Temps critiques #4

Poll tax et guerre du Golfe

, par Henri Simon

Dans le cadre d'une réflexion de Temps critiques sur les mouvements sociaux des années 80, l'attention a été attirée sur l'apparente contradiction existante entre l'ample mouvement de résistance à l'instauration du nouvel impôt local — la poll tax — en Grande Bretagne et ce que le battage médiatique a présenté comme une adhésion quasi totale de la population britannique à la guerre du Golfe. La lutte contre la poll tax pouvait apparaître comme un courant de désobéissance civile qui se serait en aucune façon exprimé dans la lutte contre la guerre : en d'autres termes pouvait-on déduire des circonstances d'une lutte spécifique un niveau de conscience, l'expression particulière d'une affirmation idéologique globale, laquelle autoriserait à conclure qu'elle aurait dû trouver sa correspondance logique dans d'autres cas spécifiques distincts.

Avant d'aborder cette question, non sous l'angle d'une discussion de principe mais en développant l'exemple précis de la situation britannique ayant conduit à poser ce problème théorique, il semble nécessaire de replacer cet exemple dans le contexte socio-politique de la Grande-Bretagne au cours de l'été 1990. D'une certaine façon, on pourrait dire que le battage médiatique politico-militaire était à la mesure de l'étendue de cette désobéissance civile révélée par la lutte grandissante contre la poll tax. Il était nécessaire pour les pouvoirs en place dans ce pays, de rassurer (ou mieux, de se rassurer) devant une vague qui n'était pas d'abstention et d'indifférence négatives (sensibles depuis dix années dans les processus électoraux) mais d'une défense offensive positive qui se muait en une attaque sociale. Un tel procès dialectique touchait toute la classe politique, tories (conservateurs) autant que travaillistes.

Ceux-là avaient besoin de resserrer leurs troupes autour du drapeau de la défense des lambeaux de l'Empire : cela avait si bien servi lors de la guerre des Falklands ; l'Irak de Saddam valait largement l'Argentine des colonels pour une défense des « valeurs démocratiques ». Ceux-ci, les sociaux-démocrates du Labour, se trouvaient dans la situation délicate d'une opposition obligée de soutenir la lutte anti-poll tax du bout des lèvres, espérant en retirer le bénéfice politique tout en étant contraints de condamner la désobéissance civile du refus de payer l'impôt. Comme le déclarait sans ambages un membre du shadow cabinet ; « que deviendrons-nous si, retournés au pouvoir, l'opposition refusait d'obéir aux lois que nous aurions fait voter ? » La guerre du Golfe ne soulevait même pas ces questions d'évidente logique politique : à part quelques individualités parlementaires idéalistes de la gauche du parti travailliste rapidement isolés et forcés à résipiscence, le Labour prenait une fois de plus la défense des valeurs impériales tout en pinaillant sur des questions de détail, il n'avait jamais affirmé autre chose que sa volonté de défendre la patrie et la guerre du Golfe détournait, fort à propos, l'attention de l'enlisement dans les contradictions de la politique intérieure vers un domaine externe, lointain et confus où le logos était sans risques et où la surenchère même pouvait être payante.

La question de cette contradiction apparente entre deux attitudes supposées pourrait tout autant être posée en sens inverse : la logique d'une idéologie motivante sous-tendant cette adhésion supposée quasi totale de la population à la guerre du Golfe devait conduire à faire des britanniques des apôtres du civisme dont le paiement de l'impôt aurait dû être l'un des devoirs majeurs du citoyen réfléchi. La contradiction est effectivement insoluble si on la place sur ce terrain des motivations idéologiques qui seraient l'élément moteur des comportements sociaux, sauf à s'en sortir par des contorsions métaphysiques. Laissons de côté toutes les manipulations médiatiques en soulignant toutefois qu'elles plaquent sur les comportements des conceptions idéologiques qui n'ont souvent pas grand chose à voir avec les motivations réelles et que toute lutte « anti » prend souvent pour du bon pain ce que les tenants du système ont intérêt, à ce moment, à pousser sur le devant de la scène.

