Pourquoi le communisme n’est-il plus qu’une référence historique pour les membres de Temps critiques ?

par Jacques Guigou, Jacques Wajnsztejn

Le 9 mai 2019, dans une lettre adressée à Temps critiques, Marten Björk, membre de la revue Tidskeiften Subaltern2 écrivait :

« Je suis particulièrement intéressé à comprendre pourquoi vous avez abandonné l’utilisation du communisme, je suppose que ce n’est pas seulement pour des raisons stratégiques mais parce que vous le voyez comme appartenant à une autre phase du capitalisme ? Je vois aussi des liens avec l’œuvre de J. Camatte et j’ai vu que vous avez écrit sur Invariance, Camatte et Darlet. »

 

Nous lui répondons ceci :

 

Marten, bonjour,

Ta question nous amène à un bref retour sur les tout débuts de la revue, dans les années 1988-89, avant que nous ayons publié le premier numéro au printemps 1990. Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn ont échangé une assez longue correspondance. Elle est publiée en grande partie dans le premier chapitre du volume i de la première anthologie des textes de la revue ; anthologie qui a pour titre L’individu et la communauté humaine (L’Harmattan, collection « Temps critiques », 1998), mais ne figure pas sur notre site en version numérique. Elle porte sur les enjeux politiques de l’époque qui a présidé à la naissance de la revue, à savoir la nécessité de faire un bilan du dernier assaut révolutionnaire du siècle en tenant compte de certains acquis théoriques récents.

Parmi les questions théoriques que nous abordions à l’époque, tels que la fin de la dialectique des classes, la caducité du programmatisme et du néo-programmatisme (conseillisme d’une part et parti historique marxo-bordiguiste d’autre part), la critique du travail, la crise de l’État-nation, l’individualité/subjectivité, l’individu et la communauté humaine, etc. la référence au « communisme » est quasiment absente. La seule allusion qui est faite au communisme (à la fois au mot et à la chose) se trouve dans la réponse que J. Wajnsztejn écrit à J. Guigou le 2 juin 1988.

À la question que Guigou posait dans une lettre précédente à propos de la théorie : « Encore faut-il savoir quelle théorie communiste est à défendre ? », sous-entendu, si nous nous référons encore à une théorie communiste, JW répond : « La théorie est en crise ou recherche son statut puisqu’elle n’a pas le programme pour aboutissement. Ce n’est donc plus qu’une des façons dont les individus affrontent les conditions d’aliénation » et c’est pour cela que notre projet de revue ne s’est pas orienté vers la recherche d’une nouvelle théorie communiste ou révolutionnaire, mais plus modestement vers le développement d’une activité critique. JW précise plus loin : « C’est ce qui fait que parmi « les révolutionnaires » et les théoriciens, la question de la société future est occultée et que, par exemple, si je voulais définir le communisme (on garde le mot pour le moment, faute de mieux ou faute d’y avoir réfléchi), nous le verrions comme le mouvement qui crée l’activité humaine, non contradictoire, c’est-à-dire le mouvement qui produit son activité comme but et non comme simple moyen de sa reproduction : ce qui laisse ouvert les rapports entre individu et communauté humaine, par exemple ».

Dans les milliers de pages publiées ensuite sous le nom de Temps critiques ou sous celui d’un de ses membres, le communisme n’apparaît plus. Ni comme théorie ni comme pratique. À une exception près : notre éditorial du no 16 : « Luttes actuelles et communauté humaine » (printemps 2012), essentiellement dans les pages 31 à 37 (disponible ici3). Nous y reviendrons.

Dans la seconde moitié des années 1990, nous avons eu plusieurs échanges tendus et conflictuels avec les membres de la revue Théorie communiste, qui eux, maintenaient fortement la référence communiste comme le titre de leur revue l’indique. Ce qui était notamment en jeu dans cette controverse concerne le prolétariat comme sujet historique de la révolution. Théorie communiste maintenaient encore à l’époque, contre vents et marées (c’était avant son revirement genriste puis racialiste) la théorie prolétarienne de la révolution communiste4 alors que nous avions abandonné ce modèle avant même la fondation de la revue5.

En effet, comment et pourquoi parler de « communisme » si le sujet historique de son accomplissement n’est plus opérant ? Les conséquences en sont que ladite théorie se sépare de tout le mouvement pratique auquel est dénié le titre de mouvement communiste (les membres de Théorie communiste appelleront ça le mouvement du « démocratisme radical »). Ils retournent à un programmatisme qu’ils avaient pourtant critiqué dans les années 1970 en déniant toute possibilité de transcroissance des luttes.

