Temps critiques #6

De l’individu à la singularité du tout autre

, par Loïc Debray

Je m'adresse à ceux qui veulent « transformer le monde » ou le détruire, ou encore à ceux qui ont un regard et une action critique, donc subversive, sur notre temps, c'est-à-dire aux individus qui veulent faire de la politique au sens fort : une politique de non-domination liée à des processus subjectifs et singuliers qui, comme tels, sont à la fois hétérogènes et antagoniques à l'État, pôle de l'objectif qui maintient et garantit l'état des choses1.

Il est urgent de rompre avec le consensus qui identifie la politique à une gestion ou à une autogestion, dans le meilleur des cas, auquel, le plus souvent, se rallient même ceux qui n'ont pas renoncé à une révolution violente. Tous les partis et groupes rivalisent en réalisme, par conviction ou pour être pris au sérieux, à savoir qui l'emportera dans la soumission aux prétendues nécessités du social, de l'économie, des forces productives, ou même des forces subjectives, du système, de l'ordre mondial… L'alternative est émancipation ou gestion du rapport social. Se libérer du social plutôt que libération sociale. La non-domination implique l'égalité et la liberté des individus, condition nécessaire pour du tout autre.

Les révoltes authentiques, ces invariants historiques, en extériorité avec l'histoire, ou encore les groupes révolutionnaires sans finalité étatique ont fait coexister l'individu, l'égalité, la liberté, et c'est cette indissociabilité qui a fait « les orgasmes de l'histoire » (Fremion, Volny), contemporains de toute époque. La radicalité de l'un des trois entraîne la radicalité des deux autres, de la même façon que la faiblesse ou l'absence de l'un des trois entraîne la faiblesse ou l'absence des deux autres.

Ainsi, je vais montrer, à partir de l'individu, selon qu'il a une position forte ou faible, ce qu'il en est de l'égalité et de la liberté, et que sa négation entraîne la négation de la liberté et la négation de l'égalité. Jusqu'à présent, les positions sur l'individu ont toujours été plutôt faibles, y compris pour les anarchistes. Parler d'un retour de l'individu est plus qu'une stupidité, car son existence est sous une modalité faible, c'est l'individu lié à la particularité ou à l'unité, ou encore au mauvais générique ou au faux universel. Il est, de toute façon, du côté de l'Objet ou de l'inconsistance plutôt que du côté du Sujet. Je propose comme typologie de l'individu, en soulignant que toutes ces modalités sont présentes dans la majorité des sociétés et qu'elles correspondent à des modes de domination des États :

—  l'individu en fusion dont le paradigme est le fascisme, ou mieux le nazisme, fusion et confusion ;

—  l'individu lié à la particularité donne le nationalisme, la religion, la famille, la communauté d'origine, la communauté de référence, la classe, le statut, le Moi. Il faut essayer de différencier ces aliénations pour savoir sur lesquelles il est possible de s'appuyer afin de s'efforcer de transformer sa faiblesse en force et celles avec lesquelles il faut rompre au plus vite et, si possible, une fois pour toutes. Et il ne faut surtout pas donner du sens là où il n'y a que de la contingence ;

—  l'individu lié au mauvais générique redonne souvent une particularité : la race, la nature humaine, le genre humain en tant que « spécisme » (Animal libération de P. Singer), l'homme nouveau, celui à venir, alors que l'actuel supporte l'insupportable, car il n'est pas mûr pour la liberté ;

—  l'individu associé à l'unité c'est le singleton (ensemble réduit à un seul élément) ; c'est souvent la particularité poussée à l'excès, une multiplication d'aliénations, la « multi-appartenance ». C'est encore l'individu atomisé, « particule du capital » (Jacques Guigou) ; c'est le traitement qu'en temps ordinaire l'État de droit, « le capitalo-parlementarisme » (Badiou), réserve à l'« individu qui est rattaché directement à l'État sans médiation » (Jacques Wajnsztejn). C'est la sérialité de Sartre (vote, télévision) ;

—  l'individu lié à l'universel a redonné le plus souvent de la particularité. L'homme des droits de l'homme et du citoyen a été homme blanc, mâle, adulte, occidental, bourgeois, propriétaire, colon et a donc donné l'impérialisme comme mode de domination. Le prolétaire de tous pays a donné l'ouvrier russe stakhanoviste appartenant à la patrie des travailleurs, l'urss stalinienne et l'urss impérialiste ;

—  l'individu relié à la singularité tend à devenir sujet politique, sujet révolutionnaire qui lance un défi à l'universel rejoignant ainsi un authentique générique où l'exceptionnel et le quelconque coïncident et engendrent de l'inédit.

Parler de communautés à venir (Giorgio Agamben) est trop substantiel. Je propose le tout autre ou l'utopie en précisant qu'elle doit être soustraite à toute positivité ou substance, et même à l'espoir, car celui-là est trop lié à la tristesse comme le disait Spinoza, et en rappelant que les possibles font partie du réel. Mettre l'accent sur l'« en-commun » plutôt que sur la communauté, comme le préconise J.-L. Nancy, comporte de nombreux pièges car l'en-commun redonne vite de la substance ; il faut garder cet en-commun vide, c'est le « nous ne voulons rien », c'est-à-dire rien de particulier, c'est aussi le « nous voulons tout » sans qu'il y ait un rapport dialectique entre le rien et le tout. C'est ainsi que nous tiendrons bon sur l'impossible des négociations, une globalité n'est pas réductible à un ensemble de localités. Ou bien dit autrement : changer tout partout n'est pas tout changer.

Nous verrons qu'une politique de non-domination nous donnera par surcroît une éthique sous la condition que cette politique soit d'ores et déjà liée au courage, à l'urgence et à la lucidité, plutôt qu'à l'accumulation de savoirs qui ne feront jamais une vérité.

Partir de l'individu est une prise de position politique

Partir de l'individu est une prise de position politique qui se réfère à la non-domination, donc à la lutte contre toute domination. C'est poser l'antériorité politique de l'individu. Les autres antériorités : chronologique, historique, logique, structurale, entre l'individu et la société, ne sont pas politiques. Dire que l'individu est toujours dans un monde, au monde, dans une société particulière, munie de rapports, de structures, historiquement déterminés par l'économie ou par le politique, relève au mieux de l'ordre du fait. Tout comme de dire que l'individu, avant même sa naissance, est déjà pris dans un réseau de symboles, et que, finalement, il naît toujours quelque part, de géniteurs connus ou inconnus, dans une communauté où il y a déjà de la langue, des croyances, des mythes, des religions, des sciences, ou supposées telles, des formes d'autorité, du pouvoir, et le plus souvent un État. Le tout avec des conflits, des guerres internes et externes. Dire que l'individu et la société se constituent corrélativement ou qu'ils forment une unité contradictoire, dialectique, ou encore que l'individu et la société sont en tension ne sont pas encore des énoncés politiques, même en précisant de quels individus et de quelles sociétés il s'agit.

Il faut se demander : « Qu'est-ce que l'individu du point de vue de la domination et qu'est-ce que l'individu en vue de la résistance, de la lutte, de la subversion, de la révolution, de l'utopie ? » Du point de vue de la domination, l'individu est toujours second, il est produit, ou c'est un produit prêt à être utilisé. Même les révolutionnaires ont le plus souvent considéré l'individu sous l'angle de la domination, y compris dans leurs utopies qui consistaient à se donner une société avec une finalité, comme de développer les forces productives, et ensuite à chercher comment doit être l'individu nouveau compatible avec les contraintes inhérentes à ce projet. Il s'agit toujours de savoir de quel individu la société a ou aura besoin, et cela est un point de vue étatique, un point de vue de gestionnaire. La réponse est connue d'avance : il s'agit de l'individu malléable, lié au particulier, au faux générique ou à la fusion.

Il n'y a pas que la domination étatique, mais toute domination ne peut durer et ne peut se reproduire que par un État et son appareil militaire2.

La domination n'est pas une entité, elle a des effets matériels sur des corps individuels ; elle s'exerce, et le plus brutalement, sur des individus, ce sont eux que la police tue, torture, emprisonne. Et même la vivisection s'exerce sur des individus-animaux. Toutes les instances de domination nient l'individu ; ce sont toujours des individus, qui plus est isolés, qui sont exclus d'un parti, même si cette exclusion se fait en masse. Que recouvre ce dénigrement de l'individu, y compris pour des anarchistes disant que « seuls quelques individus ont pratiqué la propagande par le fait » ? Il ne s'agit pas pour eux d'énoncer une vérité : seuls des individus en petit nombre se révoltent, mais d'affirmer que la grande masse des anarchistes sont biens, qu'ils sont des non-violents, qu'il y a toujours des brebis galeuses, voire des inconscients. De même que pour des marxistes les ouvriers ne sabotent pas la production, ne cassent pas leur machine, seuls des individus irresponsables, manipulés par le pouvoir, peuvent penser à de tels forfaits. De même que la grande masse des syndiqués ne pense qu'à négocier, d'autant plus si le préalable est que la direction ne négociera pas.