Que signifie en effet, de parler, à propos de la guerre du Golfe d'une adhésion quasi totale à la guerre : on est pourtant bien loin, tout au moins en Europe (disons en France et en Grande-Bretagne) et sans doute aux usa, du délire patriotique « fleur au fusil » dans le genre de celui qui précéda, par exemple, l'ouverture de la grande boucherie de 1914. Le fait que la guerre « civile » en Yougoslavie dont les victimes commencent à se compter par dizaines de mille ne soulève pas dans ces pays une seule manifestation « pacifiste » permet-il de conclure qu'il y a, sinon une adhésion à cette guerre, du moins une indifférence « réfléchie » sur le thème « si ça leur convient de s'entretuer, tant mieux pour eux ? » Le fait que les media aient adopté un profil bas dans un massacre rapproché, à l'appui des tergiversations de façade des gouvernements, peut-il expliquer cette paralysie silencieuse d'un pacifisme qui trouvait dans une guerre du Golfe n'ayant pas encore engrangé ses centaines de milliers de victimes l'occasion de montrer publiquement son impuissance militante.

En Grande Bretagne, nous le répétons, la couverture médiatique était à la hauteur des intérêts anglais au Koweït (relayés par ceux des usa dans le Proche Orient) et à la nécessité de créer une diversion aux problèmes sociaux et politiques (non seulement le problème de la poll tax mais celui d'un renouveau des grèves en 88-89, un ensemble d'échecs politiques dont la chute de Thatcher donnerait bientôt la mesure). Pour faire bonne mesure cette couverture médiatique était alimentée par une mise en scène concrète, en Grande Bretagne même, destinée à créer une psychose de l'attentat et de la délation. Une pratique pas trop mal rôdée avec l'Ulster. Les images de colonnes de chars encerclant les aéroports londoniens d'Heathrow et de Gatwick soit-disant pour prévenir l'infiltration d'éventuels porteurs de bombe pouvaient paraître dérisoires mais étaient un bon substitut aux opérations militaires alors inexistantes. Les seuls attentats vinrent — providentiellement — de l'ira, avec de fortes suspicions de manipulation notamment pour une attaque au mortier en plein centre de Londres contre un 10 Downing Street pourtant hyper-protégé.

En fait, bien peu de choses avaient changé, durant cette période, dans la vie en Grande Bretagne. l :événement était vécu comme quelque chose d'extérieur et lointain sans incidence sur les affaires courantes et sans apporter de répit quant à la lutte sur le front de la poll tax ou des revendications ouvrières, rien qui eût pu faire croire à un « sursaut patriotique » ou à la « grande panique ». À la fin de l'année 90 la crise politique était si profonde que l'engagement anglais dans le Golfe — et sa couverture médiatique — passait au second plan et qu'elle se dénouait provisoirement au moment le moins propice avec la chute de Thatcher : l'affaire du Golfe, c'était presque les affaires courantes en regard de l'urgence des problèmes intérieurs.

La manière dont l'intervention dans le Golfe se déroulait depuis l'invasion du Koweït ne favorisait guère une « prise de conscience » contre la guerre. Cela n'était pas particulier à la Grande Bretagne mais on y trouvait un décalage marqué entre l'engagement britannique aux côtés des usa (et la propagande adéquate) et la confusion quant aux objectifs réels de l'intervention. En août 90, deux objectifs clairs se télescopaient : d'une part, un consensus international pour des sanctions économiques et des négociations pour le retrait irakien du Koweït ; d'autre part, la détermination des usa et de la Grande Bretagne d'écarter ce consensus et d'arriver à une confrontation militaire déjà amorcée par le débarquement (à vrai dire une invasion camouflée sous les bonnes intentions du droit) en Arabie Saoudite. Les propagandes, dans le Royaume Uni visaient à brouiller les cartes en assimilant ces deux positions.