Nos textes sur « La valeur sans le travail », le titre même de la seconde anthologie des écrits de Temps critiques (L’Harmattan, 1999), sur l’inessentialisation de la force de travail dans la capitalisation des activités humaines, puis sur « L’évanescence de la valeur » (L’Harmattan, 2004) ont rendus alors obsolètes et vaines toutes tentatives de notre part de nous référer au « communisme ». Maintenues par d’autres, ces références au communisme objectivaient, de par leur analyse des transformations des rapports de production ce que nous avions subjectivement ressentis comme des impasses de la théorie du prolétariat. Au nom d’une théorie communiste restée pure, parce que minoritaire, stigmatisée et finalement marginalisée, ils s’enfermaient dans une rhétorique sectaire.

Tu le pressens, notre ancienne, continue et profonde lecture de l’œuvre de Jacques Camatte, notamment pour JG, a sans doute exercé une influence sur l’absence de référence au communisme dans nos écrits. Dans le texte que tu mentionnes6, nous tirons un bilan des convergences et des divergences entre Invariance et Temps critiques.

Il n’y est jamais question du communisme, mais des rapports entre valeur et capital, de communauté matérielle du capital et de la sortie hors de celle-ci, hors de ce monde qu’il faut quitter. Pour Camatte ce serait la condition de la fin de « l’errance » de l’espèce humaine et sa réconciliation avec la nature qui déterminent le devenir de la planète.

À cette perspective nous opposions trois arguments. Le premier étant que nous refusions de considérer comme déjà advenue cette sorte de parachèvement du capital qu’aurait représenté la communauté matérielle du capital, c’est-à-dire l’idée qu’en détruisant toutes les anciennes formes de communauté, le capital aurait finalement détruit aussi les rapports sociaux. Sur ce point, on ne peut pas dire que le retour des références communautaires/identitaires nous ait donné tort. C’est sur ce refus d’un parachèvement du capital dans sa communauté matérielle que nous allions développer, dans les années qui suivent, notre propre notion de « société capitalisée » ; le second argument portait sur la critique de la notion « d’errance ». En effet, pour nous, l’acceptation et l’utilisation du terme d’errance impliquaient implicitement de renvoyer au néant le combat de générations de prolétaires. Enfin, troisième argument nous nous écartions de plus en plus des deux façons qu’Invariance avait pu concevoir la communauté humaine. De la première, à l’époque où Camatte écrit son Capital et Gemeinwesen (Spartacus, 1976) où la conception de la communauté humaine est celle du Marx des Manuscrits de 1844 à savoir celle de l’être collectif de l’homme abstrait (« l’être humain est la véritable communauté des hommes »), c’est-à-dire d’une conception du communisme comme celle de l’homme immédiatement social (individu et communauté à la fois) une fois abolies les médiations de l’aliénation ; et de la seconde, à partir de la série iv d’Invariance qui est celle d’une communauté qui serait à retrouver, une sorte d’Eden une fois passé le temps de l’aliénation. Une perspective qui nous semblait faire fi du processus séculaire de tension individu/communauté. Un processus dont le XXe siècle aura représenté le maximum d’intensité avec d’un côté les fascismes et les « socialismes réellement existants » qui, de fait, nierait tout le mouvement historique et finalement tout ce pour quoi ils ont dissout l’individu dans la communauté (nationale ou de classe) ; et de l’autre l’individualisme propriétaire capitaliste qui a dissout ou éliminé toute communauté (nationale ou de travail).

C’est à partir de notre no 5 (1992), et avec le no 9 (1996) et sous l’influence notable de Charles Sfar que nous allons rendre compte de ce processus et de ce qu’il bouleverse des conceptions anciennes de la communauté humaine. Nous introduisons alors la notion de « tension » vers la communauté humaine qui implique qu’il n’y a jamais immédiate coïncidence entre le pôle individu et le pôle communauté et que ce n’est pas l’aliénation qui fait barrière à l’immédiateté sociale au fondement de la perspective communiste de Marx. Pour nous, cette tension est définitoire d’un rapport individu/communauté. En effet, la manifestation de ma tension vers la communauté ne peut être immédiatement l’autre. C’est plutôt l’union de mon individualité avec le tout des autres qui pose le devenir-autre de la communauté humaine.

La fin de la particularisation de classe ne peut donc être ni l’immédiateté sociale du communisme (Marx), ni une adéquation à l’espèce (Bordiga) qui aurait trouvé le chemin de sa renaturalisation (Camatte).