Quand on part de l'individu, il ne faut pas tomber dans le piège qui consiste à lui donner de la substance, ce qui revient toujours à répondre à la question : « Qu'en est-il en réalité, en vérité, de l'individu ? » Et, immanquablement, on obtient des énoncés qui peuvent d'ailleurs s'appuyer sur des savoirs plus ou moins fondés3, tels que « l'homme est bon naturellement ou méchant » ou « ni l'un ni l'autre », « déterminé par sa structure génétique » ; ou encore un « être de désir peu compatible avec une société » ; « le seul animal qui ait besoin d'un maître », « animal grégaire » ; « l'homme a besoin de travailler » ou « a besoin d'activités » ; ou encore qu'« il est voué à la technique », qu'« il a besoin de sacré », qu'« il a une finalité : vivre en harmonie avec le cosmos ». Donner de la substance à l'individu revient à le fixer à une particularité, à un générique : on retrouve la nature humaine, la condition humaine, et historiquement ces énoncés ont souvent servi à justifier, a posteriori, un état de choses, et de cet individu substantiel on retrouve vite une société bien substantielle, avec une police, une armée, de la propriété, des pauvres, des riches, des travailleurs, du droit, le tout ordonné par l'État. Donner de la substance à l'individu revient à en donner à un mode de domination ; l'antériorité de l'individu n'est alors qu'un dispositif idéologique servant à justifier un État ; il s'agit de la fiction d'un individu préconstitué en dehors de toute relation, il est l'origine et la finalité de la société. Il faut refuser la dissolution de l'individu — il est un simple effet, un ensemble de rapports sociaux — sans pour autant lui donner de la substance. Nous dirons que l'individu est à la fois un ensemble de relations au milieu de relations et autre chose que tout cela. Cet autre chose est un vide qui permet d'être à distance, de nier et de casser toutes les relations, d'échapper à toute positivité, à tout état de choses, à toute objectivité. C'est encore la capacité politique pure qui s'origine dans l'individu qui pourra donner la subjectivité politique. L'individu est aux prises avec des relations, des relations de relations, et nous pouvons nommer toute stabilité structurelle « situation ». Selon les situations, un même individu vivra et les vivra suivant les différentes modalités : fusion, particularité, universalité, singularité. La particularité est la modalité la plus fréquente, et la singularité, même en pensée, rencontre les plus grands obstacles. La modalité de la singularité induit une situation singulière qui, le plus souvent, en pratique, est liée à une rencontre, qui peut être un individu, un événement. Mais cette rencontre, pour l'action politique, doit être un surplus et non l'attente d'un complément nécessaire. De même qu'en tout État toutes les formes de domination sont présentes à travers ses différentes institutions, Il n'y a pas au départ plusieurs sortes d'individus mais plusieurs modalités auxquelles les individus peuvent se rattacher de façon plus ou moins permanente ou accidentelle. Tout individu, à la condition expresse qu'il soit n'importe qui, peut se lier à toutes les modalités4. Autrement, on retomberait vite sur une classification élitiste, quels qu'en soient les critères : le troupeau, les chiens et les bergers, et ce serait la cité idéale de Platon. Une telle classification relève du point de vue de la domination, et une singularité se rapprocherait des individus qui résisteraient, qui refuseraient de rentrer dans une catégorie, seule façon pour eux de conserver leur liberté. Partir de l'individu, c'est partir de sa propre force, c'est-à-dire de sa faiblesse, de l'urgence. C'est affirmer que l'action politique n'est ni subordonnée au nombre (« on n'est pas assez »), ni à l'occasion (« ce n'est pas le moment »), ni à l'endroit (« on n'est pas à l'usine » ou « on n'est pas dans le bon pays »), ni à une prétendue objectivité de la situation (« trop ou pas assez de chômeurs »). C'est ne plus attendre l'événement (que les masses fassent la révolution). C'est réaffirmer que la politique n'est pas un rapport pédagogique (« il faut que les masses comprennent »). De plus, ce sont des individus qui se révoltent, qui prennent les armes, indépendamment du fait qu'ils dirigent, bien ou mal, leurs révoltes. Toute lutte révolutionnaire frappe des individus ; qu'ils soient plus ou moins des machines interchangeables ne change rien. Partir de l'individu évite qu'il ne soit sacrifié à la Cause, à l'Organisation, au Parti, ou à tout autre transcendance qui est toujours la préfiguration d'une société inégalitaire. L'individu doit tenir bon sur sa réalité, sur son immanence et avoir le courage d'être à contre-courant. C'est réaffirmer que la lutte n'est pas une question de connaissance. L'information, même si elle est tronquée, truquée, suffit pour l'action. La connaissance de l'individu, ou d'un individu, même si cela était possible, n'a pas d'intérêt politique. Il peut être utile parfois d'avoir des renseignements sur un individu, connaître ses habitudes. Il ne s'agit donc pas de préconiser une sociologie de la connaissance qui partirait de l'individu ou de la collectivité. Pour avoir des renseignements sur le fonctionnement d'une institution, interviewer des policiers ne donnera rien d'autre que ce que l'on sait déjà. Il en est de même pour l'interview de tel ou tel patron, ou de tel chef de parti ou chef d'État. Interviewer des dominés, des exploités, est différent, car cela peut témoigner d'un projet politique qui est plus une position éthique qui consiste à se substituer aux plus défavorisés par sympathie préalable et non pour décider ou agir à leur place. De même, contrairement à ce que font les représentants syndicaux, on ne doit jamais se mettre à la place d'un patron, d'un exploiteur, d'un chef d'État. Une stratégie politique est de savoir quels individus participent et à quel degré, à la domination, à la gestion de la domination, à sa reproduction.

Mon propos est politique, donc il ne s'agit pas de préconiser, comme le font certains sociologues, « un individualisme méthodologique », de choisir entre Weber et Durkeim. De même qu'il ne s'agit pas de choisir entre une physique des particules et celle des champs5. Ce qui compte ce sont les relations et les relations de relations6. Toute compréhension consistante est une relation entre du global et du local — le local peut d'ailleurs avoir une étendue très grande et le global une étendue très petite — qui fait intervenir le particulier, l'universel et le singulier. Une singularité a une puissance générative, c'est un concentré de connaissances ou d'actions. La connaissance ou l'action d'une singularité peuvent être plus pertinentes que celles d'une multitude d'éléments. Une singularité est un concentré de globalités en un point et non une localité réduite à un point7.

L'individu et la fusion

On connaît la thèse de Louis Dumont pour qui il n'y a que deux modèles de société : le premier, auquel se rapporteraient les sociétés traditionnelles, est la société holiste qui « valorise la totalité sociale et néglige ou subordonne l'individu », et le second est la société occidentale où « l'être indépendant autonome néglige ou subordonne la totalité sociale ».

La société holiste qui sert de paradigme à Louis Dumont est la société indienne avec ses castes où prédominent la hiérarchie et l'inégalité et où l'individu n'a d'existence qu'en tant que membre d'une caste. C'est à cette société que Louis Dumont réserve sa préférence et, selon lui, la société occidentale a érigé l'individu en valeur suprême et a pour passion l'égalité !

Pour Louis Dumont, tous les maux viennent de l'égalité. Hitler et Staline sont des effets de l'« égalitarisme ». Toutefois, pour lui, en honnête réactionnaire, même si les sociétés égalitaires sont à déplorer, il ne faut pas essayer de revenir à une société inégalitaire, car rien n'est plus catastrophique que le changement.

Il est significatif de notre époque que les thèses de Louis Dumont obtiennent un large consensus, alors qu'il se contente d'accumuler les stéréotypes sur les sociétés traditionnelles, dont le plus tenace est celui-ci : « Quand on en connaît une on les connaît toutes. » Or, comme disait Clastres, « on se trouve confronté à un énorme ensemble de sociétés où les détenteurs de ce qu'ailleurs on nommerait pouvoir sont en fait sans pouvoir, où le politique se détermine comme un champ hors de toute coercition et de toute violence ».

Dumont ne fait que piller René Guénon et reprend ce qui est bien illustrée par Tönnies dans Gemeinschaft und Gesellschaft.

La société, Gesellschaft, est l'état de nature de Hobbes. « L'état de guerre de tous contre tous » est le domaine de l'individu séparé, de la réflexion, du calcul, de la science, de l'égalité, de l'abstrait, de l'universel, de la ville, de la dépravation, de l'ouvrier, de la révolution…

Ainsi, « la grande ville et la société sont la corruption et la mort du peuple ». Au contraire, la communauté, Gemeinschaft, c'est le sang, la terre, la foi, la religion, la famille, le sentiment, le local, la fusion, la tradition, la vie.

La Gemeinschaft est un organisme vivant et l'individu en est une cellule.

Mais cette communauté ne se réalise et n'est portée à sa perfection que par l'État : l'individu est fusionné à l'État.

L'extrême droite se rallie à ce modèle ; l'individualisme est un obstacle à la cohésion de la race, la véritable société a une âme. C'est la Nation8 de Pétain réalisée par l'État français. La nation est un organisme vivant d'intérêts vitaux et non une association volontaire.

L'ennemi est le cosmopolitisme, le particulier est valorisé au détriment de l'universel ; c'est pourquoi l'impérialisme est plus critiqué que le capitalisme. L'individu est une abstraction engendrée par la Révolution de 1789 ; seule la race et la nation comptent. L'inégalité est naturelle, organique, la question de la liberté ne se pose pas, il faut faire ce que prescrit la vie ; en fait, il faut obéir. La décadence est due au métissage, c'est la hantise du mélange, toujours d'actualité, de la « la France aux Français » à « les immigrés sont mieux chez eux ».

Toute la tradition de droite ne s'est pas contentée d'une « communauté idéale » mais elle a toujours souligné que celle-ci devait être organisée par l'État, accompagnée de lois9, et que le travail devait être régi par le corporatisme où patron et ouvrier sont indistincts pour leurs intérêts. C'est avec le fascisme que la fusion de l'individu à l'État a été la plus manifeste et la plus accomplie. Comme le dit Camatte : « Le fascisme fut la négation des individus avec exaltation de quelques chefs nécessaires, sortes d'équivalents généraux spectaculaires pour les hommes esclaves du capital qu'ils doivent diriger. » Pour Mussolini « tout est dans l'État, rien contre l'État, rien en dehors de l'État », et il ajoute : « Si le xixe siècle a été le siècle de l'individu, on peut penser que le siècle actuel est le siècle collectif. »

Je dirai que le fascisme est la fusion de l'individu à une communauté naturelle transcendante fondée sur un mythe — le sang, la race, une civilisation — qui s'origine dans un passé lointain. L'État, qui est la domination totale, est l'effectivité de cette fusion qui est symbolisée par un chef10 donnant un nom à l'État.

