Temps critiques #10

Politique élémentaire

, par Loïc Debray

Dans le numéro précédent de Temps critiques, j'ai lancé un mot d'ordre : « Il est urgent de faire de la politique ». Je me suis rendu compte, tant par des interpellations, lors de débats publics, que par des remarques éparses, ou encore par le courrier adressé à la revue, que cette injonction et les thèses qui l'accompagnent commençaient à circuler en radicalisant la critique — ce qui est un de mes buts quant à l'intervention politique —, mais qu'en contrepartie elles étaient le plus souvent mal comprises aussi bien par ceux qui sont pour que par ceux qui seraient contre.

Ces thèses se trouvent pour l'essentiel dans les deux textes que j'ai écrits dans Temps critiques (numéros 6-7 et 9) : « De l'individu à la singularité du tout autre » et « La politique avant tout ».

Ces deux textes doivent être compris ensemble. Le premier met en place un cadre théorique que je fais opérer sur des événements récents, c'est-à-dire actuels, dans le second texte. Ces textes sont parfaitement clairs et les thèses qu'ils soutiennent y sont parfaitement explicites, mais, comme certaines sont nouvelles et rompent avec le consensus, elles suscitent des résistances, ce qui n'infirme en rien que la politique est l'affaire de tous et à la portée de n'importe qui, même si en réalité peu d'individus ont le courage de faire de la politique.

Je vais essayer de reprendre et de concentrer les points fondamentaux concernant ces thèses sur la politique et d'en lever les plus gros contresens. Vous me direz pourquoi ce souci, alors que l'on sait que les idéologies les plus efficaces l'ont souvent été à partir de contresens. Justement, il ne s'agit pas d'idéologies, mais d'un souci de cohérence et de vérité politique. Notre présent n'est que trop fait de confusions, de lâchetés, d'ambiguïtés, de censures bien pensantes qui en dernière instance auront la caution de l'État, car elles ne changent rien à l'état des choses. Donc il est important de revenir sur ces fausses oppositions, comme celle de l'économie et du social, qui restent le terrain privilégié de l'État et de ses gestionnaires où s'engouffrent et se noient tous ceux qui prétendent changer quelque chose à l'ordre du monde, terrain sur lequel on ne peut être que victime, laissé-pour-compte.

Matrice élémentaire de toute politique

Cette matrice élémentaire est fondamentale, au sens où toute situation est recouverte d'une gangue, d'un fatras, qu'il faut écarter, tout du moins en pensée, pour faire advenir de la politique. C'est pourquoi les conditions nécessaires d'existence de la politique sont bien près d'être suffisantes si on veut faire une politique de non-domination pour qu'il y ait une radicalité quelconque.

Ainsi, dans le premier texte, j'ai fait une analyse politique de l'individu et j'ai montré que l'individu avait toujours eu une existence et une conception faibles tant du point de vue de la domination, de l'État quel qu'il soit, mais aussi, ce qui est plus surprenant, du point de vue des révolutionnaires, y compris des anarchistes qui ont attaché une grande importance au geste individuel. J'ai démontré qu'une existence faible de l'un des termes du triplet individu, égalité, liberté entraînait la faiblesse des deux autres et, inversement, la force de l'un entraîne la force des autres. Ainsi, cela m'a permis de détruire au passage l'un des poncifs les mieux en cours : qu'à l'Ouest il y a liberté mais pas égalité tandis qu'à l'Est il y aurait eu égalité mais pas liberté. En fait, dans les deux cas, aussi bien à l'Est qu'à l'Ouest, l'existence de l'individu était évanescente. Ainsi n'y avait-il que peu de liberté, que peu d'égalité et encore moins d'individu.

J'ai montré que donner de la substance à l'individu revenait à lui attribuer un mode de domination ; on retrouvera aisément les modes de domination qui sont liés au cadre libéral, au travailleur stalinien et aux gestionnaires de tout pays. L'individu n'a d'existence que sous le régime de la particularité, c'est un pion à manipuler.

