement on continue à espérer dans le « Progrès » qui développe l'automation et donc contribue à réduire la malédiction du « travail contraint ». Or l'effet immédiat de cette contradiction, c'est l'acceptation implicite du chômage et de son développement.

Dans le même temps, la question du non-emploi est négligée. Le temps de non-travail est souvent considéré par les « révolutionnaires » comme le temps de l'aliénation marchande et privée. Le non-emploi est assimilé à l'inactivité, elle-même synonyme de soumission passive à l'ordre établi. Il n'y aurait pas de vie à côté du travail hors la militance, tout juste de la survie et des plaisirs frelatés.

Le non-emploi n'est presque jamais envisagé dans son rapport au travail. Or c'est justement concevoir les deux dans leur implication réciproque qui permet de comprendre une des contradictions intimes du système capitaliste et permet d'ouvrir la perspective de son dépassement. Par exemple, on voit souvent l'extrême-gauche et les libertaires se prononcer pour un partage des richesses10, mais nul n'insiste sur l'idée, connue depuis Marx au moins, que la richesse doit aussi se mesurer à la quantité de temps libre disponible de chaque individu. C'est que la richesse n'est souvent considérée qu'en tant que produit du travail, ce qui constitue une nouvelle formulation de l'idée proudhonienne d'une répartition égalitaire des produits du travail. Les limites de cette position sont les mêmes qu'à l'époque : coopération et mutualisme ne représentent pas des alternatives globales tant que les bases du travail restent inchangées, tant que les types de travail, de professions, de production ne sont pas questionnés et que le système du salariat continue à dominer.

Toutefois, il ne s'agit pas de magnifier le non-emploi et de mépriser le travail comme cela a pu se faire dans certains cercles anarchisants ou « pro-situs », ce qui ne ferait qu'inverser la dominante sans tenir compte de l'implication réciproque des deux termes. Mais s'y référer permet un décentrage par rapport aux discours habituels sur le travail, décentrage qui doit marquer, dans l'imagination, la fin de la centralité du travail. Cela permet aussi, sous la forme de la lutte pour la conquête de temps libre, de trouver un axe de mobilisation plus ouvert et plus utopique que celui d'une baisse du temps de travail. En effet, la revendication d'une baisse du temps de travail est faiblement mobilisatrice car elle ne touche déjà plus qu'une partie des individus. D'une part, comme le fait remarquer le journal de chômeurs Cash, cette baisse correspond déjà à ce que subissent les travailleurs précaires et autres intermittents ; d'autre part un nombre croissant de salariés « garantis » connaît un temps de travail élastique, mixte de temps contraint et de temps choisi, de temps de travail au sein de l'entreprise ou de l'administration et de temps de travail à la maison. Pour tous ces salariés la notion de temps libre est beaucoup plus parlante que la notion de temps de travail et le phénomène va s'accélérant. En outre la notion de temps libre englobe aussi la question du temps de transport et plus généralement permet aussi de poser la question des transports en milieu urbain ainsi que celle de l'organisation de l'espace.

La notion de temps libre doit être dégagée de l'utilisation qui en a été faite dans la société capitalisée avec le développement d'une idéologie des loisirs et même la création d'un ministère (de gauche !) du temps libre. La lutte pour le temps libre peut avoir la même valeur provocatrice que celle pour le droit à la paresse de l'époque de Lafargue. Derrière ces slogans s'ouvre l'aventure d'une activité libre pour tous, même si elle devra se confronter à certaines contraintes naturelles et matérielles qui devront être prises en charge collectivement. Le développement d'une activité libre ne signifie pas, en effet, que les individus sont des électrons libres.

À l'opposé de la simple revendication d'une baisse du temps de travail, la revendication d'un revenu garanti indépendant du travail effectué intègre le fait de la fin de la centralité du travail dans le système de reproduction capitaliste. Sur cette base deux grandes positions se dégagent

—  une position pragmatique et réformiste qui fait remarquer que la déconnexion travail/revenu est déjà ancienne avec la place prise, par les revenus sociaux dans le revenu global, dans le cadre du mode de croissance fordiste des « Trente glorieuses ». Il suffirait alors d'élargir encore cette part de façon à rendre une partie du revenu complètement indépendante du travail sous la forme d'une allocation universelle, ce que n'est pas le rmi par exemple. Toutefois, ce courant ne dépasse pas la contradiction qui est de vouloir secourir les individus sans travail sans rien changer au travail. Pour éviter que ne se pose la question du « Pourquoi travailler si on est assuré d'un revenu de subsistance ? » et que par ailleurs le niveau de qualification ne peut que laisser espérer un salaire guère supérieur à cette allocation, cette tendance se voit contrainte d'imaginer un système complexe et mesquin de rémunérations complémentaires (cf. les positions du mauss) qui maintient incitation au travail et société à plusieurs vitesses.

