Temps critiques #9

Quelques précisions sur le “système de reproduction capitaliste”

, par Jacques Wajnsztejn

Alors que pour le marxisme l'histoire des sociétés est vue comme celle d'une succession de modes de production, le système capitaliste, dans sa forme originelle et bourgeoise, représente pour moi le seul mode de production de l'histoire au sens strict. Si la plupart des sociétés ont connu une activité productrice, seul le capitalisme a autonomisé cette activité puis lui a subordonné les autres, assurant finalement la domination de l'économique.

C'est dans cette mesure qu'on peut alors parler de « mode de production », la notion de mode faisant à la fois référence à la finalité du système (accumulation du capital, extension des échanges, accroissement de la production) et à la façon dont s'y déterminent les rapports sociaux (propriété privée, profit et salariat). La question de la reproduction d'ensemble du système ne s'y pose d'ailleurs pas d'emblée ou alors d'une manière tout à fait secondaire car le capitalisme est avant tout destructeur de l'ancien ordre social. Il libère les forces sociales par et dans l'individualisation. Cela apparaît nettement dans l'idée libérale selon laquelle la diversité des intérêts individuels ne saurait nuire à l'intérêt général. Contrat social et « main invisible » des lois du marché sont les seuls garants d'une harmonie d'ensemble quasi-naturelle, fondée sur le travail libre, la liberté des échanges, la propriété privée, le surplus économique.

On ne peut parler de mode de production pour l'esclavagisme et le féodalisme ou pour les formes de production « asiatiques »1. L'esclavagisme et le féodalisme sont plutôt des systèmes de subordination de personnes à personnes dont le but est la reproduction de cette subordination. À la limite on pourrait dire que l'accroissement de serviteurs ou de sujets y est plus important que l'accroissement de produits. Dans les cas rares où la production progresse fortement il s'agit plus alors d'une production pour la consommation que pour l'accumulation (cf. l'empire romain). Il n'est donc pas étonnant que, tout en produisant une certaine richesse, en connaissant aussi la monnaie et le marché, ces sociétés n'aient pas produit une « croissance ».

À l'inverse, le mode de production capitaliste, par son rapport prédominant aux choses, par son rapport particulier à la nature, produit pour la première fois une conception du monde qui :

 – se pose la question de l'origine de la richesse et la trouve dans la division du travail, les gains de productivité et l'échange généralisé (cf. Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations)  ;

 – conçoit le futur dans une optique dynamique. Il s'agit de produire de la richesse supplémentaire et non de l'acquérir simplement en tant qu'attribut d'un statut, comme au temps de la féodalité.

Le triomphe apparent de l'homo œconomicus, de l'économie de marché, de « l'incontournable nécessité économique », semble, à première vue, aller dans le sens d'un raffermissement de l'ordre de la production au sein du mpc (mode de production capitaliste).

C'est pourtant contre cette évidence que je vais m'efforcer de dégager et présenter les différents éléments qui militent pour l'hypothèse d'une rupture avec la notion de mode de production et qui indiquent un pas en avant vers ce qu'on peut appeler un « mode de reproduction » ou encore mieux, un « système de reproduction ». Si système me semble préférable, malgré la dénotation de rigidité, c'est que cela rend mieux l'abstraction croissante des rapports sociaux et la priorité donnée à la cohérence d'ensemble au sein d'une société écartelée entre achèvement de l'individualisation et « compacité » des structures, entre globalisation des contraintes (le fameux ordre mondial) et gestion du quotidien (la liberté privée sous le regard étatique diffus). La notion de reproduction, dans cet emploi, doit être distinguée :

 – de la notion de « reproduction du système » qui est toujours un peu tautologique car à la limite tout système se reproduit ;

 – des notions marxiennes de reproduction, simple et élargie, qui ne peuvent se comprendre et s'utiliser qu'en référence à une théorie de la valeur à laquelle nous n'adhérons plus (cf. mon article « Et le navire va… » dans le no 6/7) ;

 – de la notion sociologique de reproduction sociale chez Bourdieu dont la portée est réduite à la critique des théories de la mobilité sociale.

À cette condition, la notion de système de reproduction capitaliste permet mieux que celle de mp, de se placer du point de vue de la critique du régime et des forces de domination.

Il ne s'agira pas de dater exactement le passage entre mpc et système de reproduction. C'est une tendance marquée par des phases d'avancées, d'autres de stabilisation voire de recul. Des expériences aussi différentes que le new deal rooseveltien, le corporatisme fasciste, le planisme néo-socialiste français (mélange de vichysme à la de Man et de keynésianisme), le modèle socialiste suédois, l'ère Brejnev en urss peuvent être considérées comme des moments d'avancées ; l'ultra-libéralisme de Thatcher et Reagan comme des mouvements de reculs ; le libéralisme tempéré et consensuel d'aujourd'hui comme une phase de recherche vers la consolidation des « acquis » sans prise de risque inconsidérée.

Il s'agira donc plutôt de dégager les éléments qui indiquent ce passage vers un système de reproduction.

1° – Le système actuel, n'est plus un mode de production au sens courant du terme employé jusqu'à maintenant (mpc) car ce qui le régit essentiellement n'est plus précisément la production.

Dans les moyens qu'il met en œuvre, une part toujours plus grande est consacrée à permettre le fonctionnement d'ensemble et est donc à peu près complètement déconnectée des notions économiques de valeur et de profit, ce qui n'implique pas une indifférence vis à vis de la question des coûts. Pour ne prendre qu'un exemple, la division internationale du travail qui s'impose aujourd'hui, via le gatt, a pour but avoué de faire baisser le prix des marchandises, sous-entendu au bénéfice des consommateurs des pays occidentaux, sans se préoccuper de savoir qui les produit et s'il continuera à y avoir des producteurs dans certaines zones. Il y a là, la volonté d'imposer une conception de l'ordre économique qui n'a plus grand chose à voir avec celle des précurseurs du système capitaliste. La théorie classique des avantages comparatifs est mise à mal par le fait même qu'elle est prise au pied de la lettre, alors que Smith et Ricardo, partisans du libre échange, insistaient sur le fait qu'il devait être limité quand sa pratique conduisait à abandonner des pans entiers du tissu industriel aux produits étrangers.

Ce système est à l'opposé de la liberté qu'il est sensé promouvoir. Sous sa forme moderne il ne laisse que la possibilité de s'adapter à des contraintes (monétaires, compétitivité…). L'économie politique néo-classique de la fin du xixe avait déjà abandonné la définition qu'en donnaient les classiques comme science de l'étude des causes et conditions de la richesse des nations, pour en faire le domaine de la lutte contre la rareté. Les libéraux modernes n'ont eu qu'à parachever le travail. Cet accent mis sur la rareté signale bien une première rupture, implicite, avec les idées d'abondance et de progrès nées des Lumières et renforcées par les effets de la révolution industrielle sur les conditions de vie.

La richesse n'est plus donnée par l'accumulation de capital et la mise en œuvre de travail mais par la maîtrise des flux. Non plus essentiellement création de richesse mais captation ou transfert. L'accumulation, l'épargne et l'investissement ne sont plus aussi essentiels. L'impression parfois ressentie d'une fuite en avant dans le progrès technique ne contredit pas ce mouvement. Le but, au niveau des entreprises, est le plus souvent de se constituer des niches de profit par des positions de monopole ponctuel sur un produit, un segment de marché. Mais au niveau macro-économique les conséquences sont une désaccumulation croissante de capital par obsolescence accélérée (dévalorisation dans le vocabulaire marxiste).

D'ailleurs, la priorité accordée aux stratégies financières, les phénomènes de « bulle » financière et boursière indiquent bien l'existence d'une suraccumulation de capital (crise de la valorisation productive) et la peur actuelle de l'inflation signale aussi que les timides mouvements de reprise de la croissance s'effectuent sur de nouvelles bases (la valeur sans le travail). On pourrait ainsi inverser le mot de Bertrand Russel qui définissait notre société comme étant celle où l'on apprend à faire deux fois plus d'épingles en un temps donné plutôt que de faire une quantité d'épingles en deux fois moins de temps. Dans les stratégies actuelles d'hyper-compétitivité, la fameuse « contrainte extérieure » dessine le nouveau cadre de la production et des échanges qui voit les gains de productivité être transformés en ressources temporelles inemployées (chômage, exclusion de la force de travail) et non converties en ressources effectives comme le nécessiterait un accroissement de la production. C'est que le cadre de réflexion et d'activité a changé. La théorie des ressources humaines a supplanté, en les diluant, les catégories de travail et de travailleurs.