L'individu a une position centrale, car c'est sur des individus que s'exerce la domination et ce sont des individus qui vont subjectiver une situation en décidant qu'elle est intolérable, que cela ne peut plus durer. Une situation objective n'entraînera jamais la révolte. Dans toute situation de domination il y a potentiellement de la lutte qui ne pourra se concrétiser sans l'engagement risqué au moins d'un individu. La domination qui s'exerce sur des individus par d'autres individus est un fait récurrent dans l'histoire, et on ne peut caractériser une politique d'émancipation que de façon négative : une politique de non-domination. Le négatif indique la tension critique entre ce qui est, la domination, et ce qui doit être, l'égalité, la liberté ; écart qui ne peut être surmonté que par des individus qui vont se lier à une singularité en s'affirmant dans un devenir révolutionnaire.

S'il y a une antériorité de fait de la domination, celle-ci ne peut être évaluée et combattue que grâce à une antériorité au moins de principe, sinon ontologique de la liberté et de l'égalité. Comme disait Sartre, « on ne peut aliéner qu'une liberté », et ceci n'a rien à voir avec de l'utopie. En effet, dans les processus singuliers de luttes, ce qui est en jeu c'est vouloir du « tout autre » sans qu'il y ait un contenu positif, parce que c'est une visée globale qui échappe à la particularité. L'utopie commence lorsque des individus vont vouloir donner un contenu, pensé en termes d'organisation des rapports, de société, a v e c l'introduction inévitable de fantasmes qui pour être pris au sérieux vont verser dans l'autogestion, l'économie, puis la gestion, qui sera alors l'envers criminel de ce qui était voulu. C'est le règne à nouveau de la particularité.

Critiques : de la fantaisie à l'ennui ; passage obligé, l'inconsistance

Individu

On m'a dit le plus sérieusement du monde comment peux-tu parler de l'individu à une époque où il n'existait pas, ou même, s'il existait, on n'en pouvait rien savoir. Diverses périodisations dogmatiques m'ont été données en guise de réfutation. Et comme ces diverses dates n'ont jamais été argumentées, faute de pouvoir y mettre de la cohérence, je vais y mettre un peu de sens et des rationalisations locales. Il est remarquable que toutes ces tentatives sont sous-tendues par un questionnement identique à propos de l'égalité, de la liberté, de l'État et de la révolte, qui est une confirmation a contrario de la pertinence de ma théorie politique.

D'aucuns ont fait naître l'individu en 1850. Après quelques perplexités et difficultés, je n'ai pu que rattacher cette naissance de l'individu qu'à une certaine conception littéraire du roman à partir du xixe siècle. Elle s'appuie sur le personnage devenu anti-héros, qui rate sa vie et surtout est soustrait au présent des événements (par exemple, Frédéric Moreau, dans L'Éducation sentimentale de Flaubert, indifférent à la révolution de 1848). Pourquoi n'avoir pas retenu la date de 1819 où Rastignac, héros balzacien, dit en regardant Paris : « À nous deux maintenant ! » Mais serait-ce là un individu dont l'affirmation ferait un peu peur ? Ou encore, à cette conception confortable et esthétisante, on peut opposer Julien Sorel qui, avec conscience individuelle et conscience de classe, réfute ses juges.

D'autres font apparaître l'individu à la Révolution française, conception partagée par d'anciens marxistes. Pour eux, l'individu est une invention de la bourgeoisie, et cette naissance, tout comme celle de la liberté, n'est qu'un moment nécessaire dans le développement du capitalisme. Affirmation moins fantaisiste que pour celle de 1850 parce qu'elle est marquée par un événement politique, la Révolution de I789, où un processus révolutionnaire a été pensé par des individus qui ont mis en avant l'égalité, la liberté et leur destin universel. Mais elle partage avec la première que cette naissance de l'individu est une fausse naissance, non seulement à cause de l'arbitraire de la date (on peut opposer à l'infini des naissances antérieures : les sociologues, les historiens, les politologues, etc., ne s'en privent pas), mais plus essentiellement à cause d'une faiblesse inhérente, leur identique conception de l'individu qui ne peut échapper à la particularité ; il est toujours le jouet de forces impersonnelles, donc inattaquables : tout est joué de toute éternité, et paradoxalement ce sont eux qui vont traiter les autres d' » idéalistes » ; d'ailleurs, pour eux, toute pensée est une abstraction. En dernière instance, la seule abstraction qu'ils vénèrent est celle de l'Économie avec son dieu État et son autel Social où sont immolés les individus, de préférence les récalcitrants au sens de l'histoire.