Les historiens et les politologues donnent une liste d'attributs qu'ils prétendent exhaustive pour caractériser le fascisme ou le nazisme, pouvant affirmer ainsi que le nazisme ou le fascisme ne se sont produits qu'une fois et qu'ils ne se reproduiront probablement jamais plus, alors qu'il y a déjà au moins deux nazismes : le vainqueur, celui de l'Allemagne hitlérienne, et le vaincu, celui de la France pétainiste.

Le nazisme ou le fascisme ne sont pas seulement là à un moment historique, ils sont toujours actuels, car tout État a des composantes fascistes et racistes, ne serait-ce qu'avec ses organes de répression.

L'État, en dernier recours, décide, comme le dit Carl Schmitt qui s'y connaissait en État total, qui est l'ennemi, ce qui est plus fort que d'exercer le monopole de la violence légitime. L'essence de l'État est la force, et la force s'appuie sur elle-même, et l'État légitime11 la force en affirmant qu'elle est légale.

L'État théocratique annonce la fusion de l'individu à Dieu, maïs en fait, réalise la fusion de l'individu à l'État.

De la fusion de l'individu à son inexistence effective en passant par son inexistence théorique.

La fusion de l'individu se retrouve dans la tradition mystique pour laquelle l'individualité n'est qu'une illusion, source de malheurs, de douleurs, qui correspond à une déchéance ontologique. Ainsi, l'individu illusoire pour récupérer un peu d'être doit se fondre dans le Grand Tout.

Chez Auguste Comte, on trouve un mysticisme associé à un principe rationnel d'analyse de la société. Et l'inexistence de l'individu est à la fois méthodologique, quand il dit qu'« une société n'est donc pas décomposable en individus », et pratique, effective, car dans la « société positive » l'individu, qui n'a aucune liberté, aucun droit, est soumis à la politique scientifique ordonnée par le grand prêtre de l'humanité qui remplacera le pape. Ainsi, Auguste Comte veut concilier et même rendre indissociable, l'« ordre et le progrès », la tradition et le progrès. Il aura des disciples de droite et de gauche, ou plus exactement ceux qui sont pour un ordre féodal et ceux qui sont pour un progrès lié au pouvoir temporel de la bourgeoisie représentée par ses banquiers et par ses industriels, assortis d'une prétendue rationalité et d'un républicanisme de principe.

Pour Aristote également, le constituant élémentaire de la cité est la famille et non les individus qui la constituent, c'est-à-dire un homme, une femme, leurs enfants et leurs moyens de production : des esclaves, des bêtes de somme. Cette non-existence de l'individu se situe d'abord au niveau de l'analyse, de même qu'une bibliothèque est constituée de livres et non de pages, bien que les livres soient constitués de pages12.

Il y a chez Aristote le souci d'établir, logiquement, la priorité de la cité sur toutes ses parties13. La cité a une antériorité logique, chronologique, historique. Aristote retrouve un énoncé métaphysique en vigueur à son époque, « le Tout est antérieur à la partie », sans s'appuyer dessus. Donc, pour Aristote, il y a une antériorité de l'État.

Si toute la tradition politique, jusqu'à nos jours, y compris pour Hegel et Marx, affirme qu'il y a antériorité de la société par rapport à l'individu, au contraire d'Aristote, elle dit qu'il y a antériorité de la société (civile) par rapport à l'État14. La non-existence théorique de l'individu a des effets pratiques. Ainsi, Aristote trouve que dans l'État idéal de Platon il y a trop d'égalité. Il dit que l'erreur15 de Platon est d'avoir voulu appliquer une égalité mathématique à des êtres différents dans un champ politique où le hasard est important. On retrouve cette constante dans l'histoire des théories politiques, à savoir que la domination n'a été qu'exceptionnellement remise en cause — elle est une donnée non questionnée — et qu'il y a eu une peur consciente de l'égalité.

Individu et particularité

L'individu fixé à une particularité c'est l'individu fixé à une institution, identifié à une fonction ou, le plus souvent, à une représentation d'une fonction. C'est le chef d'État, le dirigeant d'entreprise, le gestionnaire, le policier fixé à la police, le militaire fixé à l'armée. Nous avons des individus limites qui oscillent entre une identification à une particularité, fixée une fois pour toutes, et une fusion à la force. Il n'est évidemment question ni d'égalité, mais d'inégalités, ni de liberté, mais de soumissions.

Dans cette chaîne hiérarchisée, chaque individu est un esclave qui commande et obéit, et cela à quelque niveau16 que ce soit. Ce sont des chefs, des dirigeants qui, pour parler comme Nietzsche, triomphent dans un devenir esclave généralisé. Il est facile de prévoir leurs comportements. Les sciences expérimentales n'arrivent jamais à un tel déterminisme17. L'individu militaire doit obéir, et le problème de l'armée est que les ordres soient transmis et exécutés18.

Le militaire, en temps ordinaire, fait une distinction entre le règlement et ce qui n'est pas le règlement, à la différence du policier, dont le milieu naturel est celui des truands19 où tous les coups sont bons — le seul respect est celui de la force brute —, qui souvent ne connaît pas le règlement ; toutefois, il sait qu'il y a des lois mais, comme le règlement, il les contredit. Et puis, comme ils disent : « Tout ça c'est la théorie. » Cependant, les policiers, n'étant pas malheureusement tout à fait des machines20, ont une intériorité qui est la confiance dans le chef. Il s'agit bien d'une dimension intérieure. Quoi qu'aient fait, par exemple, les socialistes en France, pour la police sur le plan objectif : augmentation des effectifs, démocratisation des pistolets double charge, couverture sans faille, la confiance manquait. Ainsi, lorsque la droite revient au gouvernement21, les policiers se mettent à tirer, à tuer22, « ils peuvent à nouveau faire leur métier ». Rien dans l'état des choses matériel n'a changé pourtant, et cela a des effets criminels. Une autre expression de l'intériorité est peut-être le plaisir de ceux qui aiment leur métier et qui font du zèle en torturant, ou en humiliant. L'humiliation23 est une composante du fascisme. Tous les prisonniers connaissent cela au quotidien dans les prisons démocratiques.

Le fascisme d'une institution comme la police ne demande qu'à s'exercer, et comme les policiers ont des armes c'est bien pour qu'ils s'en servent. Il y a là également une dimension structurelle.

Le problème du policier, en période banale, est d'avoir des cibles reconnaissables, c'est une question de prégnance que connaissent bien les éthologues. La couleur de la peau est un bon critère et, comme la nature est en accord avec le social ce sont, le plus souvent, des pauvres, des ouvriers, des chômeurs, d'où l'impunité.

Le gestionnaire est fixé à sa gestion, et il n'est pas sérieux de lui reprocher son absence de morale. Chaque gestionnaire est astreint à sa particularité, et s'il estime que supprimer des emplois peut améliorer une performance24 il n'hésitera à aucun moment à condamner des individus à la misère, à la mort.

Les gestionnaires de l'État peuvent dire qu'il faut harmoniser ces suppressions — restructuration selon qu'ils estiment que trop de misère peut créer des troubles ou que ça fait tiers-monde, la tendance actuelle est à l'augmentation des forces de police, d'autant plus que les miséreux ont la bonne idée, comme dans les ghettos américains, de se tuer entre eux. Au moment de l'affaire du sang contaminé, qui éclate en France en 1992, le directeur du Centre national de transfusion sanguine était un bon gestionnaire, son objet n'était pas l'individu, ni même le sang, mais le stock de sang qu'il s'agit de gérer.

Ce qu'il faut comprendre, c'est que tout gestionnaire est un criminel, et que n'importe quel directeur de n'importe quel centre de transfusion sanguine aurait eu le même comportement, avec toutefois peut-être plus de chance25. S'il avait géré différemment son stock de sang, cela n'aurait pas été par souci humanitaire, ou simplement non criminel, mais parce qu'il y aurait vu un intérêt, financier, de prestige, personnel ou non, un intérêt de gestionnaire. Les flux sanguins sont pensés comme d'autres flux de marchandises, ou comme des flux monétaires. D'ailleurs, pour l'armée, il y a presque une indistinction entre les opérations humanitaires et le massacre des populations civiles, la logistique est la même. Pendant la guerre du Golfe, pour un militaire il y avait quatre civils, certaines fois plus26 qui travaillaient pour lui. Une opération humanitaire peut être un bon entraînement pour une opération militaire. Un bon général gère ses troupes en fonction de contraintes qui peuvent être économiser du matériel, humain et non humain, ou, au contraire, ne pas regarder à la dépense pour maximiser la représentation de la force. Les intérêts stratégiques priment sur tous les autres intérêts.

La gestion n'a pas de limite. On peut gérer un camp de concentration, le faire gérer même par les victimes. La seule condition de la gestion est une certaine stabilité qui ne peut être assurée que par un État ; il faut de l'ordre et la méta-norme de tout pouvoir est l'ordre. C'est pourquoi l'armée peut se substituer à l'État ; l'État est réduit à un appareil militaire27. C'est ce qui peut expliquer ce que certains appellent le retournement de Proudhon où, à la fin de sa vie, il veut conserver l'État, alors qu'il avait imputé tous les maux à l'État ; en fait, Proudhon a toujours eu une conception de gestionnaire. Tout comme Engels d'ailleurs, pour qui le communisme est caractérisé par « le gouvernement des personnes qui fait place à l'administration des choses et à la direction des opérations de production. l'État n'est pas aboli, il s'éteint ».

Donc, quand l'individu est fixé à une particularité, comme les différentes institutions, armée, police, il est inexistant, et c'est une absurdité de parler du courage d'un militaire28 ou d'un policier. La liberté ne se pose pas, pas plus que l'égalité. La hiérarchie fonctionne comme des crans de sûreté.

C'est une particularité qui revient à une fusion, d'où le fascisme de ces institutions, polices, commandos spéciaux, armée, etc. Il n'y avait qu'Allende pour croire que l'armée était démocratique (bien que tout le monde le ressasse inlassablement), même au sens bourgeois du terme démocratie parlementaire.