La théorie des ressources humaines est inséparable de l'idée de capital humain, même si cette dernière notion ne doit pas être prise au sens stalinien repris ensuite par Mao (« l'homme, le capital le plus précieux »). Elle ne signifie pas que l'homme est du capital, mais que son savoir-faire, ses connaissances acquises en font partie. Ce n'est donc pas la même idée que dans la vision traditionnelle du travailleur et du salariat : dans cette dernière, le contrat de travail, le lieu de travail circonscrit à l'entreprise, marquaient un en-dedans et un en-dehors du rapport de travail. Or dans la gestion de la ressource humaine, il n'y a plus, en tendance, d'en dehors : on poursuit le salarié jusque chez lui grâce aux moyens de communication modernes ; on transforme les étudiants en salariés potentiels (prêts sur l'avenir qui remplacent les bourses)… mais ce qui est recherché dans ce quadrillage serré du temps des individus, ce n'est pas tant de phagocyter leur capacité productive ou créative que d'englober absolument toutes les activités humaines. Le système est devenu tellement instable, les forces créées tellement centrifuges (cf. par exemple certaines retombées de l'informatique) que des contre-feux centripètes doivent être constamment insufflés. Que cela relève on non d'une véritable conscience et donc d'une stratégie claire est un autre problème. Le seul but d'ensemble est de maintenir la domination et c'est un but qui relève du court terme car il n'y a plus de classe dominante qui porterait un « projet de société ». On n'a donc pas à s'embarrasser de préoccupations humanistes ou sociales. Le gaspillage et le pillage de « la ressource humaine » se font sur le modèle traditionnel, maintenant révolu, du pillage des ressources naturelles. Il est vrai que « la ressource humaine », elle, n'est pas rare mais surabondante. Usant et abusant de « la ressource » le système peut l'épuiser comme le montre bien la volonté actuelle des grandes entreprises de faire baisser la moyenne d'âge de leurs salariés ou de définir leurs besoins en emploi de telle façon que de plus en plus d'individus sont transformés en… « sans ressources ».

Pour en revenir au choix prioritaire de la rationalité financière, il faut quand même remarquer qu'il ne correspond ni à une aberration économique — le financier contre l'économie productive — ni à un « mauvais coup porté à la classe ouvrière » — l'économique contre le social —, il est une façon de crier casse-cou devant les coûts exorbitants de la reproduction. Le fond du problème, c'est qu'on ne crée pas de richesse à partir de rien et qu'il faut de l'épargne pour investir. Or, aujourd'hui, on a remplacé l'épargne — qui est logiquement un résidu de la richesse sociale produite — par le crédit à court terme qui sert lui-même à financer le long terme — souvent sous forme d'obligations d'État — d'où le phénomène de « bulle ».

La « société de consommation » est aussi un élément essentiel de cette reproduction : une part de plus en plus grande de l'activité des hommes ne sert qu'à reproduire ce qui a été détruit. La priorité idéologique accordée aux consommations individuelles accroît encore le phénomène car celles-ci font l'objet d'une destruction plus rapide2.

Au niveau mondial le gatt et la nouvelle omc (organisation mondiale du commerce) consacrent la domination du point de vue de la reproduction via la consommation. Le mode de reproduction capitaliste est un système où le surplus dégagé ne sert plus que secondairement à l'accumulation3.

Aujourd'hui, chaque pays cherche à attirer des devises et donc à exporter davantage qu'à importer, mais les réserves constituées sont improductives et constituent une sorte de thésaurisation (résurgence du « bullionisme »)4.

2° – Le processus technologique y tient une place centrale

Le travail humain, en tant que travail vivant (actuel), n'intervient qu'autour de ce processus et non pas sur le processus. Il ne s'agit pas d'acquérir une maîtrise technique mais de participer, à une place évidemment subordonnée, à ce processus. Les forces intellectuelles de la société deviennent un véritable savoir capitalisé qui fait face à ce que l'on appelle encore, par habitude, les forces sociales. Ces « forces sociales » se replient alors sur la défense d'acquis ou de statuts et parallèlement se décomposent dans la sphère privée. Paradoxalement ce qu'on peut appeler forces sociales aujourd'hui, au moins potentiellement, se trouvent dans les secteurs les moins touchés par l'encadrement technologique (enseignement, santé) ou au cœur de l'organisation de la reproduction (transports).

Le lien production-consommation prend aussi un tour nouveau. S'il est toujours nécessaire de conserver la logique de la « société de consommation », les caractères de celle-ci doivent évoluer. Dans la première phase on avait affaire a une consommation de masse de biens durables et d'équipement qui transformaient immédiatement les conditions de vie. Cette consommation s'épuise forcément par saturation des produits de base et lassitude psychologique des consommateurs. Ce que les économistes et les journalistes appellent une amélioration de la qualité par la diversification des produits ne peut masquer le fait que la plupart des innovations sur les produits traditionnels ne sont que des innovations de détail, des changements « à la marge ».

Dans la phase actuelle, la consommation est centrée sur ce processus technologique ; elle est de plus en plus immatérielle même si elle nécessite l'utilisation d'un support matériel. Consommer de la communication n'a ni la même signification ni les mêmes implications que consommer un frigidaire (ou même un micro-ondes pourtant fruit civil de la technologie militaire). Il s'agit ici de produire un nouveau lien social, artificiel qui permette par un quadrillage centralisé du social et une activation directe, à la base, par les individus eux-mêmes (les réseaux), d'assurer la reproduction d'une société dont tout le fonctionnement a conduit à la dislocation des anciens rapports sociaux basés sur le travail.

Le problème de savoir qui est la poule et qui est l'œuf est secondaire. Il suffit d'enregistrer la coïncidence entre processus technologique et nécessités des pouvoirs en place sans tomber ni dans une conception machiavélique du politique ni dans la vision technolâtre de l'avènement du virtuel.

Rien n'est totalement maîtrisé : ni l'ordre mondial ni les « autoroutes de l'information ».

Ce cadre technologique est commandé par une structure bureaucratique dont la grande entreprise n'est qu'un sous-ensemble. Il existe bien encore un commandement capitaliste mais sa justification n'est plus dans l'optimisation de la combinaison des facteurs de production, dans l'expression du « génie de l'entrepreneur » (Schumpeter). Gestion-rationalité-productivité remplacent production-valeur et les grandes administrations publiques et entreprises privées se partagent les choix décisionnels, les profits et les commandes énormes.

Les buts : puissance et reproduction du processus d'ensemble.

Cette puissance n'est pas le fruit d'une quelconque « volonté de puissance » mais le produit d'une combinaison particulière entre les différentes forces, objectives et subjectives, de la domination.

Là encore la rationalité des choix n'existe que par rapport à la logique de la reproduction. Si on prend l'exemple d'edf, le choix nucléaire est un choix politique et technocratique où l'imbrication entre processus technologique, groupe de pression technocratique et appareil d'État est impressionnante. Le projet edf est, dès l'origine, complètement en phase avec la vision française de la modernité. Il s'agit d'allier science-reconstruction économique et centralisme politique avec une référence au service public à la fois idéologie et éthique de l'État-nation (cf. Wievorka & Trinh, Le modèle E.D.F., La Découverte, 1989).

Cela se situe dans une démarche qui se veut progressiste, au sens à la fois scientifique et politique du terme.

Mais qu'en est-il aujourd'hui ?

Aujourd'hui il faut vendre de l'électricité à tout prix, liquider la surcapacité d'énergie nucléaire mais jamais remettre en cause ce qui est un pilier de la reproduction en France (on cachera jusqu'au bout les effets de Tchernobyl, on continuera à abreuver les enfants des écoles de publicité edf et on les emmènera visiter la belle centrale du Bugey).

Au xixe siècle, l'économie politique découvrait qu'on pouvait choisir les techniques en fonction des quantités relatives de facteurs de production qu'on désirait utiliser. Il y avait donc encore une indétermination qui laissait la possibilité d'un contrôle et d'une maîtrise du processus.