Lorsque différentes dates sont proposées, quant à la supposée naissance de l'individu, c'est pour masquer une position idéologique et presque toujours pour cautionner des atrocités. Ainsi, nous dira-t-on, on ne peut rien reprocher aux Conquistadores, car ils étaient tellement éloignés et différents de nous qu'on ne peut même pas comprendre quelle était leur vision du monde. Gardons-nous alors de faire des anachronismes sauvages. Mais cette apparente lucidité cafouille lorsqu'on rétorque : donc ça n'avait pas de sens d'être catholique, c'est un anachronisme de plus. L'enjeu de minimiser des atrocités passées est là pour cautionner ou banaliser des atrocités présentes. Cette citation de Montaigne, qui est un individu au sens plein, ami de la Boétie qui a bien démonté le mécanisme de la servitude, à quel présent appartient-elle : « Je trouve qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation [indienne], tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples passés au fil de l'épée et la plus riche et la plus belle partie du monde bouleversée par la négociation des perles et du poivre : mécaniques victoires » ?

À ceux qui m'ont reproché mon abstraction de l'individu, je ne peux que les engager à relire mon texte où je soulignais que : « Partir de l'individu est une prise de position politique qui se réfère à la non-domination, donc à la lutte contre toute domination. » Je n'ai jamais dit que l'individu existait de façon isolée ; j'ai au contraire marqué la différence entre l'antériorité politique de l'individu et les autres antériorités, de quelque ordre qu'elles soient, chronologique, historique, logique, structural, social. « Dire que l'individu est toujours dans un monde, au monde, dans une société particulière, munie de rapports, de structures, historiquement déterminés […] relève de l'ordre du fait. Tout comme de dire que l'individu, avant même sa naissance, est déjà pris dans un réseau de symboles, et que, finalement, il naît toujours quelque part, de géniteurs connus ou inconnus, dans une communauté où il y a déjà de la langue, des croyances, des mythes, des religions, des sciences […] des formes d'autorité, du pouvoir, le plus souvent un État […] des conflits, des guerres… » Concevoir l'individu en tension avec la société, qu'il y ait ou non des médiations — comme la communauté, les rapports sociaux —, ou encore comme une unité contradictoire, même dialectique, relève tout au plus d'une description d'une supposée réalité de fait. Et je disais que ce qui est important est de se demander : « Qu'est-ce que l'individu du point de vue de la domination et qu'est-ce que l'individu en vue de la résistance, de la lutte, de la subversion, de la révolution, de l'utopie ? » Je n'ai jamais fait de l'individu, comme on me l'a reproché, une valeur. Au contraire, j'ai dit que l'individu n'était intéressant que dans sa capacité à se lier à une singularité, ce qui est différent que de dire « il y a des individus singuliers », comme si la singularité était fixée une fois pour toutes à certains individus, alors que tous les individus sont liés le plus souvent dans leur quotidienneté à la particularité à laquelle personne ne peut se soustraire, tout au plus peut-on y échapper de loin en loin.

L'indivisibilité du triplet — individu, liberté, égalité — est confirmée par les interrogations et les critiques portant sur la liberté et l'égalité qui appartiennent au même registre que celles sur l'individu.

Liberté

Comment pourrais-je dire que la liberté est de tout temps, alors qu'on sait bien qu'elle est apparue seulement depuis… la Renaissance, la Révolution française, la Révolution américaine, la Révolution d'octobre, le monde bourgeois, la crise de 29 ?

Pour ce faire, des historiens sont convoqués. Il y a là plusieurs avantages : l'enjeu est dans le passé, on est certain de n'avoir que des savoirs épars et contradictoires, un amas inessentiel de faits avérés ou non, « alignés comme des lances le long d'un mur », ce qui fait qu'il est sûr qu'une vérité ne sera jamais atteinte au sein de cette variété culturelle et cultuelle.

Dire que la liberté n'existait pas dans l'Antiquité, qu'elle n'était qu'un statut, est un déni d'existence. Platon s'en prend fermement au trop de liberté à laquelle il associe l'égalité : « Mais, mon ami, repris-je, le dernier excès où atteint l'abus de la liberté […] c'est quand les hommes et les femmes qu'on achète ne sont pas moins libres que ceux qui les ont achetés. J'allais oublier de dire jusqu'où vont l'égalité et la liberté dans les rapports des hommes et des femmes. » Platon va jusqu'à s'en prendre aux animaux, et il faut prendre au sérieux cette attaque malgré son comique involontaire. L'animal est le paradigme de la victime. Ainsi les individus que l'on maltraite sont traités comme des animaux : « c'est là qu'on voit les chevaux et les ânes, accoutumés à une allure libre et fière, heurter dans les rues tous les passants qui ne leur cèdent point le pas ; et c'est partout de même un débordement de liberté. » La liberté est contagieuse.