L'individu lié à la particularité

Les religions dominantes ont subordonné l'individu à la particularité. Pour la religion juive, l'individu n'a d'existence qu'en étant un élément indissociable du peuple de l'alliance ; l'égalité ne concerne que la soumission. Quant à la liberté, elle consiste à faire ce qu'il y a nécessairement à faire, à obéir à l'ordre, et même avant qu'il ait été donné (Levinas)29.

L'islam est aussi la soumission à Allah pour ceux qui appartiennent à la communauté des croyants.

La religion chrétienne, quant à elle, qui a une dimension affichée d'universalité, ne se réalise que dans l'État. La vertu chrétienne, comme le disait saint Paul, consiste à obéir à la divine hiérarchie de l'État.

Toutes ces religions reposent sur la domination, ce qui explique en partie qu'elles se soient réalisées dans des États particuliers au cours de l'histoire, et il est vain de faire une distinction entre la religion et l'intégrisme. Toute religion a pour finalité l'intégrisme. Ce qui ne veut pas dire que les religions ont construit l'État dont elles avaient besoin. En général l'État leur préexistait, ou même était confondu en elles, lorsqu'il se réduisait à un appareil de guerre ; il s'agit plutôt de rencontre. Les crimes liés à la religion sont des crimes liés à l'État, lequel se sent menacé dès qu'il juge qu'il y a dissidence, et la dissidence se rallie à nouveau à l'État, tel Luther qui participa au massacre des anabaptistes.

De même pour les premiers colons américains qui avaient été souvent persécutés pour des questions religieuses et qui parlaient ainsi des Indiens : « Comment un pays si bon pouvait avoir un peuple si mauvais qui n'a d'humanité que la forme, plus bestial que les bêtes, plus sauvage et inhumain que cette contrée sauvage qu'il parcourt plutôt qu'il n'habite, prisonnier de Satan et voué par lui à un culte stupide et à une impiété insensée, à une paresse vicieuse et à une perversité active et sanguinaire. » Ainsi, le génocide des Indiens s'effectuera, mais il y eut une discussion sur la façon de les éliminer : élimination physique en les exterminant ou en les déportant. Quant à leur intégration : en faire des esclaves ou des citoyens de deuxième catégorie. Les puritains optaient pour les solutions finales, alors que les quakers voulaient essayer auparavant d'éduquer les Indiens pour en faire, par exemple, des petits propriétaires fermiers.

On assiste, à présent, à un effet de confusion entre rigueur et fixation de l'individu à une époque. On entend dire, par exemple, de la part de nombreux historiens, que tout jugement sur le passé est impossible, qu'on ne peut porter aucune appréciation car les conceptions, les principes, les valeurs d'une époque n'auraient plus rien de commun avec les nôtres. Pour eux, la torture, le racisme, l'esclavage sont le naturel30 d'un passé révolu et en parler est faire de l'anachronisme. Et la religion d'Isabelle la Catholique n'a rien à voir avec aucune religion de notre époque…

Le retour des religions est à nuancer. C'est surtout vrai de certains qui se sont intéressés à la politique, bien entendu, à une politique conçue comme étatique. Des maoïstes souvent repentis se sont découverts juifs. Après tout, le Garaudy musulman est toujours mieux que le Garaudy stalinien, mais où mettre le Garaudy catholique ?

Il est plus inquiétant d'entendre d'anciens Black Panthers dire qu'ils reviennent à leur « religion de toujours, l'islam », et que leur seule façon de se démarquer de l'Amérique impérialiste est de se rabattre sur une religion. L'islam prend aussi chez les Palestiniens, et cela d'autant plus que les seuls qui se battent encore un peu sont musulmans. De même, en Algérie, seuls les musulmans contestent. Il est vrai que c'est pour installer un véritable État théocratique.

En ce qui concerne la lutte des Indiens d'Amérique, seule la composante spirituelle reste, tout le côté offensif et subversif a disparu, et le temps est à la négociation et au légalisme.

Le retour des religions est certainement lié au désarroi, à l'absence de points de repère, de même que les superstitions — qui en fait n'ont pas progressé, simplement elles s'étendent à des couches de fa population qui, auparavant, en étaient préservées. Comme dit Charles Sfar, il y a certainement une dialectique entre la complexification et la simplification mais elle joue surtout pour la technique ; il y a confusion entre science et technique31, ce qui entraîne une confusion entre magie et science et, par suite, entre irrationalité et rationalité. Il y a toujours trop de technique et jamais assez de sciences32. La technique est liée à la particularité alors que la science est liée à l'universel et à la singularité.

Le fait d'être désorienté s'accommode très bien de rester fixer à une particularité : à un travail, à un statut, à une fonction, et même à une discipline théorique. Et cette particularité tient lieu de monde sans qu'il y ait la moindre tentative d'explication et de compréhension ; il n'y a même plus de va-et-vient entre la particularité et le monde, car ils sont identifiés. Nous assistons à un phénomène de réduction généralisé33 qui explique que le monde s'écroule dès que la particularité vacille34. Une pratique politique consiste à se détacher de ces particularités, à les mettre à distance, à les questionner et à les transformer au quotidien. Ce qui veut dire que faire son travail est une attitude apolitique dans le mauvais sens du terme qui reproduit l'état des choses, même si, par ailleurs, on se contente de distribuer des tracts sur les marchés ou à la porte des usines, ou encore d'écrire un texte, même politique. L'individu passe ainsi d'une particularité à une autre ; cette deuxième particularité aura également besoin d'être questionnée. Ainsi, il n'a jamais suffi d'être un ouvrier pour être révolutionnaire, ni même d'être un ouvrier syndiqué, ni encore d'être un ouvrier qui obéit aux consignes d'un parti. Dans un tel parti il n'y a pas d'égalité et l'individu n'a évidemment pas de liberté.

Valoriser l'individu lié au quartier, au village, correspond à une nostalgie. « L'œil du paysan voit juste » était peut-être valable pour la Chine ou pour certains pays du tiers-monde, mais dans les pays européens les villages et les quartiers fonctionnent comme des appareils à massifier et à sérialiser car chacun dit comme le voisin en tant que le voisin dit également comme le voisin. Ainsi, regarder la télévision, de façon collective ou non, se fera très bien. Ne peuvent croire à une telle nostalgie que ceux qui pensent qu'il y aurait une nature, même s'ils l'appellent culture, deus sive natura, et que le paysan en serait plus proche par une sorte d'intimité ou même de communion avec les rythmes de cette supposée nature. Et le quartier ne serait que la tentative parodique de reconstituer cette belle harmonie sacrée.

Cela dit, qu'on ait envie de verdure, d'eau pure, d'air pur, ou de désert… se comprend, mais il faut la débarrasser de toute cette gangue d'idéologie réactionnaire35 et avoir un rapport de non-domination avec la nature qui soit impie, ce qui ne veut pas dire cynique.

Pour ce qui est de la lutte, l'individu lié à la particularité donnera des mouvements sociaux de jeunes, de lycéens, d'étudiants. Le mouvement étudiant de 1986, s'il a été médiocre, ce n'est pas tant à cause de la particularité de sa revendication — retirer un projet, après tout, cela peut être un axe de lutte — que par la croyance au contenu de ce projet36, tout au moins pour les individus responsables désignés par les médias. De même que la lutte des infirmières (et infirmiers) n'est pas critiquable quant à la tentative d'améliorer un statut si cela s'accompagne de meilleures conditions de travail, toute amélioration est bonne à prendre, et ce n'est pas du corporatisme contrairement aux inepties dites à ce propos. Elles (ils) auraient pu même radicaliser cette revendication en n'exigeant une amélioration pour les seules (seuls) grévistes. Mais ce mouvement devient réactionnaire quand il situe le statut d'infirmier dans une hiérarchie sociale ; c'est alors une revendication inégalitaire dans une société inégalitaire : « Plus que les aides-soignants mais moins que les médecins… »

La propriété, qui est toujours le vol, qu'elle soit individuelle ou collective est une particularité, car en devenant universelle elle disparaît. La propriété implique une dépossession. Si les propriétaires sont des voleurs c'est parce qu'ils volent la vie de ceux qu'ils exploitent et non parce que, comme Proudhon et Marx ont pu le penser, ils freineraient la capacité productive. D'ailleurs Proudhon, dans son dernier écrit, La capacité politique des classes ouvrières, ne conçoit la politique que comme une gestion, une gestion des entreprises, de la société et il cherche à convaincre non seulement les ouvriers, mais aussi les bourgeois, que les ouvriers sont capables de faire marcher le système ; en fait, de s'exploiter eux-mêmes, qu'on appelle cela autogestion ou non. Si l'autogestion a eu et a un intérêt, il n'est que relatif et réactif. En effet, ni les bourgeois ni les staliniens n'ont jamais voulu entendre parler d'autogestion. Ou encore, l'autogestion est un principe réformiste37 qui, comme tel, peut apporter une amélioration de la condition des exploités et des dominés. C'est pour cette raison que les réformistes ont toujours été contre. Et il se peut que le mouvement ouvrier ait toujours été dans sa majorité réformiste ; pour preuve, l'empressement à vouloir remettre les machines en route lors des grèves. Il est vrai que cette illusion de produire pour soi a été entretenue à la fois par les marxistes et les anarchistes. Et que cette autogestion soit de plus hiérarchisée, même Bakounine ira jusqu'à dire qu'il n'est pas contre une telle organisation, à condition qu'elle aille de bas en haut et non de haut en bas. Ce qui est une façon de s'accommoder de la hiérarchie.