Dès la fin du xixe et surtout au début du xxe, la théorie de l'équilibre général supprime cette indétermination et la technique « capitalisée » est intégrée à une volonté d'éliminer le travail vivant. Les ricardiens Pietro Sraffa et Joan Robinson critiquèrent bien cela mais ils ne feront, comme les critiques de la technostructure (Galbraith), que montrer l'irrationalité économique des choix en oubliant le contenu social-politique et la fonction de domination du processus de substitution capital-travail. Il faudrait finalement s'incliner devant la fatalité de la technique devenue autonome. Même la science semble soumise à ce mouvement. À en croire René Thom dans Paraboles et catastrophes, il y a une véritable « inflation expérimentale » qui masque les carences théoriques de la science. Thom oppose la « recherche vraie » qui repose sur un pari en vue d'un gain (on peut faire le rapprochement avec le pari de l'entrepreneur sur le profit futur à l'époque du capitalisme classique) et la pratique actuelle qui consiste à justifier à priori le pari : « Puisqu'on veut faire des expériences coûteuses, la machine expérimentale doit fonctionner à tout prix. ».

3° – Le rapport au progrès devient donc tout différent de celui du mpc classique.

Il n'y a plus de projet d'ensemble, de conception du monde et du progrès sur lesquels tout le monde s'accorderait comme au « bon vieux temps » du progressisme. Le progrès est vécu comme une fatalité : « il faut vivre avec. », « c'est le progrès ! » entend-on de tous côtés. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de stratégie de puissance et de domination, mais tout cela se développe en l'absence de visibilité des fins (nous y reviendrons). Il est d'ailleurs symptomatique d'entendre parler sans cesse « d'effets pervers » comme si les seuls effets visibles étaient des faits non désirés. « Effets pervers », « cercle vicieux », peuplent nos expressions langagières, signes de la circularité du système.

Le potentiel de progrès s'est épuisé dans la fausse dialectique de l'homme et de la nature. Les forces productives ne sont plus seulement à l'étroit dans les rapports de production capitalistes (Marx) ; elles se développent maintenant en dehors de toute perspective à long terme (progrès général, utopie d'autres rapports sociaux, d'un autre type de développement). La vision de Marx d'une force productive qui emporterait, dans son développement, tous les obstacles bourgeois et mesquins, a été moins forte que la force productive elle-même qui emporte tout sur son chemin.

La relation instrumentale est devenue la relation essentielle et la technique est soustraite au « faire » humain soit pour la constituer en empire de la nécessité comme produit de la science, soit de façon critique pour la constituer en question ontologique (Heidegger, Ellul). Il serait pourtant plus profitable de poser une réflexion sur cette technoscience qui soit en même temps espoir d'une pratique autre puisqu'elle a transformé l'ensemble de notre environnement, de nos comportements et de notre vision du monde.

Pour ce faire, le progrès et la technique ne doivent pas être analysés à partir d'un point de vue purement subjectif. On ne peut tenir des discussions sans fin sur les avantages et les inconvénients comparés du tgv, de l'automobile, le walkman et tutti quanti. On a alors l'illusion de l'affrontement de positions théoriques ou politiques alors qu'il ne s'agit bien souvent que d'une survalorisation de goûts qui tient lieu de principe. En se plaçant sur ce terrain on est obligé de désigner des nuisances principales dont on fait des ennemies (l'énergie atomique, la politique edf… et non le charbon !) et on ne peut présenter que des objectifs défensifs et restreints5 qui négligent l'immensité des questions globales qui se posent d'emblée parce que justement, ce sont des questions liées à la reproduction et non à l'économie (par exemple, la domination des processus technologiques ne peut être réduite à ses finalités marchandes comme le montre à contrario le degré extrême de pollution atteint dans les pays de l'ancien bloc soviétique).

Il n'y a pas une fin du progrès qui pourrait être évaluée, avant tout, à partir d'un point de vue subjectif, ce qui nous amènerait à déclarer qu'aujourd'hui on ne peut que plus mal manger (batteries, hormones), que se presser (tgv) bref, que l'avalanche de transformations et de marchandises n'aurait produit qu'une démocratisation par nivellement par le bas. Il y a plutôt un blocage matériel et objectif. Le progrès a été lié à la production de richesses, à la capacité de transformer le monde et donc à la prédominance de la production matérielle associée au projet d'une classe dont l'intérêt particulier a correspondu à cette trans-formation. Chacune à leur manière et pour des raisons différentes, la bourgeoisie et la classe ouvrière œuvraient à un tel projet.

Mais au fur et à mesure que la part proprement productive s'amenuise par rapport à l'activité générale, la puissance ne s'exprime plus dans la transformation du monde mais dans sa domination-reproduction.

On peut interpréter en ce sens la réaction de méfiance des indicateurs financiers devant la reprise us. Tout ce qui peut nuire à un équilibre précaire du système fait l'objet d'une grande attention et d'une réaction préventive. La priorité actuelle donnée aux « grands équilibres » traduit mais d'une façon moderne et apologétique, la vieille crainte de Ricardo d'un « État stationnaire » comme aboutissement du capitalisme.

4° – Si la logique du développement capitaliste était bien l'abstraction de la valeur (Marx), celle-ci est devenue si abstraite qu'elle a produit une désagrégation de la société.

Il faut reprendre le terme de « désencastrement »6 mais en précisant, par rapport à l'analyse initiale, que s'il y a désencastrement, ce n'est plus de l'économique par rapport à l'ordre social-politique, mais du social par rapport à l'ordre éco-politique, ce qui donne l'impression que « le social » n'est plus nulle part… tout en étant partout. Il se produit une autonomisation des trois sphères : sociale, politique, économique, bien que cet ordre éclaté se présente explicitement, par la bouche de ses dirigeants, comme relevant de la domination de l'économique (nous essaierons de débroussailler cette question dans le no 10).

On peut noter une triple résistance, de nature très différente, à ce moment d'autonomisation. Au niveau de État, une partie du personnel politique prend ses distances par rapport à la haute administration, nationale ou européenne, qu'elle accuse de technocratisme, de gestion sans état d'âme, consciente que c'est sa légitimité et son utilité qui est ici remise en cause. Au niveau des individus, des résurgences identitaires et communautaristes manifestent un refus nostalgique ou réactionnaire (au sens strict) vis-à-vis de cette évolution. Enfin, le mouvement des luttes de l'automne 95 en France constitue la première réaction massive qui exprime à la fois un refus et des potentialités pour aller de l'avant.

Toutefois, ce qui prédomine pour le moment, c'est encore la logique de la domination sur fond d'impératif économique. Les hommes reproduisent encore, le travail-valeur mais de plus en plus comme fiction.

Pour le maintenir ils produisent du travail — non producteur de biens mais simplement producteur de pur temps services : information et communication — et cherchent à représenter-préserver les dernières activités vitales hors temps dans la sphère privée, ce qui se heurte, dans les conditions actuelles, à l'organisation dominante du temps, c'est à dire à la séparation travail-temps libre. Or cette séparation, sur ces bases, rend impossible tout dépassement. Il ne peut y avoir qu'un élargissement de l'un par rapport à l'autre mais toujours sur la base du travail comme valeur.

De son côté, le système cherche à s'approprier un temps universel dans lequel la vitesse de circulation (le fameux « temps réel ») devient prioritaire par rapport à l'accumulation et à l'appropriation du travail d'autrui.

Ce qui est terrible, dans la volonté de certains réformateurs sociaux, c'est qu'ils veulent absolument prendre les thèses de l'économie de marché au pied de la lettre. Par la promotion du travail de proximité par exemple, ils cherchent à tout prix à réaliser la loi de Say sur les débouchés automatiques (l'offre créerait sa propre demande) ; donc si les travailleurs sont chassés de l'industrie par des machines et se retrouvent au chômage, ils peuvent encore trouver un emploi et des salaires comme nouveaux serviteurs7. Le résultat est pervers : en effet, dans les services, s'il y a bien échange de temps contre du temps, il ne s'agit pas du même temps. Celui-ci n'a pas la même valeur : c'est du temps de loisir (du cadre ou des professions libérales) qui est échangé contre du temps de travail (de la femme de ménage au pizz appel) et pour que cela se produise il faut révolutionner les rapports sociaux et que les premiers se transforment en employeurs. Les implications politiques et sociales de cet état de fait sont complètement perdues de vue.