Souvenez-vous de cette citation de Marx : « Le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous », où il y a, pour une fois, une reconnaissance de l'antériorité de l'individu sur le collectif. La liberté a été conçue et pratiquée comme une compatibilité de contraintes décrétées nécessaires par une domination étatique. Tous les révolutionnaires ont combattu pour la liberté et elle est présente dans tout mouvement de lutte. Comme l'a vu Platon, elle ne peut être qu'excessive. La peur des dominants est mesurée à ce débordement, et, comme disait Trotsky, chef d'État, « le fleuve doit regagner son lit ». Il faut savoir arrêter une révolution. La liberté, c'est le refus pour l'individu de recevoir ou de donner des ordres, comme l'illustre le témoignage des anarchistes de la guerre d'Espagne. Il n'est pas étonnant que les anarchistes qui ont mis le plus en avant la liberté, et qui en étaient le plus soucieux, ont été accusés d'être pour le désordre, ce qui pour beaucoup d'entre eux était une insulte, tout comme quand des patrons accusent les syndicats de vouloir mettre les ouvriers en grève, et les syndicats de répondre avec spontanéité et sincérité « mais pas du tout ! ». La liberté n'est pas un état, elle est toujours un bouleversement. Je ne peux être que d'accord avec François Châtelet quand il disait : « C'est un devoir d'imposer sa liberté et cela jusqu'à l'insurrection. Cette force était présente dans la Révolution française. Elle l'est encore au-delà des nations et des États. »

Égalité

Alors que la liberté a été revendiquée par tous, même par les pires dictateurs — c'était évidemment une négation de la liberté car, comme nous l'avons vu, la liberté fait peur —, l'égalité a toujours fait horreur. On m'a dit « comment peux-tu parler d'égalité, alors qu'il n'y a que des inégalités ». J'avais pourtant bien précisé que l'égalité est une prise de position qui doit servir à évaluer et à combattre les inégalités : « Avec la non-domination comme ligne directrice, posons et imposons l'égalité absolue, toute spécification de l'égalité en est une restriction, c'est-à-dire une égalité particulière, égalité en droit s'opposant à l'égalité réelle, l'égalité par nature à l'égalité sociale. Dans la pratique traquons partout et à tout instant les inégalités, les privilèges. » La droite ancienne ou nouvelle, ou extrême, a toujours revendiqué l'inégalité et la gauche n'a fait que restreindre l'égalité tout en murmurant une égalité de principe. Cette aversion a pour nom « égalitarisme ». Et on voit refleurir des « inégalités inévitables », voire des « inégalités légitimes ». L'égalité devant la loi s'est traduite par « chacun à sa place dans la hiérarchie ». On se souvient du : « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins » auquel Bakounine avait répondu que c'est tout de suite à chacun selon ses besoins ou jamais. De même que la liberté permet de mesurer les aliénations, les enfermements, ce qui est insupportable, l'égalité désigne des cibles, dénonce des privilèges, des injustices.

Domination

La domination est à la fois une réalité de fait et un concept de toute politique. La domination est structurelle mais ne peut s'exercer sans l'intervention d'individus, les serviteurs et les profiteurs de la domination dont le régime d'existence n'est que celui de la particularité. Ils sont aux ordres, même s'ils commandent. C'est le devenir-esclave généralisé, la domination est consubstantielle à l'État, quel qu'il soit. Pour qu'il y ait domination il faut qu'il y ait une permanence, une stabilité, une institution des rapports de force, un pouvoir légal dont la légitimité est mesurée à la force de son appareil répressif qui va assigner une place à tous. Tous et tout restent à leur place et en place.

Je n'ai jamais dit qu'il n'y avait que la domination étatique, mais que les autres dominations en étaient des sous-produits, même s'il n'y a pas de rapport mécanique de cause à effet. L'État est le garant de toutes les dominations. De même qu'il ne peut exister du privé et du public que par l'État. C'est l'irréalisme de ceux qui voudraient une répression sans État, uniquement des milices privées. Cela ne va pas à l'encontre du fait que le privé soit pire que le public, même si de plus en plus le public se modèle sur le privé, avec comme horizon l'arbitraire le plus total.