Mais peut-on se contenter d'une nouvelle forme d'imposition au travail et de sujétion au revenu ?

—  une position plus critique s'exprime autour du journal Cash, du collectif « Cargo » et chez des auteurs comme Baudoin et Colin dans leur brochure Mouvements de chômeurs et de précaires en France. Cette tendance développe l'idée d'une productivité essentiellement sociale, ou plutôt collective, à laquelle participeraient grandement les travailleurs précaires. Cela devrait donc leur donner droit à un salaire social fonction de leur situation spécifique en tant que force de travail particulière, salaire détaché de la quantité de travail individuel réellement effectué. On retrouve là aussi quelque chose des revendications des « intermittents du spectacle » quand elles s'expriment par les voix de Lazzarato et Negri : c'est sa vie que le « travailleur immatériel » exprime par son travail et c'est donc sa vie qu'il doit et veut se faire payer. L'allocation universelle représente alors la seule forme adéquate de rétribution.

Le risque de la position de Cash, Baudoin et Colin, c'est de centrer les luttes sur la question de la rupture travail/revenu ce qui peut avoir un certain impact dans un premier temps, au niveau de la prise en compte de la crise du travail et de l'amorce de la critique même du travail, mais peut s'intégrer progressivement aux projets gouvernementaux sur la « pleine activité ». Quant à la position de Lazzarato et Negri, elle risque d'entériner le fait que le nouveau travailleur immatériel est le type moderne du serviteur (l'allocation universelle se substituant à l'ancien « Nourri, logé, blanchi »), comme le leur reproche Gorz dans son dernier ouvrage, mais dans une version « branchée ». Mettre au premier plan cette rupture travail/revenu doit rester un objectif immédiat de lutte pour les individus qui se heurtent concrètement à cette situation, mais ne doit pas nous faire oublier que cette rupture n'est qu'un effet de la rupture capital/travail (la valeur sans le travail). Si le refus de considérer la fin de la centralité du travail salarié dans la production et la reproduction des rapports sociaux manifeste l'hypostase de l'économique (c'est la position de Blondel et de fo, par exemple, face à la réforme de la Sécurité Sociale), la position d'une socialisation intégrale des revenus souffre d'une hypostase du social (c'est un peu la position de la cfdt-Notat et d'une « Deuxième gauche » élargie à un certain nombre d'intellectuels « organiques » dont Touraine, et la revue Esprit).

Aucune de ces deux positions ne peut nous satisfaire dans son principe. Si dans la lutte les questions du revenu et de l'emploi se posent bien, il s'agit aussi de montrer qu'il est possible de changer l'ordre des choses et non simplement de réclamer ce qui permet éventuellement de faire des choses. Il faut inverser la logique du système en affirmant qu'une alternative globale au capitalisme est possible et qu'elle se concrétise déjà dans des actions ici et maintenant, sur les lieux de travail (lutte contre la productivité et la « rationalisation » du travail, contre les heures supplémentaires, les discriminations et les inégalités), ou dans des initiatives à sa marge (Scop, Coop, sel, productions biologiques artisanales, « centres sociaux », squats alternatifs etc.) qui restent néanmoins partielles, parfois de l'ordre de la « démerde » individuelle ou engluées dans une sorte d'autogestion de la misère.

« La question du lien social ».

Dans les Manuscrits de 1844, Marx envisage le travail comme ce qui rend social. Socialité et travail sont pensés ensemble. Marx considère que l'échange, la valeur (il identifie d'ailleurs l'échange symbolique et réciproque avec le troc) et le travail ont toujours existé. Ce sont des « essences » qui ne se manifestent au grand jour que dans le capitalisme, enfin réunies à leurs « substances ». C'est cette perspective qui est finalement le point de départ commun à toute l'idéologie actuelle du lien social et de sa crise produite par ce que certains nomment, avec pudeur, les métamorphoses du travail, la perte de sens de l'activité (Gorz), mais que nous désignons, pour notre part, comme crise du travail et fin de sa centralité dans le « système de reproduction capitaliste ».

Or, parler de lien social c'est ne pas tenir compte de la place centrale occupée dans l'histoire par le rapport individu-communauté et la tension de nature historique et politique, qui l'anime en période de crise. Si la sociologie de la fin du xixe siècle (Durkheim, Tönnies) a essayé de dépasser l'opposition philosophique traditionnelle entre individu et société en se fixant sur une naturalité du lien social dans la communauté, la problématique actuelle du lien social devient le référentiel absolu, condition de l'existence, cette fois de la société. On a alors l'impression que la société n'existant plus, c'est une sorte de théorie politique et sociale qui doit la recréer.