Ce qui n'est pas compris, c'est qu'un système dont le développement est surtout intensif (basé sur les gains de productivité et la notion de compétitivité) n'a plus pour but de produire et surtout de créer mais de reproduire et substituer8. Le travail reproductif s'est en grande partie substitué au travail productif, même si c'est toujours à partir du secteur productif que le système d'ensemble cherche encore sa dynamique. Ce travail reproductif ne doit pas être confondu avec ce qu'on appelait le travail improductif chez les classiques ou chez Marx. Le secteur reproductif comprend du travail que l'on qualifiait autrefois d'improductif tel que certains services collectifs.(santé, enseignement, transports publics…), comme du travail que l'on qualifiait de productif (travaux publics, aménagement du territoire, production énergétique).

L'urbain dépend totalement de ce travail reproductif pour son entretien et sa domination sur l'espace. Et ce travail reproductif, s'il est encore du travail humain vivant — il est plus difficile de lui substituer des machines — est en grande partie déterminé par le degré d'accumulation atteint et le découpage infrastructurel des espaces. Par là-même, ce sur quoi il agit lui échappe grandement, même si le fait d'être au nouveau cœur du système (comme avait pu l'être le travail productif dans les phases précédentes) lui donne une conscience plus vive de la contradiction entre reproduction pour le système et reproduction de la vie elle-même9.

En effet, la plupart des activités qu'on appelle travail sont aujourd'hui absurdes… en dehors de leur fonction de reproduction. C'est cette reproduction qui constitue le cadre d'activité et qui détermine les finalités et donc l'utilité de ces activités. Utilité qualitativement et objectivement réduite car elle n'est qu'interne au système et est posée comme à priori ; mais utilité quantitativement extensible à l'infini puisqu'on peut créer de l'utilité par simple transformation d'une activité privée en travail ce qui est la garantie de sa validation sociale. C'est pour cela qu'aujourd'hui, la plupart des salariés en sont réduits à essayer de (se) prouver leur utilité, l'utilité de leur travail, tout en attaquant souvent le voisin, les salariés d'autres secteurs en tant qu'inutiles, fainéants, fonctionnaires (cf. l'image populaire de l'agent edf qui tient l'échelle pendant qu'un autre monte dessus).

Il faut ici ouvrir une parenthèse. Il peut paraître surprenant de parler en terme d'utilité car cela semble induire une sorte de jugement moral sur les activités et donc un classement entre celles-ci à partir d'un subjectivisme sans fondement. Rappelons que les marxistes et les libéraux ne font rien de tel puisqu'ils procèdent, objectivement, en cyniques serviteurs de l'économie : pour les premiers est utile (= productif) tout ce qui crée de la valeur ; pour les seconds est utile tout ce qui satisfait des besoins.

Mon emploi du terme d'utilité fonctionne uniquement à la manière d'une critique qui interroge un système dont l'une des caractéristiques majeure est l'absence de visibilité. Il est donc, dans un premier temps, un facteur de critique du travail parce qu'il s'oppose à ce que tout soit transformé en travail. En deuxième lieu, il contient une dimension utopique en ne posant pas la question dans les termes du système (partage du travail, 37h, 32h, 30h… qui dira mieux !), c'est à dire toujours sur les bases du travail, mais en demandant : que faut-il faire… pour sortir de là ?

Marx pensait qu'il n'y avait pas trop à se poser la question de l'après, du communisme ; que l'histoire nous indiquerait la voie. Il avait raison sur un point : nous sommes maintenant déterminés, englués dans ce que le mpc a produit. Et il me semble qu'il ne s'agit pas simplement de décider de ne plus le reproduire, ou le moins possible (cf. R. d'Este dans le no 8 de Temps critiques) mais de savoir ce qu'on veut et où on veut aller étant entendu que nous ne sommes pas vraiment libres de nos mouvements. C'est une question théorique mais c'est aussi une question éminemment pratique que je ne peux développer ici (et à laquelle je ne peux répondre tout seul).

5° – L'importance de la question écologique et plus précisément de la nature et de nos rapports à la nature s'avère fondamentale dans cette caractérisation de la société actuelle comme système de reproduction.

Si, à l'origine, le mouvement écologiste se situe dans la filiation des mouvements de contestation des années 60/70, on peut dire qu'en s'institutionnalisant et en gagnant une audience politique et médiatique, il a été aujourd'hui résorbé dans ce qu'on pourrait appeler un sens commun écologiste ; cela signifie non seulement que cette « sensibilité » s'est imposée parmi les populations des pays industrialisés dominants mais aussi qu'elle imprègne les cercles dirigeants et État doit en tenir compte. Dès les années 60, les théoriciens du « club de Rome » avaient sonné l'alarme en indiquant la contradiction qui existerait entre une production infinie et des ressources épuisables. Leur proposition d'une « croissance zéro » constitue un premier exemple d'une volonté de reproduction en l'état, d'état stationnaire. Cette tendance a ensuite semblé reculer car avec la crise des années 70 le retour à une croissance quantitative redevenait le seul horizon possible pour une théorie économique dominante ne concevant la crise que sous l'angle des coûts. Le productivisme tirait ses dernières cartouches avant de céder la place à une nouvelle théorie de l'équilibre. Aujourd'hui, avec la conférence du Caire (1995) on s'aperçoit que le point de vue critique d'un petit groupe d'intellectuels et de technocrates a triomphé. Il ne s'agit plus de développement, de progrès, il s'agit de protéger : police de la pollution et de la sauvegarde de la terre, malthusianisme démographique à l'usage des pauvres de la planète, « partage du travail » pour les pays riches sont les nouvelles priorités de l'association mondiale des gouvernants. Pour ces derniers il ne s'agit pas de transformer l'ordre des choses, il faut simplement prendre en compte, changer d'attitude (au sens psychologique du terme) sans que change l'attitude (au sens de rapport à la nature)10.

On a quelque chose qui va dans le même sens avec le « traitement » du sida par lequel se profile une société du préservatif et de l'hygiénisme. Les polémiques sur l'avortement, les questions de la bio-éthique sont aussi incluses dans ce vaste ensemble de questionnements et de transformations autour de la vie. Et la défaite des mouvements révolutionnaires, notre défaite aussi, c'est d'en être réduits à discuter autour des droits comme de vulgaires réformistes sans pouvoir tracer de nouvelles perspectives.

Dans ce vide s'engouffrent tous les mouvements réactionnaires qui peuvent se réclamer de l'humain, que ce soit dans la tradition démocratique des droits de l'homme et de l'humanitaire ou dans la tradition de la révolution conservatrice : morale puritaine, lutte contre l'avortement et pour le droit à la vie…

Le déclin des écologistes en tant que force politique (partout visible sauf en Allemagne) n'a donc rien de rassurant. Il signifie seulement que le problème de la préservation est tellement important qu'il est hors de question de le laisser traiter par les écologistes.

Il faut dire aussi que les écologistes n'ont pas poussé loin leur critique. Au niveau de la technique, ils ont souvent prôné des « techniques douces » sans que la technique et l' » attitude technique » ne soient elles-mêmes interrogées. Quant au niveau politique, ils se sont contentés de gérer en sociaux-démocrates qui auraient rajouté un zest d'environ–nement dans leur discours (Lalonde en France, Fischer en Allemagne). Par leurs insuffisances critiques et leurs compromis politiques ils sont conduits à naviguer, sans vision théorique directrice, entre productivisme new look et recours à une philosophie de l'authenticité (la vraie nature de l'individu). On passe ainsi d'une domination sur la nature caractéristique de la production à une séparation homme-nature caractéristique de la reproduction. Plus rien n'est pensé en terme de rapport. Il suffit d'exprimer des authenticités dans un cadre politique globalement accepté.

Finalement « le principe de responsabilité » d'Hans Jonas chasse « le principe espérance » d'Ernst Bloch. Le système de reproduction chasse toute utopie… à l'intérieur même de ce qui le conteste. Il est fondamentalement consensuel et rétrospectif : tout le passé est lu à la lumière du présent, ce qui permet au passage de critiquer abstraitement aussi bien la science (en lui imputant toute la réalité) que les luttes et les révolutions (errements irresponsables des hommes qui se voulaient tout puissant). Ayant échoué dans l'avènement de la vie bonne et rattrapés par le temps et les retombées de leurs actions, il ne resterait plus aux hommes qu'à sauver les meubles en organisant la survie. Conservation du monde et conservation de soi (et donc d'autrui) deviennent des principes actifs qui conduisent à renforcer l'homogénéité des individus, à planifier et réglementer toujours plus leur liberté au nom de la peur : peur des catastrophes et plus généralement peur de la mort.

