Temps critiques #5

Communauté et communautés de références

, par Charles Sfar, Jacques Wajnsztejn

Individu-Société-Communauté : trois éléments indissociables

Dans l'article L'individu démocratique ou le miroir tragique du salariat, paru dans le numéro 2 de la revue, nous avions abordé la nature des rapports actuels entre individu et société. L'individu moderne, « l'individu démocratique », se perçoit en dehors de sa socialité. Il se voit d'abord exister comme pré-social, comme personne. Sa socialité ne lui serait donnée qu'après coup par l'intermédiaire de son intégration à une société vue comme le lieu d'organisation des rapports entre les individus. La société est alors ce qui les socialise, les intègre. Cette vision est à la racine de l'individualisme moderne, à la source de « la Cité des ego ». Elle s'op-pose à la vision traditionnelle d'une socialité humaine existant d'emblée dans la communauté (« primitive », tribale, villageoise) et pour qui la société représente un extérieur abstrait.

L'individu démocratique est présenté et se présente comme modèle, comme universel ; ce modèle est fragile car il est constitué d'une addition de particularités dont la cohérence reste aléatoire. Ses particularités ne lui contèrent d'autre part qu'une autonomie relative par rapport à la société car elles renvoient à des situations et à des statuts ou rôles qui sont inscrits dans les institutions ou l'imaginaire de la société.

En ce sens la particularisation, dans la société moderne, ne doit pas être comprise comme le mouvement qui rend les individus singuliers, c'est-à-dire à nul autre pareil, mais comme le mouvement qui les fait exister comme partie séparée du tout.

On peut même dire que la constitution de la société repose sur des éléments abstraits qui dépersonnalisent les individus. De là découle l'idéologie des droits, des contrats, de la justice. Les individus particularisés, isolés sont tous semblables en tant qu'individus1 et égaux face à la société.

Ils sont bien des individus sociaux mais leur socialité est indirecte contrairement à celle des membres des anciennes communautés, pour qui les rapports entre les membres sont immédiatement la communauté2.

Ces individus particularisés ne sont toutefois pas dégagés de tout rapport à la communauté ou plus précisément de rapport à plusieurs « communautés de référence » qui jouent vis-à-vis d'eux le rôle d'un fond accompagnateur ou réactif qui intervient dans le développement des personnalités.

Du point de vue historique, il est net que le rapport de l'individu à la communauté surgit en tant que tension vers la communauté dans des phases de crise économique et sociale profonde. La transcription politique de cette tension n'est pas univoque. Elle a généralement revêtu un aspect réactionnaire et s'exprime dans les théories de l'exclusion sociale ou ethnique, les slogans unificateurs sur la Nation, les intégrismes religieux, la fascination pour les paroles du démagogue. La réalité historique laisse apparaître des temps pendant lesquels la vie sociale est dominée par des idéologies de ce type. Cette forte tension vers la communauté peut donner aux individus l'illusion qu'ils peuvent ainsi mieux supporter le malheur social et la barbarie, voire les justifier. Mais cette tension a pu aussi être révolutionnaire, même si c'est plus rarement, quand, portée par un mouvement social, elle a posé l'idée et les bases d'une communauté humaine qui ne soit pas la disparition des rapports sociaux de la société. Cette disparition n'eut été qu'un retour à l'ordre bio-symbolique et affectif des sociétés « primitives ». Cette tension révolutionnaire prônait au contraire la subordination des données économiques, politiques et juridiques à une communauté qui engloberait tout le social dans sa richesse potentielle, une fois radicalement transformés ces caractères économiques et politiques.

Dans les périodes moins tendues, la poussée vers la communauté est moins forte et les rapports entre l'individu et le social s'organisent sous des formes qui présupposent la séparation individu-société (distinction entre État et Société civile, mise en place de la démocratie représentative, contrat social). L'individu intériorise alors la notion de contrat social dans le même temps qu'il perçoit son individualisation comme une liberté privée qui, par contre, ne lui permet plus de saisir le social que comme l'organisation et la sommation de toutes les libertés privées. Organisation complexe qui nécessite une institutionnalisation spécialisée dans l'État. L'individu délègue alors volontairement sa liberté publique auprès de représentants professionnels. L'analyse sociologique s'est faite spécialiste de cette idée que les sociétés modernes sont de plus en plus complexes ; toutefois, cette analyse et le discours démocratique qui lui correspond au niveau politique, sont bien en peine d'expliquer le succès populaire des modèles simplificateurs qui surgissent justement dans les périodes troublées.

Il y a donc une réelle dialectique de la complexification-simplification qui anime le mouvement historique. Elle mérite d'être prise au sérieux. Le discours idéologique de la démocratie insiste fortement sur la complexification réelle due à l'évolution technique et sur les difficultés d'adaptation qui en découlent pour les individus. Cette complexité devient de plus en plus hermétique à la conscience de l'individu et, en même temps, le soumet. Il ne lui reste plus alors qu'à s'exalter au jour le jour pour une modernité qui le flatte, qui est la preuve de sa puissance sociale, mais lui fait peur par son extériorité et son aspect incontrôlable. Individuellement, il ne la produit pas, il la consomme. Mais l'évolution technique simplifie par ailleurs les conditions sociales de l'existence et résoud donc dans les faits une partie de ses propres problèmes. La complexification comme fin en soi, justification du consensus et de l'immobilisme, laisse transparaître une simplification positive.

C'est de cette simplification positive que surgit l'utopie d'une intégra-tion de la complexification sociale et technique à une nouvelle forme de communauté humaine, élargie et capable de garder, de la société, toute sa richesse. Les mouvements sociaux qui ont exprimé ce processus en conservant, parce qu'ils les comprenaient dans leur unité, les deux pôles de cette contradiction, ont été définis, dans l'histoire, comme révolutionnaires.

À l'inverse, la simplification négative qui tente d'occulter la réalité de la complexité sociale et technique a recours à la « solution » de la réactivation d'une communauté ancienne (nationale ou religieuse la plupart du temps) présentée comme seul point fixe, seul repère dans une société qui connait un bouleversement continuel. Cette réactivation ne peut que nier un pôle de la contradiction, la complexité et la simplification volontariste qui s'en suivent ne peut que s'effectuer à l'intérieur d'une logique de l'État autoritaire.

Communauté et Société : périodisation

À l'origine, on trouve les communautés « primitives » ou « naturelles ». Elles n'existent pas de façon distincte de leurs membres. Elles en manifestent l'unité sans donner naissance à une unité supérieure séparée, et cela, même s'il peut exister, en leur sein, des chefs, des conseils d'anciens etc. Le Pouvoir, l'État n'existent pas. Si les membres sont hiérarchisés, c'est plus à partir de déterminations naturelles et singulières3 que sociales. Les inégalités de statut ne sont donc pas vécues comme telles, d'autant que ces statuts sont fluctuants (par exemple en fonction de l'âge). Elles font seulement l'objet de conflits individuels.

Contrairement à ce qui a souvent été dit, l'individu existe déjà dans ces communautés car l'individu est un donné de l'humain et l'erreur communément commise provient du fait que ce donné n'est pas une essence, mais constitue le point de départ de toute saisie intellectuelle ou affective des processus d'interaction entre l'homme et la nature4. Or si l'individualisation communautaire semble inexistante, c'est que l'auto-nomie pratique de l'individu y est encore très faible, limitée par la participation nécessaire de tous à la vie dans la nature. Le social s'exprime dans des règles et des structures symboliques auxquelles les membres de la communauté se conforment spontanément comme aux lois de la nature. L'institutionnalisation du social ne se fait encore que peu sentir5.