Dans les années 2010, notre effort pour comprendre et tenter d’expliquer la dynamique contemporaine du capital (cf. Le no 15 de la revue7) nous a encore plus éloignés de ceux (rares) qui persistent à se référer au communisme. Nous parlons ici de ceux qui le font dans des termes historiques et non ce ceux qui, tel le néoplatonicien Alain Badiou8 le font dans des termes idéalistes.

Dans cette acception strictement historique, et bien nous ne sommes tout simplement plus communistes, car nous pensons que les conditions posées et présupposées par Marx ne sont plus remplies, ne sont plus présentes (« réelles ») aujourd’hui. Et ceci, ni du point de vue objectif, ni du point de vue subjectif.

Invariance et J. Camatte nous ont encore été d’un grand secours, mais là où celui-ci a jeté le bébé avec l’eau du bain, comme on disait à l’époque, c’est-à-dire en abandonnant l’idée même de révolution et finalement d’histoire, nous avons utilisé une notion développée dans la série II d’Invariance, celle de « révolution à titre humain ». C’est-à-dire d’une révolution qui ne serait plus celle, communiste, d’une classe particulière (prolétarienne), mais celle à prétention universelle9 puisque ses protagonistes ne subissent pas de tort particulier en les concentrant tous, mais ouvrant directement vers la communauté humaine à travers des luttes aux formes et contenus nouveaux (luttes contre le travail, luttes pour de nouveaux rapports à la nature extérieure autres que ceux définis par le marxisme à travers la notion de travail comme activité générique de l’Homo sapiens, y compris dans le communisme et nouveaux rapports à la nature intérieure aussi, etc.).

C’était donc une nouvelle immédiateté qu’il convenait de penser et de mettre en pratique puisque cette exigence provenait de l’abandon de la relation historique établie par le mouvement ouvrier révolutionnaire entre luttes contingentes et débouché révolutionnaire prolétarien. Ce qu’on appelait la « transcroissance des luttes » et que Théorie communiste et son courant envisageait comme théorie et pratique de la « communisation ».

En résumé, le problème de la définition d’une perspective pour les luttes (sans parler même de perspective révolutionnaire), semble insoluble aujourd’hui.

Le modèle révolutionnaire, malgré ce qu’il en est pour les léninistes ou les maoïstes et même certaines fractions des gauches communistes qui lui restent attachées, la continuité révolutionnaire est bien plus celle de l’insurrectionnisme plutôt que celle de la Révolution française qui est venue couronner tout un mouvement séculaire de développement des échanges, de la connaissance rationnelle, des moyens de communication et des techniques. Depuis lors, la classe qui a été à l’origine de ces bouleversements, appuyée sur les fractions populaires qui ont fait l’événement « Révolution », n’ont cessé de faire la révolution, jusqu’à se dissoudre elles-mêmes en tant que classes à l’intérieur de ce que Temps critiques a appelé « la révolution du capital ».

Toutes les formes de révolution sont donc devenues caduques à partir du moment où elles n’avaient qu’une signification métaphorique, celle du remplacement des dominants par les dominés (révolutions nationalistes, « révolution orange », « révolutions arabes », etc.).

C’est d’ailleurs dans ce même sens métaphorique que nous employons le terme de révolution du capital, mais pour signaler aussi les illusions et limites des conceptions basées sur les révolutions prolétariennes. Illusions dangereuses, car elles ont joué contre les formes et le contenu des luttes concrètes des prolétaires et autres « classes dangereuses » dans le dernier assaut prolétarien du XXe siècle, en France et en Italie surtout (1968-1978). Or, c’est pourtant sous l’angle de la révolte et de l’insubordination qui a caractérisé ce dernier assaut, qu’il est intéressant d’analyser les luttes d’aujourd’hui que ce soit le mouvement des places en Espagne que, et surtout, celui des Gilets jaunes en France depuis novembre 2018 et non en fonction de leur intégration à une quelconque stratégie révolutionnaire qui n’a plus cours ni raison d’être.

Le mouvement des Gilets jaunes est sans référence autre que celle qu’il va chercher dans la révolution de 1789 et ses suites (référendum, article 35 de la Constitution de 1793). Mais avec les limites que nous venons d’énoncer c’est-à-dire celles d’une révolution politique qui se sépare de la révolution sociale pour affirmer, avec son « dégagisme », la priorité que constitue la destitution du personnel politique et des oligarques (les grands patrons du CAC40 et de la finance), par rapport à une remise en cause des rapports sociaux et de leur extrême hiérarchisation.

Nous considérons qu’il est en effet un peu facile de définir la politique comme un champ d’intervention autonome sur lequel on pourrait agir avec un peu de détermination et via une baguette magique ; comme le RIC, chargé de transformer les citrouilles en carrosses dès que le pouvoir aura changé de mains sous les contraintes « éthiques » et démocratiques.