De cette peur il ne peut rien sortir d'autre qu'un contrôle et une responsabilité sur les effets qui ne remet rien en question.

Une remise en question est pourtant nécessaire si on ne veut pas céder à l'illusion d'une reproduction infinie (dont Baudrillard voyait la réalisation dans le développement d'une industrie de la dépollution). C'est ce que tentent de faire certains courants qui, à la suite de Murray Bookchin essaient de relier écologie-liberté et anarchisme (Une société à refaire, Éd. acl)

6° – Le système de reproduction capitaliste, c'est aussi un système qui apparaît comme profondément immoral alors qu'il est amoral.

Sa réalité est cynique, comme nous l'avons déjà vu avec la primauté de la rationalité financière dans les décisions économiques. Mais il n'y a pas, aujourd'hui, d'autre réalité de l'économie capitaliste que monétaire comme le montre la proportion de crédit dans la masse monétaire en circulation et le montant bien supérieur des transactions de capitaux par rapport aux transactions de marchandises (environ 40 fois supérieures) sans parler des centaines de milliers de personnes qui travaillent dans le secteur financier. La puissance de ce système est fiduciaire au premier sens du terme, c'est à dire qu'il repose sur la confiance comme le montrent les fluctuations du $ et l'endettement américain mais aussi les « scandales » : Maxwell et les fonds de pension, Tapie et les banques, le Crédit Lyonnais et ses aventures sont des produits de ce système au même titre que les « junk bonds  » (obligations « pourries ») des yuppies new-yorkais.

Quand l'accumulation cède le pas à la circulation (cf. l'importance des déréglementations, des accords du gatt, mais aussi… Schengen) la monnaie11 triomphe car par nature, elle n'est pas acquisitive mais circulatoire.

C'est pour cela que, même si c'est la production qui continue à orienter la consommation, c'est plutôt sur le marché que sont fixés les prix. Et pas dans les termes classiques de la loi de la valeur, c'est à dire comme gravitation autour du prix naturel (i.e. coût de production) en fonction de l'offre et de la demande mais sur la base d'un rapport de force du producteur par rapport au vendeur puis du vendeur par rapport à l'acheteur (cf. le conflit exemplaire entre bsn, le trust français de l'agro-alimentaire et les hypermarchés). Le prix dépend donc de moins en moins du travail inclus dans le produit — sa part diminue — même si les entreprises cherchent à abaisser son coût car c'est la méthode la plus simple dans le cadre des rapports de forces actuels (plus simple que d'abaisser les coûts publicitaires !).

La polémique qui remonte déjà à une quinzaine d'années et qui s'amplifie, sur l'opposition entre « l'économie réelle » (terme journalistique et politique) qui recouvrirait les activités de production de la « vraie richesse » et la bulle financière qui recouvrirait les activités de circulation et de distribution ne tient pas compte de l'évolution que nous venons de décrire car elle ne la comprend pas, pour des raisons à la fois idéologiques12 et de morale. On peut entendre cela comme la dernière bataille menée au nom de l'idéologie de la valeur-travail et de la morale des producteurs. Elle émane à la fois des socialistes dont le malheur est de vouloir légitimer l'entreprise à une époque où sa légitimité est encore moindre qu'avant puisqu'elle n'assure plus son rôle de socialisation (cf. Mitterrand, pendant le dernier krach boursier, contre les mauvais capitalistes profiteurs par opposition aux bons entrepreneurs industrieux) ; des restes des pc occidentaux mais aussi de différents courants d'extrême droite ou de la nouvelle droite. Mais quand cette idéologie et cette morale ne sont plus portées par la classe ouvrière, donc, d'un point de vue actif, la portée critique (déjà limitée) qu'elles pouvaient contenir s'évanouit dans un populisme du ressentiment.

Comme tous les individus reproduisent peu ou prou le système — sauf les exclus justement — il n'est donc pas très étonnant que la révélation^ de scandales et d'affaires ne produisent pas les effets escomptés. À la sortie, le système ne lave pas plus blanc : Mani Pulite produit Berlusconi et en France il faut de l'acharnement médiatique et judiciaire pour arriver à liquider la popularité de Tapie. Les gens ne critiquent que les effets pervers : le sang contaminé, le consommateur qu'on transforme en chômeur, et pour le reste, ils font le gros dos.

Le système étant amoral, s'engager dans une critique morale ou même dans une métaphysique du sens ou des valeurs constitue une erreur. Ce serait oblitérer la question et la possibilité de luttes. Ce qui est difficile, c'est de prendre en compte l'objectivité du système (il n'y a pas par ex. une économie réelle et une autre irréelle ou artificielle parce qu'elle nous parait le mal ou qu'elle nous dérange) et la nécessaire subjectivité qui peut nous porter vers une critique pratique, préfigurant un devenir-autre. La projection utopique, plutôt que la prise de conscience car celle-ci on l'a ! On n'est plus dans la perspective marxiste d'une prise de conscience devant mener au renversement. Celle-là a eu lieu, avec ses avancées et reculs dans l'histoire de la lutte des classes mais s'il fallait tout recommencer aujourd'hui, s'il n'y avait vraiment pas de mémoire objective, cela serait à désespérer. Non, il y a bien conscience (ce qui ne veut pas dire que tout est transparent) mais principe de réalité13 et cynisme anesthésient les contestations. Il ne s'agit donc pas de prendre conscience mais bien de trouver des pistes d'action, un pouvoir d'intervention qui soit une pratique politique, sans pour autant être englobée dans le champ politicien comme a fini par l'être le mouvement écologiste par exemple.

7° – La précarité qui se généralise renforce la prédominance de la reproduction.

Les tentatives actuelles de prise en charge des « pauvres » (rmi par exemple…) sont identiques à celles décrites par K. Polanyi dans L,a grande transformation. Le « système de Speenhamland » qu'il décrit favorisait l'entretien public du pauvre au détriment du chômeur qui ne devait pas être secouru pour faire pression sur les salaires. Les salaires baissant, plus personne n'avait intérêt à chercher du travail et les chômeurs vinrent rejoindre la masse des indigents qui touchaient l'allocation. Une loi de 1834 mis fin au système ; le capitalisme industriel pouvait se développer, la force de travail devenant l'équivalent d'une marchandise sur un nouveau marché : le marché du travail.

Or, à quoi assistons-nous aujourd'hui ? En France l'indemnisation du chômage est de plus en plus limitée, aussi bien en ce qui concerne le nombre de bénéficiaires qu'au niveau du montant et de la dégressivité de l'allocation. On aboutit même à la notion de « chômeurs en fin de droits » ! Et qu'y a-t-il en deçà des droits dans un État de droit ? De l'assistance apparemment ! L'individu réduit à l'état de déchet improductif devra être pris en charge par les « travailleurs sociaux ». « L'emploi futur travaillera la mort » dit Jacques Broda dans De l'exploitation à l'auto-extermination, (brochure inédite). Pendant ce temps le rmi mis en place et qui ne devait concerner qu'une quantité restreinte d'allocataires ne cesse de progresser (plus d'un million de personnes) alors que disparaissent ses conditions d'allocation (l'insertion). Les passerelles entre exclusion et travail jouent en sens inverse (du travail vers le chômage puis l'inactivité). Si le système n'implose pas encore, c'est que prudemment, on a exclu les moins de 25 ans des possibles bénéficiaires. rmiste devient un statut ce qui n'est pas le cas de la situation de chômeur (on ne peut en principe s'y installer). En fait l'analyse dominante envisage le maintien de la domination de la grande entreprise qui, une fois restructurée, contient moins de salariés fixes et plus de précaires qui gravitent autour. Il faut simplement trouver une solution « sociale » pour les exclus définitifs.