Je pense qu'il est difficile de concevoir qu'une organisation du mouvement ouvrier soit capable de faire mieux que Solidarnosc qui n'a pu apporter la moindre amélioration dans la condition ouvrière. En fait, Solidarnosc est restée fixée à la particularité ouvrière et n'a donc mené le combat que de façon passive, en restant dans les usines. Dire que ce mouvement ouvrier était limité par la religion n'explique pas son absence de radicalité ; les ouvriers radicaux ont d'ailleurs été pointés comme des déviants et criminalisés. La normalisation a pu être effective. Comme le disait Russel Means, de L'American Indian Movement (aim) :

« Les ouvriers d'usine n'ont pas été porteurs d'une révolution véritable, et même les anarchistes ou les conseillistes n'avaient d'autres perspectives que de mettre les Indiens à l'usine. » En fait, l'universalité de la production n'était qu'une particularité occidentale.

L'individu lié au genre

L'individu est confondu avec une espèce : « Le concept de l'homme n'est nullement le concept d'individu, car c'est quelque chose d'impensable, mais c'est celui d'un genre », dira Fichte. Façon illusoire de vaincre la mort, l'individu meurt, mais l'espèce survit, tout du moins en droit, car on sait que des espèces peuvent disparaître.

Ou encore : « L'homme proprement dit n'existe pas, dit Auguste Comte, il ne peut exister que l'humanité. » Seules les générations successives comptent, l'individu n'existe pas. Cette vision générique se trouve chez Marx, aussi bien lorsqu'il considère le rapport de l'homme avec la nature que le rapport de l'homme avec l'homme. Dans le rapport avec la nature, l'homme est un être générique général, alors que dans le rapport avec l'homme c'est un être générique particulier, c'est l'être social. Au mieux, nous avons l'égalité de condition, c'est le domaine de l'essence, et il n'est pas surprenant que « Bordiga interprète l'individu social de Marx comme étant l'espèce », comme le dit Camatte. Chaque fois que l'individu est subsumé à l'espèce, il ne peut être question d'éthique, les individus réels sont toujours sacrifiés à l'espèce. L'humanisme considère l'homme du point de vue de l'espèce, et de plus, l'espèce est divisée au nom d'une certaine représentation de l'espèce en une véritable espèce, et des sous-espèces. On comprend qu'avec une telle normalisation l'humanisme puisse aboutir au génocide : on extermine tout ce qui s'écarte ou menace de s'écarter d'une norme imaginaire.

L'individu générique ainsi conçu n'est pas un individu variable qui pourrait se substituer à n'importe quel individu mais, au contraire, un individu fixé de façon imaginaire qui a des particularités fixées pouvant être différentes suivant les idéologies, mais leurs fonctions sont identiques. C'est l'individu imaginaire qui est transcendant à l'ensemble des individus existants et qui est limité, même de façon imaginaire, par des contraintes de pouvoir, et dont la principale qualité est d'être soumis et obéissant.

C'est cette généricité imaginaire qui sert de concret aux réactionnaires. Ainsi, pour de Maistre : « La constitution de 1795, tout comme ces aînées, est faite pour l'homme, or il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc., je sais même, grâce à Montesquieu, qu'on peut être Persan, mais quant à l'homme, je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie, s'il existe, c'est bien à mon insu. » C'est un bon résumé de la critique des droits de l'homme à partir de la contre-révolution. L'homme est considéré comme universel, abstrait, alors que le Français, l'Arabe, le Breton, le Musulman, le Juif, le Noir, l'immigré seraient concrets, et un seul représentant permet de les connaître tous. Un tel générique ne peut être relié qu'à lui-même, ce qui explique les énoncés tautologiques : un Français est un Français, ou encore la France aux Français. La France étant la réalité transcendante constituée par l'ensemble des Français ou par le Français. Une variante est celle du Français moyen qui relèverait de mesures statistiques objectives, qui en fait renforcent la précédente position. L'Arabe moyen qui, bien que n'existant pas, est le représentant le plus fidèle du véritable Arabe. Certains génériques s'excluent par nature comme naguère Juifs et Français, maintenant plutôt Arabes et Français, Arabes et catholiques, Noirs et Allemands ; d'autres, au contraire, fusionnent : immigrés, Arabes, musulmans.

Il existe une autre façon de lier l'individu au générique, celle des personnalistes, dont la visée était de dépasser l'individu égoïste lié au capitalisme. Il s'agissait pour eux de soustraire l'individu à l'unité. Ils appellent cet individu générique « personne » qui devient une tension entre l'unité et l'universel. Le mauvais pôle est l'unité, le bon est l'universel, manifestation de Dieu ou amour de Dieu. Comme les personnalistes ne se sont pas attaqués à l'essentiel, à la particularité, ils ont sacrifié l'individu une fois de plus. Et l'individu est une fois de plus sacrifié.

L'individu lié à la classe

C'est une particularité au sens où la classe a plus d'existence que l'individu. C'est la vie qui détermine la conscience et non l'inverse. L'individu non propriétaire, qui loue sa force de travail et qui est donc dominé et exploité, mais qui possède des habitudes de classe, des traditions de lutte, et qui a une dignité. Cette particularité, cette faiblesse de l'individu lié à sa classe pouvait être une force et toucher à l'universel. Mais cet universel concerne la classe et non l'individu. C'est parce qu'il n'est pas fait un tort particulier à la classe ouvrière, mais un tort universel, qu'elle est la dissolution de toutes les classes. Mais cet être de classe peut devenir facilement transcendant à tous les prolétaires, et comme la classe est plus essentielle que l'individu prolétaire, celui-ci devra se sacrifier pour sa classe. En fait c'est ce qu'il fait déjà sous le capitalisme pour un pouvoir étatique. Les individus ne sont que « les supports de rapports sociaux », dit Lucien Sève. « Il ne s'agit pas de savoir, dit Marx, ce que tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier, se propose comme but, mais ce que le prolétariat est et ce qu'il doit faire conformément à son être. » L'individu disparaît deux fois, car la classe elle-même disparaît dans la connaissance de la classe, et la révolution se fera toute seule, sous la simple condition qu'une essence soit connue !

La disparition de l'individu sera effective dans le marxisme triomphant et réalisée38 sous sa forme étatique où il n'y aura ni égalité, ni liberté. Mais il n'y avait pas de nécessité pour que le marxisme triomphe en 1917 ni pour qu'il se réalise dans un État.

Le xviie congrès du Parti (en 1934) énonce : « Par égalité, le marxisme entend non pas le nivellement des besoins personnels et la manière de vivre, mais la suppression des classes, le marxisme n'a jamais reconnu ou ne reconnaît pas d'autre inégalité. » Et en précisant : « Les cadres décident de tout. » On retrouve les privilèges, l'inégalité, la servitude, l'exploitation et la domination. Pas d'individu, pas d'égalité, pas de liberté. Lénine chef d'État avait déjà annoncé : « Appliquer une règle unique à des individus inégaux est une injustice. Ce n'est que dans la phase supérieure de la société communiste, quand aura disparu l'asservissement des individus à la division du travail, qu'il y aura « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins ». La critique de Bakounine, disant que c'est tout de suite à chacun selon ses besoins ou jamais, reste vraie.

Fausse universalité

Le contrat, que ce soit celui de Hobbes, qui justifie a posteriori le despotisme de la royauté, ou celui de Rousseau, qui justifie par avance un pouvoir à venir, s'accompagne pour l'individu du renoncement à la liberté et à l'égalité. L'individu est scindé entre un être collectif et un être individuel. L'être collectif correspond, pour Rousseau, à la volonté générale, la meilleure part de l'individu guidée par la raison, alors que l'être individuel est soumis au caprice, à l'égoïsme.

La volonté générale est donc la sommation de chaque meilleure partie des volontés de tous les individus, alors que la volonté de tous n'est que la sommation de volontés particulières et qui est donc, elle aussi, particulière. Le général ainsi obtenu correspond bien à une universalité qui est différente d'une particularité. Ce n'est donc pas la conception du général qui est un particulier incluant un autre particulier. Ainsi, Rousseau réfute le système des partis, le parlementarisme qui, loin de représenter la volonté générale, est une volonté particulière. « Ainsi, dit-il, le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort, il ne l'est que durant l'élection des membres du Parlement, sitôt élus il est esclave, il n'est rien. » Mais, pour Rousseau, l'individu ne peut être qu'un particulier, et la volonté générale est étrangère à tout individu. Elle correspond à un individu fictif, le citoyen. Toutefois, Rousseau, dans son Discours sur l'origine de l'inégalité, après avoir dénoncé la propriété, avait bien souligné que le contrat était un contrat de dupes, que le bien commun était une fiction par laquelle les riches font accepter aux pauvres l'inégalité. On a en fait un pacte de soumission, le peuple se dessaisi de sa souveraineté pour la remettre à un gouvernement qui accaparera tout le pouvoir. Il n'y a ni égalité, ni justice, ni liberté, ni d'individu, et l'État pourra dire : « Je suis le peuple. » Le citoyen ne retrouve de la concrétude que lorsque l'individu perd sa citoyenneté. Ainsi, « quiconque refuse d'obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps social, ce qui ne signifie pas autre chose sinon que le forcer à être libre ». Cette maxime de Rousseau sera reprise par tous les républicains. Toute l'ambiguïté des républicains repose sur cette scission de l'individu en individu privé et en individu public. Scission qui est créée en fait par l'État. Cette ambiguïté se retrouve bien dans la duplicité39 kantienne : « La personne est l'être qui a des droits et des devoirs. » C'est l'homme empirique qui est sacrifié à la personne raisonnable. Le beau début du contrat social : « L'homme est né libre et partout il est dans les fers », s'abîmera vite dans : « L'ordre social est un droit sacré qui sert de base à tous les autres. » Ce qui est la méta-norme de tous les États et de toutes les institutions : le despotisme plutôt que le désordre fait toujours consensus. Mais ce que les penseurs du Contrat social ont bien vu est que, sans État, il y a liberté et égalité entre les hommes, même si par la suite ils se sont efforcés d'expliquer que cette liberté n'était pas une véritable liberté.