Même les milieux libéraux, habituellement peu suspects de sympathies particulières pour le clan conservateur, participaient à cette opération. Par exemple, un sondage effectué le 13 janvier 91 de concert par Newsnight (émission d'information nocturne de bbc 1) et le quotidien The Independent (non lié à un parti et essayant une approche « objective » de l'information) posait les questions suivantes : « laquelle de ces affirmations correspond le mieux à ce que vous pensez ? : 1) l'Ouest doit-il tenter de négocier une solution pacifique à la crise du Golfe même si cela signifie que l'Irak conserve une partie du Koweït ; 2) l'Ouest maintient le retrait total du Koweït ce qui signifie la guerre ». 32% des réponses adoptaient la solution 1) et 62% la solution 2). Les deux questions étaient tordues car la paix était assimilée au retrait seulement au retrait partiel et le retrait total à la guerre. La perception de cette manipulation apparaissait dans une question subsidiaire au sujet une intervention militaire immédiate à l'expiration du délai de grâce du 15 janvier 91 : 53% étaient pour une telle action et 41% partisans d'attendre. Ainsi tout en considérant la relativité des chiffres, un sondage manifestement orienté pour conditionner l'opinion, intervenant après presque 6 mois d'un délire de propagande unilatérale systématique, faisait ressortir que presque la moitié des interviewés exprimait sa désapprobation à l'action militaire. Peut-on parler dans ces conditions, d'une « adhésion quasi totale à la guerre » ? ou plutôt d'une grande confusion commandant une grande indécision ?

La puissance du mouvement anti-poll tax ne devait rien à une idéologie : elle révélait au contraire qu'il s'appuyait sur une foule d'initiatives à la base. De telles initiatives étaient possibles parce que fondées sur une hostilité générale vis à vis d'un impôt perçu concrètement comme particulièrement inique. Cette atmosphère d'hostilité concrète était le terreau dans lequel l'activité des militants de groupes politiques ou d'organisations locales fort divers pouvaient faire progresser des résistances concrètes déjà bien amorcées et engranger une forte solidarité.

Il est fréquent de voir se créer en Grande-Bretagne, plus ou moins spontanément, des sortes d'organisations ad hoc sur des questions très concrètes, en dehors de tout militantisme ou de tout lien avec une quelconque organisation nationale. D'excellents exemples sont donnés par les comités horizontaux de soutien à la grève des mineurs en 84-85 ou, tout récemment, par ce comité « Stop Le Pen » s'opposant à la présence de Le Pen à Londres, ou pour ces comités locaux étudiants organisant des occupations pour protester contre les augmentations des loyers dans les foyers et le surpeuplement des cours (excluant même les trotskystes trop encombrants). Cette hostilité concrète s'exprimait aussi dans le fait que ce mouvement conjugué de la spontanéité et d'un militantisme diffus recoupait toutes les classes sociales (à l'exception, bien sûr, des 10% les plus riches). Cependant le mouvement de résistance de base pour être éloigné de toute idéologie n'en était pas moins politique bien que la plupart de ceux qui s'y engageaient ne s'en rendissent pas compte : l'établissement de la poll tax était la continuation d'une politique menée depuis des années pour un renforcement du pouvoir central aux dépend des pouvoirs locaux. Cette intrusion du pouvoir central dans les affaires locales par le biais du contrôle des dépenses et de la fiscalité a été et est toujours particulièrement mal vécu car il signifie la perte de facilités sociales locales sous tendant une vie associative intense dans une foule de domaines.