Ce qu'on appelle la crise du lien social aujourd'hui repose sur une incompréhension de ce qu'est le procès d'individualisation et les nouvelles formes du rapport individu-communauté. L'idéologie des droits de l'homme, dominante, est l'expression la plus immédiate de cette incompréhension. Elle est une des formes historiques, dans l'aliénation, du rapport individu-communauté ; celle où la tension vers la communauté prend la forme de la particularité sous couvert d'universalité.

Peu importe que le lien social ait une source naturelle ou historique et conventionnelle11, c'est encore poser le lien social comme extérieur aux individus. Le problème n'est pas celui de l'origine du lien social mais celui de la nature des rapports sociaux.

La base de cette problématique du lien, c'est l'inscription dans une conception de la coupure individu/société. L'individu n'y est pas considéré d'emblée comme être social. On va donc chercher la source du lien social et pour la plupart des auteurs ou groupes politiques, la source du lien social c'est le travail. Quand est énoncé la crise du travail, il en découle naturellement une crise du lien social. Chez D. Méda12, on trouve l'idée qu'il faudrait abandonner la mystique du travail (l'idéologie du travail sans la réalité du travail) et recréer le lien social en développant de nouvelles activités. Méda confond ici le travail en tant que mise en œuvre « technique » de la production et salariat en tant que système de domination et de reproduction sociale. Or ce n'est pas le travail qui crée le lien social, c'est le salariat qui produit des rapports sociaux à l'intérieur desquels, mais secondairement, se tissent des relations sociales dans le travail et autour du travail. À l'époque des luttes de classes et de la transformation du monde par ces mêmes classes, ces relations ont pu prendre la forme d'une communauté de classe, d'une communauté ouvrière. L'inclusion ou l'exclusion s'effectuaient au niveau de toute une classe mais le lien fondamental se situait à l'intérieur de la classe. Les individus étaient encore inclus dans leur classe (subsumés dira Marx dans le vie chapitre inédit du Capital). La classe représentait la médiation entre individu et société dans le cadre d'une société où le travail était l'opérateur central et où les valeurs afférentes constituaient la base des solidarités de classe. La question du lien social ne se posait donc pas. À l'époque du travail sans objet, à l'époque de l'individu-démocratique, ces relations deviennent fondamentales pour les individus isolés, car elles représentent à leurs yeux la plus grande part du « social ». C'est comme si la relation elle-même devenait la médiation. Les revendications d'un revenu garanti vont dans le même sens dans la mesure où elles amènent à concevoir le revenu comme étant la médiation sociale à l'époque de la crise du travail.

Dans le milieu d'extrême-gauche, ce qui plait chez Méda, c'est qu'elle produit une critique de l'autonomisation de l'économie par rapport au social, analyse que l'on retrouve d'ailleurs sous un autre angle chez V. Forrester et son Horreur économique. Or cette analyse n'est pas nouvelle. Karl Polanyi dans La grande transformation l'avait énoncée dès 1944 (traduction française de 1983 !), sans que son impact dépasse un cercle étroit de spécialistes. S'il en est autrement aujourd'hui, c'est que ce qui n'était qu'une constatation est devenu, dans la crise du travail, une contradiction explosive qu'il est toutefois erroné de vouloir résoudre par un simple contre-pied, comme semblent le penser Méda et Forrester. En insistant sur le lien social en soi, on élimine ce qui a toujours fait la richesse des rapports individu/ communauté, que ce soit dans la dimension symbolique (les premières communautés) ou dans la dimension prométhéenne de la transformation du monde et des hommes, ou dans la dimension révolutionnaire (le communisme). Le lien social n'est alors qu'un lien de basse intensité qu'il faut activer par l'appel à une nouvelle citoyenneté, par l'appel à une communauté des citoyens (D. Schnapper).