Comment s'y retrouver ?

À tous les scrupuleux qui tiennent à tout prix à attribuer des naissances fantaisistes à l'individu, à la liberté, à l'égalité, à l'État — leur historicisme est là pour démontrer qu'on ne peut guère s'y retrouver. Il est vrai que leur apolitisme ne fait que conforter l'état présent —, je leur dis, en effet, comment s'y retrouver avec la révolte de Spartacus ?

« — Pour toi, mon ami, y avait-il domination à cette époque lointaine ?

—  Assurément, j'ai entendu dire qu'il y avait même un État. Certains disaient même que c'était l'impérialisme romain, je crois, mais je crains de faire un anachronisme.

—  Oui, mais n'allons pas trop vite. Revenons à Spartacus : n'était-il pas un individu comme toi et moi ?

—  En effet, il est même né en Thrace. On dit aussi qu'il était courageux et qu'il s'est révolté seul au début contre ses maîtres à qui il faisait peur. Mais cet esclave, ne peut-on pas dire que c'est un individu dangereux ?

—  En effet, il fut très dangereux pour ses exploiteurs, il en a même tué un bon nombre. Mais sais-tu pourquoi combattait-il ?

—  Heu… heu… je ne sais pas, heu… pour rien.

—  Mon ami, tu ne crois pas si bien dire. À ton insu tu viens de prononcer une vérité. Il ne combattait pour rien de précis. Il ne voulait plus de cette situation de dominé, ni pour lui ni pour les autres, il voulait tout.

—  Mais alors, si je comprends bien, serait-ce ça qu'on appelle la liberté ? Mais quoi faire de l'égalité ?

—  En effet, c'est cela la liberté. La liberté : ce point de radicalité insurgée, et l'égalité est le monde comporté par cette révolte où elle est en acte.

—  En tout cas, on ne peut pas parler de subjectivité, il n'y avait pas de sujet avant un certain Descartes.

—  Si, justement, il y a bien une décision, Spartacus aurait pu continuer à vivre sa situation objective mais par une subjectivation singulière il s'est révolté en entraînant les autres.

—  En effet, me voilà à présent convaincu par ta lucidité exemplaire, mais pourquoi certains continuent à dire que l'individu n'existait pas à cette époque.

—  Je vais te répondre mais, comme c'est un peu difficile, je vais faire un détour apparent où je vais être obligé de revenir sur les concepts de la politique, et quand tu auras compris que l'idéologie dominante de notre temps est la gestion, tu pourras trouver aisément, à partir de tes propres forces, la réponse. »

Le particulier, l'universel, le singulier

Singularité

Le particulier et l'universel sont présents dans toute pensée. Très vite ils ont été des concepts de la politique. Quant au concept de singularité, je l'ai introduit en politique pour caractériser le sujet révolutionnaire » de la raf (Fraction armée rouge) qui rompait avec tout ce qui avait été théorisé précédemment. En effet, pour la première fois le sujet révolutionnaire n'était plus éduqué, espéré, mais en acte ici et maintenant par l'effectivité des coups ciblés que portait le groupe, c'est-à-dire des individus :

Tout un chacun qui a rompu avec les crimes du système, qui ne marche plus est sujet révolutionnaire », au système dominant, c'est-à-dire aux hauts dirigeants et à leur potentiel militaire. Ce sujet révolutionnaire est soustrait au nombre, à l'accumulation (« on n'est pas assez nombreux, petit à petit on devient plus fort ») ; au lieu (« on n'est pas au bon endroit, dans le bon continent, dans le bon pays, dans le bon secteur… ») ; au moment (« la situation objective et même subjective n'est pas favorable) ; à la représentation (« on représente les masses, le prolétariat… ») ; à la finalité étatique (la théorie léniniste, les mouvements de libération nationale) ; à la pédagogie (« les masses ne vont pas comprendre ») ; à la négociation (« il faut bien faire des compromis »). Ce sujet révolutionnaire est même soustrait à l'événement, cher à Badiou, et a fortiori à l'histoire.

Je dis que ces soustractions sont autant de référents pour toute politique subversive et conséquente.