L'extension des échanges, le développement de surplus jusqu'à là inconnus ou « gaspillés », l'appropriation privée de ces surplus, la domination par le travail forcé, ont été successivement ou conjointement proposés comme explication à la dissolution de ces communautés, dissolution qui marquerait le début des « sociétés historiques ».

Les sociétés qui se développent ainsi, le font contre les communautés antérieures en dissolution, en tant qu'elles sont des unités organiques dont il faut détruire les fondements, mais sans empêcher la persistance, en leur sein, de communautés partielles : communautés claniques, familiales, villageoises. Dans ces communautés partielles, il y a encore identité entre les membres et l'unité représentée par la communauté mais, premièrement, l'autorité qui n'est pas encore source de pouvoir au sens moderne du terme, s'institutionnalise comme ciment et représentation de l'unité, comme principe et pratique de l'unité de la communauté en la personne du chef de clan, de tribu, du chef de village, du patriarche ; et deuxièmement, ces communautés sont devenues des organes intermédiaires d'une unité supérieure et séparée : la société. Cette société ne prend pas encore la forme moderne car elle repose finalement sur une sorte de pyramide de communautés partielles et l'autorité y reste très traditionnelle (réunion des chefs de guerre, des chefs de famille, des chefs de clans). Soumission à cette autorité, attachement à la référence et aux règles communautaires, persistent à l'intérieur d'une société de transition qui organisent les communautés qui la constituent6. Cela ouvrira la voie, en Occident, au monde féodal, avec une société fondée sur des communautés socio-politiques à base clanique et tribale, ce qui explique un développement précoce et puissant de l'individualisation, dans les limites des relations de vassalité et de servage qui constituent ses rapports sociaux. Dans l'aire slave par contre, la société féodale était plus fondée sur des communautés liées à la terre et à la famille. Ces caractéristiques différentes ont pu retarder, puis bloquer l'individu-alisation, ce qui expliquerait la pérennité de la communauté paysanne dans ces régions (le mir russe par exemple) et la méfiance russe actuelle contre le développement imposé de « l'économie de marché ».

On peut dater l'avènement de la société moderne à la période qui s'étend du xvie au xviiie (si on néglige la rupture déjà provoquée par la cité grecque). Cette société moderne n'est plus essentiellement basée sur la soumission à l'autorité et à des règles immuables, mais sur l'adhésion. Cette adhésion prend la forme concrète du contrat. Ce contrat a comme modèle l'association libre des propriétaires et les non-pro-priétaires en sont exclus. Ce modèle qui déterminera les formes politiques de l'État moderne (monarchie libérale et parlementaire, république), s'imposera aussi dans tous les domaines de la vie sociale et par exemple dans le contrat de travail salarié, forme particulière de l'échange entre deux personnes réputées libres, masquant ainsi l'iné-galité fondamentale à la base de ce contrat.

Le contrat et l'échange, le marché, sont les éléments fondamentaux de cette société moderne car ils représentent les moyens et les lieux par lesquels se réalise l'unité entre les individus isolés et la société. Ils sont les médiations qui permettent aux individus séparés d'agir pour eux, pour leurs propres intérêts, tout en ayant l'impression d'agir pour toute la société. Cette hypothèse est à la base de la philosophie anglaise du xviiie, à la base de la réflexion d'Adam Smith dans son livre sur l'origine de la richesse des nations.

La « société du contrat » mêle étroitement contrat individuel et contrat social. Contrat individuel entre deux personnes, sur la base de la liberté de contracter et de l'égalité des contractants, dont le but est d'obtenir un avantage mutuel ; mais ce contrat individuel s'inscrit en même temps dans le cadre plus large d'un contrat social général qui régit les différents types de contrats particuliers. Dans la mesure où ce contrat social est symbolisé par l'État, c'est ce dernier qui est chargé de vérifier la conformité des divers contrats privés au modèle général. En tant que cet État est supposé arbitrer les éventuels conflits à l'intérieur de la société, il représente toujours un compromis entre des intérêts qui peuvent être divergents et cela même si, dans la conscience de la classe dominante de l'époque, la bourgeoisie, ce compromis n'apparaît pas comme tel mais plutôt comme la représentation du bien commun. Mais cela, c'est une autre histoire...

La forme politique dominante, durable, de cette société contractuelle, c'est la démocratie représentative. La généralité sociale doit être représentée par des abstractions : l'État, la Nation7. La société apparaît comme une juxtaposition de niveaux de pouvoirs, du plus concret au plus abstrait, du plus particulier au plus général, comme un entrelacement de médiations. La société est à la fois étrangère et partout présente même si elle peut faire l'objet de polémiques : ainsi, il existe des opinions et il y a des discussions sur le meilleur ou le moins mauvais type de société. Il y avait, il y a encore peu de temps, des supputations sur le type idéal de société. Par opposition, ce type de discussion ne peut concerner la communauté : il ne peut y avoir de « mauvaise » communauté.

Cette société contractuelle a trouvé son plein développement dans la société capitaliste, non pas que celle-ci soit la forme appropriée au développement des contrats (c'est plus le fait de l'économie de marché du xvie au xviiie), mais parce que la société capitaliste a la force et la capacité de s'organiser en système qui médiatise tous les rapports sociaux et qu'elle est aussi le plus fort agent de dissolution des communautés anciennes qu'on puisse trouver8. En effet, contrairement aux autres sociétés qui l'ont précédé, elle ne peut tolérer les modes de vie et de production antérieurs car elle ne connait que des processus dynamiques et sa reproduction se doit d'être toujours plus élargie. C'est en toute bonne foi, d'ailleurs, que s'effectue cette liquidation de communautés, pour l'occasion dénommées archaïques, puisque cette liquidation est vue comme condition du Progrès. Or le maintien de communautés fortes est considéré comme un obstacle à la nécessaire acquisition des valeurs et de la mentalité capitaliste. Il est à noter que ce mythe du Progrès et la compréhension de la succession des modes de production (esclavagisme, féodalisme, capitalisme) comme participant d'une logique historique progressiste, a été partagé aussi bien par la bourgeoisie que par la classe ouvrière. De concert, elles ont réalisé ou ratifié le mouvement que l'on vient de décrire.

Cette situation change à partir du moment où l'abstraction du système devient telle qu'il sépare, d'un côté, une société caractérisée par la complexité technique et l'opacité bureaucratique, de l'autre un individu démocratique qui semble coupé de tout lien social. Le système capitaliste tend alors à supprimer les médiations, les relais qui permettaient l'épanouissement de la multitude de micro-contrats qui lui servaient jusqu'à là de charpente. C'est parce qu'il y a déclin, réel ou ressenti comme tel, de ces liens que les individus modernes ne semblent justement plus liés que par un consensus mou qui les amène à se rattacher directement à l'État.