Si Méda fait bien surgir la nécessité de « réinventer la politique », elle reste prise dans la problématique traditionnelle de la philosophie qui sépare et oppose individu et société. S'il y a rupture d'une unité qui est normalement assurée par la politique à l'époque moderne, ce serait à cause de cette dictature de l'économie qui donne la priorité à l'individu, sous la forme de l'homo œconomicus guidé par son intérêt égoïste alors qu'il faudrait la donner à la société, à l'intérêt collectif. La crise de la politique est alors vue uniquement comme produite par une régulation économique et sociale qui ne laisserait aucune place à « l'animal politique » que nous sommes (Méda convoque ici Aristote et Arendt). En fait, Méda ne tient pas compte des effets du procès d'individualisation dans les rapports individu/communauté, évolution qui nécessite une autre approche du pouvoir, un nouvel imaginaire social et politique (Castoriadis) qui ne passe plus par la médiation de l'État, même si parfois l'État conserve encore la figure symbolique du bien commun ou de l'en-commun (cf. les grèves de 1995 et les ambiguïtés autour de la notion de service public). À aucun moment Méda n'envisage la possibilité d'une auto-régulation à partir de l'élaboration de nouvelles règles communes qui restent à trouver et qui définiront les nouveaux rapports individu/communauté. Bien au contraire, elle cherche dans une nouvelle théorie de l'État fondée sur les conceptions hégéliennes du Pouvoir et du Droit, mais actualisée aux conditions de notre époque, une solution à la crise du lien social. Ainsi, c'est de l'État que devraient partir les nouvelles médiations. À partir de là fleurissent les banalités habituelles sur la nécessité de libérer du temps pour les activités communicationnelles (l'action n'est alors que celle de « l'agir communicationnel » d'Habermas) et l'exercice de la chose publique, pour accéder à une nouvelle citoyenneté. La politique n'est pas perçue comme étant à la fois action et projet d'autonomie (se donner soi-même mais avec les autres), ce qui pourrait définir par contre un mouvement libertaire. Chez Méda, la politique nouvelle est conçue sur le modèle traditionnel de la séparation. La politique est une activité particulière qui devrait pouvoir être exercée par tous. Or, il ne s'agit pas de faire de la politique parce que l'homme serait un homo politicus brimé, mais parce que c'est aujourd'hui une dimension nécessaire des luttes contre la domination et donc contre la société capitalisée.

Si certains, comme Méda, cherchent à ranimer un lien social défaillant par la substitution au travail d'une activité plus « noble », d'autres, par exemple chez les libertaires (cf. la revue No Pasaran) cherchent absolument à retrouver ce qui serait la vraie source du lien social. Ils reproduisent alors implicitement, eux aussi, la coupure individu/société. Comme il faut absolument se défaire du travail en crise, il faut alors rechercher un acte plus fondamental et plus ancien que l'on trouvera dans l'échange. Un échange que l'on veut débarrassé de son horrible base monétaire. Ils invoquent l'échange primitif et symbolique qui est paré de toutes les qualités qui font le lien, la solidarité, la cohésion sociale. La critique du présent s'appuie alors sur un angélisme bien peu critique du passé. Si l'échange symbolique des « sociétés primitives » produisait bien des solidarités, il produisait et reproduisait aussi des hiérarchies strictes et souvent féroces. On a pu dire aussi, comme G. Bataille dans La part maudite, que le don représentait la première forme moderne du prêt à intérêt et qu'il introduisait une relation de pouvoir que seul un contre-don, jamais automatique, pouvait annuler. Ce qui est vrai c'est que l'échange, à l'origine, est immédiatement subordonné à une fin humaine… mais ni plus ni moins que toute autre activité dans le même type de « société », c'est-à-dire, plus exactement, dans les communautés. Quand cette subordination n'est plus immédiate, c'est qu'autre chose domine. Historiquement c'est la fonction de production et plus particulièrement la prédominance de la production matérielle qui a fait que les échanges prennent un sens acquisitif, la monnaie n'étant que la médiation de l'échange, même quand elle revêt un caractère fétiche.

Pourquoi rechercher à tout prix une source à l'être social des hommes, alors que c'est justement un caractère qui les définit ? Pourquoi ne pas simplement reconnaître que c'est l'activité qui est au cœur de l'humain et que tout type d'activité, même contemplative, participe, y compris dans l'aliénation et la domination, de la production de l'humain et du monde (nature intérieure et nature extérieure de l'homme) ? Une fois reconnu cela, alors on peut se poser les vraies questions, celle de la liberté (mais aussi celle de la finitude, trop oubliée), celle des conditions de la non-domination, celle d'une vie agréable. Retrouver une force politique.

Quand nous parlons d'exigence politique, nous tentons de repartir de là où la théorie de Marx s'est arrêtée sur cette question (la détermination du capital comme rapport social renvoie la politique dans le ciel de la superstructure et l'isole dans un champ particulier, celui du Pouvoir et d'un État qu'il faut conquérir) et de là où les anarchistes ont échoué dans leurs expériences historiques (chassez la politique en la mettant à la porte ne l'empêche pas de rentrer par la fenêtre… et de s'installer au gouvernement comme l'a montré douloureusement la guerre d'Espagne). Mais cette exigence est pour le moment désarmée devant :

—  une imprégnation du « social » qui est le pendant de la domination de l'économie et qui conduit à poser une nouvelle objectivité du social, à côté donc de celle de l'économie. De la même façon que la « nécessité » se fait économique, tout problème devient « social ». Et le social se règle par toujours plus de social (augmentation constante du nombre des « travailleurs sociaux »). La Justice elle-même cède à l'imperium du social et s'oriente vers un « traitement social » de la petite délinquance, comme il y i un traitement social du chômage. La société capitalisée semble organiser, dans la gestion, sa propre clôture.