Cette analyse repose sur la dichotomie entre l'économique et le social qui est elle-même la conséquence de la priorité, traditionnelle dans le capitalisme, donnée à la production sur la reproduction, mais cette priorité est aujourd'hui plus idéologique (la fameuse morale puritaine du travail) qu'inscrite dans des pratiques. Déjà dans le fordisme des « Trente glorieuses », le revenu était largement dissocié du travail concret et devenait de plus en plus social. Même si la peur du chômage parmi les travailleurs « garantis » semble redonner vie au slogan « qui ne travaille pas ne mange pas », c'est bien la socialisation des revenus comme mode général de reproduction qui est à l'ordre du jour. Si rupture il y a avec la période de croissance fordiste ce n'est pas tant au niveau du rapport travail-revenu que dans le rapport capital-travail : la nouvelle productivité sociale est surtout le fait des agencements machiniques produits par le general intellect  ; le mort saisit le vif et inessentialise le travail vivant.

Ce sont les libéraux, conscients de cela qui, les premiers, ont proposé l'idée d'un revenu garanti (Milton Friedman en personne) et paradoxalement c'est par État qu'ils cherchent à l'imposer. Toutefois, une mesure comme le rmi constitue une brèche ambiguë dans l'idéologie du travail comme le montrent les polémiques actuelles autour des contreparties exigibles des allocataires14.

Les projets réformistes d'allocation universelle ou de revenu de citoyenneté (Gorz, mauss 15, club Fourier) ne dépassent pas la contradiction qui est de vouloir secourir les sans-travail tout en laissant le travail inchangé. Pour éviter la question du pourquoi travailler si on est assuré d'un revenu, ils sont contraints d'imaginer des systèmes complexes de rémunérations supplémentaires qui renvoient à la réalité d'une société à plusieurs vitesses.

8° – Le système de reproduction étatique.

Pour remplir sa fonction de représentant de l'intérêt général dans le rapport social capitaliste, État moderne doit bénéficier d'une autonomie relative. Dans l'analyse traditionnelle des classes, c'est cette autonomie relative qui lui permet de réaliser un équilibre de compromis. État comme médiation des médiations (classes, syndicats, etc.) ou comme super-médiation (communauté illusoire) entre la société et les individus.

Mais dès les années 70 l'État perd cette autonomie en devenant l'élément central de la reproduction d'ensemble de ce système alors que la valeur s'autonomise (la valeur sans le travail) et que le capital perd de vue sa finalité première qu'est l'accumulation (extension des formes fictives et spéculatives du capital).

La fonction de État ne peut alors plus être de concilier des intérêts de classes antagonistes (État démocratique sous sa première forme, libérale) ni de produire un rapport adéquat entre les deux grandes classes (État démocratique sous sa deuxième forme : État-Providence).

Avec la fin des classes en tant que sujets antagonistes il n'a plus à représenter des forces ou même un arbitrage des forces. Il n'a même plus à représenter l'intérêt général16 car il le matérialise directement17. 25 mai 1995 : 88% des français sont favorables aux autoroutes. Que ce sondage puisse exister, indépendamment même des résultats et voilà comment on liquide tout questionnement sur les fins de la production, voilà, entre autre, comment s'annonce l'État de la reproduction.

Bien plus qu'un État de droit c'est un État de fait.

Désormais l'État se densifie en tant que matérialisation d'un nouvel ordre objectif appuyé sur les lois intangibles de l'économie et mu par un processus technologique présenté comme inéluctable. En tant que tel, il ne peut plus être considéré comme un État-sujet, ce qu'était l'État-nation classique « à la française » issu de la révolution. Il ne produit plus ni projet (il n'y a pas de but ni de sens, il n'y a que des problèmes) ni morale (comme il n'y a plus de sens politique, les hommes politiques font des « affaires » sans que cela signifie qu'ils soient plus « pourris » qu'auparavant). À un État-Providence qui devait assurer croissance et abondance succède un État dont le rôle est de gérer la rareté au niveau national (« gel des terres », abandon de pans entiers de l'industrie), et ce, pour le plus grand profit de la reproduction d'ensemble au niveau mondial.

Dans cette logique, les lois du marché sont la forme concrète prise par la « nécessité » et elles imposent la concurrence entre les États et en dernier ressort la fin de leur indépendance nationale.

Dans ce mouvement on pourrait ne voir, au niveau interne, qu'une dérive totalitaire de l'État. Ce serait, je crois, une erreur car les individus se reconnaissent en partie dans ses actions. Ils acceptent bien l'idée de sécurité sociale… et lui reprochent de ne pas suffisamment remédier à « l'insécurité ». C'est qu'avec l'explosion des anciennes médiations (familles, quartiers, classes…), État est devenu l'agent principal d'unification des individus-démocratiques. D'où une forte demande vis à vis de lui ; il y a même mise en place d'un nouveau contrat social différent de celui que décrivait Hobbes à l'origine de la notion. Il se produit une sorte d'échange de services : les individus exigent le maintien ou l'extension de droits-créances contre leur acceptation d'un « État de la nécessité ». Contrairement aux droits-liberté qui fondaient l'autonomie de la « société civile » et donc la légitimité de État démocratique, les droits sociaux fondent un État total — et non à proprement parler un État totalitaire — avec une extension maximum de ses prérogatives, y compris dans ce qui semblait relever du privé ou du « social »18

État total s'approprie la société elle-même… mais c'est au prix d'une dissolution du politique dans le social. Tout problème devient un problème social qui entraîne des mesures sociales. Pour ne prendre qu'un exemple, le principe politique républicain de la laïcité cède le pas au « problème » de l'intégration par le biais de la question sur le voile islamique19.

Il est particulièrement symptomatique, mais contradictoire, que la crise actuelle de l'État-Providence s'accompagne d'une résurgence du thème de la « société civile », que ce soit parfois l'État qui cherche à la recréer, à la vivifier alors même qu'en tant qu'État total il l'a absorbée. Il ne peut donc pas exister de société civile distincte et tout le système repose sur une construction particulière du pouvoir, faite de codage, de contrôle : normalisation, sollicitation directe et indirecte, coercition.

Actualité de de La Boétie ?

C'est dans l'État que s'effectue donc la reproduction globale. On a un bon exemple de cet aspect reproducteur dans la prépondérance qu'il accorde à la dimension spatiale de la domination par rapport à la dimension historique propre au mpc classique. Communication-information-réseau, tout cela circule dans un espace construit et délimité par l'État ( fréquence d'émission, programmation et circulation de l'information, voies de communication). Cette spatialité du mode de reproduction étatique s'exprime aussi dans l'intégration^des mouvements écologistes à l'intérieur d'un écologisme d'État comme nous l'avons vu précédemment.

Mais ce rôle reproductif, tout en étant premièrement à usage interne et national, est maintenant en grande partie soumis aux exigences externes qui commandent la reproduction d'un système mondialisé (ce qui ne veut pas dire unifié). Cela produit des dysfonctionnements et des groupes importants de personnes ne sont plus que très partiellement reproduits.

En attendant des solutions, l'État abstrait et désincarné, essaie de trouver une nouvelle source de légitimation idéologique dans son aspect d'État de droit (droits de l'homme mais aussi droits au travail, à la « pleine activité »).

9° – L'économie de marché comme idéologie du système de reproduction ou le recours à la magie.

L'idée du marché comme deuxième nature est purement idéologique car :

a) les échanges préexistent au marché contrairement à ce que pensaient les économistes classiques qui méconnaissaient l'échange symbolique.

b) Le développement des échanges n'est pas l'économie de marché comme le montrent bien l'existence des peuples marchands au sein d'une économie administrée (Antiquité, Moyen Âge), puis de marchands qui se livrent au « jeu de l'échange » (Braudel) sans chercher à développer un projet de classe, sans chercher le pouvoir (xvie et xviie siècles).

c) Historiquement, c'est État qui crée l'économie de marché et assure le « désencastrement » (fin xviie et xviiie de l'économique de l'ordre social, son autonomisation en sphère dominante.

d) L'Etat-protecteur, l'individu et le marché se développent de concert.

L'économie de marché est l'idéologie d'un capitalisme devenu honteux qui :

 – fait disparaître la notion de profit derrière des expressions comme « taux de marge », « cash flow  », « bénéfice consolidé » ;

 – fait disparaître les rapports sociaux en présentant le marché comme étant le lieu du lien social ;

 – fait disparaître la valeur derrière la théorie des besoins ;

 – et se présente comme une autocritique du mpc pouvant satisfaire aussi bien les « libertariens » américains que les ultralibéraux européens.