Toutefois, le système capitaliste ne peut se reproduire dans la pure abstraction et il est obligé de réinjecter sans cesse du social, même si ce n'est que du social de pacotille9. Il s'agit donc pour la société, par l'intermédiaire de l'État, des médias, des grandes entreprises, des associations, d'injecter du social dans le cadre d'actions qui pourront venir contredire ou de contrecarrer ce à quoi elle semble aboutir par ailleurs, c'est-à-dire à une séparation de plus en plus grande entre sphère privée et sphère publique, au repli des individus sur eux-mêmes... Il s'agit aussi d'impulser des formes de conscience sociale et de pratique collective qui sont supposées manquer. C'est ainsi que par une inversion bien significative, les porte-parole de la société démocratique parleront de « déficit de la démocratie »... non pas tant de la part de la société mais de la part des individus ! Malgré leur isolement et leur repli il faut les convaincre qu'ils sont néanmoins « partie prenante » d'un Tout qui a pour nom Société. Cette « partie prenante » est caractéristique du fonctionnement de la société moderne et du type de liens sociaux qu'elle développe ; il s'oppose à « commun à tous » qui pourrait servir de devise aux liens communautaires. La forme ancienne du Politique et de l'État avait atteint son apogée dans l'association des classes, réalisée suivant les pays par les social-démocraties, les fascismes, les communismes ; aujourd'hui, dans le repli de l'individu sur la sphère privée s'opère une rupture entre ce qui est vrai dans la société et ce qui est vrai pour l'individu. La crise de la politique et de la citoyenneté, forme active des rapports qu'entretiennent les individus avec le Pouvoir, en est la manifestation la plus visible. À l'époque d'un État qui a rompu pratiquement tous les liens politiques avec le monde vécu des gens, le citoyen n'est plus qu'un mot. Le compromis entre individualité et socialité qui s'exprimait encore dans les anciennes formes (contractuelles, urbaines) a laissé place au vide ; d'un côté, une individualité qui tourne en rond, de l'autre une socialité objectivée qui prend souvent la forme de la contrainte administrative (l'État en tant qu'appareil, machine, est présent partout) et de la nécessité économique (« l'Ordre mondial »). C'est pour combler ce vide, sans doute, que retentissent partout des discours sur la nécessité d'une « nouvelle citoyenneté », sur la nécessaire formation des citoyens, etc. Plus l'État « totalise » la société, plus il la méconnaît et la fait disparaître comme « Société civile », mais là encore il cherche, par compensation, à se ressourcer en faisant appel à des membres de cette société civile exsangue, afin qu'ils participent à une humanisation du Politique.

Société moderne et communautés de référence

Il n'y a pas d'individu, au sens actuel du terme, sans rupture avec la ou les communautés d'origine. Mais il faut quand même une reconnaissance d'appartenance, une communauté de référence qui soit la base sur laquelle puisse s'effectuer cette rupture. Comme on le verra plus loin, il ne peut y avoir de rupture à partir de rien ou à partir de la simple volonté, ce qui revient au même. Dans cette nécessaire rupture, il y a à la fois identification à une communauté de référence et contradictoirement déni d'influence de cette référence sur la formation de l'individualité. Il n'y a d'ailleurs plus de communauté de référence unique mais des communautés multiples qui correspondent aux différents niveaux de construction, aux différentes facettes de la personnalité10.

La critique, dans cette mesure, c'est le risque pris par l'individu, dans la remise en question de tous ses soubassements communautaires qui déterminent son existence. Marx, par exemple, s'est construit par rapport et contre ses religions d'origine, par rapport et contre sa classe d'origine. Malgré les apparences il n'a pas été un intellectuel « sans attaches » qui aurait choisi de rejoindre le camp du prolétariat (la même analyse pourrait concerner aussi Nietzsche).

Dans la société moderne, les communautés de référence sont toutes affirmées les unes contre les autres ou les unes à la suite des autres et dans leur élasticité même, elles peuvent apparaître comme dérisoires (hooliganisme des stades, communauté scolaire, des « jeunes », opinion publique), contingentes, interchangeables, alors qu'auparavant il n'y avait vraiment référence qu'à une seule communauté, ressentie comme la Communauté. On retrouve aujourd'hui, dans la personne du « réactionnaire » (au sens littéral et pas forcément politique du terme), cette référence à une communauté unique, ou du moins, la référence à une communauté qui engloberait toutes les autres et serait la « Communauté vraie »11. C'est cette action de la volonté qui doit produire mythi-quement ce qui a irrémédiablement disparu ou ce qui est en train de disparaître.

À l'inverse, ce sont ses multiples références qui ont fait la richesse de la communauté ouvrière et de la théorie prolétarienne : références à la notion de classes, à certaines valeurs paysannes dont elle était issue, aux valeurs individuelles de la Révolution française, aux valeurs bourgeoises de la ville, à une communauté humaine universelle, aux valeurs scientifiques et au Progrès. Ces références n'étaient pas volontaristes ; elles ne constituaient pas le contenu à donner à ce qui n'aurait été qu'une diversité de principe, mais elles exprimaient une richesse interactive à l'op-posé des références actuelles aux droits de l'homme, symbole d'une unité abstraite de l'Homme, qu'il s'agit de concrétiser sur le terrain grâce aux lois de la République et aux publicités de Benetton ! Mais non, les « arabes », les « bretons », les « corses », ne sont pas identiques, ne constituent pas une humanité abstraite. Celui qui est appelé « arabe » ou autre se différenciera toujours de tel ou tel autre « arabe », car il se verra toujours, aussi, irréductible à cette seule identification (par les autres), à cette seule identité (de soi). Cette identité, l'individu ne peut s'en débarrasser d'un coup de baguette magique, non parce qu'il s'y identifierait forcément mais parce que de toute façon des individus, d'une manière ou d'une autre (par le racisme ou la xénophobie mais aussi par l'intérêt ou la curiosité), lui renvoient cette origine.

Le cas des immigrés maghrébins illustre bien notre propos, dans son développement, dans le passage d'une génération à une autre. Les premières générations étaient encore toutes imprégnées des valeurs de la communauté villageoise et elles devaient les adapter à la fois à leur nouvelle réalité prolétarienne et à leur nouvel environnement urbain. D'une certaine façon, les individus étaient obligés de créer de nouveaux rapports sociaux et ils ont su reconstituer une vie collective (places, cafés) qui continuait la tradition populaire, dans un cadre transformé.

Au lieu de cela, les nouvelles générations sont immédiatement modernes et vivent la décomposition du monde ouvrier avant même d'avoir pu, pour beaucoup, s'intégrer à ce monde ou le prendre pour appui. De même, elles n'ont souvent de la ville qu'une image partielle ; elles ne l'habitent pas, pour la plupart (banlieues), elles ne la parcourent pas et se contentent d'en squatter certains lieux (piétonniers), certains espaces (centres commerciaux), qui à l'origine, ne leur étaient pas destinés, bien au contraire. Il leur est donc difficile, dans ces conditions, de se rattacher à des communautés de référence habituelles, connues. Le « modèle » de l'intégration « à la française » entre en crise et perd son sens. Il était en effet fondé sur la prédominance de la relation au travail ouvrier dans un milieu urbain et dans le cadre social et politique d'un État-nation capable d'affirmer les valeurs républicaines.

Quelles références peuvent alors nourrir des désirs communautaires ? La première est la référence à une communauté arabo-islamique et elle se situe, pour les jeunes, sur les mêmes bases « réactionnaires » dont nous avons parlé précédemment à propos des rattachements volontaristes à une communauté d'origine perçue comme la seule communauté12. La seconde serait une référence à une sorte de communauté des exclus. On peut toutefois souligner ce qu'aurait de précaire un rattachement qui ne reposerait pratiquement que sur la négativité de cette exclusion, et la difficulté qu'il aurait à se matérialiser. La référence existe, au moins de façon implicite, mais pas encore le mouvement qui pourrait lui donner corps. D'où l'existence actuelle de bandes, forme éclatée d'une communauté qui n'est pas unifiée autrement que par la dureté de ses conditions d'existence. Il existe bien une certaine solidarité communautaire, contre la police par exemple, mais si la violence de la situation s'exprime parfois dans des révoltes, la plupart du temps elle reste interne à la communauté et se retourne contre ses membres : autodégradation des conditions d'existence, délinquance et criminalité internes.