—  le fait que concrètement, aujourd'hui, un dépassement politique de cette fausse opposition entre l'économie et le social ne signifie rien immédiatement, comme le montre encore le mouvement actuel des chômeurs.

Ce n'est pas parce que la dimension politique de tout cela semble absente ou évanescente qu'il s'agit de recréer un champ politique, des instances séparées, sur le modèle de la Cité grecque qui reste toujours une référence pour certains comme on peut le voir avec le développement des « initiatives citoyennes ». Pour le moment et en dehors d'interventions pratiques ponctuelles, il s'agit simplement de faire apparaître cette dimension politique quand il y a lieu ou de chercher à savoir pourquoi elle ne se manifeste pas au grand jour. Cela ne représente pas qu'un travail théorique, c'est aussi une nécessité pratique qui doit nous aider à saisir ce que nous faisons. En effet, il y a aujourd'hui un écart énorme entre nos pratiques et nos buts et cela n'est pas seulement dû à nos faibles moyens ; c'est aussi et surtout parce qu'on ne peut plus attendre et espérer d'automaticité entre mouvement et but comme cela était le cas, à tort d'ailleurs, dans l'histoire et la théorie du prolétariat. Au-delà de l'hypothèse d'une politique réduite à la défense d'intérêts, il serait pourtant bon de savoir pourquoi on s'agite et même de savoir si on doit continuer. Les possibilités de l'intervention politique ne doivent en effet pas se confondre avec les pratiques militantes traditionnelles.

—  une pensée dominante, d'inspiration kantienne, à la base de la théorie des droits. Ce qui est capable de forcer la reconnaissance acquiert le droit d'être. La reconnaissance n'est plus politique mais juridico-procédurale (Michel Freitag)13. Les lobbies de la société capitalisée ne sont plus les bouilleurs de crus mais les femmes, les « gays », les jeunes, les « représentants » des immigrés etc. Tous s'organisent sur la base d'une personnalité corporative qui ne peut prendre corps que par l'intermédiaire des nouvelles identités culturelles médiatiques. Le modèle, conscient pour certains, inconscient pour d'autres est bien sûr le modèle américain. Par cette brèche se développe une politique bien particulière, celle du « politiquement correct » qui peut prendre indifféremment la forme communautariste ou la forme multiculturelle. On assiste alors à une féodalisation du droit sous la protection de l'État ou d'organismes para-étatiques (« mariages » homosexuels, « légalité » ou non du voile islamique, « droits de l'enfant », loi sur le harcèlement sexuel nous en fournissent quelques exemples). Tout et son contraire peuvent alors être affirmés : le particulier voisine avec l'universel, le relativisme culturel est affirmé au nom des principes universalistes etc. Le relativisme culturel a permis une autocritique des valeurs occidentales (Lévi-Strauss) et des normes (Foucault) à un moment historique où ces valeurs étaient attaquées d'un point de vue révolutionnaire, à partir d'un fort mouvement de lutte contre toutes les dominations. Aujourd'hui, c'est une position purement affirmative qui s'exprime, manifestant la crise générale des références.

On a le paradoxe suivant : alors que les droits généraux et les « acquis » déclinent, les droits des groupes et communautés particulières augmentent. Ce phénomène n'a rien de comparable avec ce qui se passait dans les années 60/70. À l'époque, quoiqu'on puisse penser de mouvements comme le mlf ou le fhar, ils existaient bien en tant que mouvements de « libération », en tant que mouvements critiques. Les contradictions qui les agitaient étaient des contradictions que peuvent rencontrer tous mouvements dans leurs luttes. Les critiques qui pouvaient leur être adressées provenaient aussi bien de l'intérieur que de l'extérieur de ces mouvements. Si déjà à l'époque, contrairement à ce que pensaient certains, il ne s'agissait pas de faire l'unité de toutes ces « révolutions moléculaires » (Guattari), afin de remplacer le Sujet révolutionnaire patenté défaillant, il n'en reste pas moins que tous ces mouvements avaient en commun de contenir, plus ou moins enfoui, un sens de désaliénation. Ce n'est plus le cas aujourd'hui ou Act up et la Gay pride ont remplacé le fhar, ou la « journée de la femme » et le problème des quotas de sexe en politique ont supplanté le mouvement féministe. La néo-modernité triomphe dans l'affirmation non contradictoire des différences et des particularités. Il ne s'agit plus de se poser contre, mais de se poser à côté… et de faire pression sur l'État pour acquérir des droits identiques ou, le cas échéant, une « discrimination positive ». Les ex-minorités ne permet plus de critiquer la norme mais vient l'élargir dans l'équivalence de toutes les positions et de toutes les situations. Tels qui soutiendront les « sans-papiers » mettront autant d'ardeur à défendre le « contrat d'union civile » ou l'idée d'une ville sans voiture. Il n'y a alors plus de mesure de l'action. La seule exigence semble encore d'être résolument moderne, « toujours plus moderne » comme disait Riccardo d'Este pour définir le néo-modernisme.