L'économie de marché n'est pas un système ni un mode de production, c'est une technique qui rend social, et ainsi valide ce qui avait été séparé et qu'elle considère comme privé. Cela vaut d'ailleurs surtout pour les entreprises et les individus les moins performants qui en sont alors progressivement voire brutalement exclus. Mais pour les autres (grandes firmes, États), les décisions se prennent en dehors du marché et ce sont d'ailleurs eux qui en fixent les règles.

L'apparente domination du marché est le signe de la crise du mpc Quand tout devient du travail socialement nécessaire pour le capital sans que cela produise forcément un surplus (une richesse sociale), l'« utilité » et la « productivité » ne peuvent alors plus être mesurées qu'après leur confrontation sur le marché. La transformation d'activités non salariées s'exerçant dans une sphère hors marché en des travaux salariés s'échangeant sur le marché (travail de proximité, marchandisation des tâches de solidarité, d'animation sociale) est le signe de l'extension du salariat comme système de domination à l'époque de sa crise en tant que rapport de production : il faut y inclure tout le monde pour justement masquer la crise de l'activité humaine dans sa forme travail.

Il y a là, matière à réflexion quant à la définition du système actuel de domination mais aussi quant au sens à donner à d'éventuelles luttes pratiques ; par exemple, doit-on participer à des luttes dont les conséquences premières ne peuvent mener qu'au renforcement du salariat ou à celui de l'appareil État ?

Ne pas comprendre que marché et État sont deux moments de la reproduction d'ensemble risque de nous enfermer dans une défense « de gauche » du système de reproduction capitaliste. Mais attaquer essentiellement l'État, aujourd'hui est-ce participer à l'immédiatisme du marché, ou finalement la meilleure façon de poser la question du politique ? Il faudra revenir là-dessus…

Terminons par quelques apories liées à la notion de reproduction

1° – Comment concilier la vision d'un système de reproduction, ce qui induit prévision, contrôle et une pratique qui s'apparente souvent à une fuite en avant ?

2° – Comment la reproduction peut-elle être un projet ? Seul un sujet peut se proposer un tel but.

Il faut donc préciser que ce qui est reproduit est un rapport de domination et d'aliénation des forces humaines. On peut dire aussi qu'il n'y a pas de reproduction d'un système sans une production de rapports sociaux (pas de processus purement répétitif).

3° – II n'y a pas simplement recouvrement et dissimulation de la production exploitatrice par la circulation égalitaire des marchandises (Ilse Bindsel) ou du despotisme de la fabrique par la république du marché (Bodo Schulze). Recouvrement et dissimulation font encore appel à une vision en termes de voile, d'idéologie et de mystification.

En rester là ne nous avancerait pas plus que ce que disait Galbraith il y a 30 ans dans sa critique de la notion de société de consommation (théorie de la filière inversée : c'est la production de la grande firme qui commande la demande).

4° – Dans mon article du no 6/7 j'ai développé une analyse quelque peu galbraithienne sur la capacité des grandes entreprises à limiter ou à contourner les lois du marché. Il faudrait aujourd'hui préciser que s'il apparaît une sorte de revanche des actionnaires qui « démissionnent » des pdg et demandent une rentabilité immédiate des actions, cela n'invalide pas du tout l'analyse en terme de reproduction car cela rend encore plus impossible l'émergence d'une nouvelle capacité d'entreprendre qui, selon Schumpeter, définit l'esprit du capitalisme.

5° – Le mpc était fondé sur le dynamisme, donc sur l'acceptation des conflits, dont les conflits sociaux, comme moteur de son développement. Ce n'est plus le cas dans le « s.r.c. » où la recherche de consensus tient lieu de politique.

Mais parallèlement, le déchaînement de « l'intellect général » et des forces matérielles n'est que partiellement compensé par des facteurs de stabilisation. La peur devant une menace inconnue (cf. encore récemment le gaz toxique dans le métro de Tokyo et l'attentat perpétré par les milices d'extrême-droite aux usa) et l'insécurité sociale ne sont considérées que comme des situations regrettables, qui n'entraînent pas de véritable remise en cause.

6° – La tendance à privilégier la consommation implique constamment la destruction et le gaspillage. Une part de plus en plus grande de l'activité consiste donc à simplement remplacer, ce qui équivaut à une pure reproduction. En même temps le système essaie de se sauvegarder : l'idée d'un contrôle de la croissance nécessite de contrôler justement la consommation. Si ces deux tendances relèvent toutes deux de la reproduction, elles n'en sont pas moins contradictoires !

7° – Le retour triomphal de l'économie politique néo-classique dans sa forme ultra-libérale n'est pas dû qu'à sa correspondance avec l'idéologie individualiste et avec la « société de consommation ». Il est dû aussi à la crise du travail. À sa manière, souvent hédoniste et libertarienne, ce courant prononce la fin de la centralité du travail. Si on n'y oppose qu'une morale des producteurs ou pire encore, un simple moralisme, notre défaite est consommée d'avance. Cet ultralibéralisme représente l'idéologie de la fuite en avant ; il se pique de cynisme et d'anti-conformisme. Il n'est donc pas du tout à confondre avec un autre retour en force : celui des intégrismes et des moralismes conservateurs.

8° – II n'est pas possible de critiquer la théorie de la valeur sans critiquer aussi la théorie des besoins et la « société de consommation » qui lui est liée puisque c'est elle finalement qui a essayé de réaliser la prophétie marxienne « à chacun selon ses besoins ». Société de consommation qui s'appuie sur la passivité et la dépendance à la production alors qu'il faut savoir quelle activité on veut développer pour vivre d'une certaine façon… et surtout autrement. Il n'est pas question de nier l'existence des besoins et donc le rapport humain à la nature mais il faut savoir différencier besoin et la théorie des besoins humains potentiellement illimités, véritable machine de guerre du système de reproduction.

9° – On assiste à un déclin du salariat (le % de salariés a atteint un sommet à la fin des années 80 et commence à redescendre dans les pays occidentaux) en tant que système de régulation de l'échange sur le marché du travail alors que pourtant le modèle salarial s'étend encore avec des allocations comme le rmi20. Beaucoup de thuriféraires du système se réjouissent du redémarrage du travail non-salarié ou des nouvelles formes semi-indépendantes de travail. On peut aussi interpréter cela non comme contrat de travail. De même, dans les pays de la périphérie il ne s'agit plus simplement de faire une analyse de type tiers-mondiste21 en terme d'économie duale mais de voir qu'à l'échelle mondiale se réalise cette dualisation par coexistence de secteurs dissemblables et qu'une stabilisation s'effectue sur cette base. Si le mpc s'est développé par la destruction progressive des anciennes formes, le système actuel suscite autant qu'il vampirise ces value absolue (Marx) mais de pomper toutes sortes de rapports sociaux capables de constituer ou de reproduire puissance-domination et stabilité. Ainsi, le salariat des grandes entreprises peut côtoyer le travail à domicile et l'organisation mafieuse.

 

Notes

1 – Les sociétés à « mode de production asiatique » (Marx) ou les « sociétés hydrauliques » (Wittfogel) avaient bien une connaissance de l'économie et les travaux gigantesques entrepris par ces États (Chine ancienne, Égypte pharaonique) le montrent bien ; ce n'était pas une production pour la croissance mais pour une reproduction simple de la puissance. D'ailleurs, la production symbolique et somptuaire y tenaient une grande place. On peut même dire que la « classe dominante » était hostile au développement économique quand il impliquait la déstructuration de l'ordre en place comme le montre la lutte séculaire, en Chine, des mandarins contre l'extension des échanges privés et contre le développement d'une couche sociale de marchands indépendants.

2 – Cf. Paul Fabra, L'anti-capitalisme, Champs Flammarion.