Certes, contrairement à l'unicité de la communauté de l'époque féodale, l'appartenance à un grand nombre de groupes sociaux est possible à l'époque moderne13. Mais il ne faut pas confondre communauté de référence et simple groupe de référence. Le « groupisme », analysé dans de nombreux ouvrages sociologiques anglo-saxons et par Maffesoli14 est en effet dénué de tout aspect critique, ce qui fait d'ailleurs, pour lui, sa fierté et sa modernité. Le groupisme est par nature affirmatif. Toutes ces formes peuvent être considérées comme équivalentes (groupes psy., groupes Zen, bandes diverses, sectes, tagueurs, bizuths), dans la mesure où elles sont positivées à la fois par leurs membres et par leurs analystes. Leur nombre élevé serait le signe que la socialité se porte bien malgré l'individualisme ambiant. Cette socialité serait irréductible à tout contrôle, à toute tentative d'institutionnalisation. C'est l'apologie de la socialité contre le social, contre la société constituée. Elle se réfère à la communauté, définit par une simple pulsion à être ensemble et elle serait animée par une logique de la passion qui s'oppose à la logique politico-économique dominante. Mais Maffesoli insiste sur la volonté d'une émotionnalité commune ; pour lui, l'« être ensemble » est purement subjectif, cette émotionnalité ne s'objective pas, même en en faisant une sorte de seconde nature. En fait, ce qu'il ne saisir pas, c'est que toute sa conception est indissociable d'une société qui a atteint un point extrême de l'individualisation et que la logique des « tribus » est incluse et non pas opposée à la société démocratique. Dans ces conditions, parler de communauté pour des groupes qui se réduisent souvent à des agrégations ponctuelles d'individus, apparaît comme forcé, sauf à opérer une distinction entre ces groupes, une hiérarchisation en fonction de leur éventuelle consistance. Le « groupisme » ne prend de l'importance, qu'à partir du moment où l'individualisation est suffisamment approfondie. C'est la crise de la reproduction sociale de ces individus isolés, qui les amènent, eux-mêmes, à reconstituer des liens sociaux propres, sans passer par les anciennes médiations elles-mêmes en crise ; sans passer par des formes implicites ou explicites de contrat. Si on prend l'exemple des « bandes », il y a bien une certaine fatalité de l'adhésion, une objectivité qui donne l'impression qu'elle ne correspond pas à un choix réel ; mais ce qui dans un premier temps est subi, est presque dans le même mouvement intériorisé comme mode de vie, forme d'expression propre, etc. Le phénomène des bandes n'est pas nouveau en soi, ce qui l'est, c'est la volonté de se suffire à elles-mêmes alors que les anciennes bandes étaient plus intégrées aux autres structures sociales qui existaient encore de façon dynamique jusqu'au milieu du siècle (lien avec le quartier, avec les classes sociales)15.

L'« associationnisme » est un peu le pendant légal et reconnu du groupisme. L'association (style loi de 1901), c'est le groupe constitué immédiatement sur les bases juridico-sociales de la société. Son déclin en tant que mouvement signale son déphasage par rapport à la situation actuelle. Il est victime de ce même phénomène que connaissent les syndicats et autres organisations traditionnelles de la société civile. Il existe encore, il se développe même parfois, mais en tant que structure vide (un président, un secrétaire, un trésorier, un peu d'argent... et des adhérents à rechercher).

Sur les conséquences fâcheuses du retour de la communauté nationale comme forme totalitaire d'englobement de la diversité des références communautaires

Le racisme est souvent la conséquence d'une individualisation subie, mal assumée ensuite refusée car source d'insatisfaction et de frustration. Cette individualisation est dans ce cas vécue comme essentiellement négative (perte des valeurs de classe, lien social qui se délite, isolement et insécurité sociale). Pour tenter d'échapper à ce qui apparaît comme une perte irremplaçable, ou une défaite, il y a alors un mouvement volontariste de reconstruction dans la perspective d'une communauté particulière, qui par ces caractéristiques, représenterait un ensemble suffisamment large pour que la plupart des références qui subsistent viennent s'y intégrer. Cette communauté particulière, en Europe, c'est la communauté nationale.

Cette référence à la communauté nationale s'exprime de plusieurs façons. Une de ses formes récurrente, en France, s'appuie sur un racisme abstrait16. En effet, celui-ci n'a pas besoin de la matérialisation des personnes visées pour se manifester, puisque justement, ce qui est reproché à ces mêmes personnes, c'est d'être partout présentes... même si on ne les voit pas ! (l'image du « complot juif » en fournit une illustration ; de même, le racisme rural contre les travailleurs immigrés dont le nombre est pourtant négligeable dans ces régions, etc.). Ce racisme abstrait s'exprime ouvertement dans des journaux ou manifestations diverses. C'est une prise de position de principe qui s'appuie sur la vision d'une communauté nationale aux valeurs supposées immuables et intangibles. Ces valeurs sont alors opposées à celles d'autres communautés d'origine dont l'existence et la force réelles sont censées mettre en danger les valeurs nationales, parce qu'elles seraient inassimilables, en raison justement de leur force. Mais de plus aujourd'hui, dans ses formes nouvelles, le racisme évoque des conditions concrètes, le vécu du terrain comme justification première. La situation change ; le niveau supérieur de l'individualisation, la division spatiale de l'urbain ont produit une cohabitation relative, un fondu d'individus dans de vastes ensembles (zup, certains quartiers des centres-villes), alors qu'aupa-ravant les individus étaient surtout regroupés dans des espaces communautaires propres qui leur permettaient de développer des liens sociaux spécifiques, des comportements de classes, à l'abri de véritables influences extérieures. Ce qui est premier dans cette nouvelle situation, c'est un antagonisme concret qui puise sa « légitimité » dans la réalité sociale que constitue la vie de tous les jours. C'est aussi pour cela que les gens ne se disent plus ouvertement racistes. Ils peuvent énoncer des faits et ces faits avérés ne servent pas à établir un racisme de supériorité qui, lui, tolère parfaitement la coexistence multiethnique, comme l'a montré le colonialisme et comme le montre encore la société américaine, mais ils servent à conforter une volonté d'exclusion, de séparation de tout ce qui apparaît différent. Le respect des valeurs de la communauté nationale sert à la fois de critère et de preuve de l'intégration à cette communauté. Bien entendu la réalité de cette communauté nationale est en grande partie fantasmée, car elle est devenue, pour l'individu particulier, aussi abstraite que le restant de ses rapports sociaux17. Dès lors ce n'est pas un hasard si cette identification à une communauté mythique et mythifiée prend souvent la forme, en France, d'un rattachement politique au Front National, lequel a su assurer la synthèse entre le racisme abstrait qui perce encore dans des relents d'antisémitisme et un racisme différentialiste plus « adapté » à l'époque actuelle.

La référence à la communauté nationale ne se nourrit pas uniquement de ces deux formes de racisme. La mondialisation-unification du capital, qui s'achève avec l'écroulement des pays socialistes et la perte de toute velléité d'indépendance économique et politique des pays du Tiers-Monde18, fait des usa, l'autre figure possible du mal du monde. Aujourd'hui, l'antisémitisme retrouve une certaine vitalité dans la mesure où il peut justement faire équipe avec un anti-américanisme primaire. C'est sur cette double base d'ailleurs, que se retrouvent parfois des individus d'extrême-droite et d'extrême-gauche19. Que le « lobby juif » existe, que les États-Unis soient effectivement le condensé de toutes les tares du système capitaliste est un autre problème ! Ce qu'il faut remarquer, c'est que pour certains, l'ennemi est tout désigné (c'est la reprise de la stratégie du bouc-émissaire) et cela conduit à oublier, ou à faire passer au second plan, tout le reste, notamment les responsabilités de son État national et la lutte à mener contre lui. Bel exemple de simplification de la complexité sociale dont nous parlions plus haut !