Au niveau de l'État, la « stratégie politique » se dissout dans une gestion impossible du social quand chaque avantage concédé à une particularité entre en opposition avec les avantages ou les revendications d'une autre. Or, à l'opposé du compromis entre les classes qui s'établissait dans la société capitaliste sur la base de la réduction progressive du nombre des protagonistes et l'affirmation d'une identité bien marquée, on assiste, dans la société capitalisée, à un éclatement des particularités. Le relativisme culturel fonde les bases d'une idéologie multiculturelle qui vient se superposer à un social éclaté mais prédominant. Sur ce marigot prospèrent les hommes de loi, médecins, assureurs, conseillers et associations de toutes sortes. Là encore les États-Unis montrent la voie, mais les grandes manœuvres autour des institutions judiciaires en Italie comme en France indiquent un mouvement plus général d'adaptation aux nouvelles conditions. À cet égard, la faillite de l'opération mani pulite en Italie est édifiante : on y a remplacé la politique par la morale sous le prétexte de reconstruire un État éthique, ce qui a comme conséquence d'enterrer toute éthique politique (Luigi Caracciolo dans la revue Micromega).

En France, le succès de deux phénomènes aussi dissemblables que le livre de V. Forrester : L'horreur économique et la campagne de signatures contre la loi Debré initiée par les médias (on oublie trop souvent que les cinéastes et certains artistes font partie des médias ou sont liés au milieu médiatique) même s'ils n'aiment pas trop qu'on leur rappelle, s'explique en partie par leur point commun : présenter l'indignation comme substitut d'une politique absente ou désormais sans objet car invalidée par l'histoire, discréditée par ses formes politiciennes. C'est le moralisme en lieu et place de la politique.

La nature actuelle de l'État14

D'une manière générale, on peut relever une insuffisance de réflexion sur cette question. La critique de la domination de l'économie par les courants d'extrême-gauche conduit souvent à une nostalgie vis-à-vis de la période de l'État-Providence triomphant. Beaucoup refusent d'admettre qu'il n'y a peut-être jamais eu autant de « social » à l'initiative de l'État mais que ce « social » a changé de fondement. On est passé d'un « social » lié au travail (produit de l'« internisation » de la classe du travail dans le capital : les droits, les acquis), à un « social » qui s'en dégage, même si ce n'est encore qu'une tendance comme le montre le double caractère du rmi (revenu d'assistance contre assignation à un travail introuvable). De la même façon, pendant que les coups les plus durs sont portés aux allocations de chômage (conditions, montant, durée) et aux conditions de ceux qui travaillent encore (accroissement du travail à temps partiel subi sur le modèle des workpoors américains, les travailleurs pauvres), se développent parallèlement diverses mesures qui permettent de recevoir un revenu sans travailler (voir par exemple le désamorçage de la crise et des luttes potentielles produit depuis 20 ans par les politiques de mise en retraite anticipée). L'État-Providence accompagnait socialement la croissance productive et se faisait même parfois entrepreneur collectif, producteur.

L'État actuel peut, lui, être défini comme un « État social total » qui est régulateur et administreur. Son but est la reproduction de la puissance qu'elle soit publique ou privée (les grandes entreprises sont liées à l'État par une série de connexions et cela aussi bien aux États-Unis, qu'en Corée du sud ou en France). Mais son action inclut l'exigence de reproduction sociale. Aujourd'hui l'État-social aide 11 à 13 millions de personnes à ne pas tomber dans la grande pauvreté ! (chiffres relativement fiables du cerc). Ainsi les chartes edf et « solidarité-eau » ont été initiées par un gouvernement de gauche (1982), mises en application par un gouvernement de droite (6/11/96), confirmées par un autre gouvernement de gauche (fin novembre 97). L'État-social n'a pas de couleur politique ! Cela n'empêche toutefois pas l'extension de la pauvreté aussi bien quantitativement que qualitativement (cf. la dérive à la baisse des différents minimum sociaux).