Inversement, cette lutte recomposait ces contestations locales innombrables dans une contestation nationale n'empruntant pas les canaux politiques habituels (soutien à un parti d'opposition par exemple). Les manifestations de Londres n'étaient qu'une expression forte mais épisodique, seulement la partie visible de l'iceberg, traduisant mal l'ampleur et la profondeur du mouvement réel. Car, comme nous l'avons souligné, l'opposition à la poll tax n'était pas du tout idéologique : parmi ceux qui se trouvaient entrainés dans cette voie bien peu avaient contesté, de manière ou d'une autre, la légitimité de l'impôt, d'autant moins que l'impôt sur le revenu est prélevé par l'employeur sur la feuille de paie et que l'impôt local antérieur, le rate était finalement payé par le locataire en même temps que son loyer dont il paraissait partie intégrante. Ce moyen plutôt indolore de percevoir l'impôt aura deux conséquences non prévues dans cette histoire de la poll tax : le locataire recevra pour la première fois une feuille d'impôt plutôt salée personnalisant celui-ci ; les municipalités collectrices se trouveront particulièrement démunies pour un recouvrement rapide et efficace car les procédures du genre saisie-arrêt sur salaires sont inexistantes, obligeant de recourir à des procédures lourdes génératrices de désordres à partir du moment où elles se généralisent.

L'injustice concrète d'avoir à payer autant que le riche et deux, trois fois ou plus que l'impôt antérieur, frappait le citoyen moyen à faibles revenus et le plus souvent concentré avec ses semblables dans les grandes cités périphériques des villes, en gros, les prolétaires. Pour un nombre non négligeable d'entre eux, le refus était tout simplement l'impossibilité de payer ou la nécessité de prendre des délais pour accumuler une somme aussi forte qui était autrefois, non seulement beaucoup moins forte mais ponctionnée à la petite semaine. Le voisin de cité n'était pas mieux loti et la solidarité se tissait autour du fait que l'on n'était pas tout seul et que la première victime de poursuites donnait quelque idée de ce qui vous attendait plus tard. Ceux qui étaient plus malins, ou qui en savaient plus, ou qui venaient comme militants étaient d'autant mieux écoutés que leur pratique généralisait la pratique de chacun. Finalement, le seul moyen de défense efficace était l'action collective. La rupture avec le système était consommée au cours de cette action : invasion des conseils municipaux, obstruction des séances de tribunaux, expulsion violentes des huissiers, boycott non moins violent des tentatives de vente de mobilier après saisie, siège de commissariats, menace de grève si le patron procédait à des saisies sur salaires… On n'en finirait pas d'énumérer toutes ces actions dont le résultat était beaucoup plus imposant que toutes les manifestations pour importantes et spectaculaires qu'elles fussent.

Ce n'était pas le vote du projet de loi sur la poll tax qui avait déclenché tout le mouvement, bien qu'il eût été connu de longue date, qu'il eût fait l'objet d'une propagande oppositionnelle, mais sa mise à exécution. Le gouvernement conservateur avait d'ailleurs commis l'erreur compréhensible de vouloir rôder le nouvel impôt en Écosse un an avant l'ensemble des Iles ce qui, dans son esprit aurait dû avoir le double avantage de se situer dans une zone relativement marginale et avec le moindre dommage électoral ; l'Écosse étant un bastion travailliste. Mais ces calculs politiciens se retournèrent contre leurs auteurs, parce que l'Écosse était aussi un bastion de la dépression et de la pauvreté. Les dirigeants ne se doutaient pas qu'ils trouveraient en face d'eux une classe prolétaire habituée à ruser avec la parcimonie centraliste d'un système. Les résistances à la poll tax en Écosse resteront pendant une année la solidarité des écossais confrontés à une réalité, dans l'indifférence du reste du pays pas encore concerné mais néanmoins, pouvant voir ce qui allait arriver comme un exemple contagieux.