Tout cela peut se comprendre à partir d'un cadre plus général. L'individualisation produite par le système capitaliste n'a pas abouti à une complète indifférenciation des individus, à une véritable « société de masse ». L'indifférenciation a bien constitué la tendance générale (individualisation dans l'équivalence des individus et abstraction extrême des rapports sociaux) mais il n'en demeure pas moins que les individus ont cherché parallèlement à lutter contre cette abstraction des rapports sociaux et aussi contre leur décomposition à partir de la fin des années 70. Cette lutte a parfois pris la forme de luttes sociales, mais en bien des endroits, le mouvement de décomposition était déjà tel, que seuls des fragments de classe pouvaient s'y opposer. Là où cela prenait quand même une certaine ampleur, comme à Longwy, en Lorraine, c'est que le tissu social régional était encore suffisamment puissant pour cimenter une unité, dans un milieu qui avait subi jusqu'à là une décomposition moins grande que celle des grands centres urbains.

Au cours des années 80, dans les grands centres urbains surtout, les individus ont cherché à se recomposer, d'abord sur les bases de leur particularisation, c'est-à-dire sur les bases produites par la décomposition des rapports sociaux, en essayant de donner à cette particularisation, un contenu qui soit saisissable à partir du point de vue de l'individu singulier : centrage sur la sphère privée élargie à la vie affective dans son ensemble, recherche de nouveaux rapports dans la sphère-travail (investissement personnel dans un travail « intéressant », relations privilégiées avec les collègues). Toutefois, cette recomposition n'est pas suffisante car, pour la plupart des gens, elle ne résoud pas l'angoisse liée à la dislocation du double caractère de toute activité, à la fois individuel et social. Les individus qui bénéficient d'une position sociale, d'avan-tages culturels ou autres, peuvent éventuellement s'étourdir dans un activisme frénétique et schizophrénique, ou maintenir suffisamment de distance avec le monde, ce qui leur donne une impression d'autonomie relative. Pour les autres, et particulièrement pour les individus les plus mal reproduits dans la crise, la volonté de réenracinement dans une communauté forte devient le complément, vécu comme nécessaire, de toute tentative de recomposition. Si la réactivation de la communauté familiale élargie » dans les zones sinistrées par la désindustrialisation, présente des avantages immédiats du point de vue de la survie, la référence à la communauté nationale présente, elle, des avantages d'ordre idéologique : elle peut constituer un débouché au ressentiment populaire, dérive actuelle de l'ancienne haine de classe ; elle apparaît comme le lieu à partir duquel pourrait s'effectuer un grand recommencement.

Dans les deux cas, ces tentatives se heurtent à ce qui est pure décomposition et qui apparaît comme barbarie : la violence urbaine, l'« insécurité », etc. Ainsi, on feint de découvrir, aujourd'hui, la monstruosité de l'urbanisation sauvage, des banlieues-zones alors que cette situation est ancienne (une trentaine d'années pour l'Europe). Ce qui est nouveau, c'est la position du travail et donc des salariés, dans la société du capital. La société ne domine plus au nom de la valeur et donc des classes qui la produisaient (bourgeoisie ou classe ouvrière suivant le point de vue où on se place), mais au nom du travail abstrait vidé à la fois de tout contenu précis (peu importe le travail concret effectué, évanescence du travail « productif ») et de son sujet (le travail sans travailleurs comme tendance à l'œuvre).

On n'a pas assez mesuré ce que la destruction de la dernière classe en tant que sujet historique, le prolétariat, était grosse de barbarie. Il semble d'ailleurs que la chute de l'urss et du socialisme des pays de l'Est ait produit un brouillage momentané dans les esprits occidentaux et reporté l'attention sur les événements les plus spectaculaires et les plus satisfaisants pour ces mêmes esprits. Ce n'est que dans un deuxième temps et par le biais de la question des transferts de population (Est-Ouest et Sud-Nord avec la politique occidentale de terre brûlée, menée conjointement par le fmi et la grande armada des « forces alliées », vis-à-vis des pays du Tiers-Monde), que les problèmes internes aux pays occidentaux ont refait surface au niveau des préoccupations. Chômage, logement, identité ont constitué le nouveau nerf de la guerre et c'est sur ces trois axes que les partis politiques traditionnels français, allemands et italiens ont essuyé des revers sérieux à leurs dernières élections.

Les différentes communautés d'immigrés ne sont pas restées à l'écart de ces transformations. Le développement de l'intégrisme musulman peut être vu à la fois comme le signe de l'échec des nationalismes arabes20 et d'une véritable intégration. Si le racisme semble actuellement plus important en France qu'en Grande Bretagne et aux États-Unis, c'est parce que l'idéologie française de la nationalité n'a conçu qu'un mode d'intégration individuelle, sur la base de l'adhésion aux valeurs de l'État-nation laïc. Elle diffère de celle des précédents pays cités, qui permettent une intégration collective à partir des communautés d'origine qui continuent ainsi à coexister, les unes à côté des autres, sans vraiment se rencontrer (modèle américain). En France, la décomposition des rapports sociaux, la crise du travail ne produisent pas directement la ghettoïsation et le repli, qui ne sont d'ailleurs pas des tendances inéluctables. Pour l'instant, on a plutôt la coexistence, à l'intérieur des mêmes individus, de références opposées ou diverses, par exemple : l'attirance des jeunes pour le mode de vie américain, les fast food, la musique anglo-saxonne et en même temps retour à la pratique du ramadan, tentative de synthèse avec le raï et le rap, etc. La situation reste ouverte et n'a rien de comparable, avec celle de la Grande Bretagne par exemple, comme on a pu le voir avec l'attitude de la communauté pakistanaise au moment de « l'affaire Rushdie ».

Internationalisme et nationalisme

L'internationalisme est doublement lié à l'universalisme ; d'abord par une filiation historique, ensuite par le fait qu'il représente lui aussi un mode d'appréhension de l'unité de l'humanité. Tant qu'ils ont mené un bout de chemin ensemble, ils se sont renforcés mutuellement grâce à leur complémentarité (dans certaines franges du mouvement socialiste, dans l'anarchisme). Ils ont pu éviter qu'apparaissent au grand jour leurs faiblesses intrinsèques : la réduction de l'humanité à une abstraction de la part de l'universalisme, la réduction de l'humanité à une humanité travailleuse de la part de l'internationalisme de classe (marxisme, syndicalisme révolutionnaire). Ces faiblesses apparaissaient néanmoins dès l'origine, dans les polémiques, à l'intérieur de la Gauche, sur les oppositions entre libertés formelles-libertés réelles, entre démocratie formelle-démocratie réelle.

Ce couple universalisme-internationalisme renvoyait à la dialectique des classes sociales dans le capitalisme et son unité ou plutôt sa synthèse révolutionnaire ne s'exprimait avec toute sa force, que dans les meilleurs moments de l'histoire de ces classes, dans ce qu'elles avaient de révolutionnaire justement, dans une période historique précise, généralement de courte durée (universalisme et internationalisme dans la Révolution française, dans la Commune de Paris, dans certains aspects de la guerre d'Espagne). L'internationalisme y représentait une sorte de mouvement naturel d'extension et d'expansion d'une classe en devenir, d'un véritable sujet historique. Cet internationalisme était même un élément essentiel de la constitution de la classe en question. Quant à l'univer-salisme, il représentait, quant à lui, non pas le mouvement lui-même, mais sa finalité dernière, des valeurs qui finalement, quel que soit leur porteur d'origine, pouvaient être acceptables, valables pour l'humanité toute entière.

Aujourd'hui il ne peut plus en être de même, faute de combattants ! En l'absence d'un internationalisme de classe porté par des hommes, des valeurs, des structures, l'universalisme se retrouve orphelin et explose en deux tendances qui, tout en l'ayant perdu en route, cherchent à conserver ce caractère internationaliste, au moins comme légitimation politique et sociale. D'un côté, dans l'idéologie moderne des droits de l'homme, l'internationalisme se transforme en impérialisme du « droit d'ingérence » ; de l'autre, l'internationalisme perdure dans un tiers-mondisme abstrait (le Vietnam et Cuba ne sont plus des modèles acceptables !) dont la consistance théorique se réduit en définitive à l'anti-américanisme.