Cependant, chaque État, dans le contexte actuel de globalisation des activités, doit recentrer son action sur son champ propre, au même titre que les entreprises d'ailleurs. Les nécessités de la reproduction interne l'amène à délaisser les activités directement productives (privatisations et sous-traitance) au profit de ses fonctions gestionnaires et administratives. De la même façon, au niveau de son action sociale, le centrage sur la question urbaine correspond à une volonté de déplacer le « social » de l'entreprise vers le quartier, la ville. Les nouveaux « emplois-villes », les créations d'emplois dans les « zones franches » correspondent à la fois à une tentative de synthèse entre les exigences de l'économie et du social et à une tentative de reterritorialisation de rapports sociaux éclatés. Le paradoxe de la situation réside dans le fait que si l'action de l'État-Providence a constitué une formidable socialisation de la production, ce qui apparaît comme son retrait aujourd'hui s'effectue quand cette même socialisation atteint son plus haut degré. C'est ce que nous avons interprété comme primauté de la reproduction sur la production dans le cadre de la société capitalisée. Mais ce processus de conversion de l'État joue comme trompe-l'œil : si le secteur public régresse au niveau institutionnel et juridique, il n'en est pas de même au niveau économique et social. On a de plus en plus une imbrication entre public et privé, entre production et services, mais « l'exception française » fait que la tension vers la communauté (solidarité, idée de « bien commun », mouvement de grève de 1995) se manifeste toujours, comme par défaut, en référence à l'État, représentation abstraite de cet « en-commun ». Dans cette mesure on peut dire que le « public » (représentation un peu plus concrète de la communauté dans le cadre de la société capitalisée) est malheureusement encore confondu avec l'État, y compris dans le milieu d'extrême-gauche, ce qui l'amène souvent à vouloir renforcer l'État en faisant la chasse à toute extension de ce qui est défini juridiquement comme « privé ». Cela conduit à des positions schizophréniques sur l'État. D'un côté on veut le maintenir comme garant du collectif, des droits, des acquis, mais d'un autre côté on l'analyse, dans ce qui serait ses attaques contre le « social », comme un État essentiellement répressif, un État réduit à son ministère de l'intérieur.

Or il ne s'agit pas de critiquer l'État pour de mauvaises raisons (il y en a suffisamment de bonnes !). Si cet État est un État total ce n'est pas au sens de « totalitaire » ou de policier qu'il faut l'entendre car il est fort éloigné des « modèles » hitlérien, stalinien ou orwellien. Il est « total » dans la mesure où il tisse une toile d'araignée qui enserre tous les rapports sociaux et leur fixe leur cadre. Il encadre plus qu'il n'impose. Il règle et surveille des pratiques et des modes de vie qui dépendent d'ensembles machiniques sans cesse modernisés, produits par une utilisation massive de la technoscience. Mais cette technoscience ne peut agir que par l'intermédiaire de jeux de puissance et de pouvoir qui impliquent aussi bien les grands « décideurs » économiques (grandes entreprises et États dominants) que les individus eux-mêmes.

Une carte bancaire, une ribambelle de cartes de crédit rendent les individus plus dépendants réellement que n'importe quel contrôle de type policier. Cette dépendance, perçue en partie comme liberté ou facilité, est à la base du consensus qui rend caduque la notion même de société civile et illusoire l'idée d'une opposition entre société et État. Ce n'est donc pas la police qui est partout, selon le bon vieux slogan gauchiste (« Police partout, Justice nulle part »), mais l'État dans ses multiples ramifications. C'est au contraire parce que l'État est partout que la police peut être de moins en moins présente sur le terrain et qu'elle est supplantée par des corps spécialisés (police administrative, assistance et « traitement social », milices de proximité, armée pour Vigipirate, unités anti-émeutes).

Il n'y a pas de la part de cet État une volonté de produire ce que certains appellent un « apartheid social » qui distillerait discriminations, xénophobie et racisme. La position de l'État français n'a pas changé dans le fond ; elle est toujours intégratrice dans ses buts mais les conditions anciennes qui présidaient à sa réussite font défaut (crise du travail et crise des valeurs politiques de l'État-nation). Ce n'est pas en tant que raciste ou xénophobe qu'il faut critiquer et attaquer l'État (en plus qu'est-ce que ça voudrait dire en « démocratie sociale », quand État et société font corps ? qu'il faut faire la chasse aux bavures comme dans le cadre de l'article 1 de la loi Debré ? maigre perspective !), mais en tant qu'il organise la destruction des rapports sociaux de la phase précédente, destruction qui ne concerne pas uniquement ceux qu'on appelle les « exclus » ou les « précaires », mais aussi de nombreuses catégories sociales. La fluidité et l'instabilité des positions rendent difficile une objectivation sociale et le développement d'un processus de subjectivation comme le montre les tentatives de regroupement de chômeurs. Objectivation et subjectivation sont alors le résultat d'une désignation à la fois médiatique et étatique qui définit des « positions » : « chômeurs de longue durée », « précaires », « sdf », « jeunes de banlieue », « nantis ». La passivité (supposée) des individus ainsi désignés est consubstantielle à l'enfermement dans la désignation.