Comme en Écosse, les premières feuilles de la poll tax tombèrent sur un terrain préparé à la résistance. Toutes les actions de base, l'intervention des éléments les plus actifs — soit révélés par la lutte, soit militants de groupes politiques voire plus rarement de la gauche du Labour — n'initièrent nullement le mouvement mais lui donnèrent peut-être dans son développement ses structures locales et nationales, sa force de rassemblement mais aussi ses faiblesse dans les tentatives de récupération politique s'exprimant sur des désaccords d'objectifs. Mais le mouvement de base, en raison de sa force d'autonomie et de ses objectifs immédiats de résistance concrète n'était pas spécialement affaibli par ces divisions qui finalement touchaient plus son expression sur le plan politique au sens étroit du terme dans les manifestations nationales (qui d'ailleurs souvent déborderont le cadre pacifique minimal des organisateurs).

Quelle comparaison peut-on faire avec l'opposition à la guerre du Golfe en Grande Bretagne ? Sans aucun doute, on trouvait la même proportion d'activistes révulsés par cette dernière et le pilonnage des media ; peut-être même plus si l'on considère l'action de groupes plus concernés par le pacifisme et le désarmement comme le cnd (65 000 adhérents) ; ce qui se traduira par le nombre de journaux temporaires uniquement consacrés à la lutte contre la désinformation (ni satiriques ou chargés d'une propagande générale anti-propagande mais s'efforçant à une critique en général bien documentée). Mais, outre l'incertitude quant à la forme que prendrait le conflit pendant près de six mois et qui se révéla par ailleurs particulièrement démobilisatrice, cet activisme ne trouvait pratiquement aucun écho de base qui pouvait lui donner vie. Les premières manifestations à Londres, à l'automne 90 ne ralliaient que les troupes de quelques groupuscules dont les positions divergentes (allant du soutien à Saddam au soutien des sanctions) ne pouvaient qu'accroitre la confusion.

La lutte contre la guerre apparaissait donc comme pure idéologie. Ce n'était pas seulement l'inverse du courant anti-poll tax où le mouvement prenait une signification politique non par l'intervention des porteurs d'idéologie, mais parce que ceux-ci pouvaient y trouver une correspondance avec leur action militante. C'était la démonstration que l'inexistence d'un courant de base réduit à néant les tentatives d'en impulsé un ex-nihilo. Il y avait Lien quelques actions isolées tellement spécifiques qu'elles ne pouvaient servir de drapeau pour rallier quiconque. Quelques réservistes (ex-militaires de carrière) refusèrent de sacrifier leur carrière présente aux incertitudes d'une gloire militaire éventuellement posthume ; des protestations s'élevèrent sur des faits ponctuels comme par exemple l'octroi soudain aux hôpitaux du nhs de crédits conséquents, énergiquement refusés jusqu'alors dans le quotidien, pour que des services entiers soient vidés et tenus prêts à accueillir d'éventuels blessés militaires qui ne vinrent jamais (on peut se demander si la publicité donnée à cette circonstance n'avait pas pour but de participer à cette psychose guerrière dont nous avons parlé à propos du déploiement de blindés autour des aéroports). Il n'y eu même pas, comme en France, des protestations de marins lors de la réquisition des « ferries transmanche » pour transporter les troupes en Arabie. Comme la Grande-Bretagne n'a pas de service militaire, point n'était besoin de rassurer l'opinion sur un éventuel engagement du contingent et des appels à la désertion ne risquaient guère d'être entendus. Il pouvait paraître que les troupes de militaires de carrière n'avaient guère d'illusions sur leur mission patriotique mais, comme le déclarait une jeune recrue de Liverpool (la carte du recrutement des troupes recouvre à peu de chose près la carte du chômage) : « je sais que je vais me battre pour le pétrole mais j'ai signé mon engagement ; c'est la patrie de mon boulot ; ce que je sais, c'est que je ne rempilerai pas à la fin de mes cinq ans ».