C’est oublier que nous ne sommes plus à l’époque de l’État-nation tout puissant et que la question principale n’est pas celle d’une transformation de ces dites institutions dans le sens d’une injection d’un zeste de démocratie directe et citoyenne et donc de l’établissement d’une Constituante au premier chef, mais de prendre en compte la crise des institutions qui faisaient office de médiation entre les individus et l’État, maintenant que nous sommes dominés par sa forme réseau.

Les limites politiques du mouvement des Gilets jaunes : son anticommunisme à peine caché en début de mouvement, quand il regardait avec méfiance les quelques cégétistes jaunes d’esprit qui défilaient avec leurs gilets rouges avant d’y adjoindre du jaune ; son anticapitalisme en creux qui ne le laisse pas à l’abri de dérapages plus que douteux, ne doivent pas faire oublier la solidarité retrouvée des ronds-points et des manifestations, la commune recherche de dignité humaine, la communauté de lutte comme nous l’affirmions dans notre supplément au no 19 de la revue, intitulé : « Une tenue jaune qui fait communauté »10.

Dans les conditions actuelles, ce sont ces données « humaines » que le mouvement doit faire transparaître par delà ses revendications concrètes. Elles doivent apparaître au fondement d’une « nature humaine » posée comme alternative à la « seconde nature » qu’engendre progressivement le devenir capitaliste du monde. En cela les luttes de blocage doivent être clairement des actes de résistance et d’insubordination et non pas la forme radicalisée prise par des corporatismes.

 

Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn
28 mai 2019

 

Notes

1 – Même sous ses formes « maximalistes » ou critiques, type « Gauches communistes », ou encore libertaires.

2 – Site de cette revue ici : https://tidskriftensubaltern.wordpress.com/

3http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article287

4 – Cf. Roland Simon, Théorie du communisme, vol. 1, « Fondements critiques d’une théorie de la révolution », Senonevero, 2001 et pour la critique adressée à Temps critiques, les pages 326 à 363.

5 – Et d’ailleurs, plusieurs membres de la revue n’avaient aucun lien avec le courant historique des Gauches communistes germano-hollandaise ou italienne et provenaient de l’autogestion, de l’anarchisme, de l’autonomie ou étaient influencés par l’École de Francfort ou même, la lutte armée. Un ensemble donc très hétérogène et d’accord vraiment sur un seul point : faire le bilan théorique et pratique des dernières années.

6 – « Quarante ans plus tard : retour sur la revue Invariance » :
http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article306

7http://tempscritiques.free.fr/spip.php?page=numero&id_numero=15

8https://www.editions-lignes.com/L-HYPOTHESE-COMMUNISTE.html : « Pour l’instant, je soutiens qu’il faut affirmer sans peur que nous sommes dans le maintien de cette hypothèse. Il faut dire que l’hypothèse de l’émancipation, fondamentalement, reste l’hypothèse communiste […] Il faut comprendre qu’il s’agit là d’une idée au sens fort. Je propose de la travailler comme telle, ce qui signifie que dans une situation concrète, conflictuelle, nous devons l’utiliser comme critère pour distinguer ce qui est homogène avec cette hypothèse égalitaire et ce qui ne l’est pas » (Alain Badiou in L’Humanité du 6 novembre 2007).
Badiou évolue ici en plein idéalisme qui lui fait confondre l’idée, la perspective théorique d’un côté et le mouvement de l’autre. Or l’émancipation n’a pas été une hypothèse mais un mouvement, et un mouvement qui s’est de plus en plus détaché de l’hypothèse communiste, au point d’être devenu aujourd’hui un élément de la dynamique capitaliste et non pas une voie vers le communisme. Comme le disait Camatte il y a déjà longtemps : « Aujourd’hui, c’est le capital qui émancipe » comme on peut le voir avec le développement des courants post-modernes de l’émancipation). Sur ce point, cf. un article de J. Guigou qui critique les partisans d’une “société émancipée” : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article312
Badiou fait comme s’il n’y avait pas de rapport entre mouvement et but. C’est logique puisqu’il refuse de faire le bilan de l’expérience « communiste », et en particulier chinoise et tente d’en reproduire la perspective pour aujourd’hui.
Marx lui avait répondu à l’avance : « Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne sont que l’expression générale des conditions réelles d’une lutte de classes existante, d’un mouvement historique qui s’opère sous nos yeux » (Marx, Manifeste du Parti communiste).

9 – Classe universelle dont Marx parlait dans L’idéologie allemande.

10http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article392

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