Les droits de l'homme, supplément d'âme à nos États de droit, sont définis par la loi, c'est-à-dire par l'État ; l'égalité n'est que, dans le meilleur des cas, l'égalité devant la loi. Égalité devant la loi qui, même elle, est formelle, car il est très difficile pour un individu de faire respecter la loi, même ou surtout de façon juridique. La vérité du républicanisme est dite par Main : « Obéissance et résistance, voilà les deux vertus du citoyen, par l'obéissance il assure l'ordre, par la résistance, il assure la liberté. Obéir en résistant c'est tout le secret. Ce qui détruit l'obéissance est anarchie, ce qui détruit la résistance est tyrannie. »

Ou encore, avec Hegel, l'individu disparaît devant le citoyen, et seul l'État permet la réalisation des droits de l'homme. Dans la société rationnelle, l'individu n'a de droit que comme citoyen, c'est-à-dire, en fait, des devoirs. La liberté consiste à obéir aux lois, l'égalité devant la loi est chacun à sa place dans la hiérarchie. Les compétences en droit ne s'achètent pas, elles sont payées. Seule consolation, les grands hommes sont manipulés par les ruses, à vrai dire peu subtiles, de l'Histoire.

Un dernier point, « à chacun selon son mérite » des républicains signifiait également qu'un fils d'ouvrier pouvait devenir quelqu'un de bien en changeant de classe sociale40, en la trahissant, en devenant un larbin aux ordres des dirigeants. Les républicains ne sont que des marxistes qui ont renoncé à la révolution et qui sont prêts à faire la gestion de l'État capitaliste en essayant de lui donner une légitimité qu'il ne réclame même pas, fondée sur le mérite. Donc, pour eux, n'existe qu'un individu privé, égoïste, toutefois respectable par sa propriété, qu'il a acquise grâce à son mérite, et un individu qui se sacrifie, le citoyen qui va faire la guerre et qui ne demande qu'à servir la police, à la condition qu'elle soit républicaine. Il n'y a pas d'égalité, il n'y a que des hiérarchies. Quant à la liberté, elle se trouve entre l'obéissance au pouvoir et les magouilles dites privées.

La seule reconnaissance de l'individu lié à l'universel se trouve dans la déclaration de 1793 : « Il y a oppression contre le corps social lorsqu'un seul de ses membres est opprimé, il y a oppression contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé. » L'individu est reconnu, du moins en droit. Il y a une réciprocité entre l'individu et l'universel. Évidemment, un texte demande à être appliqué, et s'il y a un pouvoir c'est celui-ci qui décidera si oui ou non il y a oppression. Mais c'est un bon énoncé et il est à souligner que cette même constitution légitime l'insurrection. Nous avons là une pensée de l'émancipation. De même que pendant la révolution culturelle chinoise le mot d'ordre « feu sur le quartier général », même s'il a été inspiré par des préoccupations stratégiques liées au pouvoir, comme le disaient les situationnistes41, encourage la subversion et fait peur aux nantis ou à ceux qui s'estiment comme tels.

L'individu particule

Pour le libéralisme, l'individu est lié à la propriété, et son idéologie, l'individualisme, est une position faible sur l'individu. Comme le dit Tocqueville, « l'individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s'isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l'écart avec sa famille ».

L'individu n'existe, n'est reconnu, que s'il ne gêne pas. En temps ordinaire, sa consistance est à la mesure de sa propriété et de son argent. Il n'y a pas d'égalité, toute forme d'égalité est appelée égalitarisme. La liberté est la liberté d'entreprendre, la liberté d'exploiter. C'est le contrat inégalitaire entre le patron et l'ouvrier. Le libéralisme est l'idéologie de la bourgeoisie lorsqu'elle veut faire oublier l'État. Thiers est le prototype du libéral, ce qui ne l'empêchera pas de faire massacrer par l'État les communards.

L'individu n'a d'existence que s'il marche sur les autres. Ce qu'on a appelé égoïsme, en fait, est un égoïsme inconsistant, limité, qui n'a pour finalité que de se faire le larbin d'un autre individu tout aussi inconsistant. C'est un monde où même l'argent n'est que le prétexte permettant d'assumer la lâcheté, la crapulerie. C'est la société civile bourgeoise, « Bürger als Bourgeois », comme dit Hegel, et dont l'intérêt commun est l'ordre. Le privé contre le public est vu comme le particulier contre l'universel. Il n'y a rien à partager si ce n'est la misère pour les miséreux ; c'est l'émergence des crapules. Le seul internationalisme connu est la soumission au plus fort ; c'est donc l'individu actuel, l'individu réifié, le spectateur de la télévision fixé devant son écran : au moins il ne fait pas de bêtises, le pouvoir sait où il est.

Ce sont encore les individus colons qui vont conquérir l'Amérique avec des plans à court terme, inadaptés aux situations, mais ces individus sont en cela identiques, car leur ligne directrice inconsciente est la reproduction parodique des institutions et des États européens, et leur conscience se borne à faire du commerce qui va du dérisoire au criminel. C'est l'individu rivé à un statut, le « gros plein d'être », « le salaud » de Sartre qui ne risque pas d'être effleuré par le néant.

L'individu particule est le traitement que l'État parlementaire réserve en temps ordinaire à son citoyen ; il n'existe qu'à la condition d'être isolé et massifié. C'est l'individu non gréviste, qui est pour la liberté du travail ; c'est l'individu de la majorité qui opprime une minorité ; c'est l'individu unidimensionnel de Marcuse, celui qui s'identifie à son supérieur immédiat, c'est l'individu interchangeable, le pion à placer ou à sacrifier.

C'est encore l'individu privé, privé de quoi ? De tout, d'autonomie, de liberté, d'égalité. L'individu qui se prive, qui va même parfois jusqu'à se sacrifier, comme à Verdun en 1914, si l'ordre lui en est donné, ou qui va jusqu'à sacrifier d'autres individus.

L'erreur des révolutionnaires est d'avoir souvent confondu l'individualisme et l'individu. Ils ont cru lutter contre l'individualisme en s'attaquant à l'individu, or l'individualisme n'a mis l'individu en avant que pour mieux le réprimer, le ficher, le fixer, l'individualiser ; et l'individu exceptionnel est le grand larbin. Comme le disait Blanqui, dans la Critique sociale (1870), « l'individualisme est l'enfer des individus. Il n'en tient nul compte et se fonde sur leur destruction systématique. L'immolation des individus est toujours en relation directe de la prépondérance de l'individualisme. Il signifie à leur égard extermination, et communisme implique respect, garantie, sécurité des personnes ».

L'individu singleton est l'individu fixé au moi, à un reflet idéologique ; la raison pour cet individu n'est que les raisons qu'il se donne pour servir, pour obéir, pour exploiter. C'est l'individu incapable d'une promesse, d'un engagement. Voilà ce qu'il a retenu de la liberté ! Il faut être bon avec ses semblables, mais impitoyable en affaires, que le meilleur gagne ; on est égaux, mais il faut des chefs. C'est la subjectivité comme représentation, comme image ; la communication est le n'importe quoi pourvu qu'il y ait collaboration.

Stirner, contrairement à Marx, a bien compris que cette idéologie individualiste était contre l'individu, et que l'individu égoïste ne l'était que de façon mesquine, bornée. C'est l'égoïsme à courte vue de celui qui courbe le dos, ouf ! j'ai échappé au plan de licenciement ou à la rafle. C'est l'égoïsme lié à la bêtise, à la bêtise des familles ; l'individu est réduit à la particularité et la liberté est réduite au maximum, c'est cela la particule. Un égoïsme grandiose comme celui de Stirner fait éclater toutes les frontières et rejoint un véritable universel. Il y a bien chez Marx le sacrifice de l'individu à la société, et sa réponse, vouloir « sacrifier la société existante », est un peu courte. Marx n'a jamais été non plus pour une égalité radicale, bien qu'il ait salué le salaire ouvrier pour tous de la Commune.

Marx a une vision d'organisateur de la société, donc sa critique de la liberté bourgeoise, la liberté du petit propriétaire, formelle, est en opposition à la liberté réelle qu'il conçoit comme un maximum de compatibilité avec des contraintes nécessaires.

Marx oublie que les contraintes nécessaires sont toujours discutables, qu'elles sont l'effet de décisions arbitraires. Et cet oubli relève de l'objectivisme qui, lui-même, relève plus ou moins d'un naturalisme.

L'individu et la singularité

Pourtant, Marx et Engels, dans le Manifeste communiste, énoncent que « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». Il y a bien ici une antériorité de l'individu : une société libre a pour condition nécessaire la liberté de chacun. Dans la société communiste l'individu ne sera plus astreint à une particularité. C'est le fameux « chasseur, pêcheur, berger, critique critique ».

Pour Bakounine, la liberté concerne d'abord l'individu, qu'il conçoit comme unité mais cette unité s'étend à l'infini, donc à tous les individus, et rejoint ainsi une véritable universalité. C'est en cette puissance d'universalisation, qui ne peut être limitée, circonscrite, que réside la singularité.

L'individu lié à la singularité n'existe qu'à cette condition, et les inégalités se brisent. Et, en retour, « la liberté de tous, loin d'être une limite à la mienne comme le prétendent les individualistes, en est au contraire la confirmation, la réalisation et l'extension à l'infini ».

L'individu et la singularité c'est le Sujet révolutionnaire tel que la raf le conçoit et tel qu'elle l'a affirmé en pratique :

« Nous concluons à partir de cela que le sujet révolutionnaire est tout un chacun qui se libère de ces contraintes et refuse sa participation aux crimes du système. Que chacun de ceux qui se refusent, qui ne marchent plus, chacun de ceux-là est le sujet révolutionnaire. »

Ainsi, la révolution, pas plus que le sujet révolutionnaire, n'est un processus cumulatif, petit à petit on devient plus fort, qui reste une logique étatique. Le sujet révolutionnaire n'a plus un rôle représentatif, il ne représente plus ni les masses, ni le peuple, ni la classe ouvrière. Ne sont sujets révolutionnaires que ceux qui luttent, ici et maintenant, de façon radicale, et être dans le camp des dominés, des exploités, devient une prescription éthique.