La guerre du Golfe était, pour ces militaires professionnels une variante de l'engagement en Irlande du nord, une variante pleine d'inconnu mais comportant les mêmes risques et la même accommodation à l'intervention militaire qui est toujours dans le tableau du quotidien des Îles. On ne voyait même pas de la part de nostalgiques de l'Empire, le sursaut matamore qu'avait exploité Thatcher dans la guerre des Falklands. Les propagandes pouvaient alimenter les discussions mais cela ne risquait pas de se traduire par des attitudes concrètes d'action : la seule perturbation dans le quotidien était dans les déplacements de programmes et « soap operas » pour le feuilleton insipide de la « guerre » du Golfe.

Si l'on veut chercher une correspondance avec la désobéissance civile qu'exprimait le refus de la poll tax, on peut la trouver dans le fait que la guerre du Golfe n'entraîna pas un sursaut quelconque de civisme se traduisant par le paiement de l'impôt ou l'abandon de revendications de salaire (au contraire, les augmentations de cette période 90-91 frôlent les 10% absorbant largement l'envolée d'une inflation pour une bonne part causée par le financement de la guerre). On pourrait aussi en trouver une dans cette attitude d'indifférence à des objectifs nationaux exprimés positivement pour la poursuite d'intérêts particuliers dans le fait que, dans la même période le gouvernement se trouvait contraint de relâcher des irlandais innocents condamnés à de lourdes peines de prison pour des attentats meurtriers ; peut-être pour distendre l'attention en Irlande alors qu'une autre tension s'y ajoutait, mais du même coup discréditant l'appareil militaro-policier qui n'avait guère besoin de cela en cette période.

L'ensemble de la situation qui vient d'être ainsi décrite dans les six premiers mois de la guerre du Golfe, non seulement ne donnait aucune chance à une contre propagande et à des actions anti-guerre autres que des manifestations lancées par des appareils ; celles-ci se trouvaient cantonnées dans une sphère purement idéologique, mais précisément à cause de cela faisait étaler au grand jour des divergences qu'un mouvement réel de base identique à celui de l'opposition à la poll tax aurait fait taire. Il y avait une autre raison plus générale : l'ère des grandes manifestations anti-atomiques contre les bases américaines en Grande Bretagne et le déploiement de fusées nucléaires est révolue depuis longtemps. Indépendamment de la prétention dérisoire et ruineuse à la puissance impériale et nucléaire, la Grande Bretagne est depuis longtemps le porte-avions et la base nucléaire des usa, témoignage de l'impuissance des mouvements anti, impuissance confirmée par le peu d'opposition à la guerre des Falklands, à l'intervention américaine à Grenade ou à l'utilisation des bases us du sud et de l'Angleterre dans le bombardement de la Lybie. Les programmes militaires n'étaient plus mis en cause indirectement par la résistance des travailleurs anglais à leur exploitation et aux engagements de dépenses sociales pour prévenir des troubles que par des actions contre les dépenses ou l'engagement militaires (même la guerre du Golfe ne put servir de prétexte à un report de la réduction des dépenses militaires dans le budget de l'État tout autant touchées par les restrictions de crédit).

La « non urgence » d'une action touchait également les groupes ou organisations qui s'assignaient pour fonction la promotion du pacifisme ou d'autres formes d'action contre cette guerre en particulier. Pour cette raison, un petit groupe trotskyste, militant clandestinement au sein du Labour, profita de cette situation, non pas tant parce qu'il était spécialement concerné mais parce que cela lui permettait de se mettre en avant et de tenter de capitaliser une coalition anti-guerre si réduite soit-elle. C'est ainsi que se constitua en août 90, à l'initiative de ce groupe, un Committee to stop war in the Gulf, se présentant comme la « gauche dure » du Labour. Au fil des mois, ce comité put ainsi rallier le bureau national du cnd (qui était pourtant la seule organisation indépendante capable de promouvoir une mobilisation de masse mais qui jugea plus opportun de se rallier au comité existant sans doute pour ne pas créer de désunion), le parti des verts et les deux tendances ennemies de l'ex-pc britannique, toutes deux heureuses de trouver une occasion d'agitation.