La singularité comme effectivité d'une situation existe comme je l'ai dit depuis qu'il y a de la politique. Ce concept de singularité, je lui ai donné une portée qui va à l'encontre du consensus et de son emploi habituel en philosophie politique qui est forme abâtardie du concept hégélien (une synthèse entre l'universel et le particulier). On peut trouver une image de l'emploi que j'en fais en mathématique bien qu'évidemment la singularité n'existe pas en tant que concept mathématique. C'est un concentré de globalité, c'est du local devenu universel sans s'étendre. Également, ce qui limite le vrai en mathématique n'est pas le faux mais des vérités, c'est-à-dire du vrai important. La production de théorèmes sans intérêt peut être infinie.

On pourrait dire que la singularité est le seul mode d'existence de l'universel, alors que dans la tradition philosophique, y compris marxiste, le mode d'existence de l'universel est la particularité et quelquefois le générique. La puissance d'une singularité ne se mesure pas à son étendue, c'est-à-dire à son degré de généralité. Comme je l'ai dit, la singularité n'appartient pas à des individus ni à une situation, mais elle est toujours une exacerbation d'une situation. Les contresens faits sur la singularité sont dus au fait qu'une singularité, même s'il est vrai qu'elle se produit exceptionnellement, cette exception néanmoins ne la caractérise en rien. Elle s'oppose à l'accumulation des savoirs, le plus souvent les vérités établies l'entravent. On peut trouver une approche du concept de singularité chez Marx quand il fait du prolétariat, c'est-à-dire d'une classe particulière, une classe universelle qui est la dissolution de toutes les classes. La classe ouvrière ne subit pas un tort particulier mais un tort universel. Mais Marx annulera cette singularité en mettant de la transcendance dans cette classe, ce qui introduit de la croyance, donc de la domination.

L'incompréhension à saisir une singularité donne de faux débats, comme celui sur 68 entre Ferry qui voit une éruption de l'individu, mais de l'individu lié à la particularité, c'est-à-dire l'individualisme, et Castoriadis qui, lui, voit l'éruption du collectif, de la solidarité. Dans les deux cas c'est une vision faible de l'individu dans sa capacité à se lier ou à engendrer des situations singulières.

Particulier

Le particulier est le concept le mieux compris, celui qui semble le plus connu, c'est-à-dire le plus familier. Il est lié à la banalité, à la répétition. Je n'ai jamais sous-estimé le particulier, j'ai dit qu'on ne pouvait y échapper que rarement. Toute situation est particulière ; le particulier est une détermination qui le plus souvent est inéluctable. Il faut s'appuyer sur le particulier pour transformer sa faiblesse en force. J'ai dit que « la politique est un mode d'intervention qui doit subvertir les assignations particulières qui par nature produisent et reproduisent des sans-parts, des sans-droits, les en-dehors de la comptabilité, les laissés-pour-compte ». Le particulier est intrinsèquement lié à l'État, à la politique étatique des partis, des groupes de pression, des communautés. La particularité de l'individu sous l'angle de la domination étatique est la particule statistique. L'universel a été l'occasion de polémiques. Le plus souvent il a été avancé pour masquer des intérêts particuliers. On a tous les mêmes intérêts, dominants/dominés, bourreaux/victimes, patrons/ouvriers. Ainsi en est-il de l'universel du faux multiple qui est la répétition de l'un, du consensus. Un seul système, un seul État, une seule façon de s'organiser : c'est la mondialisation, c'est l'unification imposée. C'est la prétendue nécessité avec ses idéologies matérielles : l'économie et la gestion du social.

La gauche a mis en avant l'universel, le plus souvent sous une forme dégradée, tout particulièrement à notre époque où l'on préfère Tocqueville à Hegel. Les nouveaux philosophes, sociologues, historiens, politologues sont plus influencés par Aron que par Sartre, Lefebvre ou Marcuse. Ce qui en dit long sur la pensée de notre temps.

Tous les penseurs politiques conséquents se sont confrontés à Hegel, que ce soient Marx, Bakounine, Stirner et même Lénine. Kant a compris la radicalité de l'universel, il a d'ailleurs été attentif à la Révolution française. Sa réhabilitation politique ne tient pas compte de son « tu dois, donc tu peux », comme par hasard. La droite a bien compris la portée subversive de l'universel et n'a cessé de lui opposer des faux génériques chargés de substances imaginaires et criminelles, telles que la Race, le Français, l'Immigré… Il n'y a pas de pensée sans l'universel.

