Temps critiques #19

Éditorial :
Les luttes : de la coexistence à la coextension ?

, par Temps critiques

Vous l’avons affirmé dès la première période de Temps critiques (1990-1998), la référence à un « sujet historique », qu’il soit nation ou classe, pour sortir du capitalisme n’a plus de portée politique aujourd’hui. L’échec des mouvements mondiaux d’insubordination et de refus du monde du capital et de l’État qui se sont manifestés dans la décennie 1965-1975 sur quasiment toute la planète, a rendu impossible une nouvelle mise en continuité avec les révolutions prolétariennes antérieures. Le fil rouge du mouvement ouvrier révolutionnaire est irrémédiablement rompu. Certes, les formes de lutte qui émergent à partir des années 1980, « les nouveaux mouvements sociaux » des sociologues, ont tenté de maintenir ce fil historique (la grève des cheminots et des infirmières en 1986, avec leurs coordinations). En vain.

Ce qui a dès lors triomphé ce n’est pas l’universalisme d’un bouleversement « à titre humain » comme l’écrivait Marx dans ses écrits des années 1848, mais ce furent les multiples particularismes. Des particularismes qui, sous couvert de défense des minorités opprimées ou de luttes contre telle ou telle « discrimination », ont, de facto, contribué à développer la puissante combinatoire du capital. Mais dira-t-on, s’il n’y a plus de sujet historique pour guider l’action collective sur quoi la faire reposer aujourd’hui ? Certains militants et activistes qui ne se réfèrent plus à la classe, répondent : sur les communautés de lutte.

Cependant, des exemples aussi variés que les suites de la Place Tahrir au Caire ou les déchirements à Notre-Dame-des-Landes après l’annulation du projet d’aéroport, ne poussent pas à l’optimisme. Il ne s’agit pas de privilégier les anciens mouvements par rapport aux nouveaux, car il faut reconnaître que dans les deux cas se pose le problème de la nature des mouvements, de leurs objectifs et de la transcendance potentielle qu’ils contiennent pour un devenir révolutionnaire.

Dans les mouvements prolétariens et par exemple dans des grèves dures, les objectifs immédiats, même très limités, constituaient la base de l’unité quitte à ce qu’ils débouchent sur un dépassement révolutionnaire (de la grève partielle à la grève générale ; de la grève générale à la grève insurrectionnelle). La transcendance du mouvement se situait, en partie, à l’extérieur du mouvement, dans son extension géographique, dans l’approfondissement qui découlait du processus de la lutte contre les patrons et l’État. Cela ne laissait pas trop de place à des illusions, car très rapidement on s’apercevait que ça fonctionnait ou pas. Il pouvait certes y avoir parfois conflit entre la maîtrise/ contrôle d’un mouvement particulier qui s’auto-organisait avec un mouvement plus général qui semblait échapper aux protagonistes parce que géré d’en haut et bureaucratiquement, mais il y avait toujours la nécessité de maintenir le lien entre moyen et fin. L’auto-organisation ne pouvait donc sortir de son rôle de moyen et devenir une fin en elle-même. L’organisation faisait partie de la lutte contre l’ennemi de classe. Or dans les nouveaux mouvements, comme ceux qui sont centrés sur les territoires, les objectifs de départ sont précis (lutter contre un projet) et le supplément d’âme (révolutionnaire ou éthique) n’est pas donné par la référence à un moyen mythifié ou à une forme d’organisation, mais par la référence à ce qui serait une universalité dépassant la particularité de la lutte, à savoir, le refus de « ce monde » ou l’alternative. Mais pour rendre concrète cette universalité, une fraction des protagonistes retourne la transcendance abstraite du « ennemi de ce monde » en de nouvelles formes de vie qui vont être expérimentées sur le terrain dans des communautés de lutte. C’est alors comme si la transcendance était tout entière contenue dans le mouvement du fait de ces expérimentations de nouvelles formes alternatives. Dans un premier temps cela renforce le mouvement parce qu’il s’universalise en dépassant le particulier de la revendication de départ (cf. le « ni ici ni ailleurs » qui s’exprimait dans le mouvement de lutte à nddl afin de bien marquer le fait qu’il ne s’agissait pas d’une revendication localiste et particulariste), mais le « sujet collectif » qui se forme là est particulièrement instable du fait qu’il se constitue artificiellement même s’il prospère sur une base matérielle, ici celle d’un aménagement/quadrillage du territoire. Dit autrement, il existe au moins autant si ce n’est plus par les différentes greffes qui viennent prendre sur le mouvement d’origine d’opposition à ce projet. Or, à notre connaissance, il n’y a que dans le mouvement No-Tav du val de Suze (et plus anciennement dans l’expérience du Larzac) que cette greffe a véritablement pris parce que le corps d’origine du mouvement était, à son commencement, plus fort que les greffes qui s’en sont suivies. Dans les autres cas, les « nouvelles formes de vie » montrent leur caractère éphémère et il nous semble très risqué d’y voir une nouvelle forme d’expérience se diffusant par capillarité.