Ce comité crée d'en haut et ne trouvant aucune base concrète autre que les appareils et les troupes respectives de ces organisations — la plupart croupions — et les atermoiements du cnd, devint le champ d'affrontements des positions divergentes : pour ou contre Saddam, pour ou contre les sanctions, pour le « défaitisme révolutionnaire », pour une simple action anti-guerre, etc. La paralysie qui en résultait s'adaptait à la confusion de la situation et à l'immobilisme conséquent. D'autres groupes trotskystes, pensant dépasser cet immobilisme, fondèrent un comité rival : Campaign againts war in the Gulf pour le « retrait des troupes ». Ce fut un échec et ce comité rejoignit rapidement l'autre qui s'enlisa encore plus dans d'interminables discussions sur les objectifs et les slogans ; d'où une incapacité de toucher même une petite fraction de l'opinion publique déjà peu motivée et incapable de se prononcer dans la confusion générale.

Dès ses premiers pas et encore plus à mesure que le temps s'écoulait et que les hostilités s'approchaient, le mouvement se trouvait enfermé dans le ghetto de l'ultra gauche. Il y eut un sursaut, dans le milieu de gauche plus large et par voie de conséquence dans le milieu organisateur, lorsque la guerre aérienne commença à faire des ravages : les manifestations centrales de Londres répétées chaque semaine à l'identique dans l'uniformité des slogans divers, après avoir rassemblé plus de 10 000 participants (beaucoup moins que les manifestations sur la poll tax) s'amenuisèrent pour devenir de plus en plus symboliques. Diverses initiatives distinctes comme de camper en permanence non loin de Downing Street, ou de créer une sorte de réseau d'alerte pour l'organisation rapide de manifestations sombrèrent faute de combattants. La fin rapide du conflit fit tomber tout cela dans l'oubli.

Il n'y eut ni grève sauvage, ni affrontement lors des manifestations, ni actions de base pouvant se rapprocher, même de loin avec ce qu'offrait dans le même temps la lutte contre la poll tax. Les critiques sur l'effondrement du mouvement anti-guerre soutinrent que cet échec était dû au fait que son organisation n'avait pas démarré immédiatement après l'invasion du Koweït par l'Irak et la mobilisation américaine et alliée qui avait suivi. De telles critiques inversaient la réalité des faits comme le montre précisément la comparaison entre le mouvement anti-poll tax et le mouvement anti-guerre. Ce dernier mouvement tournait court, non pas en raison des erreurs stratégiques, tactiques, idéologiques de ses organisateurs ; il échouait parce qu'il n'avait rien à organiser ; sa faiblesse et ses divisions venaient du fait qu'il restait purement idéologique, ne correspondant pas du tout à une réalité sociale.

C'est cette réalité sociale qui seule, pouvait donner une dynamique au mouvement, lui faire dépasser son stade idéologique, lui redonner un sens général. La guerre du Golfe, contrairement à la poll tax, n'avait aucune incidence dans la vie quotidienne en dehors de l'intense pilonnage médiatique qui relevait de l'idéologie. Il aurait fallu que la guerre eût des conséquences au niveau du quotidien pour que des résistances façonnent des attitudes et des motivations qui eussent alors rencontré des idéologies anti-guerre. La longue période d'inaction de la « drôle de guerre », puis la fin rapide du conflit ouvert prévinrent toute répercussion matérielle immédiate directe dans la vie économique et sociale britannique. Si la guerre elle-même et ce qu'on arrivait à en savoir révoltait, toute action ne pouvait rester que sur le même terrain idéologique d'une propagande répondant à une autre propagande, nullement sur le terrain de faits concrets d'opposition à des faits concrets touchant la vie de chacun. Des faits positifs interprétés comme une action collective offensive ne peuvent apparaître que dans le développement de faits négatifs de défense contre des mesures de la classe dominante modifiant sensiblement le statu quo matériel présent. La poll tax le faisait, la guerre du Golfe non, ce fut là toute la différence.