3 – Ce qui se passe actuellement dans les npi (nouveaux pays industrialisés) d'Asie et même à l'Est de l'Europe, s'inscrit globalement dans le phénomène de reproduction d'ensemble de l'ordre mondial et ne semble pas constituer (malgré certains taux de croissance records) un exemple d'élargissement du mpc par la périphérie, ce développement n'ayant pas d'autonomie par rapport au mouvement d'ensemble. Le fait que les pays industrialisés dominants soient déjà en train d'y utiliser une main d'œuvre qualifiée et une proportion de travail vivant peu importante relativement au montant des investissements effectués sur place va d'ailleurs dans ce sens. De plus, les npi les plus avancés, tel la Corée du Sud, se redéploient déjà, délaissant des activités complémentaires et subordonnées à celles des pays dominants, pour des activités concurrentielles et une participation au grand jeu mondial d'échange à somme nulle.

4 – « Bullionisme » (de l'anglais bullion  : lingot) désignait la tendance des pays ibériques (xvie au xviiie siècles) à accumuler l'or tiré des colonies plutôt qu'à accumuler du capital et s'ouvrir à l'industrie comme le prônait, à l'inverse, Colbert. On en revient un peu aux théories mercantilistes pré-smithiennes. L'idéologie du « gagneur », de la compétitivité par les prix ne rentre pas strictement dans le modèle ricardien des avantages comparatifs qui suppose un jeu de l'échange à somme positive. Dans le mode de reproduction capitaliste les jeux de l'échange tendent vers une somme nulle : la guerre de la compétitivité conduit au phénomène des vases communicants. Le gatt sous domination US ainsi que la politique agressive de Clinton, vis à vis des européens et japonais, marquent ce retour au mercantilisme d'État.

5 – Cela ne veut pas dire qu'on ne doit pas participer à certains de ces mouvements contre les nuisances mais il faut être sans illusion sur la portée de l'action en question.

6 – Cf. Polanyi (K.), La grande transformation, Gallimard. Le fordisme et l'État-Providence avaient proposé une « solution » démocratique au désencastrement de l'époque du capitalisme sauvage ; les corporatismes fascistes et nazi avaient eux, choisi la voie autoritaire et brutale de la reconstitution des sociétés organiques.

7 – Cf. S. Latouche, La planète des naufragés, La Découverte, 1991.

8 – Cf. l'exemple de R. d'Este sur le passage de la Fiat Uno à la Punto dans le no 8 de TC.

9 – Ce n'est pas un hasard si certains de ces secteurs ont été à la pointe des luttes sociales ces dix dernières années (hôpitaux, transports, écoles). Sur cette question cf. aussi le no 4 de TC. Cette conscience prend souvent la forme minimale de la défense du service public avec toutes les ambiguïtés qui y sont afférentes (cf. le supplément sur les grèves de l'automne 95 et le tract Avis au public.

10 – La théorie communiste ou révolutionnaire n'est pas restée exempte de cette idéologie de la préservation et des auteurs comme Bordiga (ancien dirigeant du pci puis de la gauche italienne) ou la revue Invariance ont avancé l'idée que la contradiction finalement la plus fondamentale était entre le développement de l'espèce humaine (dans les conditions du capitalisme) et la conservation de la « croûte terrestre ». Dans cette optique, la référence faite à la communauté humaine ne signifiait pas un autre rapport entre les individus et plus généralement un autre rapport au monde mais plutôt le retour à quelque chose de perdu, la fin de l'errance historique et l'espèce retrouvée.
Le lecteur attentif s'apercevra que certains articles de la revue sont influencés par cette perspective !

11 – II faut distinguer monnaie, argent et capital (cf. B. Schmitt).
 – La monnaie n'est pas une marchandise (même si elle a pu prendre sa forme, l'or par exemple) ; c'est un flux ou l'expression d'un prix.
 – L'argent c'est la monnaie désirée pour elle-même (thésaurisée).
 – Le capital c'est l'argent investi.
Ces distinctions sont importantes car aujourd'hui la monnaie est surabondante — sous la forme de crédit — alors que l'argent l'est déjà beaucoup moins et que la formation de capital nouveau, elle, est plutôt rare. Pour accroître la masse d'argent, tous les moyens sont bons y compris les plus risqués, aux mouvements imprévisibles (« junk bonds  », « marchés dérivés » qui produisent des situations dans lesquelles les banques ne connaissent même plus la hauteur de leur engagement et encore moins les risques réels. Cf. le scandale de la Barings en 95). Cette masse d'argent n'a pas pour destination principale un investissement productif, l'accumulation de capital même si médiatiquement on l'affuble du nom de « capitaux flottants »
Entre ces trois grandeurs, ce sont les taux d'intérêts réels et le niveau attendu de profit qui fixent les positions et variations. Quant à la notion comptable de « valeur ajoutée » elle marque la confusion entre valeur et richesse. On en a un exemple quand les entreprises acceptent d'augmenter leurs coûts pour pouvoir augmenter leurs prix — confusion entre augmentation des prix et augmentation de la richesse.

12 – Cette incompréhension est plus forte dans les pays comme la France ou l'Italie ou même en Allemagne que dans les pays anglo-saxons plus reliés à ce que Weber a appelé « l'éthique protestante du capitalisme ». La question du prêt, de la monnaie qui crée de la richesse toute seule — la chrématistique d'Aristote — a été jugée plus moralement que pragmatiquement. C'est ainsi qu'on a retrouvé dans le mouvement socialiste du xixe siècle et jusque chez les anarchistes (Proudhon par exemple) une dénonciation morale de l'argent, de la finance, des marchands… des Juifs !
Toutefois, l'excuse de l'époque c'est que ce secteur semblait périphérique et parasitaire par rapport aux transformations gigantesques mises en place dans la révolution industrielle.
Ce n'est plus le cas aujourd'hui où c'est le travail qui devient périphérique et le revenu global des gens qui est de moins en moins relié à celui-ci.

13 – Nous en avions parlé avec Ch. Sfar en des termes non freudiens dans le no 2 de T.C. dans l'image des poids et des contrepoids.

14 – Sur cette question lire l'intéressante brochure de Baudoin et Allii, Mouvement des chômeurs et des précaires de France. La revendication d'un revenu garanti. I.R.T.S. - B.P. 5, route de Duclair, 76380 Canteleu (70F).

15 – Par rapport aux autres propositions, le travail du « mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales » (mauss) a l'intérêt d'affirmer que la société est d'abord une association d'individus et non pas une communauté de travailleurs. Ce n'est pas le travail qui crée le lien social et donc la société contrairement à ce que pensait Smith et toute l'économie politique classique, Marx compris.

16 – II a d'ailleurs de plus en plus de mal à faire croire qu'il le représente et c'est un des aspects qui renforce les attaques actuellement adressées à l'État-Providence. Quand, par exemple, État prélève de nouveaux impôts « pour le social » il n'ose même plus justifier politiquement ses actes ce qui fait que même ceux qui pourraient être d'accord avec cette contribution ne voient plus pourquoi ils la paieraient.

17 – Ce qui se voit bien quand les mêmes qui le critiquent pour ses insuffisances… en redemandent par une revendication maximum de prise en charge. Les agriculteurs fou de la vache en donnent encore un exemple.

18 – Si d'un côté l'État se densifie, prend la forme d'un État total, d'un autre côté il manifeste sa faiblesse politique comme l'a montré le mouvement de luttes de fin 1995 (pour des précisions sur cette faiblesse, lire l'article (également publié séparément en supplément de T.C.) intitulé « Le sens du tous ensemble. Le mouvement de l'automne 95 », et celui sur la communauté dans la 3ème partie de ce numéro).

19 – II ne s'agit pas ici de se positionner par rapport à cela mais d'indiquer concrètement une évolution lourde de conséquences car, pour le moment du moins, maîtrisant mal ces évolutions nous maîtrisons encore moins la nouvelle dialectique du politique et du social. Il s'ensuit, sur cette question comme sur d'autres, l'affirmation de positions au pire sens du terme : les individus campent sur des positions qui ne sont fondées que sur des principes dont l'abandon est justement la source de la question.

20 – En France, avec la loi Madelin de 1994 sur les créations d'entreprises et les formes juridiques de travail, le droit commercial a tendance à se substituer au droit du travail. Cette loi va dans le sens du développement de statuts intermédiaires (entre salariat et professions indépendantes), régis par des sortes de contrats commerciaux entre donneurs d'ordres et exécutants.

21 – Avec le développement des « petits boulots » et du travail au noir on a une situation qui se rapproche de celle des pays du tiers-monde dans lesquels les rémunérations sont trop basses pour que les gens soient incités à devenir salariés.