Pourquoi la politique ?

De plus en plus de gens intéressés au changement comprennent qu'il y a un enjeu sous cette appellation. En effet, j'ai affirmé cette thèse : « Pour notre époque une politique de non-domination est le seul en-commun universel engendrant l'égalité et la liberté. » Les autres en-communs sont trop chargés de substance et versent dans une particularité réactive ou dans un générique catastrophique.

J'ai avancé ce mot d'ordre pour couper avec le social qui est l'idéologie des États à démocratie autoritaire et gestionnaire. La politique subversive doit être antagonique à la gestion. Je disais : « La gestion est indifférente aux individus : gestion des flux, des marchandises, des vaches, du sang, des matières radioactives […]. La gestion est liée à la terreur (le chômage et l'exclusion). Les gestionnaires sont des criminels. » Je proposais aussi de se débarrasser du mot autogestion qui, pour tous ceux qui l'emploient, est un mot creux, une ritournelle, ou alors cela consiste à faire du bénévolat dans un secteur délaissé par l'État. Si l'autogestion peut avoir un contenu subversif, il faut qu'elle soit en acte, c'est-à-dire tout de suite à refuser d'obéir et à chasser tous les chefs, ou encore par acquis immédiats, autoréduction du temps de travail, occupation sauvage…

Au lieu de cela, les organisations politiques dissertent sur le temps de travail que le capitalisme peut supporter, voire concéder. L'escalade dans la radicalité est comique, cela va de 39 heures pour le cnpf à 32 heures pour la cnt anarchiste, en passant par 33 heures pour les trotskystes, 35 heures pour le pcf et la base du ps. Cette absence de radicalité, peu importe qu'elle se manifeste par conviction ou, pour faire sérieux. L'économie est convoquée, c'est du solide, de l'objectif, croient-ils.

« Pour en finir avec… »

Je réitère mon mot d'ordre : il est urgent de faire une politique subversive.

La confusion, l'absence de repères, l'incapacité à donner des perspectives, voilà ce qui est le plus largement partagé. Ainsi, ce jeune anarchiste qui déclare : « Pour moi, le véritable ouvrage n'est pas de faire de la lutte armée, j'admire celui du travailleur immigré sans papiers qui travaille soixante heures par semaine dans une entreprise de nettoyage. » On ne peut être que stupéfait : ces bons sentiments en apparence ne font qu'éterniser l'inadmissible. Marius Jacob, il est vrai anarchiste conséquent, disait : « C'est alors que j'ai pris conscience de la force de ce préjugé : se croire vertueux et intègre parce qu'on est esclave ».

Les mots d'ordre — « un travail pour tous » ou encore « un revenu pour tous », déjà plus attrayant, ou même « le partage des richesses » — sont lancés mais n'ont aucun poids : comme tels ils restent sur un terrain étatique, c'est une visée de gestionnaire. Cela dit, qu'on se batte pour imposer des revendications ne peut être que louable mais, quitte à avancer des revendications de salaires ou des diminutions d'horaires, autant qu'elles ne soient pas dérisoires, de toute façon même le dérisoire n'est pas facile à obtenir, c'est une question de principe : les gouvernants n'aiment ni céder, ni faire des réformes lorsqu'elles vont vers une amélioration passagère. Mais il faut surtout s'attacher aux acquis immédiats, aux autoréductions sur lesquelles on a une prise directe, car, certes, c'est la faute de l'impérialisme américain, de Maastricht, du Gatt, du gouvernement, de Pasqua-Chevènement, de l'économie mondiale… : ces contestations de base sont devenues une fin pour arriver à la constatation inévitable : « on ne peut rien faire ».

Il est urgent de remettre en selle la radicalité qui consiste à tenir bon, y compris sur l'impossible, et même si on est seul, en se disant « si je ne le fais pas, personne ne le fera », et à chaque fois forcer la solidarité pour convertir la peur en enthousiasme. Et cela à l'endroit où l'on est, ce qui est déjà beaucoup. La radicalité consiste toujours à creuser une singularité et non à se diluer dans une universalité inconsistante qui se donnera une solide particularité.

À la permanence et à la généralisation de la domination osons opposer l'éternité fulgurante de la révolution qui défie l'universel, ici et maintenant, singulièrement.