Le nationalisme guette ces deux positions ; il en est même la racine cachée. Le « droit d'ingérence », c'est la « chose » de la France, patrie des droits de l'homme et de la liberté ; l'anti-américanisme quant à lui corres-pond souvent à la défense d'un « capital identitaire » national ou régional et à une position fuyante par rapport à son propre État national.

Le nationalisme est aussi venu se greffer sur les faiblesses intrinsèques de l'universalisme et de l'internationalisme. Le nationalisme, comme toute forme de particularisme, a pu représenter pour certains, un élément de critique de ce qui pouvait apparaître comme l'hypocrisie d'un universalisme réduit à l'état de position de principe. C'est le caractère abstrait de cet universalisme et son absence de tout contenu réel et projectionnel qui a entraîné des conversions récentes à un nationalisme mâtinée à la fois d'anti-américanisme dans la tradition gaulliste et de références aux valeurs fondamentales de la République. De la même façon, c'est une haine privilégiée contre la Gauche, haine ancienne mais qui puise une force nouvelle dans la crise actuelle des valeurs de cette Gauche, qui conduit des individus issus de l'ultra-gauche vers le « révisionnisme »21 et vers l'extrême droite.

D'une manière plus générale, on peut dire que le développement actuel d'idées ou de courants proches de l'extrême-droite est lié à une double crise. Une crise de l'Économique d'abord, en tant que facteur dominant du développement de nos sociétés. L'Économique, porteur de la croissance des « Trente Glorieuses » voit sa légitimité remise en cause depuis la fin des années 70. Son incapacité à rétablir les conditions d'une prospérité durable, la faiblesse ou le caractère inopérant des théories économiques actuelles, affaiblissent la position dominante qu'il occupait dans l'arsenal des sciences de la domination. Cette faiblesse a été accentuée par les critiques que lui a porté le mouvement écologique, même si ces critiques n'ont souvent visées que les conceptions quantitatives de la croissance, sans s'attaquer vraiment à la logique économique en elle-même. Aujourd'hui, avec le développement des grands ensembles régionaux (cee), des accords internationaux (gatt), ce qui est valorisé par les États et les médias, ce sont les lois du marché en tant que réalité incontournable, quasi-naturelle. Or justement, ces lois du marché apparaissent visiblement pour un grand nombre de gens, comme le produit du diktat économique et politique d'un nouvel ordre mondial qui tente d'imposer partout les dures lois de la rareté, de la nécessité et de la contrainte économique. L'Économique n'est donc plus rattaché à du positif : la croissance, l'augmentation du niveau de vie, la « société de consommation », mais à une nécessité externe subie comme une fatalité... ou perçue comme l'œuvre de « méchants » : les américains, les eurocrates, les politiciens pourris.

Cette crise de l'Économique qui entraîne sa délégitimation partielle, s'accompagne d'une crise de la « société de consommation ». Les mouvements de la fin des années 60, surtout aux États-Unis et en France, sont à l'origine de critiques de la consommation, de la marchandise (« Internationale Situationniste ») qui ont pu inspirer ensuite, l'aspect subversif en moins, les critiques écologistes. Dans un contexte de crise économique qui prive de plus en plus de gens de leur quantité et de leur niveau de consommation habituels, l'aspect « obligé », la « fatalité » d'une consommation forcément toujours plus importante s'est trouvée en partie remise en question. L'arrêt ou le ralentissement d'un processus qui semblait aller de soi constitue souvent la condition première d'une réflexion ou d'une critique de ce processus lui-même et de sa finalité. Là encore, un certain discours écologiste a pu mordre, sans que pour cela ce mouvement critique aille au bout de ses implications. Cette critique, plutôt ancrée à Gauche à l'origine, s'est trouvée relayée depuis, par une critique provenant de l'extrême-droite, une critique de la marchandise et de la consommation au nom des « vraies valeurs », d'une philosophie de l'être opposée au matérialisme de l'avoir22. Critique de la logique économique, critique de la logique des besoins, tout cela peut converger vers un anti-capitalisme aux contours assez flous. Il s'agit d'abord, pour nous, de comprendre ce qui produit ces convergences. Ne faire que les dénoncer ne peut conduire qu'à se ranger du côté des procureurs d'une nouvelle chasse aux sorcières23 ou à se concevoir comme les gardiens d'une théorie que jamais rien n'est venu prendre en défaut24.

Dans les conditions présentes, c'est-à-dire en l'absence d'un mouvement social offensif ou de mouvements de révolte qui puissent trouver un débouché collectif, tout courant se heurtant au capital doit, pour exister et se développer, poser une donnée humaine (ce qui ne préjuge en rien de sa « valeur » car seul l'humain est capable de produire de la barbarie !). Mais pas n'importe quelle donnée humaine. Elle doit apparaître comme invariante, au fondement de la « nature humaine ». Elle se pose alors comme une alternative au capital qui, lui, présente la rareté et la nécessité économique comme une « seconde nature ». C'est parce que cette donnée humaine doit être profondément ancrée (mémoire, nostalgie), que les risques sont grands de tout vouloir reprendre à zéro, comme dans la vision nazie de l'homme primitif (Urmensch) et de la communauté de sang et de sol (Gemeinschaft). Ce n'est pas la « communauté naturelle » qui est barbare en soi, mais la volonté d'y revenir en forçant les choses par une contre-violence encore plus barbare que la violence effectuée par le capital dans et pour son développement.

Comme nous l'avons dit dans le passage sur « Communauté et Société », les communautés primitives ne réduisent pas les hommes à leur espèce car elles impliquent toujours une part de relations sociales et symboliques. Elles ne nient pas les individus mais simplement les possibilités de son autonomisation. Il ne s'agit donc pas de crier haro sur tout ce qui manifeste la tension des individus vers la communauté, sous prétexte que la vague de nationalisme et la référence à l'identité nationale constituent, pour le moment, la partie visible de l'iceberg. Cette tension est concomitante de la crise de l'État et elle peut aussi bien mener au renforcement de l'État (la logique de la communauté nationale est en effet une logique de l'État autoritaire), qu'à son affaiblissement (crise de légitimité), dont d'autres, individus et mouvements sociaux, peuvent alors très bien profiter.

Nationalisme, régionalisme et ordre mondial.

L'affirmation actuelle du fait national doit être prise, sans goût du paradoxe, comme la manifestation la plus importante de la crise de l'État-nation tel que celui-ci est apparu, dans la révolution française et a servi ensuite de modèle pour beaucoup d'autres pays. En effet, les affirmations actuelles ne visent pas du tout une indépendance véritable, mais simplement à se séparer d'une unité plus grande perçue comme oppressive. Si cette affirmation nationale rencontre aujourd'hui un tel succès sur le terrain, c'est qu'elle participe de la liquidation de l'ancienne division du monde en blocs. En même temps que ces Nations s'affirment, elles deviennent régions du nouvel ordre mondial et y sont intégrées en tant que telles. La Slovénie ne veut plus être yougoslave... et bien elle sera austro-allemande ! Les baltes ne veulent pas être russes, ils seront Scandinaves ou allemands du Nord ! Il n'est plus même question, pour les dirigeants de ces nouveaux pays, d'assumer les responsabilités de leur charge. Aussitôt nommés, auto-proclamés ou élus, ils passent au second plan en tant que personnalités et la réussite de leur entreprise sera comptabilisée, par les médias des pays dominants, en nombre d'investis-sements étrangers dans le pays, en importance des délégations occidentales qui viennent les visiter ou s'y installer. Mais il n'était pas prévu que la recréation ou l'éclosion de ces Nations fasse boule de neige, soit source d'instabilité politique et militaire et que le peu de réalité de certaines rejaillirait sur la crédibilité internationale des plus consistantes.