L'individu fonde sa cause sur rien et atteint la liberté pour combattre pour la libération. « On ne peut mener le combat pour la libération si on n'est pas libre dans une structure libre ; personne n'entre en clandestinité, ne rompt avec toute cette merde pour après la reproduire, pour recevoir des ordres ou en donner, la guérilla est antagonique à toutes structures hiérarchiques. » On peut mesurer, clans cette déclaration de Helmut Pohl, ce qui sépare radicalement la raf non seulement des mouvements de libération nationale — qui, eux, ont dès l'origine une finalité étatique, ce qui explique que les militants se sacrifient ou plutôt qu'ils sont sacrifiés pour la cause et que les populations peuvent être prises comme cibles, comme dans une guerre impérialiste —, mais aussi d'une organisation comme les br où le militant est souvent un exécutant, qui de plus dans le quotidien, pour être comme un poisson dans l'eau, doit être le reflet de l'opinion : c'est le syndicaliste br indiscernable du syndicaliste du pci Ce qui explique que les repentis sont d'autant plus appréciés par l'État qu'ils sont bien placés dans la hiérarchie de l'organisation.

La singularité du sujet révolutionnaire, la raf en donne une explication. Selon elle, c'est l'atomisation de la société industrielle qui fait que le sujet révolutionnaire, dans un premier temps, ne peut prendre consistance qu'avec des individus. En fait, je pense que cette explication reste dans un schéma marxiste, ou même historiciste42 ; et s'il y a singularité d'un sujet, celui-ci ne peut être qu'anhistorique, sinon on manque la singularité. La subjectivité, pour n'être pas du côté de l'objectivité, doit être soustraite à toute superficialité, à toute irrationalité, à toute substance, mais elle doit être consistante. La subjectivité n'est ni une représentation, ni un sentiment, ni une image, ni un relativisme anthropomorphique mais un point de radicalité. Mai 68 a été un moment révolutionnaire, et la lutte s'est portée contre toutes les particularités : de l'État, des institutions, des partis, y compris les partis gauchistes et les organisations anarchistes. Toutes ces particularités étant dissoutes, les individus sont devenus singuliers. Et c'est de cette incompréhension à saisir la singularité que viennent les faux débats pour savoir si 68 était une irruption de l'individu au sens de l'individualisme (Ferry) ou, au contraire, celui du collectif, de la solidarité (Castoriadis).

Évidemment, je n'identifie pas ces deux positions. Celle kanto-tocquevillienne de Ferry et celle plus conséquente et politique de Castoriadis. Mais dans les deux cas, l'individu a une position faible.

Pour l'individu, la seule identité, qui soit autre chose qu'un mirage, est une identité politique, mais politique au sens de non étatique, une politique singulière, ce qui ne présuppose ni un collectif, ni un isolement. Il faut préférer la solitude à la communication et cette solitude doit forcer la solidarité, car celle-ci n'est jamais spontanée, elle ne devient effective que par la lutte sans compromission.

Une identité politique est le seul point de repère qui puisse encore nous guider.

Individus singuliers, égalité absolue, liberté infinie

Il n'y a eu ni assez d'individu, ni assez de liberté, ni assez d'égalité. Il faut vouloir encore plus de liberté que Spartacus, plus d'égalité que Babeuf, et plus de singularité que Geronimo. Les États des démocraties parlementaires ne prennent en compte que la particularité et lorsqu'il n'y a pas d'enjeu, en temps ordinaire, c'est la tolérance qui n'est autre que la reconnaissance de la particularité qui ne s'applique pas à l'individu, mais à des individus génériques représentants de chacune des particularités. Le consensus est constitué de petits dissensus, c'est encore « l'espace public des décisions » d'Habermas.

Les États totalitaires, fascistes, théocratiques ne hiérarchisent pas les dangers, le moindre écart est une menace : un seul parti, une seule religion, une seule race. C'est la dictature de l'Un. En démocratie parlementaire le multiple n'est toléré que s'il se ramène à l'Un.

L'individu n'a d'existence institutionnelle que pour autant il appartient à un État. Peut-on voyager sans passeport, quand ce n'est pas notre propre État qui nous empêche de sortir43 ? Françoise d'Eaubonne disait, « nous sommes à l'époque de la Restauration ». C'en est fini des révolutions, des utopies insensées et même de la certitude de continuer à survivre. Quelle meilleure garantie que de nous mettre une parodie de royauté pour le plus grand profit des commerçants en tout genre.

Tout ce que nous avons combattu le plus résolument, tout ce contre quoi Mai 68 s'est élevé ressurgit.

Voici ce qu'on nous présente comme un idéal,un horizon indépassable : la société de consommation, avoir un travail, avoir une religion, être un petit propriétaire. Être au Smic devient un privilège, être citoyen et voter aussi. Les luttes radicales qui se sont appuyées sur des particularités, être Noirs, femmes, homosexuels, Indiens, ont été antagoniques à l'État, il s'agissait de vivre autrement, en communauté par opposition à la famille. La réaction se trouvait du côté de ceux qui soutenaient l'État et le statu quo. Ces luttes n'étaient en aucun cas des appels à la tolérance, elles ne réclamaient pas une société multiculturelle, mais elles étaient au contraire l'affirmation d'une différence irréductible et ainsi dépassaient-elles la particularité et par leur singularité touchaient-elles à l'universel. Même des groupes qui pouvaient se former, de locataires, de squatters, pouvaient être radicaux. Lorsque leur but était la subversion et non l'assignation à une particularité. Car alors ils deviennent des parodies de syndicats parents d'élèves, comité d'usagers qui ne sont là que pour réclamer de la répression, interdire les grèves. Et, à ce moment-là, ils ne sont plus capables d'obtenir des améliorations ; c'est l'égoïsme mal compris, l'individu fixé à sa petite particularité. On retrouve également la femme ministre, la femme flic, le Noir juge, l'Indien avocat. Dès que la lutte n'est comprise que dans le champ du droit, c'est quémander une autorisation de l'État qui la remet en cause dès qu'il le décide en nommant une commission d'experts en droit. Une société civile ne peut avoir d'existence qu'en fonction de luttes antagoniques à l'État, autrement c'est la société civile qui consiste pour des particuliers à gérer des secteurs dont l'État se désintéresse sans en avoir les moyens. C'est le chemin des Kinderläden en Allemagne aux crèches parentales françaises !

L'esprit est à la fascisation, au respect de la force brute, de l'argent, de la bêtise infatuée et arrogante ; même le faux universel, le public, n'est pas assez particulier. Le retour de l'individu est en fait le retour du privé, de la propriété, de l'héritage, de la famille, de l'apolitisme. Il faut tout remettre en cause. Ainsi, dans les prisons, ce qui est inadmissible ce n'est pas seulement les humiliations, les brimades, les repas, l'isolement, mais la prison elle-même. Ce qui n'empêche pas que toute réforme, toute amélioration est bonne à prendre, mais pour cela il ne faut pas compter sur les réformistes.

La radicalité consiste toujours à creuser une singularité et non à se diluer dans une fausse universalité inconsistante qui redonne une solide particularité. Et cela peut advenir partout, à tout moment. Même si cela est rare.

Si nous voulons absolument être juifs, soyons-le comme Spinoza qui a été exclu de la communauté juive, ou encore comme ceux du ghetto de Varsovie qui se révoltent en commençant par tuer la police juive des gestionnaires du ghetto.

Si nous voulons être catholiques, soyons-le comme Giordano Bruno qui cracha sur la croix avant d'être brûlé par l'Inquisition, ou comme Camillo Torres qui s'engage dans la guérilla.

Si nous voulons être protestants, soyons-le comme Thomas Müntzer et non comme Luther, Calvin, Thatcher, Reagan ou les Wasp.

Soyons Noirs comme les militants des Black Panthers, Indiens comme ceux de L'aim. Soyons philosophes comme Marx, mathématiciens comme Galois, Grothendieck, révolutionnaires comme Baader, Meinhof, Rouillan, Bakounine…

Aimons les animaux comme Louise Michel. Soyons surtout comme les colons voyaient les Indiens :

« Sans foi, sans lois, sans chef. »

Si nous voulons de l'en-commun, que ce ne soit pas de la propriété, mais du désir, de l'intelligence, de la lutte, de la non-possession.

Les droits de l'homme sont trop courts pour faire une politique, ou même pour faire une éthique, même en y ajoutant les revendications de nouvelles citoyennetés, en insistant sur le fait que les droits de l'homme sont indissociables et en réciprocité avec des droits sociaux (comme dans la constitution de 1993). C'est le repli sur des positions minimalistes dans le meilleur des cas et dans le pire une nouvelle tentative pour gérer le social qui, en dernière instance, revient à faire la distinction entre les bons et les mauvais immigrés, les clandestins et les autres, les réfugiés politiques non violents et les autres et par conséquent d'être pour une fermeture de frontières. Les droits de l'homme ont permis de massacrer tout ce qui n'était pas homme, c'est-à-dire les animaux, ou tout ce qui ne l'était pas encore ou pas complètement, c'est-à-dire les Indiens des deux Amériques.

Les pires archaïsmes sont affirmés et salués comme des nouveautés. Ainsi Rawls veut organiser les « inégalités inévitables » et les « inégalités légitimes », celles qui « permettent un meilleur bien-être collectif », ce qui se traduit de façon plus prosaïque pour les gestionnaires du capitalo-parlementarisme par : il faut favoriser les riches pour que les pauvres aillent mieux. Et les seuls conflits sont des conflits juridiques.