C'est en cela que le mouvement des « sans-papiers » constitue une rupture, partielle, mais une rupture quand même, puisqu'il prend l'initiative de l'action et de l'auto-désignation qui vient court-circuiter et s'imposer à la désignation officielle de l'État (immigrés clandestins). Par là même, le mouvement impose une légitimité de fait à son action. Elle a un contenu politique immédiat parce qu'elle révèle la véritable nature de l'État et cette action prend d'autant plus de force que cet État se présente toujours comme un modèle en matière de droits de l'homme et d'intégration. La politique peut en effet se concevoir comme une pratique qui est incompatible avec la situation15, tout en étant inscrite dans une situation donnée. Ainsi, dans ce cas précis, on peut dire que le « problème » des sans-papiers n'est pas réductible au « cas » des sans-papiers. Mais cela ne veut pas dire qu'il faut faire des « sans-papiers » la base d'une politique. L'action « restreinte »16 peut atteindre la dimension politique si l'exigence de la lutte peut être satisfaite dans la lutte du moment, mais la particularité de la revendication ne permet pas de poser la question de l'en-commun.

Quand nous avons posé l'urgence de la politique (no 9), nous avons voulu faire œuvre programmatique à l'époque du programmatisme impossible. Mais la tâche est rude aujourd'hui, quand de tous côtés on entend des appels au politique. Il ne s'agit pas de refonder une politique qui justement prendrait acte de la dissolution des mouvements sociaux ou de leur caractère fondamentalement corporatiste, ce qui pourtant risque d'être bientôt la position dominante. Il ne s'agit pas de réhabiliter la politique, mais de lier politique et mouvements de luttes.

Notes

1 – Sur Negri et le « néo-opéraïsme », cf. Anthologie de Temps Critiques, volume 1 et les inédits consacrés à « l'Autonomie ».

2 – cf. Temps Critiques n° 6/7.

3 – F. Fourquet, Richesse et puissance, La Découverte.

4 – Cf. Temps Critiques, no 4.

5 – André Gorz, Misères du présent, richesse du possible, 1997, éd. Galilée.

6 – Cf. Paolo Virno, « Notes sur le general intellect », in revue Futur antérieur no 10 et la critique que nous en faisons dans le no 8 de Temps Critiques (pages 23 à 32).

7 – Cf. Anthologie de Temps Critiques, volume 2, L'Harmattan, 1998, 1ère partie, « Crise et critique du travail » et particulièrement les articles : « Activité humaine et travail » et « À propos de l'aliénation initiale ».

8 – C'est la notion même de capital circulant qui apparaît ici inadéquate. Tantôt c'est du travail, tantôt ce sont des marchandises, tantôt des formes immatérielles de capital qui circulent… et c'est aussi, pour une part, du commandement capitaliste.

9 – Zarifian, « Le travail : de l'opération à l'action » in revue Actuel Marx, La crise du travail, 1994 ; B. Coriat, Penser à l'envers, Bourgois.

10 – Cette idée de partage des richesses fournit un exemple du fonctionnement « politique » de l'extrême-gauche (malgré toutes ses variantes). En effet, elle peut être énoncée aussi bien par le pcf que par Jésus-Christ ou par un groupe anarchiste, mais ça ne pose problème à personne. Le citer dans un tract devient une habitude et ça ne mange pas de pain comme on dit !

11 – C'est la problématique de F. Farrugia, La crise du lien social, L'Harmattan, qui vise à démontrer l'aspect conventionnel et réformable du lien à partir d'une lecture rousseauiste du lien et du contrat social.

12 – D. Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition, Aubier.

13 – M. Freitag, Dialectique et société, l'Âge d'Homme.

14 – En résonance, on pourra se reporter aux pages 114 à 118 du no 8 et aux pages 34 à 37 du no 9 de Temps critiques.

15 – M. Benasayag et D. Scavino, Pour une nouvelle radicalité, La Découverte.

16 – M. Benasayag et D. Scavino, op. cit.