Pour expliquer les différences entre le mouvement actuel des nationalités et celui de l'époque de la constitution des États-nations, certains avancent l'idée qu'auparavant, ils étaient homogènes alors que ceux issus des guerres européennes du xxe et des guerres coloniales ne le seraient pas et correspondraient tous à plusieurs nations ou plusieurs ethnies. Mais que dire alors des bretons, des basques et des irlandais !

En fait, la différence principale est qu'il n'y a plus de projet commun (aux références implicitement laïque et républicaine) pour sous-tendre la réalisation d'un État national comme lieu d'exercice d'une souveraineté politique indépendante, comme concepteur d'une certaine idée de la citoyenneté et enfin comme base d'un marché économique national unifié et contrôlé. Il n'est plus de rêve possible quand l'horizon se limite à l'intégration à un vaste ensemble abstrait, condition de la survie. Les Nations ne sont plus des « sujets collectifs ». Cette affirmation du fait national n'est souvent qu'une étape vers un « régionalisme mondialiste » qui est une forme plus souple et donc plus adaptable aux configurations complexes et aux entrelacements de micro-nations qu'ont laissés les grands conflits de l'histoire moderne. Le régionalisme actuel est une forme du mondialisme. Il n'a pas de rapport avec celui des années 60-70, théorisé par des gens comme R. Laffont et d'autres occitans. Il s'agissait alors d'un régionalisme critique, aussi bien par rapport à l'État que dans ses perspectives autogestionnaires et sa conception d'un enrichissement mutuel par approfondissement des diversités culturelles. Il est maintenant, au contraire, un concept intégrateur, tourné non pas contre le capital mais contre le jacobinisme de l'État central. Il est une base de départ pour toutes les petites féodalités qui se font jour (Cf. à ce sujet, en France, les déclarations de Frêche le maire de Montpellier). Il est l'outil local de l'unification du capital dans l'inégalité de ses pôles de développement. Quoi de plus adéquat qu'une région regroupant Montpellier, Toulouse et Barcelone face à des États qui ont à traîner avec eux le Massif Central et l'Estrémadure ? En Italie, de même, la division en marche, entre d'un côté une plaine du Pô dominée par quelques grands industriels et par les « Ligues » et de l'autre un Sud définitivement abandonné aux groupes mafieux, entre tout à fait dans le cadre nouveau d'un redéploiement du capital dont le mot d'ordre pourrait être : « Dominer partout pour ne développer que quelques zones d'élite ».

Si les régionalismes constructifs d'aujourd'hui recueillent tous les suffrages, il n'en va pas de même pour ceux qui maintiennent un projet national révolutionnaire (basques, irlandais, corses, palestiniens). Ce monde ne les tolère pas en tant que mouvements nationaux, d'où la violence des affrontements de part et d'autre, sans pour cela chercher à les inscrire dans des ensembles régionaux qui soient des zones « utiles » au capital (de ce point de vue, le Pays Basque ne vaut pas tripette par rapport à la Catalogne !).

Pour conclure

Il ne s'agit pas de lutter pour des « valeurs » face à une barbarie montante qui s'exprimerait aussi bien dans les résurgences d'un populisme de droite que dans l'agonie d'un prolétariat dont la décomposition ne produirait plus que des « individus dangereux »25.

Mais il ne s'agit pas non plus de lutter à partir de rien, comme si le refus volontaire de toutes les communautés de référence ou de la notion même de communauté pouvait fonder une quelconque radicalité. Le refus abstrait des références amène souvent une attitude velléitaire et une construction arbitraire de la personnalité. Il n'y a alors pas d'affec-tivité ou de subjectivité individuelle qui puisse exprimer un désir de communauté. Ce désir de communauté a pourtant été à la base des mouvements pacifistes et contestataires américains dans les années 60, à la base des mouvements alternatifs allemands et européens dans les années 70. On a tendance à l'oublier, aujourd'hui que les individus désincarnés hésitent entre les deux extrêmes que représentent le groupisme d'un côté et de l'autre l'affirmation d'une « identité individuelle » présentée comme la seule identité acceptable parce que commune à tous les hommes26. Mais cette perspective d'une identité à la fois individuelle et commune est une pure construction intellectuelle dans la société présente. « L'intellectuel pur », « l'homme sans attache », « l'honnête homme » sont autant de figures mortes de la période de l'individualisation bourgeoise. S'ils ont pu représenter des figures réelles et critiques, c'est qu'à l'époque, le rythme de l'individualisation et son degré n'était pas le même pour tous.

Certains individus, intellectuels surtout, pouvaient se construire une identité différente, une identité de privilégié, à portée parfois critique. Cette autonomisation de certains individus par rapport à la masse des autres n'était donc pas un simple effet de leur volonté, une défense par rapport au monde. Elle correspondait à un procès d'individuation qui traversait différemment les classes de la société. C'est ce qui n'est plus guère possible à l'époque de la société des individus démocratiques.

C'est pour cela qu'il ne peut plus y avoir d'activité critique à partir de cette volonté d'autonomisation absolue de l'individu, à partir d'une théorie sociale qui se développe, de son pôle propre et qui produit, soit des délires théoriques puisqu'elle n'est en rien rattachée au réel, soit un simple ânonnement des théories passées. Nous pensons au contraire que la critique est un élément du rapport au réel, ce qui la distingue de la théorie pure, en tant que celle-ci implique une démarche d'extériorité préalable à son objet, démarche qui permettrait seule de démêler dans la société ce qui ressort de l'apparence ou de l'essence des choses.

La particularité de la critique explique à la fois son manque d'unité (elle existe avant de songer à s'unifier à d'autres) et le fait qu'elle perdure quelle que soit la période, car elle participe du monde. Elle ne se fige pas, au contraire de la théorie qui a une position stable sur le monde. Il ne peut y avoir d'activité critique si des individus, des luttes sociales, des utopies écologiques ou communautaires ne préfigurent pas déjà autre chose, ne sont pas « positifs » d'une certaine façon27. Il y a bien des éléments perceptibles, concrets qui permettent, sinon de prévoir dans le détail, du moins d'énoncer l'autre du capital. L'individu est social mais ses qualités humaines et l'usage qu'il en fait sont (ou peuvent devenir) singulières. Le fait que ces qualités soient médiées par le rapport social ne les réduit pas toutes forcément à ce rapport social. La façon dont s'agencent, chez un individu, les références communautaires par exemple, peut transcender ou contourner les structures sociales dominantes et participer à sa singularité (Cf. par exemple, la persistance d'une pratique pré-capitaliste, celle de l'hospitalité, surtout parmi des individus pour qui la mémoire de la communauté fonctionne encore).

La « positivité » des communautés de référence provient du fait qu'on peut faire appel à elle pour refuser tout rattachement direct et exclusif à une communauté unique. Nous ne pouvons les ressentir que comme une partie enfouie dans nous-mêmes, une de nos capacités d'origine ou d'adoption.