Communisme est peut-être un mauvais nom, socialisme à coup sûr en est un, anarchie fait toujours peur et révolution aussi, ce qui est une raison suffisante pour les garder. L'utopie doit impliquer l'individu quelconque, générique, dans le sens de Sartre : « Tout un homme fait de tous les hommes et qui les vaut tous et qui vaut n'importe qui. »44

Il faut comprendre le tout autre à la fois comme un monde totalement autre en se gardant d'y mettre une idée de transcendance, car on tomberait vite dans un certain mysticisme, un au-delà de l'être, ou un au-delà de l'altérité, et comme le n'importe quel autre, l'altérité quelconque qui exclut toute position élitiste. Une solution consiste à concevoir non seulement un monde de singularités, mais aussi des singularités qui deviennent monde. C'est l'universalisation de la singularité au-delà de toute particularité. Le tout autre annonce une utopie ouverte sans frontières qui accueille le totalement autre, l'étranger, l'étrange, celui qui vient d'ailleurs car c'est aussi avec ceux qui viennent d'ailleurs qu'il faut faire de la politique en s'efforçant d'aller ailleurs, c'est-à-dire de produire ici et maintenant d'autres espaces pour échapper à la particularité. Soyons pour la désintégration des États, des nations, c'est-à-dire essentiellement des appareils militaires et policiers car la tendance de tous les États est de se concentrer sur leur appareil militaire, l'État mondial étant l'appareil militaire américain. Favorisons les passages, abritons les clandestins, revendiquons la non-citoyenneté. Avec la non-domination comme ligne directrice, posons et imposons l'égalité absolue, toute spécification de l'égalité en est une restriction, c'est-à-dire une égalité particulière. Ainsi, l'égalité en droit s'oppose à l'égalité réelle, l'égalité par nature à l'égalité de fait.

L'égalité doit être réelle, imaginaire, symbolique et, dans la pratique, traquons, partout, et à tout instant, les inégalités, les privilèges. L'individu n'est pas restreint à l'homme car celui-ci est trop humain, trop particulier, trop petit, c'est-à-dire trop inhumain.

Non-domination : individus singuliers, égalité absolue, liberté infinie. Ou encore individus uniques, égalité absolue, liberté singulière.

 

Paris, mai 1993

 

Notes

1 – « L'état (Stand) de choses actuelles, c'est-à-dire l'État (Staat), doit être supprimé » (Stirner).

2 – C'est pourquoi le milieu, les truands ont non seulement une organisation étatique, mais sont liés au pouvoir de l'État.

3 – La biologie a toujours été un bon prétendant pour donner de la substance à l'individu et elle a été utilisée pour en donner à la société.

4 – Un chef d'État, un dirigeant d'une multinationale, un général, comme chacun sait, ne sont pas n'importe qui.

5 – Une particule peut créer un champ !

6 – C'est en mathématique qu'un degré de complexité extrême a été atteint, notamment avec Grothendieck qui a mis une topologie sur un espace de foncteurs. Les foncteurs sont des transformateurs de structures.

7 – Dans les deux seules sciences existantes, en mathématique et en physique, ce qui limite le vrai n'est pas le faux mais l'insignifiance. La difficulté en mathématique n'est pas de trouver des énoncés vrais mais des théorèmes importants, c'est la différence entre du vrai et la vérité.

8 – De Gaulle qui, pendant la guerre, concevait la nation et pour cause, fondée sut un projet commun, a su faire l'entente sacrée des pétainistes aux communistes : « Voici mille ans, la France… » (discours de Bayeux).

9 – Interdiction de divorcer pour protéger la famille patriarcale.

10 – L'unicité du chef — führer, duce, caudillo — tient lieu de nom.

11 – Kant disait que la guerre ne décide pas quel droit est juste, « car les deux partis ont un bon droit, mais quel droit cédera devant l'autre ». Évidemment, il parlait de guerres entre États respectables comme tels et non de révolutionnaires en guerre contre leur État. Pour Kant, la révolution n'est légitime qu'après coup, quand elle est au pouvoir.

12 – En mathématiques l'appartenance AÎB, excepté pour les ordinaux, n'est pas transitive, à la différence de l'inclusion AÌB qui est une relation d'ordre.

13 – Le ressort de la démonstration d'Aristote est celui-ci : à chaque communauté il fait correspondre un certain bien, et de la relation d'ordre d'inclusion entre les communautés il déduit une relation par transfert de structures, d'ordre sur l'ensemble des biens. Ainsi le souverain bien correspondant à la cité est-il déduit.

14 – Même si, pour Hegel, l'origine et la fin sont confondues, et que la finalité de la société civile est l'État et que celui-ci a plus de valeur que celle-là.

15 – Erreur que Platon rattrapera avec les Lois, où Socrate aurait été condamné à mort pour impiété, alors qu'on se souvient que la république de Platon devait être organisée de façon telle que le meilleur des citoyens, Socrate, y occupe la place due à sa dignité.

16 – Les chefs d'État sont de plus en plus le laquais d'un autre chef d'État.

17 – Comme disait Einstein, pourquoi avoir donné un cerveau à de tels hommes alors qu'une moelle épinière leur suffirait.

18 – La pédagogie par objectif a été introduite dans l'armée américaine, avant d'être l'horizon indépassable des inspecteurs pédagogiques régionaux de l'Éducation Nationale.

19 – Toutefois, dans de nombreux films, comme les Douze Salopards, on prend des assassins et on en fait des soldats d'élite. Expérience pratiquée de plus en plus par l'armée américaine.

20 – Ils sont comme le policier du film Robocop, 50% homme, 50% machine, 100% flic.

21 – Car elle a toujours été au pouvoir.

22 – On a assisté au même processus en 1986.

23 – L'humiliation est un des moyens de formation des militaires.

24 – Ce que les dirigeants syndicaux ne semblent pas avoir compris : ainsi un dirigeant cgt s'étonnant que la direction licencie alors qu'elle a fait des milliards de bénéfices. La réponse de la direction est imparable : on licencie et on espère faire le double de bénéfices.

25 – Quand un chef de la Mafia tombe, c'est le plus souvent parce qu'un autre chef de la Mafia, plus puissant, le fait tomber. Pratique que les hommes d'État occidentaux s'efforcent de ne pas utiliser, autrement il n'y a plus de raison d'État, et l'État de droit se confondrait avec n'importe quelle dictature.

26 – C'est le principe des courses comme le Paris-Dakar où les personnes de l'assistance sont plus nombreuses que les pilotes.

27 – Deux modalités, les coups d'État ou ce qui se passe en Yougoslavie : la constitution des différents États en plusieurs appareils militaires.

28 – Le seul courage que puisse avoir un militaire est celui de déserter. Et les camps ennemis trouvent un consensus pour punir les déserteurs, car pour eux ils sont les seuls criminels de guerre : ce sont des ennemis de la guerre (cf. la Yougoslavie).

29 – Ce qui est différent de vouloir faire, agir, avant de savoir quoi faire. Ce qui se rapproche de la prescription éthique.

30 – Bien sûr, à toute époque, il y a des individus anormaux, et déjà certains luttaient et dénonçaient la torture, l'esclavage.

31 – Disons, pour aller plus vite, que la technique est liée au pragmatisme et la théorie, quand elle existe, ne lui est pas nécessaire, mais elle lui est subordonnée. Il a existé des techniques sans sciences, et une science a pour fonction essentielle d'expliquer, de prédire si la prédiction est une conséquence de la théorie.

32 – Il y a une tendance à récompenser les physiciens techniciens (voir les derniers prix Nobel de physique), alors qu'à un physicien théoricien on donne des médailles Field, le prix Nobel des mathématiciens.

33 – Il faut voir l'étonnement des cadres qui appartiennent corps et âme à leur entreprise — ce que d'anciens marxistes appellent le mode de production japonais —, quand on leur dit qu'ils ne servent plus à rien.

34 – Se syndiquer ne suffit pas !

35 – Les gouvernements ont toujours été attentifs à la réaction des paysans comme étant une indication, un échantillon reflet de ce que pense la majorité.

36 – Il est vrai que déjà en 68 les commissions mises en place croyaient au contenu qu'elles proposaient.

37 – Il se trouve que les « réformistes » n'ont jamais été capables de faire des réformes.

38 – Je ne dis pas qu'il y avait nécessité pour que la victoire du marxisme se manifeste par l'État.

39 – Duplicité chez Kant : on peut avoir des domestiques à condition de ne pas seulement les traiter comme moyens. Ou encore, pour Kant, c'est un crime d'avoir exécuté Louis xvi alors que le citoyen Capet méritait d'être exécuté.

40 – L'école républicaine était surtout destinée à rendre les classes dangereuses plus dociles, et a elle toujours bien assuré son rôle de reproduction des classes sociales, que le niveau monte ou baisse ou qu'il n'existe plus. Elle n'a soutenu la laïcité que très faiblement. Entre l'ordre et la laïcité, elle a toujours choisi l'ordre.

41 – Pour eux, l'État est tout puissant, il décide de tout, il est le sujet universel de l'Histoire ; les révoltes, les luttes sont manipulées par l'État (voir à ce propos les inepties de Sanguinetti sur les Brigades rouges). Tout cela, comme il se doit, allié avec un certain économisme : la seule subversion possible serait de subvertir la marchandise. On reste dans le fétichisme de la marchandise.

42 – Cela n'infirme pas qu'il a existé des techniques et des technologies d'individualisation relatives à la société capitaliste occidentale.

43 – Les Indiens d'Amérique du Nord qui refusaient le passeport des usa (qui ne se sont jamais reconnus dans une structure génétique) étaient contraints de quitter leur territoire clandestinement.

44 – Alors que dans l'Idiot de la famille, quand Sartre dit : « Un homme n'est jamais un individu, il vaudrait mieux l'appeler un universel singulier totalisé et par lui-même universalisé par son époque, il la retotalise en se reproduisant en elle comme singularité », il faut comprendre que cette citation s'applique plus au projet de connaissance d'une époque qu'à la singularité de l'individu.