Une fois relevée cette limite, la question qui se pose, à tous ceux qui ne veulent pas simplement cultiver leur jardin, est de savoir si un mouvement de lutte peut exister sans sujet collectif, c’est-à-dire finalement comme mouvement aveugle qui se passerait d’une conscience claire de ce contre quoi et qui il lutte ?

Il nous semble abusif de réduire un mouvement à son devenu. C’est valable aussi bien pour la Commune, pour la révolution russe que pour des mouvements de plus faible ampleur (Mai-68 réduit à son devenir soixante-huitard !) et il n’est pas toujours facile de cerner ce qui, dans un mouvement, au-delà de ses limites, témoigne en acte du fait que ce sont les hommes qui font l’histoire. Le changement de position de Marx par rapport à la Commune nous fournit un exemple probant de ce qu’une lutte ou un événement important produit de désarroi et de discontinuité au sein de la théorie la plus solide ou qui se veut telle. Il en est de même pour un mouvement aussi limité que celui des « Gilets jaunes » aujourd’hui. Un exemple tout récent de cette absence de sujet collectif au sein d’un mouvement collectif dont on ne jugera pas ici et maintenant le contenu et le sens.

Comment se présentent aujourd’hui les mouvements de lutte dans l’espace et dans le temps ? On peut tenter d’en repérer trois types :

1 – Des mouvements situés, avec un ancrage local et dans une période limitée. Les soulèvements des Places dans divers pays ces dernières années, sont emblématiques de ce type de mouvements situés. Ils manifestent à la fois une opposition à l’ordre dominant dans le pays concerné et une aspiration à des changements ou à des réformes plus ou moins profondes. Mais cette aspiration garde l’État démo-républicain comme horizon politique, même si ces mouvements n’ont pas forcément pour premier but la négociation. Leur mode d’organisation de la lutte, pourtant souvent assembléiste, reste dépendant de la forme-parti dans la mesure où, in fine, il ne contribue pas à une alternative au processus institutionnel des élections représentatives qui s’impose en dernier ressort (cf. Syriza en Grèce et Podemos en Espagne).

2 – Des mouvements sociaux plus traditionnels davantage liés au salariat. S’ils ne sont pas totalement bordurés ou contrôlés par les syndicats ils restent toutefois traditionnels, car leur dynamique classiste étant épuisée, ils sont politiquement stationnaires, sans élargissement possible. Ce fut par exemple le cas des oppositions à la loi-travail El Khomri. Toutefois, ce dernier mouvement, au-delà de ses limites, a donné une impression de force, surtout dans ses manifestations de rue, quand ses cortèges de tête ne s’autonomisaient pas dans une black-blockisation, mais, en grossissant, exprimaient une tension palpable vers autre chose, mais qui n’a pas trouvé de débouché, parce que, comme en mai 1968, tout ne se joue pas dans la rue et que là encore les salariés, dans leurs entreprises, n’ont pas suivi. Paradoxe d’une sorte de mouvement de grève sans grèves ni blocage. Le mouvement des cheminots de l’hiver 2018 n’atteint même pas cette intensité, car si la grève a été dure elle n’a pas dépassé la défense du statut et s’est enfoncée dans l’isolement de ces grèves ouvrières qui, en dehors de leur ancien contenu de classe, ont perdu toute légitimité, aussi bien du côté du pouvoir que pour les autres salariés, chômeurs ou laissés pour compte parce que les acquis sociaux particularisés dans un corps de métier (le « statut spécial ») n’apparaissent plus au mieux que comme une survivance, au pire comme un privilège.

3 – Des mouvements à caractère fédératif, auto-organisés et ne dépendant pas d’instances nationales centralisées. Leur mobilisation se fait horizontalement à travers les réseaux sociaux. Les partis politiques, les syndicats et les médias sont contre leur extension. Notre-Dame-des-Landes en a fourni un exemple assez contrasté puisqu’il n’avait pas coupé les ponts avec certaines autorités régionales, mais développait par ailleurs une large autonomie de mouvement.

Il semble que l’actuel mouvement dit des « Gilets jaunes » corresponde à un type de mouvement qu’on pourrait définir comme un soulèvement du peuple fédéré. On pourrait raisonnablement y voir des analogies avec le soulèvement des Fédérés pendant la Révolution française.

 

Aujourd’hui ces trois types de mouvements coexistent. Chacun cherche à s’affirmer d’abord dans sa trajectoire spécifique, dans une forme en soi de groupement, dans une conscience séparée. Dès lors, comment trouver la voie depuis la coexistence vers la coextension ? Car c’est là une des conditions politiques pour que soit susceptible d’être entrevu un horizon des événements1 vers la communauté humaine.

 

Notes

1 – Terme de cosmologie qui désigne l’espace-temps où des rayons de lumière ne tombent pas dans le trou noir, mais n’échappent pas non plus à sa force gravitationnelle. Autrement dit, si nous traduisons cette expression métaphorique proposée ici, cela signifie que cette hypothétique coextension des luttes engendrerait un événement historique profond et massif qui ne conduirait ni au chaos ni à la fin de l’histoire.