La crise actuelle du rapport social capitaliste qui produit la tension des individus vers la communauté ne peut se résoudre dans un simple mouvement vers la « Communauté humaine ». Communauté, individu et société sont maintenant indissociables et l'espoir réside dans une société qui intégrerait ces trois composantes au-delà de leurs contradictions. Une société désaliénée qui permettrait d'un côté, l'épanouis-sement d'une originalité sécrétée dès l'origine dans les communautés mais que celles-ci bridaient par une symbolique et un code très restrictif ; et qui permettrait d'un autre côté l'épanouissement d'une individualité produite par la société moderne mais limitée par une particularisation et une autonomisation des individus qui la rendent souvent dérisoire. Dans cette société désaliénée l'autorité ne serait pas absente, ne serait-ce que parce qu'il y aurait besoin de prendre des décisions, mais elle serait débarrassée du Pouvoir et de la domination. Une société dont les réalisations seraient le fruit de « l'être ensemble » des individus singuliers, association et articulation des individus et non pas organisation de la totalité.

Notes

1 – L'idéologie de l'école démocratique en fournit aujourd'hui un bon exemple. « Tous égaux devant l'école », telle est la devise officielle. Par contre, dans une structure communautaire comme celle de la famille « large » traditionnelle, tous les membres sont différents dans la famille, même si cette différence repose sur des déterminations naturelles, physiologiques.

2 – Par exemple dans l'échange primitif et le système de réciprocité du don et du contre-don.

3 – Connaissances, capacités, déterminations naturelles particulières (âge, sexe).

4 – Ce donné aura un rôle identique, plus tard, dans le rapport entre l'homme et le monde de la technique.

5 – À l'inverse, l'individualisation démocratique apparaît sous une forme si spectaculaire, qu'elle en masque ses propres limites.

6 – La société de la Grèce ancienne a organisé ces communautés dans les lois de Solon : la Cité comme fédération de tribus. La communauté demeure comme principe mais on a déjà la naissance du citoyen comme membre de la société, même s'il est encore membre du clan.

7 – Le terme de « communauté nationale » pourtant abondamment employé, est très ambigu car l'idée de Nation est liée, au moins à l'origine, à l'existence de l'État et aux formes démocratiques de la société (les royautés et les empires étaient indéterminés du point de vue de l'espace territorial et de l'origine du souverain) ; mais ensuite, dans son développement historique, elle s'est inscrite aussi comme mémoire de ce qui est ou apparaît commun, durable, « vrai ».

8 – Elle a l'avantage de ne pas faire de détail ; elle n'est ni de droite ni de gauche, son humanisme est réversible et elle détruira aussi bien les communautés indiennes d'Amérique, que le système esclavagiste du Sud. L'action nazie contre les deux dernières communautés d'origine en Europe, juive et tzigane, était elle-même un délire sur la communauté à partir d'une logique de la société moderne, d'une logique de l'État autoritaire qui demandait une impeccable organisation, des fonctionnaires dévoués.

9 – À l'heure où le contrat de travail (le fondement du salariat) est sans cesse attaqué pour ce qu'il représenterait de rigidité salariale et donc d'obstacle au libre mouvement des capitaux et de la force de travail, on voit fleurir partout et surtout dans la sphère hors-travail, des nouveaux contrats : « contrat de solidarité », « contrat de confiance », « contrat de l'élève », contrat entre service public et usager etc.

10 – On n'envisage pas ici la construction de la personnalité dans ses méandres psychologiques, mais le processus de développement de l'individu singulier.

11 – La communauté nationale est parfois présentée ou perçue comme celle qui contient la communauté « blanche », la communauté prolétarienne, la communauté culturelle etc.

12 – Ainsi, un leader de la révolte de la zup des Minguettes, à Vénissieux, dans la banlieue lyonnaise, est ensuite devenu un imam local.

13 – Simmel, sociologue allemand du début du siècle, l'avait déjà signalé et il en déduisait que cette situation créait une nouvelle conscience de l'individu qui lui faisait penser son (ses) appartenance(s) comme secondaire(s). On ne pourrait plus alors, dans ces conditions, parler de véritables communautés de référence. Toutefois, Simmel écrivait à un moment ou tout ce processus ne faisait que se mettre en place, or ce n'est que lorsque la société qui produit l'individu démocratique entre en crise, que ce qui apparaissait secondaire peut devenir essentiel, même si c'est sous des formes différentes.

14 – M. Maffesoli, Le temps des tribus, Gallimard.

15 – Cette nouvelle sociabilité n'a de signification que pour son propre groupe ou pour des groupes de même nature. Elle part bien d'une réalité et d'une expérience, mais tellement réduites, qu'elles ne se diffusent pas vers l'extérieur. Le tag, par rapport au graffiti ou au slogan mural, est pur hiéroglyphe pour les autres. Il est signe de reconnaissance et de connivence à l'intérieur du groupe et non ouverture, diffusion.

16 – Il a été à la base de l'antisémitisme français, particulièrement virulent, de 1'« affaire Dreyfus » jusqu'au gouvernement de Vichy. Il reprend une certaine vigueur maintenant mais sous une forme rénovée. Les accusations anciennes de « cosmopolitisme » ou d'« agents du bolchévisme » se transforment en « agents de la dégénérescence nationale », en « agents de l'impérialisme américain ».

17 – De la même façon, dans les quartiers populaires urbains, la présence massive d'immigrés fera dire qu'« on ne se sent plus chez nous », alors que ces quartiers ont été soumis à une coupe en règle de la part des promoteurs ou ont été laissés à l'abandon depuis de nombreuses années, leur otant ainsi tous leurs caractères de départ. Or, si ces quartiers ont encore une certaine vie, c'est bien grâce à ces nouveaux occupants qui les réinvestissent. Bien sûr, certains peuvent avoir l'impression que quelque chose s'est irrémédiablement perdu et il est alors facile de se laisser aller à prendre la conséquence pour la cause, à glisser sur le terrain de l'identité nationale.

18 – Cf. le numéro 3 de Temps critiques.

19 – Pour n'en citer que deux : Krisis et Nationalisme et République.

20 – Le déclin du nassérisme, les désillusions occasionnées par l'échec du modèle algérien, les politiques opportunistes ou sectaires des régimes « progressistes » arabes d'Irak, de Lybie et de Syrie, ont été ressentis comme des défaites, puis perçus comme de fausses voies.

21 – Cf. l'article sur le « révisionnisme » dans le numéro 2 de Temps Critiques.

22 – Particulièrement chez le théoricien de la « Nouvelle Droite » A. de Benoit qui fait de larges emprunts aux écrits de l' « Internationale Situationniste » et à Raoul Vaneigem.

23 – Le journal Le Monde s'est fait un malin plaisir de relever l'existence d'un meeting organisé par des membres du P.C.F. et auquel participaient des membres de cette « Nouvelle Droite ».

24 – Cf. l'article paru dans Le Monde Libertaire de Juin 92, intitulé : « Les ennemis de nos ennemis ne sont pas nos amis ».

25 – En référence mais aussi en opposition avec la notion de « classes dangereuses » de Chevallier.

26 – En contre image résiduelle, un certain type d'individu, pour devenir ou se conduire comme « révolutionnaire », se constitue sa propre radicalité. Il ne peut y avoir, pour lui, comme activité collective, qu'une association « froide » entre « égaux », association qui mène automatiquement au mépris des autres. Lui aussi est amené à glisser sur le terrain des principes, des droits et devoirs. Cela peut prendre la forme de l'illusion d'un Homme nouveau à construire de toute pièce dans la révolution, l'illusion de la « page blanche » ou l'illusion d'une nature harmonieuse qui ne peut plus aujourd'hui être réalisée que par un ensemble contraignant d'obligations et d'interdits imposes par une écologie politique qui aurait pris le pouvoir ou fait triompher ses vues.

27 – Le fameux « travail du négatif » de Hegel, repris par Marx, doit être apprécié historiquement. Il participe de la dialectique des classes d'une phase particulière du développement du capital et avec le recul du temps, une certaine « positivité » des utopistes et des courants anarchistes est absolument à revaloriser.